Couverture de RIED_239

Article de revue

« Coup de balai » sur le développement

Regards croisés sur les migrations des travailleuses domestiques philippines

Pages 117 à 131

Notes

  • [1]
    Traduction de l’auteur.
  • [2]
    Voir par exemple l’édition 2005 du dictionnaire Merriam-Webster.
  • [3]
    Bien que cette thématique ne soit pas abordée en détails ici, il importe néanmoins de souligner que la construction de cette figure de la Filipina s’inscrit à la croisée de rapports de pouvoir de sexe, de classe et de « race » (Debonneville, 2014, 2016).
  • [4]
    Voir https://www.cfo.gov.ph/downloads/statistics/ (consulté en avril 2019).
  • [5]
  • [6]
    https://www.cfo.gov.ph/downloads/statistics/, consulté le 4 décembre 2018.
  • [7]
  • [8]
    Pour en savoir plus sur l’institutionnalisation du système migratoire philippin, voir notamment Asis (1992), Tyner (2000), Rodriguez (2010).
  • [9]
    Prénom d’emprunt.
  • [10]
    Pour des analyses sur les rapports de pouvoir dans le travail domestique mondialisé, voir notamment Destremau et Lautier (2002).
  • [11]
    À noter que les « carrières migratoires » (Martiniello et Rea, 2011) peuvent revêtir plusieurs formes. Dans le cadre de cette recherche, une typologie des carrières migratoires de travailleuses domestiques a été élaborée (Debonneville 2015, 2016).
  • [12]
    Ce terme fait référence au concept de carrière migratoire sur lequel cette recherche s’est fondée afin de mettre en lumière la dimension processuelle de ces parcours (voir Martiniello et Rea, 2011).
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1. « Filipina » : une figure mondialisée du travail domestique

1Parmi les figures notables du développement, on ne peut faire l’économie des travailleuses domestiques philippines. Ces femmes qui s’engagent en tant que travailleuses domestiques dans l’économie mondialisée du care (« prendre soin ») sont devenues l’une des figures clés du développement économiques de l’archipel philippin, au point d’être représentées comme les « diamants du care » (Parreñas, 2012), « le nouvel or du monde » (Hochschild, 2004) ou encore les « Mercedes-Benz » des travailleuses domestiques (Mozère, 2002). Parreñas rappelait à ce propos que « les femmes philippines ont été stéréotypées comme des personnes naturellement aptes à s’occuper des personnes âgées et des enfants dans les pays riches d’Asie, d’Europe et des Amériques [1] » (2007, p. 43) au point que, dans certains dictionnaires anglais [2], italiens ou encore grecs, l’entrée « Philippine » [Filipina] a été associée à la profession de « travailleuse domestique ». Ce terme est, par ailleurs, largement entré dans le langage commun, en Asie du Sud-Est par exemple [3]. Derrière cette figure, ce sont plus de 180 000 candidates [4] à l’émigration comme travailleuses domestiques qui, chaque année, sont recrutées, formées, puis « déployées » vers des pays avec lesquels le gouvernement philippin a signé des accords bilatéraux afin de faciliter leur engagement, à savoir l’Arabie saoudite, le Bahreïn, le Qatar, le Koweït, Oman, les Émirats arabes unis, Hong Kong, la Malaisie, Singapour, Chypre, Israël, l’Italie, le Canada. Ces femmes font partie des plus de 2,3 millions de travailleurs expatriés philippins (Overseas Filipino Workers) qui (re)quittent annuellement l’archipel [5], représentant, avec les marins, le contingent de main-d’œuvre le plus conséquent. Au total, on dénombre plus de 10,5 millions de Philippins vivant à l’étranger pour un pays comptant un peu plus de 100 millions de citoyens [6]. Ces derniers, majoritairement des femmes, sont dès lors une ressource cruciale pour l’économie philippine, au point d’être érigés au rang de « héros des temps modernes » (bagong bayani).

