Notes
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Ce numéro thématique constitue un prolongement d’une journée d’études intitulée « Ethnographie politique des émotions : approches comparées » qui s’est tenue le 30 mai 2017 à Sciences Po Aix. Cette journée d’études avait été organisée par les trois coordinateurs du présent numéro et rendue possible grâce au soutien financier et technique du centre de recherche de Sciences Po Aix, le CHERPA (Croyance, Histoire, Espaces, Régulation politique et Administration) et du groupe de projet Ethnopol de l’Association Française de Science politique. Le programme de la journée est disponible à l’adresse suivante : https://www.sciencespo-aix.fr/actualites/journee-detudes-ethnographie-politique-des-emotions-approches-comparees/.
1Ce dossier vise à prolonger les apports de toute une série de travaux qui invitent les chercheurs à examiner dans quelle mesure les modalités de formation et d’expression des émotions – plus particulièrement au sein des espaces publics – sont subordonnées à des conventions sociales qui varient en fonction des époques, des contextes nationaux ou régionaux ou bien encore des appartenances à des groupes sociaux, ethniques ou de genre (entre autres Mauss 1921 ; Briggs 1974 ; Crapanzano 1994 ; Vale de Almeida 1994 ; Boquet & Nagy 2011 ; Jones 2014) [1]. Autant dire qu’il s’agit ici, non seulement de considérer les formes expressives des affects comme de précieux auxiliaires de l’analyse scientifique, mais encore de dépasser la vision opposant le caractère localisé et microsociologique de l’ethnographie à la dimension internationale et macrosociologique de la comparaison. Ce faisant, ce dossier s’applique à croiser les apports de deux thématiques de recherches qui ont connu, ces dernières années, des développements significatifs.
2En tout premier lieu, ce numéro thématique vise à présenter des perspectives de recherche soucieuses de mieux intégrer à leurs analyses les dimensions affectives des conduites observées au cours de leurs enquêtes. Longtemps perçues comme marginales, voire indignes d’intérêt, les émotions sont devenues en quelques années seulement l’objet d’une science normale au regard même de disciplines longtemps fortement focalisées sur la confrontation des intérêts, les calculs stratégiques, l’inégale distribution des ressources et des pouvoirs, ou bien encore les régulations d’ordre organisationnel. Dans le domaine de l’action collective, par exemple, les chercheurs, soucieux de se démarquer des préjugés préscientifiques de la psychologie des foules, n’ont eu de cesse d’exclure les émotions de leurs perspectives théoriques. Ainsi, des paradigmes aussi diversifiés que la mobilisation des ressources (McCarthy & Zald, 1977), le processus politique (McAdam, 1982), ou bien encore la frame analysis (Snow & al, 1986), ont eu tendance à réduire l’engagement en faveur des causes collectives à des activités stratégiques. Dans une telle optique, les entrepreneurs de cause ne pouvaient plus qu’apparaître que comme des tacticiens calculateurs exclusivement voués à l’optimisation des choix permettant de rallier des soutiens et de peser sur les systèmes de décision politique. Il faudra alors attendre le tournant des années 2000 pour que les ressorts spécifiquement émotionnels des mobilisations puissent être envisagés comme des objets d’études pertinents (Jasper, 1998). D’une manière plus générale, la réhabilitation des émotions fut, bien évidemment, facilitée par l’accumulation d’apports, parfois anciens, et d’origines diverses. Bien sûr, on ne peut nier l’influence décisive des neurosciences et de leurs manières de renverser la perspective classique consistant à envisager les émotions comme l’antithèse de la rationalité des conduites (Damasio, 1995). Pourtant, il convient tout autant de souligner le rôle précurseur de l’anthropologie comparative (Le Breton, 2004 ; Beatty, 2013), ou bien encore des travaux d’historiens notamment ceux marqués par Norbert Elias (Corbin, 1990 ; Corbin, Courtine & Vigarello, 2016 ; Boquet & Nagy, 2011 ; Granger 2014 ; Haberlen & Spinney, 2014). Du côté de la sociologie des professions, les notions de « règles de sentiment » et de « travail émotionnel » forgées par Arlie H. Hochschild (voir notamment