1L’objectif de ce dossier de la Revue internationale des études du développement est double. Il s’agit, en premier lieu, d’interroger la pertinence de l’approche scientifique des communs portée par l’École de Bloomington d’Elinor Ostrom (1990) afin de comprendre et de décrire un ensemble de dynamiques sociales, économiques, politiques et institutionnelles observées dans des espaces et territoires variés sur la planète. Cette posture d’ouverture implique la mobilisation d’un certain nombre de disciplines (économie, sociologie, anthropologie, etc.). Elle nous permet de confronter le renouveau conceptuel dont font l’objet les communs à quelques études de cas sélectionnés pour constituer ce dossier. Au-delà de cette compréhension des dynamiques, ce travail s’attache à discuter des approches méthodologiques qui permettent de caractériser les communs dans le contexte contemporain et, ainsi, de proposer une grille d’analyse renouvelée des actions faisant partie des programmes d’aide publique au développement et de renouveler les concepts sur lesquels se sont appuyées depuis plusieurs décennies les politiques de développement.
2Ce dossier ne propose qu’un recueil d’articles passés par une sélection scientifique. Il ne prétend pas couvrir toutes les formes de communs, ni tous les espaces géographiques, dont nous évoquerons l’extrême diversité. C’est toutefois au travers de cette sélection, en saisissant certaines dynamiques, propres à des territoires, que nous voyons émerger des lignes de forces convergentes.
1. Diversité des communs
3Si la question des communs est ancienne, elle connaît un important essor médiatique depuis l’attribution du prix Nobel d’économie à Elinor Ostrom, consacrant le renversement de la théorie fondée sur la « tragédie des biens communs » (Hardin, 1968). Ostrom défend, par des cas d’études empiriques, que la gestion commune des ressources naturelles (common pool resources) par un collectif est un moyen efficace pour les préserver durablement (Ostrom, 1990). Les communs semblent donc fournir une solution appropriée, alternative ou complémentaire aux acteurs du marché et à l’État (et articulée avec eux), pouvant permettre l’exploitation à long terme des ressources.
4Les communs sont ainsi définis comme des systèmes intégrés et cohérents, constitués d’une ressource, d’une communauté de personnes, de règles d’organisation autour d’un objectif partagé et d’une structure de gouvernance (Dietz et al., 2003 ; Coriat, 2015). Les ressources tangibles, ou communs, dits « fonciers », sont à distinguer de celles immatérielles, ou communs, dits « informationnels » ; les premières peuvent être « de flux » (susceptibles de se renouveler, telles que l’eau, la forêt, les pâturages, les pêcheries, etc.), ou « de stock » (comme les matières premières minérales et les combustibles fossiles). Concernant les communs fonciers, l’enjeu relève souvent de la préservation en quantité et/ou en qualité d’une ressource qui subit une dégradation directe (surutilisation du commun en raison de comportements de « passagers clandestins »), ou indirecte (phénomènes d’externalités, tels que la dégradation qualitative par des activités connexes).
5Depuis vingt ans, la notion des communs a été largement mobilisée pour étudier de nouvelles réalités politiques et sur le terrain ; elle est ainsi appliquée à un vaste ensemble d’enjeux, tels que l’eau (Leyronas et al., 2017), les ressources marines (Bambridge, 2016) ou foncières (Karsenty et al., 2016). Plus récemment, les communs informationnels, tels que les logiciels ou la connaissance, impliquent l’engagement de communautés dont le principe de gestion est le partage, la transmission et l’enrichissement du bien (production par les pairs, ou common-based peer production), dans un but d’« additionnalité » (Coriat, 2015). Dans tous les cas, l’objectif que se fixe une communauté est intimement lié au contexte politique et institutionnel dans lequel elle se situe. Ainsi, le commun peut viser à la production d’un bien ou d’un service pour suppléer un service public défaillant, à la reconnaissance politique de communautés ou encore à la conservation d’un savoir-faire ancien.