2. Du développement économique à l’industrie de la migration

2L’avènement de ces flux migratoires philippins depuis les années 1970-1980, qui n’ont cessé de croître depuis, représente une ressource économique majeure pour l’archipel philippin au point d’être l’un des socles de son développement économique. En 2017, les « transferts d’argent » (remittances) vers l’archipel étaient évalués à plus de 32 milliards USD, soit 10,5 % du PIB du pays [7]. Des chiffres en quasi constante évolution depuis les années 1980. Ces migrations sont ainsi devenues au fil des années un marché économique conséquent pour les Philippines, qui a, dès lors, mis en place une véritable « industrie de la migration » (Garapich, 2008 ; Hernández-León, 2012). Ce système de production et d’« exportation » de main-d’œuvre, géré par l’État philippin et les agences de recrutement (philippines et internationales), constitue aujourd’hui un « modèle » de politique économique, reconnu et valorisé par les organisations internationales, afin de promouvoir le développement d’un pays (Rodriguez, 2010). Si la période coloniale américaine représente « l’épine dorsale » et la genèse de cette industrie migratoire philippine contemporaine (Rodriguez, 2010, p. 9), il importe de souligner que les années 1970-1980 ont constitué une étape charnière dans l’avènement des migrations en tant que stratégie de développement économique du pays [8]. L’instauration de la loi martiale par le président Ferdinand Marcos en 1972 et le nouveau code du travail de 1974 vont, en effet, condamner toute contestation politique et orienter l’économie philippine vers l’exportation sur la base des plans d’ajustement structurel imposés par les institutions financières internationales (Rodriguez, 2010 ; Bello et al., 2004). Pour le président Marcos et ses successeurs, l’exportation de main-d’œuvre est ainsi devenue un moyen de réduire le chômage, de favoriser l’acquisition de qualifications, mais également de rééquilibrer la balance des paiements et de réduire la dette extérieure du pays grâce aux transferts d’argent des migrants (Tyner, 2000). Elle constitue, en ce sens, un enjeu politique, social, mais surtout économique majeur qui a conduit l’État à institutionnaliser ce système à partir des années 1970 en jouant un rôle de « courtier du travail » (labour broker) (Rodriguez, 2010). Depuis les années 1995-2005 et la mise en œuvre du Migrant Workers and Overseas Filipinos Act of 1995 (Republic Act No. 8042), le gouvernement s’est attaché à améliorer l’encadrement et la régulation des migrations ainsi que la protection de ses citoyens à l’étranger afin d’assurer la pérennité des flux migratoires et in fine le développement économique.

3Si la dimension internationale est clairement établie, il importe également d’appréhender cette industrie à l’échelle nationale et locale avec l’éclosion d’un marché de la migration (Tyner, 2000). Ce dernier compte, en effet, près de 3 500 agences de recrutement et 500 centres de formation certifiés par le gouvernement, mais également des centres médicaux (pour certifier l’état de santé des migrants), des banques, des entreprises de transferts d’argent ou encore des agences de voyages opérant sur l’ensemble du territoire philippin. Au niveau local, on trouve également, dans certains quartiers de Manille tels qu’Ermita ou Malate, où se concentre une grande partie des agences de recrutement, une véritable économie informelle de la migration. On y trouve ainsi, à même les rues, des cabanes de fortune pour prendre des photographies de passeport, des distributeurs de flyers pour entreprises de transferts d’argent, des stands improvisés de vente de housses de passeport, de stylos, d’uniformes ou de valises. Cette industrie de la migration ne doit toutefois pas faire oublier que derrière ces déplacements de travail se forgent également autant de trajectoires biographiques. Pour une figure de la Filipina, construite comme « marque de fabrique », combien existe-t-il de dizaines de milliers de femmes, engagées chaque année comme travailleuses domestiques, s’envolant bien souvent avec l’idée d’améliorer les conditions de vie de leurs proches restés au pays ?

3. Trajectoire d’une travailleuse domestique migrante

4J’ai croisé la route de Grace [9] en février 2014, lors d’une formation à Manille, et plus spécifiquement lors d’un cours de « familiarisation culturelle » (culture familiarisation). Assis côte à côte dans la salle, nous faisons rapidement connaissance et échangeons à demi-mot tout au long de la formation. La journée est ainsi ponctuée d’échanges informels autour des raisons respectives de notre présence dans ce cours, de la vie aux Philippines ainsi que de nos familles. Des échanges amicaux, complices, ponctués d’humour. À la fin de cette première journée de formation, je propose à Grace de poursuivre nos discussions dans le cadre d’un entretien (semi-structuré qui durera près de quatre heures). Cette dernière accepte sans hésitation. Après avoir brièvement rappelé le thème de ma recherche, décrit le cadre de l’entretien et présenté les consignes éthiques et d’anonymat, j’ouvre la discussion avec la question suivante : « Could you tell me how did you decide to migrate as a domestic worker? ». À partir de cette question, Grace déroule progressivement différentes étapes de sa trajectoire biographique afin de me décrire la dynamique de son engagement migratoire comme travailleuse domestique.