l’entretien dans le dossier) ont quant à elles ouvert un large chantier consistant à interroger les dimensions affectives, non seulement des processus par lesquels les individus se conforment aux exigences de leur métier, mais encore des procédures, individuelles et collectives, de management auxquels ils peuvent être soumis dans l’exercice de celui-ci (Soares, 2003 ; Fortino et al., 2015). En ce qui concerne la science politique, en France, Philippe Braud a été l’un des premiers auteurs à très utilement inventorier les modes de questionnements qui nécessitaient de récuser la méfiance traditionnelle à l’égard des analyses scientifiques de la politique se préoccupant des affects (Braud, 1996 ; Sommier & Crettiez, 2012). Par la suite, c’est plus particulièrement du côté de l’étude des engagements militants et des processus de mobilisations collectives que la question des émotions a été frontalement traitée (Jasper, 1998 ; Goodwin, Jasper & Polletta, 2001 ; Lefranc & Mathieu, 2009 ; Traïni, 2009 ; Sommier, 2009, 2010). Plus récemment, et sans pouvoir prétendre à l’exhaustivité, l’imbrication entre les émotions et les processus politiques a pu également devenir une question de premier plan dans des travaux renouvelant des objets considérés comme « canoniques » de la science politique, comme la construction du choix électoral dans la perspective d’un « rational choice » longtemps rétif à la prise en compte des émotions. (Marcus, 2008), l’attachement des élus locaux aux arènes et aux rôles de la politique (Faure, 2016), les contraintes de présentation de soi pesant sur les gouvernants (Le Bart, 2018), les politiques participatives (Blondiaux & Traïni, 2018), la dimension sensible des ordres politiques (Bantigny, Cohen & Gobille, 2020). Tout en s’inspirant de ces différents travaux, le dossier que nous présentons ici ajoute l’approche résolument ethnographique que les auteurs se sont appliqués à mettre en œuvre et qui leur permet d’apporter un éclairage supplémentaire sur les processus et objets étudiés.
3En second lieu, les auteurs de ce dossier ont voulu tirer parti des évolutions qui, ces dernières décennies, ont également marqué les approches ethnographiques. Ici encore, loin de toute prétention à l’exhaustivité, nous voudrions plus simplement dans le cadre de cette introduction souligner quelques inflexions remarquables qui font tout l’intérêt des articles qui vont suivre. Destinées initialement à étudier les populations dites « primitives », les enquêtes ethnographiques ont progressivement été étendues à l’ensemble des sociétés afin d’alimenter une perspective anthropologique au regard de laquelle le fait d’étudier « l’ailleurs » constituait déjà une forme de comparaison. Bien plus encore, l’injonction à observer au plus près les pratiques localisées des communautés humaines a longtemps impliqué des enquêtes de type monographique, c’est-à-dire méthodiquement circonscrites à un espace-temps bien délimité. Or, depuis les années 1980, le travail comparatif, auparavant conçu comme la confrontation entre deux (ou plus) terrains entendus comme des sites singuliers (sur le mode « les émotions chez les X et chez les Y »), s’est enrichi d’une nouvelle modalité : l’ethnographie multi-site (Marcus, 1995 ; Hannerz, 2003 ; Falzon, 2009). Selon Marcus, l’ethnographie est devenue multi-site en raison de ses tentatives de saisir la globalisation à travers un regard systématisant les va-et-vient entre des lieux d’observation à la fois distincts et complémentaires. De manière significative, c’est précisément cette manière renouvelée d’envisager l’enquête au plus près des pratiques des acteurs que certains politistes se sont par exemple appliqués à codifier afin de favoriser le développement d’une sociologie de l’international plus fidèle au réel que les perspectives comparatives ou l’analyse des relations internationales qui ont longtemps caractérisé la science politique (Siméant, 2015). Dans le présent dossier, les auteurs ont été invités à expliciter ce qui pouvait ressortir d’une ethnographie multi-située d’émotions qui ont toutes, de manière frontale ou indirecte, des relations avec le déploiement de processus politiques. Ce faisant, ils ont pu mettre en exergue quatre apports essentiels qu’il convient de relever.