6Dans ce contexte, la nature de la ressource n’est qu’un élément accessoire pour caractériser un commun. Un bien n’est pas intrinsèquement un commun : c’est par l’usage qu’il se définit comme tel. Un commun est un construit social qui apparaît au travers des processus d’énonciation ainsi que des pratiques. L’apparition du terme commoning, traduit de l’anglais par la périphrase « processus de mise en commun », est un indice du caractère processuel et polymorphique du commun. Il n’existe pas de ressource qui aurait intrinsèquement des caractères la prédisposant à être gérée en commun, et toute ressource n’a pas nécessairement vocation à être un commun. C’est la raison pour laquelle ce dossier spécial de la Revue internationale des études du développement privilégie le terme de « communs » à celui de « biens communs », davantage centré sur la ressource et qui tend à laisser dans l’ombre la dimension sociale ou les dynamiques de fonctionnement (Cornu et al., 2017).
7Cette approche des communs s’éloigne de la typologie des biens économiques (Samuelson, 1954), selon laquelle les biens communs répondent notamment au fait qu’ils sont non exclusifs (on ne peut exclure un usager de leur utilisation), ce qui les distingue des biens privés, et qu’ils sont rivaux (c’est-à-dire que la consommation du bien par un usager diminue l’utilité pour les autres usagers), ce qui les différencie des biens publics. Cette conception économique traditionnelle des biens communs n’est pas à même, aujourd’hui, de couvrir la diversité des communs. De plus, elle peut être source de confusion. Dans une perspective ostromienne, les communs ne sont pas tous en accès libre (Helfrich et Haas, 2009) : c’est le cas, par exemple, d’un four de village. En outre, le caractère rival n’est pas pertinent lorsqu’il s’agit des communs informationnels, dont la consommation ne connaît a priori pas de limite. Pour les ressources foncières, un bien public tel que l’air pur peut, par le jeu des externalités liées à des comportements et activités connexes, devenir un commun (Ballet, 2008). En effet, selon Laurent Cordonnier, les biens publics en libre accès deviennent des communs dès lors que des actions collectives sont nécessaires pour en maintenir la qualité et que les parties prenantes sont amenées à jouer un rôle de « co-concepteurs, coproducteurs et co-gestionnaires » aux côtés des pouvoirs publics, des ressources financières et non financières (Cordonnier, 2012).
8Les communs sont aussi appréhendés dans une large littérature sous la forme d’une démarche holistique (Picard, 2015). Selon cette seconde famille d’auteurs, des projets de société et les objectifs fixés par les communautés sont à la source même des communs. Ce sont des « biens politiques », « les choses qui valent la peine d’être faites ensemble » (Cordonnier, 2012). La finalité prévaut alors sur la ressource : sécurité économique des travailleurs, santé, emploi décent, alimentation de qualité, autonomie des personnes, maintien de la biodiversité, sobriété en carbone, équilibre de l’écosystème (Kahui et Richards, 2014), limitation des pollutions marines (Liu et al., 2015), etc.
9Cet idéal, de type holiste, réinterroge les fondements du capitalisme et de la pensée économique dominante depuis près d’un demi-siècle (Dardot et Laval, 2015). Ces communs sont une affaire d’effort démocratique, de citoyens émancipés et actifs (Bollier et Helfrich, 2015) ; ils conduisent à réexaminer une série de catégories fondamentales de nos économies, invitent à réfléchir à de nouvelles activités entrepreneuriales, inspirées des communs et des modes de coopération qui en découlent (Alix et al., à paraître). Ce mouvement touche toutes les sociétés du Nord « développé » tout autant que celles du Sud, où l’action publique est en cours de recomposition.
