RIPCO : La société postmoderne est souvent qualifiée de société « narcissique ». Que pensez-vous de cette assertion ?
MM : Je vais vous donner mon sentiment sur le narcissisme, et ce n'est pas forcément ce que les psychosociologues en disent.
Tout d'abord, le mythe de Narcisse lui-même est un mythe intéressant. Dans la lecture habituelle, Narcisse se regarde dans l’étang et il tombe amoureux de lui-même, il se noie en contemplant sa propre image. J'avais proposé une autre interprétation, non pas se perdre dans son propre visage, mais se perdre dans quelque chose de plus vaste qui est l’étang, symbole des eaux matricielles, de la Terre-mère, de la nature. Ne pas être fasciné par soi mais être fasciné par le monde. C’est une piste alternative à ce que l’on qualifie de narcissisme. Je suis opposé à la conception, maintes fois développées par nos contemporains, qui ferait du narcissisme l’une des manifestations d’un individualisme exacerbé. Fidèle en ce sens à ce que j’avais écrit dans Le Temps des Tribus, il me paraît beaucoup plus important de mettre en évidence la dimension groupale et communautaire de ce phénomène. Je pense que le narcissisme individuel est une fausse idée. Et il y a toujours quelque chose que l’on appelle le groupe, la communauté, la tribu. Une des hypothèses qui court comme le fil rouge de mon travail de tous mes livres, c’est le fait que l’on n’existe que dans et par l'esprit de l'autre. On n'est plus dans le “Je pense” le fameux cogito cartésien mais dans le “Je suis pensé »…