3.1. Domestique au service de sa famille

5Grace a 33 ans. Avec son mari, John-Paul, elle a un garçon de l’âge de 12 ans et s’apprête à quitter, à nouveau, l’archipel pour se rendre au Canada, après avoir passé huit années à Hong Kong comme travailleuse domestique. Elle est originaire de la ville de San Fernando (province de La Unión) dans la région d’Ilocos, au nord des Philippines, réputée pour sa culture de la migration puisqu’elle fournit près de 10 % des expatriés philippins dans le monde. Si son père, charpentier, et sa mère, femme au foyer, n’ont jamais quitté l’archipel, son frère aîné s’est engagé, dans les années 1990-2000, comme marin afin de soutenir économiquement la famille, notamment pour faire face aux frais de scolarité de la fratrie. Ce soutien a ainsi permis à Grace de mener à terme des études en Hotel and Restaurant Management (HRM) dans une université publique de sa région, avec le regret toutefois de ne pas avoir eu les moyens d’accéder aux universités prestigieuses de la capitale, comme elle l’explique ici :

6

Thanks to my brother, I graduated in Hotel and Restaurant Management from a public university in my province even though my family could not afford to send me here in Metro Manila. Back in the days, I choose to study HRM because I really wanted to be a stewardess for an airplane company and travel all around the world. However, flight steward courses are very expensive because you have to attend expensive job training. So, I choose HRM. There are many similarities with the Hotel Restaurant Management and you can earn your own salary quickly. I was thinking: “If I can save up, I will pursue flight stewardess after”. Which didn’t happen ‘cause I got pregnant.

7Toutefois, dès que son frère s’est marié et a fondé sa propre famille, il a progressivement arrêté de soutenir ses parents, Grace et ses frères et sœurs. Jeune diplômée, et après avoir travaillé quelques mois dans un hôtel, c’est au tour de Grace de partir dans le but de soutenir sa famille et de permettre à sa plus jeune sœur de terminer ses études, également en HRM. Entre-temps, elle a rencontré John-Paul. De cette union naît un garçon en 2001. En 2005, lorsqu’elle quitte pour la première fois l’archipel, ce sens du « sacrifice », comme elle le souligne, renvoie au projet de soutenir sa famille et plus spécifiquement son fils et sa sœur dans ses études :

8

My eldest brother worked as a seaman to support our family because we were five siblings. He worked abroad in a shipping company in Japan. But then he had to support his own family, then it was my turn to go abroad and sacrifice for my family. I was supporting my youngest sister to finish college. She also took HRM, but after she decided to go to Taiwan as a factory worker to earn more than in the Philippines. So, it’s just the three of us who became OFW [Overseas Filipino Workers] and only two siblings who just stayed here in the Philippines.

9Ce discours sur le « sacrifice pour la famille », fortement valorisé et mis en avant par Grace, et plus largement de la part d’une large majorité des migrantes interrogées, constitue souvent la justification centrale du projet migratoire, comme le souligne à nouveau Grace :

10

In December 2005, I left the Philippines for the first time. Well, it was a hard decision for me for… well ‘cause I got a son already in early age and I was already working here in the Philippines. I worked as a receptionist in a hotel. So, it was a very hard decision. But I got a friend in Hong Kong, my best friend was there, and she persuaded me. […] I gave her a résumé, she gave it to a friend of her employer and then the employer called me and said: “Oh, we want you!” So, I just went there… But I think the main reason I wanted to go there was for my son. I sacrificed for my son. Because here you cannot save anything from your work.

11Dans un premier temps, cette décision a suscité quelques réserves de la part de son mari :

12

At first he didn’t like it. So he said: “No, no, just stay here in the Philippines.” I told him I didn’t want. I also told him that we can earn more there. We can save for our future and build a house, which we did. So now we have our own house. He finally agreed and then after 2 years, he left for Abu Dhabi to work as a waiter. So now we both are abroad.