2. Épreuve des faits
2.1. Communs géopolitiquement situés
10Le droit des communs est resté ignoré en Europe, alors qu’il demeure sous l’Empire romain. Il se distingue de la tradition juridique occidentale, étatique, centrée sur les droits individuels, par un corpus de droits, formels ou informels, écrits ou oraux, mais socialisés, construits par une communauté donnée, en fonction de ses besoins (Bollier, 2014). Leur légitimité est fondée sur les dynamiques internes et les pratiques sociales de la communauté. La coutume y est centrale ; elle est un « médium par lequel un public apparemment “désorganisé” » parvient à se structurer et à agir, et même en un sens à « parler avec force de loi » (Rose, 1986). C’est donc un droit contextualisé et évolutif, issu de l’expérience d’une communauté. Ce « droit des communs », ou « droit vernaculaire » (Bollier, 2014), a parfois été reconnu par le droit étatique : l’empereur Justinien, en 535, promulgue les Institutes, où sont spécifiés les res communes, catégorie distincte des res publicae, qui concernent les biens publics appartenant à l’État, comme les parcs ou les routes, et des res nullius, qui n’appartiennent à personne, tels que le ciel ou la mer.
11Les études de cas révélées par Ostrom (1990), tout comme celles qui sont analysées dans ce dossier, insistent sur la distribution des obligations, des droits et des normes de décision parmi les acteurs et entre les territoires. Les communs consistent en une distribution de droits, alloués de manière différenciée aux utilisateurs (Parance et de Saint Victor, 2014). Edella Schlager et Elinor Ostrom (1992) distinguent cinq attributs différents du droit de propriété. Les deux premiers, les droits d’accès et de prélèvement, dont bénéficient les usagers reconnus comme tels (authorized users), relèvent du niveau opérationnel ; les trois suivants se situent au niveau des choix collectifs d’administration du bien : il s’agit du droit de gestion – qui définit les conditions d’utilisation du commun –, du droit d’exclusion – lequel désigne les bénéficiaires du droit d’accès et des modes de transfert de ce droit – et du droit d’aliénation – qui autorise la cession des droits précédents. Les participants au commun détiennent donc des droits inégaux.
12Cette distribution de droits implique des structures de gouvernance : les communs résultent d’une action collective organisant les intérêts des acteurs qui participent au commun, en partant du principe qu’ils ne sont pas nécessairement identiques (Ostrom, 1990). Un commun est donc une organisation – au sens plein et entier de la théorie des organisations – constituée d’acteurs aux intérêts, compétences et connaissances non immédiatement compatibles. Sa durabilité est liée à la capacité collective de faire respecter les règles formelles et informelles d’usage et de mettre en place des méthodes robustes de régulation de l’autorité et des conflits.
13La compréhension des modèles sociojuridiques dans lesquels les communs s’inscrivent est utile pour saisir des réalités telles que la distribution asymétrique du pouvoir ou des ressources symboliques et socio-économiques. Les communs posent d’ailleurs des problèmes d’équité déjà identifiés dans la littérature. À cet égard, ce dossier s’interroge sur les nouveaux modèles juridiques sous-jacents, tels que la qualification et la reconnaissance de la communauté, le mode d’appropriation, le processus de décision, l’institutionnalisation et les conditions d’application. L’article d’Alexis Gonin, « Des pâturages en partage - Territoires du pastoralisme en Afrique de l’Ouest », réfléchit à la manière de repenser les règles de partage des espaces entre agriculteurs et pasteurs transhumants en Afrique de l’Ouest dans un contexte de bouleversement de ces partages depuis plus d’un siècle. À partir de l’exemple du Barani, zone de fortes tensions à la frontière du Burkina Faso et du Mali, l’auteur analyse les faisceaux de droits comme une nouvelle légitimation de territoires pastoraux dans les zones agricoles. Dans un registre différent (la gestion des déchets) et une autre géographie (le Brésil), Jérémie Cavé mobilise dans « En quête des communs urbains – La gestion conflictuelle des déchets au Brésil » la notion de droits d’usage plutôt que de propriété afin d’envisager un service semi-décentralisé des déchets dans l’agglomération de Vitória, où la mise en place d’un service public de collecte sélective se heurte aux pratiques formelles ou informelles des récupérateurs de déchets. Ces articles mobilisent la théorie des communs pour comprendre les évolutions de dynamiques collectives, voire leur extinction, lorsque les conditions ne sont plus réunies ou si les acteurs ne s’entendent pas sur des points considérés comme critiques.