Saisir l’en deçà des discours par l’immersion ethnographique du chercheur
4C’est désormais un fait bien établi : l’intérêt de l’enquête ethnographique pour les sciences sociales ne se confond nullement avec un simple désir de dépaysement portant le chercheur à explorer les plis singuliers d’un ailleurs exotique. Bien plus fondamentalement, ce sont les apports de l’enquête par immersion (Leroux & Neveu, 2017) qui ont fait de l’observation ethnographique un outil aussi précieux qu’indispensable. Pourquoi ? Parce que, comme les sociologues le savent bien, les individus qu’ils étudient ne font pas toujours ce qu’ils disent et ne disent pas toujours ce qu’ils font. Loin de pouvoir simplement s’en remettre aux discours, notamment ceux collectés lors des entretiens, les chercheurs gagnent souvent à observer plutôt les pratiques mises en œuvre par les individus impliqués dans l’existence sociale de leur objet d’étude. À ce propos, il n’est pas inutile de noter que cette duplicité inhérente aux conduites des individus ne peut être simplement rabattue sur des stratégies de dissimulation que le sociologue devrait s’efforcer de démasquer tel un inspecteur Maigret traquant des suspects. Loin des dynamiques qui font le sel des romans policiers, si l’observation au plus près des acteurs sociaux s’avère indispensable, c’est parce que les conduites qui les caractérisent relèvent parfois bien moins de la conscience discursive que de la conscience pratique. Par cette dernière expression, Anthony Giddens cherchait à attirer notre attention sur la nécessité de tenter de percevoir, au cours de l’enquête, « tout ce que les acteurs savent (ou croient) des conditions sociales – en particulier ce qu’ils savent des conditions de leur propre action – mais qu’ils ne peuvent exprimer de façon discursive » (Giddens, 1987, p. 440).
5Comme on pourra le voir dans les articles qui vont suivre, l’attention accordée aux fondements émotionnels des pratiques donne une saillance toute particulière à ce principe méthodologique caractéristique de la démarche ethnographique. En effet, il est nécessaire, pour le chercheur, de bien savoir distinguer des types d’états affectifs qui se recoupent souvent de manière imparfaite, se traduisent de façons variées selon les configurations sociales et culturelles étudiées, variablement dicibles par les enquêtés en entretien et dont les relations complexes doivent être placées au cœur de l’analyse. Tout d’abord, il convient de repérer des émotions qui sont exprimées de manière ostensible et qui s’accompagnent souvent d’énoncés discursifs qui ne suffisent toutefois pas à prouver qu’ils sont effectivement éprouvés (Mariot, 2001 et 2008). De tels états affectifs requièrent une perspective compréhensive de type sémiologique qui, pour le politiste, permettra, par exemple, de repérer les prescriptions et proscriptions, les injonctions et les rappels à l’ordre dont les organisations et institutions politiques sont coutumières. Lesdites émotions, toutefois, ne peuvent être confondues avec les sentiments qui sont effectivement éprouvés par les individus selon des modalités qui dépassent parfois leurs capacités à verbaliser ce qu’ils ressentent. De tels états affectifs ne peuvent être appréhendés qu’à travers une patiente et difficile approche indiciaire (Ginzburg, 1989) au cours de laquelle le chercheur devra avoir la patience de collecter, puis de tenter d’interpréter, des faisceaux d’infimes indices, fragmentés et dispersés. Ici observer sera tout aussi important qu’écouter, car bon nombre de ces indices ne pourront être perçus qu’à travers des silences ou des gênes, des non-dits et des demi-mots, ou au contraire des emportements apparemment anecdotiques et pourtant lourds de sens. Mieux encore, le chercheur ne pourra saisir lesdits sentiments qu’après les avoir éprouvés lui-même grâce aux techniques de l’observation participante. Ainsi, par exemple, on comprend bien le bénéfice que peut tirer le sociologue lorsqu’il s’applique à se faire recruter comme un salarié d’un secteur industriel à risque (Fournier, 2001). En endossant les rôles des professionnels qu’il étudie, le chercheur est alors en mesure de saisir – pour ainsi dire dans sa chair – comment les employés du secteur, confrontés à des situations à haut degré de dangerosité, gèrent les situations de montée en tension qui résultent de leur exposition au péril et aux procédures visant à constamment le mesurer afin de le conjurer. Ce faisant, le sociologue comprend que la confrontation au risque donne lieu à un très progressif apprentissage de gestion du stress, comprenant aussi la mesure, la maîtrise de soi, autrement dit à des états affectifs difficilement restituables a posteriori dans le cadre des entretiens avec un observateur extérieur au secteur. Lorsque néanmoins ces expériences affectives sont en mesure d’être partiellement verbalisées, elles ont été assujetties à des normes professionnelles, souvent associées au respect du secret ou du moins à une discrétion inscrite dans les codes tacites de l’embauche, à un contrôle mutuel entre collègues, qui ne permettent donc qu’une description incomplète et en des termes difficilement compréhensibles pour celui ou celle que ne les a pas effectivement et personnellement éprouvées.