13Si la famille a pu élever son niveau de vie aux Philippines grâce à l’acquisition d’une maison, elle a toutefois rencontré quelques difficultés pour la garde de leur fils lorsque John-Paul a quitté l’archipel. Au lieu de choisir le mode de l’alternance, le couple a décidé de le confier aux parents de Grace. Cette « solution » pour faire face à la distance n’a pas été sans générer une certaine souffrance pour le couple, surtout pour Grace, qui a dû s’occuper en parallèle des enfants de ses employeurs :

14

It was very hard, very hard, to leave my son here. I cried a lot. I cried a lot for the first three months. You know, I really wanted to go back home. And at that time, my employers, they didn’t treat me very well, so it’s… I was desperate to go back home during the first three months but, you know, I started thinking about the future. So that’s how I got the strength to deal with the distance. So even now, I still continue working there even though it’s horrible, especially when I take care of the children. […] In the British family they had 3 boys. The youngest one was the same age as my son, and the others were 11 and 16. So, the youngest was always with me. When I was going for shopping, I was with him. It was just like if I was his mum. It was like I saw my son on him… the miss that I felt for my son was totally linked to him.

15Afin de gérer au mieux cet éloignement, elle s’efforce de communiquer avec sa famille via Skype au moins trois fois par semaine.

3.2. Domestique : la négociation d’un service

16Grace souligne également le poids des conditions de travail au quotidien. Lors de ses deux premières années à Hong Kong, elle travaille pour une famille franco-chinoise. Elle gagne environ 3 500 HKD (environ 400 euros) par mois (qu’elle envoie dans sa quasi-totalité à sa famille) et travaille près de dix-huit heures par jour, du lundi au dimanche. Elle a principalement comme charge de s’occuper du ménage, de la cuisine et de leurs trois chiens. Elle bénéficie d’une unique demi-journée de congé le dimanche matin qu’elle met à profit pour se rendre à l’église :

17

They [the employers] were very perfectionist. You know, as I said, you have to work from 6 am until midnight. And they don’t want to see you sitting or taking a rest […], and also, there was a lot of shouting, especially for the Chinese guy. The French one, she was a bit more understanding because she saw how hard I worked, what I did every day. But I did hear loads of shouts from the Chinese employer. But then at first, you know, I didn’t answer back. So, I just didn’t care whatever he said. But then… Because, of course, if it was too much, I did speak out and answered back with sarcasm. So, he was still shouting but not as much as what he did before when I was new for them.

18Au bout de deux ans, au moment où ses employeurs lui proposent de renouveler son contrat de travail, elle décline la proposition, au risque de ne pas retrouver immédiatement de nouvel employeur et de devoir rentrer aux Philippines. Elle se rend alors auprès d’une agence de placement et y trouve de nouveaux employeurs. Il s’agit, cette fois, d’un couple d’expatriés anglais, consultants dans la finance, et de leurs trois enfants. Les conditions de travail y sont plus attrayantes, selon elle. Le salaire atteint 6 500 HKD (730 euros) (plus un treizième salaire), les horaires de travail, plus cléments, s’étirent de 6 h 30 à 19 h 30, sauf le dimanche, jour entier de congé. Elle a par ailleurs droit à deux puis progressivement trois semaines de vacances par année. Sa journée de travail se déroule de la sorte :

19

So in the morning, I wake up around 6.30 am, then I make the lunch boxes for the kids. Then I prepare the breakfast. It was usually just cereals, toasts, you know. Western people, they just ate simple breakfast. But of course, on Sunday because they are British, it’s English breakfast with bacon, eggs, etc. And so, in the morning after I bring them to school, I do the work, the household chores. So, I clean the house. I do the washing, etc. I usually finish around 11 am. So then, if there are no leftovers, I’ll cook my lunch, if there’s leftovers, then I will just eat the leftover. I don’t mind eating leftovers. Then, I will have a shower after my lunch then do the ironing. Then by one o’clock, if I have already finished my work, I have a rest. So, by 4 pm the kids will come home, then I prepare the table and the snacks they want. Then I start cooking the dinner by 5 pm and we will eat around 6 pm. Then, the wife will come home around 7 pm. They eat and I clean the kitchen, and then I finish working around 8 pm.

20Comme son récit l’illustre, elle bénéficie, dans cette famille, d’une plus grande marge de manœuvre et d’autonomie dans son travail quotidien, mais également du fait qu’elle possède sa propre chambre. Grâce à un meilleur salaire, elle a pu louer un petit local avec d’autres amies philippines, travailleuses domestiques comme elle. C’est l’occasion de se reposer et d’avoir un peu plus d’intimité et d’autonomie, comme elle le raconte :

21

With three other friends, I was also renting a little boarding house for a thousand Hong Kong dollars per month. Every Sunday we used to go there, and have a rest and… Well, on Sunday, in the morning we used to go first to Church and then we went to eat outside, and then we went for window shopping, not shopping just window shopping. And finally, we went to the boarding house for resting.