2.2. Rapports de pouvoir
14Les communs ne sont pas consensuels, mais, une fois énoncés et institués, ils ne peuvent pas être écartés d’un revers de manche. « Ils ne dissipent pas les conflits, ils leur fournissent une ligne de tension dynamique » (Cordonnier, 2012). Ils permettent de reconnaître « ce qui est partagé », de le mettre en discussion et de le sécuriser. Ils sont un espace où s’exercent les rapports de pouvoir. La distribution de droits réinterroge la représentativité et la légitimité des acteurs : saisir notamment les effets d’exclusion permet d’appréhender les cas d’échec, de dislocation ou de perte d’influence de ces formes collectives.
15Dans son article, Gonin souligne à cet égard la question de la délimitation de nouveaux territoires pastoraux en zone soudano-sahélienne et du partage de ressources entre ayants droit et exclus. Dans la conquête des espaces océaniques du Pacifique par une multiplicité d’acteurs et d’institutions, entre logique d’accaparement/privatisation et communs, Pierre-Yves Le Meur, Tamatoa Bambridge, Marlène Dégremont et Estienne Rodary analysent dans « Les espaces marins du Pacifique entre logiques de commun et d’accaparement » (article à paraître dans la Revue internationale des études du développement no 234 – 2018-2) les formes contradictoires de mise en commun et de mise en défens, à la base de modalités spécifiques d’inclusion et d’exclusion à différentes échelles. Les auteurs questionnent la légitimité des différents acteurs, interrogation également soulevée par Genauto França Filho, Isabelle Guérin, Isabelle Hillenkamp et Ósia Vasconcelos dans leur texte « Une gestion démocratique et solidaire des communs ? – Banques communautaires de développement au Brésil », avec l’introduction d’un nouvel acteur économique au Brésil, les banques communautaires de développement, dans un objectif de gestion des ressources financières comme commun. Les auteurs mettent en évidence les tensions entre principes marchands et tendances bureaucratiques, d’une part, et l’intégration de nouvelles valeurs de solidarité, de partage et de démocratie, d’autre part. Inversement, Bruno Romagny, Mohammed Aderghal, Laurent Auclair, Hélène Ilbert et Sylvaine Lemeilleur constatent dans « Communs en crise – Agdals, terres collectives, forêts et terroirs au Maroc », sous la pression des dispositifs issus des politiques publiques et l’adossement des logiques marchandes, le processus inverse de déclassement des pratiques de partage, tant pour les ressources naturelles qu’immatérielles, traditionnellement au cœur des agdals marocains.
16Un point convergeant de ces réflexions sur des sujets variés est de mettre la question de l’équité au cœur de l’analyse. En effet, pour que le commun fonctionne, une recherche de complémentarité dans l’équité est souvent poursuivie, car les positions des acteurs sont habituellement asymétriques. Les communs renvoient donc à une conception d’auto-administration des acteurs locaux pouvant soulever dans certains cas des enjeux politiques et socio-économiques de souveraineté.
2.3. Système « État/marché/commun »
17Les communs se développent à la périphérie des institutions publiques et des logiques marchandes. Les articles de ce dossier témoignent de la pluralité d’options et de voies possibles à partir desquelles les communs peuvent faire système avec l’État et le marché. Il ne s’agit pas ici de promouvoir des communs per se, mais d’observer les conditions et les voies de déploiement de différentes formes de communs à la lisière des systèmes institués entre, et parfois contre, l’État et le marché.