6Bref, par-delà ce seul exemple, on perçoit déjà bien, sans doute, que l’un des intérêts majeurs de l’enquête ethnographique résulte du fait qu’elle dote progressivement le chercheur d’une connaissance suffisamment intime pour lui permettre de percevoir, non seulement la nature conventionnelle de certaines expressions d’émotion, mais plus encore l’activation d’états affectifs qui demeurent implicites. Loin de confondre les états affectifs exprimés et ceux qui sont effectivement éprouvés, la connaissance fine, qu’autorise l’enquête par immersion au plus près des acteurs, est la mieux à même de révéler comment opèrent des normes tacites et pourtant bien contraignantes. Ainsi, en plus des informations recueillies par entretiens individuels, c’est la répétition des allers-retours entre observations in situ menées par Coline Salaris auprès des associations de victimes de pesticides et du Distilbène, ou par Cécile Jouhanneau auprès des associations d’anciens prisonniers de camps de Bosnie-Herzégovine, qui leur permet de comprendre les logiques de coproduction des expressions individuelles et collectives, prescrites et proscrites, des émotions liées aux expériences de la souffrance et de leur politisation. C’est aussi grâce à des formes d’« enclicage furtif » que l’observateur peut échapper aux normes de discrétion émotionnelle en vigueur : comme dans le cas de Cécile Jouhanneau accédant à certains états affectifs grâce aux relations intimes qu’elle a nouées avec ses hôtes qui, parce que perçus dans certains espaces sociaux, dignes de confiance, font office de passeurs. C’est aussi, paradoxalement, l’intrinsèque extériorité (d’origine sociale, culturelle, professionnelle, etc.) de l’observateur, par sa méconnaissance des règles et les « erreurs » qu’il est susceptible de commettre, qui ouvre la voie à la compréhension progressive des limites, y compris affectives, à ne pas outrepasser. Le texte de Thomas Bonnet montre bien, de ce point de vue, les fortes tensions éprouvées par l’observateur dans l’exercice de pratiques professionnelles liées à la mort ; observateur qui ne peut faire état des troubles qui l’agitent et qui sont susceptibles d’être qualifiés (et disqualifiés) d’incompétence ou d’inadéquation aux exigences du métier.