22Contrairement à ses anciens employeurs, le couple anglais ne surveille ni ne supervise la façon dont elle doit effectuer les tâches :

23

With my employers, we didn’t discuss behaviours, about how I will work, you know. They just don’t discuss it. They just told me: “This is what we do,” yeah, “this is the food that we like to eat.” So I have some knowledge about what to prepare, what to do, you know, what is my priority. I was able to manage how I wanted. So, yeah. So that’s all, not very specific things like. They didn’t tell me: “You have to do this, do this, do this, do this.” I don’t like when the employers tell you what to do.

24Grace, à l’instar de nombreuses femmes philippines interrogées lors de cette enquête, souligne en effet l’inconfort d’entendre au quotidien des employeurs lui dire : « Do that, do that! », « Not like this, like this! ». Un contrôle social qui est souvent vécu comme une forme de déqualification par ces femmes.

25Malgré des conditions précaires de travail, un manque d’autonomie et un fort contrôle social des employeurs, les travailleuses domestiques parviennent à mettre en place certaines formes de résistance. En effet, si les rapports de domination et d’exploitation semblent clairement établis, certaines formes d’agency (« capacité d’agir ») existent. Dans le cas du travail domestique, où les rapports de pouvoir de classe, mais aussi de genre et de « race » sont particulièrement intriqués, on observe des stratégies collectives de résistance (par exemple, solidarité entre employées, engagement syndical, etc.), ou plus individuelles, pour subvertir et resignifier les normes et rôles sociaux assignés [10], comme le révèle Grace lorsqu’elle évoque la façon dont elle négocie les requêtes de ses employeurs :

26

Yes, of course, like for instance showing a long face. If your employer says something that it’s not true like “You did this” or “You didn’t do it”, you’ll just say “Sorry, sir.” That’s what it is. So, you just accept it, just don’t argue, remain polite even if you do not agree […]. You can also for instance be low profile. It means, like, not doing drama or try to ensure they have to pity on you. You know, like, you have to say: “I’m very poor in the Philippines”. […] You have to discuss that and tell them: “I’m very poor in the Philippines”. Chinese employers for instance, they love to hear that you’re very poor, you know, it makes them feel very rich […]. Chinese employers, they don’t like the idea that their helpers are being successful in the Philippines. They need to feel higher than you. So, you make sure they feel that way. Like this, they sometimes give you extra money for your family.

27Outre le fait d’endosser des statuts stéréotypés, dans le registre « la misère du Sud », afin de susciter pitié et empathie de la part de l’employeur, d’autres rôles peuvent également se jouer dans les interactions entre employé et employeurs, avec l’idée de satisfaire les attentes sociales de ces derniers et, in fine, de bénéficier de « faveurs ». Grace explique, par exemple, l’importance d’être sipsip (« faire du zèle ») :

28

You have to be sipsip with your employer… So you have to do your work, be good to the family, do your work. Show them that you’re worth for the bonus. You will have to act like if you were with a kid. If your employers ask you: “Is it pretty?” and so you will answer: “Yeah, of course, that’s very pretty.” You know, like if they are showing you something from school: “Look at my work.” And you say: “Oh, it’s very good”.

29Outre ces interactions dans lesquelles se joue la reconnaissance de l’employeur, il est nécessaire de déployer un ensemble de savoir-faire et de savoir-être afin d’être reconnue comme compétente, comme le décrit Grace :

30

To be a good domestic helper, you must… Domestic helper is not an easy job so, you must have patience, but also be hardworking and trustworthy. Yeah, I think that’s the most important thing that. […] Because if you’re hardworking and you have the patience, even though you’re tired and the kids want to play or they’re trying to do something… you can still handle it. If the kids are sometimes silly, the patience is very important, you know. And working like even though less supervision, you’re doing your work at your best. Trustworthy is important for them. They have to trust you, you know. They must be like your own family.