18Ces nouveaux communs réinterrogent d’abord le rôle de l’État dans toutes ses dimensions : le pouvoir coercitif qui contrôle, l’appareil bureaucratique censé agir pour les citoyens et qui parfois agit pour lui-même, les modes d’exercice du pouvoir de décision et les modes de représentation. À travers les différentes expériences de communs, on voit se dessiner des tentatives pour co-construire l’État et les modes de gestion en communs associatifs ou communautaires. Toutes ces initiatives s’institutionnaliseront si elles arrivent à se faire reconnaître par l’État, et donc, par rétroaction, à co-construire un État autre, qui reconnaisse les dynamiques locales et qui soit plus proche de ses populations. Le Meur et al. confrontent plusieurs systèmes de représentation et de gestion des espaces marins du Pacifique au cœur d’une gouvernance hybride impliquant acteurs publics, privés, et communautés. Romagny et al. mettent en avant la coexistence de dispositifs très hétérogènes dans la gestion des terres, de l’eau et des forêts au Maroc, en tension entre pouvoirs publics, logiques marchandes et systèmes de gestion/savoir-faire traditionnels collectifs.
19L’analyse des interactions entre les communs, le marché et l’État est essentielle pour comprendre le fonctionnement des communs et les modèles économiques qui garantissent leur soutenabilité. L’article d’Elisabetta Bucolo, « Semences de blé ancien – Commun sicilien multi-territorialisé », intégrant des acteurs présents sur plusieurs territoires de Sicile, est à ce titre éclairant. Il montre que le maintien de semences anciennes se fait avec l’aide d’une institution locale de conservation génétique, soutenue par l’État, contre l’évolution d’un marché mondial qui propose des semences uniformes et stabilisées, dominé par les grandes firmes internationales. La gouvernance de ce projet y apparaît comme polycentrique, réunissant des acteurs liés à l’ensemble de la filière – du producteur au meunier en passant par les consommateurs ou les scientifiques.
20Si tous les auteurs depuis Ostrom s’accordent pour reconnaître le principe d’exclusion comme une condition forte d’un commun, un certain nombre de chercheurs observent que ce principe peut être imposé sous la pression du marché ou de l’État au travers de phénomènes d’accaparements. Or, ce qui semble distinguer l’accaparement du commun, c’est la culture démocratique, tout au moins la circulation transparente de l’information en vigueur dans le commun. Les articles de Le Meur et al. et Romagny et al. rendent compte de ces phénomènes, dits d’enclosure, avec un réinvestissement du passé, pour une réappropriation des acteurs locaux sur les espaces océaniens, ainsi qu’un processus de désappropriation des systèmes traditionnels dans un contexte de crise au Maroc. Dans les deux cas, la circulation fluide de l’information apparaît comme un facteur clé.
2.4. Services communs
21Dans de nombreux espaces urbains des pays en développement, les pouvoirs publics se trouvent confrontés à une course effrénée contre la croissance urbaine et la paupérisation d’une frange importante des citadins. Les questions d’accès à des services essentiels tels que l’eau potable, l’assainissement, l’électricité, etc., n’ont pu être résolus par des grands systèmes centralisés, uniformisés, standardisés en mesure de desservir l’ensemble de la population. Des expériences – locales – attestent de la capacité de certaines communautés à s’organiser, dans les interstices laissés vacants par les services municipaux ou nationaux, pour assurer elles-mêmes la fourniture de ces services de base.
22Considérer que la fourniture en services de base puisse alors être appréhendée comme commun implique de se pencher simultanément sur les conditions de l’utilisation, mais aussi de la production du commun (Botton et al., 2016). Les conditions d’utilisation sont à lier aux questions de la demande (besoins, usages, pratiques), dont les arbitrages et règles de partage suivent leur propre logique, fonction d’une multitude de critères (éloignement de la source, pénibilité physique, capacité financière, pratiques socioculturelles, etc.). Les conditions de production sont à lier, quant à elles, aux possibilités sociopolitiques de la construction d’une offre de service, lesquelles posent une série de questions d’un autre ordre (compétences pour concevoir, construire et gérer un service, choix du dispositif technique, modèle économique adopté, etc.).