Ici et là-bas : déplacer le regard pour saisir les normes affectives et leurs modulations
7À l’encontre de la tentation exotique, les démarches d’enquête qu’utilisent les auteurs de ce dossier confirment que l’approche ethnographique ne peut se résumer à une forme de « présentisme ». En aucun cas en effet le chercheur ethnographe ne devrait pouvoir se contenter de proclamer aux lecteurs du compte rendu de son enquête : « J’étais bien là ! Au plus près des acteurs ! ». Le fait de valoriser un fort ancrage empirique ne signifie nullement que sa perspicacité soit condamnée à s’exercer exclusivement dans les cercles spatio-temporels qu’il a délibérément circonscrits. Bien au contraire, son regard et ses questionnements ne cessent de se porter ici et là, dans d’incessants va-et-vient permettant d’interpréter ce qu’il peut y avoir de significatif dans les faits apparemment anecdotiques qu’il est en train d’observer, autrement dit de procéder à ce que Barney Glaser et Anselm Strauss ont appelé la « comparaison continue » (Glaser & Strauss, 1967). Au cours de son enquête, l’ethnographe est appelé à changer de poste d’observation, à moins qu’il ne préfère mettre en œuvre un travail de filature consistant à pister les acteurs en diverses occasions et situations (Berger, 2009). En l’occurrence, dans les articles de ce dossier, suivre les acteurs, être à leurs côtés au cours de situations variées, permet de restituer les efforts qu’ils produisent, avec plus ou moins de facilités et de succès, pour se conformer aux normes affectives qui pèsent sur eux. En adoptant ce regard, Cécile Jouhanneau repère une double série de contrastes, temporels d’abord (2008 versus 2010), spatiaux ensuite (entre les murs versus hors les murs), dans l’exposition de soi qui permet de rendre compte des modalités selon lesquelles varie l’exposition de soi en tant que victime dans le contexte bosniaque post-conflit. Son article invite également à dépasser une vision statique des conventions sociales en matière d’expression des affects au sein d’une même communauté, en montrant ce que celles-ci doivent aux transformations des contextes et aux changements d’acteurs à la tête des organisations. Dans le même ordre d’idées, Pauline Delage décrit les transformations progressives des registres émotionnels valorisés par les associations féministes qui viennent en aide aux femmes maltraitées en France et aux Etats-Unis depuis les années 1970 : de la colère à la compassion ; de l’expression publique de l’indignation au confinement du traitement expert des violences. Par la comparaison interprofessionnelle pour l’un et la comparaison inter-mobilisation pour l’autre, Thomas Bonnet et Coline Salaris montrent quant à eux combien l’expérience émotionnelle peu ou prou identique de la souffrance, de la maladie ou de la mort nécessite bien un travail émotionnel (Hochschild, 2003), individuel et collectif, visant à garantir la production d’un nous et son éventuelle représentation auprès d’institutions politiques (Dechézelles, 2018).
8L’ethnographie de type combinatoire (Dodier & Baszanger, 1997) soucieuse de comparer ce qui se joue en différents endroits d’un même espace social, est ainsi la mieux à même de nous informer sur les règles qui président à la modulation des émotions. En effet, les professionnels de l’aide aux femmes, les agents funéraires, les membres des conseils de quartier de Téhéran ou des associations de victimes du Distilbène, ne se résument pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre, aux rôles que les organisations auxquelles ils appartiennent attendent d’eux. En ayant accès à leurs moments de relâchement, aux coulisses de leurs activités publiques, aux espaces semi-confidentiels où ils peuvent commenter à distance ce qui est attendu des rôles qui leur sont prescrits, l’ethnographe est le mieux à même d’identifier, non seulement la nature des normes affectives, mais encore la manière dont les uns et les autres s’en accommodent.
9Par là même, ce type d’approche empirique constitue le meilleur moyen de récuser le psychologisme qui demeure l’un des risques les plus récurrents lorsqu’il est question des émotions. À l’encontre de cette forme de réductionnisme, les descriptions des articles de ce dossier démontrent dans quelle mesure les émotions que les acteurs étudiés manifestent sont largement façonnées aussi bien par des dispositifs de sensibilisation que par des procédures institutionnelles parfois très codifiées : dans le type d’investissement émotionnel que les supérieurs hiérarchiques attendent des policiers (Thomas Bonnet) ; dans la manière de témoigner afin d’obtenir un certificat de détenu de camp (Cécile Jouhanneau) ; dans la manière dont les critiques peuvent s’exprimer au sein d’un conseil de quartier de la capitale iranienne (Sahar Saeidnia), dans l’accueil et le traitement de femmes ayant subi des violences (Pauline Delage).