31On saisit ici comment des qualités, souvent invisibilisées – et/ou naturalisées –, telles que la patience ou le dévouement au travail, peuvent devenir au quotidien des compétences clés. À l’inverse, pour Grace, il est attendu d’un « bon » employeur qu’il traite de façon respectueuse son employée et lui fasse sentir qu’elle fait partie de la famille :

32

A good employer is, you know, when they treat you as a family. They don’t look for whatever work you have done. So, they don’t drag you that you must finish because, you must finish the whole house, you know, you must clean the whole house every day, very neat. So… And they’re not perfectionist.

33Des compétences qu’elle attribue à ses employeurs anglais à Hong Kong. Ces derniers sont, en effet, progressivement devenus, selon ses mots, comme « sa famille ». Toutefois, en juillet 2013, ceux-ci doivent rentrer en Angleterre. La famille essaye alors de faire venir Grace, mais il lui sera impossible d’obtenir un visa de plus de six mois. La famille lui recommande toutefois de postuler au Canada (Calgary), où un couple d’amis et leurs trois enfants habitent et cherchent une employée de maison. Dans un premier temps, le fait de partir si loin des Philippines rebute Grace, mais l’idée de gagner plus et de pouvoir, à moyen terme, faire venir son fils et son mari, voire de travailler dans un autre secteur d’activité, rend la proposition attrayante. D’un point de vue contractuel, il est prévu qu’elle travaille de 8 heures à 17 heures, soit 44 heures par semaine, rémunérées à hauteur de 11 USD de l’heure. Migrer au Canada – ou en Europe – représente également pour Grace, ainsi que pour de nombreuses migrantes enquêtées, une destination fortement prisée et valorisée et, en ce sens, l’aboutissement d’une carrière « réussie » de travailleuse domestique. Après réflexion et discussion avec son mari, Grace accepte cette nouvelle proposition d’emploi, mais doit néanmoins rentrer aux Philippines afin de préparer son nouveau départ (visa, formation, etc.), une occasion pour bénéficier plus directement des retombées économiques de ses années de « sacrifice », mais surtout de retrouver sa famille pendant quelques mois, notamment son fils qu’elle a vu grandir à distance.

3.3. Entre mobilité géographique et ascension sociale

34À travers le récit de vie de Grace, on saisit bien comment l’engagement migratoire se construit de façon dynamique et processuelle au cours des différentes étapes biographiques [11]. On comprend, en outre, comment l’expérience professionnelle et migratoire représente un capital social déterminant afin de poursuivre une « carrière [12] » de travailleuse domestique. En effet, la trajectoire de Grace rend compte d’une certaine ascension sociale, imbriquée dans une mobilité géographique de travail, qui se traduit par une amélioration progressive des conditions de vie. Ce récit met aussi en lumière la façon dont ces conditions de travail précaires font l’objet de résistance ou de négociation en termes d’espaces et de moments d’autonomie et d’intimité (temps libre, location d’un local, chambre personnelle, etc.), dans un quotidien fortement marqué par les cadences soutenues du travail domestique. Par ailleurs, derrière le discours de Grace sur le « sacrifice », ce sont bien des enjeux de mobilité sociale et économique qui se nouent, tant en termes d’évolution professionnelle à l’étranger que d’ancrage familial aux Philippines. Sa trajectoire confirme, en effet, le rôle économique de la migration pour les familles philippines, non seulement pour les classes sociales populaires, mais également pour les classes moyennes, qui y voient souvent une opportunité pour accéder à une mobilité sociale aux Philippines. Le processus migratoire est ainsi alimenté par des enjeux économiques, mais également sociaux, professionnels et familiaux à partir desquels les actrices déploient un ensemble de pratique afin de se maintenir dans cette économie de la migration.

35Si le « développement » peut être appréhendé comme une « croyance », une « religion moderne » (Rist, 2007) ou un encore « régime discursif » (Ferguson, 1994), alimenté par un ensemble d’institutions à partir desquelles sont produites des figures emblématiques comme celle de la Filipina, le récit de Grace rappelle qu’il importe de décentrer le regard vers les pratiques et vers les trajectoires biographiques des individus afin d’interroger les mécanismes de réappropriation et de subversion de ces figures. Ces derniers semblent être nourris par des tensions, des ambiguïtés et des rapports de pouvoir qui peuvent ainsi produire certaines formes de subjectivation et de possibilités d’agency. En ce sens, on peut s’interroger sur la façon dont la figure de la Filipina représente une catégorie d’énonciation du « sujet » du développement à partir duquel les actrices construisent et négocient des stratégies de résistance tout au long de leur trajectoire professionnelle et migratoire.