23L’intérêt de mener une réflexion sur les possibilités d’émergence et de durabilité des services communs (Bédécarrats et al., 2016) réside dans un souci pragmatique de s’appuyer sur « toute bonne initiative » permettant à un nombre croissant de citadins de bénéficier de services de qualité acceptable, en attendant que le service public puisse tenir ses promesses. Cavé réfléchit ainsi à la manière dont le gisement des déchets de l’agglomération de Vitória, au Brésil, peut faire l’objet d’une gestion de type commun, en articulant un service public de collecte et les catadores (« récupérateurs de déchets ») regroupés en associations ou en indépendants. Marco Ranzato et Luisa Moretto, dans « Water, Energy, and Waste Services – Informing Urban Commons in the Global South through Service Coproduction », analysent la fourniture et l’accès aux services urbains conventionnels (l’eau, l’énergie et les déchets) en croisant deux courants de littérature, les biens communs urbains, d’une part, et la coproduction de services, d’autre part. Ce qui nous paraît fécond ici, ce n’est pas seulement que les services soient des communs qui viennent se substituer aux manques de l’État, mais aussi que le cadre d’analyse ostromien, appliqué à ces services, génère une compréhension renouvelée des conditions d’utilisation et de production de ces derniers. C’est dans cette perspective que nous abordons maintenant la confrontation des politiques de développement aux communs.
3. Politiques de développement, renouvellement des approches
24Les communs ont une longue histoire faite de singularités liées à la situation géographique et à l’échelle de la ressource : ils peuvent ainsi sembler informels et désordonnés. Ils nécessitent des processus « séquentiels et incrémentiels » (Ostrom, 1990) qui aboutissent à la définition d’un corpus de règles opérationnelles, collectives et constitutionnelles, appelées à évoluer au fil du temps et des circonstances. Les mécanismes de gestion prennent des formes institutionnelles et juridiques diverses et ne relèvent pas de modèles standardisés. Une multiplicité de facteurs (techniques, historiques, culturels, sociétaux) détermine leur réussite.
25Or, une question que les communs évoqués dans ce dossier posent est leur lien avec les politiques de développement. Ingrid Hall, dans « Propriété collective, gestion des communs et structuration sociale – L’expérience péruvienne » (article à paraître dans la Revue internationale des études du développement no 234 – 2018-2), s’intéresse ainsi aux discours liés aux communs produits dans les sphères académiques et politiques, nés d’une vision extérieure et tronquée des communautés – et de leur influence sur la structuration sociale et territoriale du monde rural paysan dans les Andes.
26Les politiques de développement s’appuient sur l’idée de la reproductibilité théorique de l’expérience occidentale du « décollage » de l’économie : elles sont liées à des valeurs telles que le progrès, la maîtrise de la nature, l’universalisme, la rationalité. Leur contenu réside dans la croissance des économies du Sud et l’accumulation du capital. La polymorphie des communs permettrait de réfléchir et de travailler en faveur d’un développement alternatif, pluriel, s’appuyant sur des modes d’épanouissement collectif soucieux de l’environnement et du lien social (Leyronas, à paraître). Ainsi, trois questions semblent particulièrement problématiques en ce qui concerne l’articulation entre les communs et les politiques de développement : tout d’abord, celle de la gouvernance polycentrique, puis celle de la légitimité d’un commun qui génère de l’exclusion et, enfin, la question de la prise en compte des temporalités dans les politiques de développement.