10Autant dire que le contenu empirique de ce dossier tire tout le parti des apports essentiels de la perspective de recherche ouverte, en sociologie du travail, par Arlie Hochschild (dont on lira, avec profit, l’interview qu’elle a bien voulu nous accorder). En proposant d’interroger les formes d’apprentissage, les cursus, voire le management dont dépend le processus par lequel des individus se conforment aux règles de sentiments de leur métier, la sociologue américaine a attiré l’attention des chercheurs sur la nécessité d’examiner comment procède un « travail émotionnel » consistant à moduler ses états affectifs conformément aux exigences propres à son métier. Ainsi, plusieurs articles nous permettent de percevoir le jeu superficiel (surface acting) ou en profondeur (deep acting) auquel les individus observés sont incités à se plier pour des raisons que l’enquête permet de spécifier. Dans certains cas, ce sont même des apprentissages méthodiquement organisés qui visent à s’assurer que les individus apprennent à faire preuve d’une bonne distance affective afin de bien tenir le rôle que l’institution exige d’eux. À propos des professionnelles ou des bénévoles œuvrant dans les associations qui viennent en aide aux femmes victimes de violences, Pauline Delage évoque les formations dispensées aussi bien en France qu’aux États-Unis et qui prescrivent les normes censées aider les personnes à encaisser, apprendre à écouter – sans s’effondrer, du moins face aux victimes – les récits des femmes battues ou maltraitées. Son travail d’observation, in situ, lors des situations de face-à-face, lui a ainsi permis d’observer, et de mieux comprendre les ressorts, des écarts aux règles qui peuvent parfois se manifester. Son approche comparative permet également d’accéder aux soubassements différentiels qui fondent l’action associative dans les deux pays en matière de traitement des souffrances subies, ainsi que les infimes variations émotionnelles qui marquent les univers professionnels : registre de l’emprise en France, registre du traumatisme aux États-Unis. Thomas Bonnet, de son côté, met en œuvre une triple comparaison des métiers confrontés à la mort (policiers, professionnels du funéraire, infirmiers). Ce faisant, il peut bien mettre en exergue, la diversité de l’intensité des émotions éprouvées, et bien plus encore les techniques et stratégies pratiques déployées pour échapper au dégoût qu’inspire le contact avec les corps gisants.
11Par-delà cette capacité à comprendre ce que la modulation des émotions doit aux contraintes institutionnelles et aux circonstances, l’immersion ethnographique permet également de saisir tout ce que des émotions, que l’on pourrait croire strictement identiques à celles observées ailleurs, doivent à leur insertion dans des contextes que seule une enquête au long cours permet de saisir. Si l’approche ethnographique a un lien étroit avec la perspective comparative, c’est parce qu’elle s’interdit d’extraire les régularités dont elle entend rendre compte des contextes variables au sein desquels elles s’insèrent. Ainsi, et par exemple, on perçoit bien à quel point le registre sacrificiel, mais encore les prévenances mutuelles, observés au sein des Conseils de quartier de Téhéran par Sahar Saeidnia ne pourraient être correctement interprétés en l’absence d’une connaissance fine du code de politesse, le taârof, qui organise, plus généralement, les relations sociales en Iran. Dans le même ordre d’idées, on comprendra bien mieux que la norme dictant de faire preuve de respect et d’attention à l’égard des corps défunts ne donne pas lieu à des sentiments identiques chez ceux qui sont appelés à les soigner durant des périodes plus ou moins longues, à procéder à leur enlèvement funéraire ou à établir une autopsie (Thomas Bonnet).
12Dans l’ensemble des articles de ce dossier, les auteurs font preuve d’une connaissance suffisamment étayée de l’objet et des terrains où il se manifeste pour comprendre dans quelle mesure les contextes propres à l’enquête pèsent sur la véritable résonnance affective des conduites, sur les discours contraints pleins de sous-entendus, ou bien encore sur les « textes cachés » au sens James C. Scott (Scott, 1985). À l’instar d’un Clifford Geertz, mettant en exergue la description dense nécessaire pour bien interpréter les battements de paupière des acteurs étudiés (Geertz, 1998), les perspectives de ce dossier, sans jamais retomber dans les travers du culturalisme (Bazin, 2008), nous permettent de comprendre ce que l’expression ou la rétention d’une émotion implique en fonction de contextes bien déterminés. Là où d’autres pourraient faire appel à des mécanismes psychologiques, voire éthologiques, à la performativité intrinsèque des dispositifs de sensibilisation, aux techniques de la rhétorique dès lors qu’elles s’appliquent à prendre appui sur le pathos, le présent dossier invite à prendre en compte l’ensemble des niveaux d’analyse nécessaires pour comprendre comment l’expression des émotions se déploie, et quel est leur degré de recevabilité et de crédibilité dans le jeu social : jeu des acteurs, configurations et organisations auxquelles ils sont liés, contextes socioculturels nationaux ou régionaux dans lesquels agissent les groupes étudiés.