  • Asis M. M. B., 1992, « The Overseas Employment Program Policy », dans Battistella G., Paganoni A. (dir.), Philippine Labor Migration: Impact and Policy, Quezon City, Scalabrini Migration Center, p. 68-112.
  • Hochschild A. R., 2004, « Le nouvel or du monde », Nouvelles Questions féministes, vol. 23, no 3, p. 59-74. DOI : 10.3917/nqf.233.0059
  • Bello W. F., de Guzman M., Malig M. L. et al., 2004, The Anti-Development State: The Political Economy of Permanent Crisis in the Philippines, Quezon City, University of the Philippines.
  • Debonneville J., 2016, Les écoles de la servitude aux Philippines : des carrières migratoires de travailleuses domestiques aux processus d’altérisation. Pour une approche socio-anthropologique des études postcoloniales, thèse de doctorat, Genève, université de Genève, https://www.unige.ch/etudes-genre/files/9514/5501/7520/Resume_these_Debonneville.pdf (consulté en avril 2019).
  • Debonneville J., 2015, « Regards croisés sur les récits de vie des femmes philippines dans l’économie mondialisée du travail domestique. Pour une analyse processuelle des carrières migratoires », Moussons, no 26, p. 93-111. DOI : 10.4000/moussons.3382
  • Debonneville J., 2014, « Les écoles du care aux Philippines : le devenir travailleuse domestique au prisme de l’altérité », Revue Tiers Monde, vol. 1, no 217, p. 61-78. DOI : 10.3917/rtm.217.0061
  • Destremau B., Bruno L. (dir.), 2002, « Femmes en domesticité. Les domestiques du Sud, au Nord et au Sud », Revue Tiers Monde, vol. 43, no 170, https://www.persee.fr/issue/tiers_1293-8882_2002_num_43_170 (consulté en avril 2019).
  • Ferguson J., 1994, The Anti-politics Machine: Development, Depoliticization, and Bureaucratic Power in Lesotho, Minneapolis, University of Minnesota Press.
  • Garapich M., 2008, « The Migration Industry and Civil Society: Polish Immigrants in the United Kingdom Before and After EU Enlargement », Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 34, no 5, p. 735-752. DOI : 10.1080/13691830802105970
  • Hernández-León R., 2012, « Conceptualizing the Migration Industry », dans Gammeltoft-Hansen T., Sorensen N. N. (dir.), The Migration Industry and the Commercialization of International Migration, Londres, Routledge, p. 5-45.
  • Martiniello M., Rea A., 2011, « Des flux migratoires aux carrières migratoires : éléments pour une nouvelle perspective théorique des mobilités contemporaines », SociologieS, http://journals.openedition.org/sociologies/3694 (consulté en avril 2019).
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Date de mise en ligne : 12/08/2019

https://doi.org/10.3917/ried.239.0117

Notes

  • [1]
    Traduction de l’auteur.
  • [2]
    Voir par exemple l’édition 2005 du dictionnaire Merriam-Webster.
  • [3]
    Bien que cette thématique ne soit pas abordée en détails ici, il importe néanmoins de souligner que la construction de cette figure de la Filipina s’inscrit à la croisée de rapports de pouvoir de sexe, de classe et de « race » (Debonneville, 2014, 2016).
  • [4]
    Voir https://www.cfo.gov.ph/downloads/statistics/ (consulté en avril 2019).
  • [5]
  • [6]
    https://www.cfo.gov.ph/downloads/statistics/, consulté le 4 décembre 2018.
  • [7]
  • [8]
    Pour en savoir plus sur l’institutionnalisation du système migratoire philippin, voir notamment Asis (1992), Tyner (2000), Rodriguez (2010).
  • [9]
    Prénom d’emprunt.
  • [10]
    Pour des analyses sur les rapports de pouvoir dans le travail domestique mondialisé, voir notamment Destremau et Lautier (2002).
  • [11]
    À noter que les « carrières migratoires » (Martiniello et Rea, 2011) peuvent revêtir plusieurs formes. Dans le cadre de cette recherche, une typologie des carrières migratoires de travailleuses domestiques a été élaborée (Debonneville 2015, 2016).
  • [12]
    Ce terme fait référence au concept de carrière migratoire sur lequel cette recherche s’est fondée afin de mettre en lumière la dimension processuelle de ces parcours (voir Martiniello et Rea, 2011).

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