3.1. Gouvernance polycentrique et développement
27Un commun englobant un acteur étatique est-il toujours un commun ? Peut-il perdurer et, le cas échéant, à quelles conditions ? Inversement, un commun peut-il être durable en l’absence d’interaction avec les entités étatiques dans le champ du développement ? La déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au développement, charte rédigée sous l’égide du Comité d’aide au développement de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE – 2005) [1], a fortement mis en avant le principe de « participation », reconnu aujourd’hui comme essentiel à la durabilité des actions de développement. Une littérature importante sur le développement a notamment conduit à caractériser cette participation par niveau ou par effectivité de l’implication. De nombreux travaux font état de la gestion déconcentrée participative, envisagée sous l’égide des services techniques de l’État. Cette gestion consiste la plupart du temps à demander à des acteurs locaux de mettre en œuvre des règles prédéfinies, déterminées à l’extérieur de la communauté à laquelle la gestion des ressources est confiée. C’est leur adoption qui est plus ou moins participative.
28Or, la grille de compréhension relative aux communs nous permet d’analyser les conditions dans lesquelles les entités étatiques – notamment les services déconcentrés, les municipalités, les collectivités décentralisées – forment, avec d’autres acteurs, une gouvernance polycentrique. Cette dernière dynamique va au-delà d’une simple consultation participative des acteurs et évite l’écueil de la manipulation de ces derniers. À ce titre, l’article de Stéphane Fournier, Estelle Biénabe, Delphine Marie-Vivien, Claire Durand, Denis Sautier et Claire Cerdan, « Les indications géographiques au regard de la théorie des communs », étayé par des études de cas dans différentes régions du monde, montre que la réputation est la ressource gérée collectivement par des acteurs variés, étatiques ou non, dans un contexte polycentrique. Au-delà des structures formelles de gouvernance, la confiance construite devient le facteur clé du succès. Cette confiance se manifeste concrètement par la mise en œuvre d’un principe de subsidiarité rendue possible par la maturité des organisations sociales en présence.
3.2. Légitimité de l’action collective et exclusion
29Tous les cas considérés dans ce dossier n’échappent pas au principe d’exclusion qui caractérise le commun au sens d’Ostrom. Dans le même temps, le corollaire de l’exclusion est la participation des acteurs qui composent le périmètre du commun. Or, les politiques de développement ne peuvent pas légitimement soutenir un commoning qui concourt à l’exclusion des acteurs ; elles s’inscrivent bien souvent – et à juste titre – dans le contexte d’une intervention contribuant à une recherche de plus d’équité sociale et au renforcement de la démocratie. En outre, dans la plupart des projets financés par les bailleurs de fonds, la participation – plutôt que l’exclusion – est un outil qui vient enrichir le projet et améliorer sa qualité et ses résultats. La participation dans le cadre des politiques de développement est alors considérée sous l’angle d’un processus d’implication des populations touchées par le projet, dans une ou plusieurs phases d’un projet ou d’un programme de développement. Apparaît alors une question importante : celle du périmètre de l’action, où les intérêts du commun et de la politique de développement convergent. Dans cette perspective, Gonin souligne que la participation d’acteurs aux intérêts antinomiques (en l’espèce, agriculteurs contre pasteurs) est d’autant plus facilitée dans la mesure où un tiers garantit l’équité des relations entre les parties prenantes. C’est dans ce contexte que les politiques de développement ont notamment un rôle particulièrement pertinent. En l’absence de tiers garant, Le Meur et al. soulignent au contraire les difficultés à construire un commun entre des acteurs relevant de légitimités concurrentes. Il en est de même pour les terroirs en crise au Maroc, où l’État se pose en substitut du commun plutôt qu’en termes de tiers garant ou de participant à une gouvernance polycentrique.
3.3. Temps long et développement
30La production de nouveaux communs, tout comme la pérennisation de communs plus traditionnels, se heurtent aux pratiques des institutions de coopération, peu adaptées à des processus complexes mais fluides, non linéaires, et qui s’inscrivent nécessairement dans le temps long. La prise en compte du long terme ne pose pas seulement des questions de légitimité face à des démarches par nature endogènes, elle introduit aussi la difficulté des agences de développement à suivre et à évaluer les impacts de processus aux résultats diffus.
31Ces questionnements révèlent les tensions récurrentes, créées par des préoccupations de rentabilité, d’engagements et de décaissement, dans le cadre de cycles annuels des opérations. Le cas des agdals, au Maroc, illustre ces préoccupations, lesquelles opposent un temps court, dominé par les contraintes d’une organisation tournée vers de meilleurs rendements, à une action commune, qui s’inscrit dans une temporalité plus longue où l’efficacité économique doit se conjuguer à une préoccupation écologique de préservation des ressources naturelles. Au-delà de cette opposition caricaturale entre temps économique et écologique, la question de l’échelle introduit une dimension temporelle nouvelle. Les communs de grande taille présentent des défis spécifiques : ils doivent être « organisés en couches multiples de dispositifs de gouvernance emboîtés les uns dans les autres » (Ostrom, 1990). Or, articulé à l’intervention des acteurs institutionnels du développement, ce principe peine à trouver des applications convaincantes.
Conclusion
32Les trois questions que nous venons d’évoquer (gouvernance polycentrique, légitimité d’un commun et changement d’échelle temporelle) n’épuisent ni les travaux sur les communs ni les catégories de nos économies et de nos sociétés que ces derniers viennent interroger. Elles englobent les enjeux planétaires que nous devrons affronter dans les décennies à venir, notamment la préservation du climat, l’acidification des océans – devenue une réalité –, la stabilité financière, la paix ou la santé pour tous. La théorie des communs est mobilisée dans ce dossier ou bien comme un cadre d’analyse appliqué à des situations diverses, ou encore comme un corpus conceptuel et méthodologique pour décrire une situation dynamique locale. Face aux enjeux planétaires, il est probable que ces deux positions, complémentaires, se rejoignent.
33L’Accord de Paris a par exemple introduit en 2015 une rupture dans la manière de considérer la réponse aux enjeux climatiques ; bien plus qu’une simple optimisation de notre production énergétique et de nos émissions de CO2, il propose un cadre, dans lequel une communauté a défini des objectifs visant à préserver le bien-être des populations actuelles et futures. Si la gouvernance, à des échelles différentes, est encore en devenir, cet accord a dessiné les contours d’un projet où un commun à inventer devrait être exploré, s’éloignant ainsi d’une conception du climat fondée sur les biens publics mondiaux. Ces derniers mettent certes l’accent sur les mêmes éléments fondamentaux : la référence à une humanité qui doit se comprendre comme « une » et non comme une collection d’intérêts divergents, et la nécessité d’affirmer des valeurs communes et de préserver les ressources (Gabas et Hugon, 2001). Ils supposent néanmoins une gouvernance publique mondiale capable de mettre en place des outils réglementaires et économiques s’imposant à l’ensemble des acteurs. L’approche fondée sur les biens publics mondiaux (Kaul et al., 1999) ne réinterroge pas le modèle de croissance existant, mais elle propose un réaménagement et une organisation plus rationnelle de toutes les activités humaines, par l’application des principes d’optimisation, destinés à limiter l’impact négatif de ces activités sur les équilibres écologiques et sociaux. Les communs, en revanche, se réfèrent à des communautés auto-organisées pour gérer leurs ressources et à des citoyens actifs et responsables. Ils mettent la question de l’équité au centre de leur approche : les modèles soutenus portent sur des visions dynamiques et multicritères incluant l’équité et la soutenabilité – qui renvoient à l’existence d’un lien social fort –, des capacités d’action collective, une diminution des coûts de transaction par la confiance et une volonté de bien-être partagé.
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Mots-clés éditeurs : État, gouvernance, communs, Ostrom, développement
Date de mise en ligne : 14/02/2018
https://doi.org/10.3917/ried.233.0011