Les ressorts affectifs des processus politiques
13Les articles de ce dossier, par-delà les seules questions de méthode, apportent de précieux éclairages sur des phénomènes qui intéressent habituellement la science politique comparative. Plusieurs articles confirment que les politistes gagnent à bien prendre la mesure de la nature affective des expériences dont dépend le développement des mobilisations collectives. Ceci afin de mieux rendre compte des conditions et procédés qui permettent à de multiples individus de se retrouver autour de « cadres d’injustice » justifiant de se coordonner afin d’interpeller les pouvoirs publics. Pour William Gamson, Bruce Fireman et Steven Rytina (1982), la possibilité de se retrouver autour d’un sentiment d’injustice émerge progressivement au fil de discussions qu’ils ont observées, de manière quasi-expérimentale, au sein de petits groupes rassemblés à la demande des chercheurs. À la différence de cette vision de laboratoire, forcément réductrice et modélisatrice, les enquêtes ethnographiques déployées par les auteurs de ce dossier permettent de restituer l’épaisseur et la complexité de l’ensemble des circonstances qui, dans la vie « réelle », permettent (ou non) de s’entendre autour de motifs de revendication collectivement partagés.
14Ainsi, on voit bien l’intérêt de la double comparaison que Coline Salaris met en œuvre en relevant les contrastes entre les états affectifs entrevus soit en entretien, soit lors des observations in situ, auprès des associations de victimes du Distilbène ou des pesticides. Car c’est bien cette ethnographie multi-située qui permet de comprendre les modalités variables selon lesquelles les tourments d’une pathologie personnelle peuvent être progressivement recouverts par les revendications des organisations militantes étudiées. Ce faisant, l’auteur n’est pas seulement en mesure d’opérer une montée en généralité relative aux spécificités des mobilisations de victimes. Elle peut, tout autant, et préalablement, relever que les associations de victimes étudiées se distinguent par des registres émotionnels qui invitent leurs membres à envisager bien différemment le type d’état affectif qu’ils se doivent de manifester au cours de leur engagement dans le collectif militant. En parfait contrepoint, l’article de Thomas Bonnet nous permet de comprendre pourquoi des états affectifs, pourtant très intenses et éprouvants, ne peuvent pas servir de point d’appui à la constitution d’un cadre d’injustice. Dès lors que le travail émotionnel consistant à savoir gérer des situations affectives pénibles apparaît comme une compétence à part entière d’un métier, il apparaît très improbable que l’usure qu’il suscite sur les cœurs et sur les corps soit érigée en motif de revendications que des organisations syndicales pourraient adresser à des instances politiques en charge de l’élaboration des conditions de travail dans tel ou tel domaine professionnel. Autant dire que l’indignation qui permet d’instituer la pénibilité du travail en combat syndical relève d’une perspective militante constructiviste très partielle et sélective qui néglige des troubles bien réels que seule l’enquête ethnographique est en mesure de restituer.
15L’importance qu’il y a, pour une analyse des processus politiques, de relever la variabilité des registres émotionnels est également bien mise en exergue par Cécile Jouhanneau. Le contraste entre l’indifférence ou le traitement révérencieux à l’égard des récits de détention des camps de Bosnie-Herzégovine nous informe sur les évolutions résultant d’entreprises politiques qui se déploient au sein d’une scène politique locale largement déterminée par une justice internationale incitant à la production de témoignages relatifs à la guerre civile. C’est également une transformation des tonalités affectives privilégiées au sein des collectifs de féministes que Pauline Delage relève lorsqu’elle examine leur passage d’un simple effarement, face à la découverte des violences conjugales, à un travail de dénonciation justifiant de s’organiser pour y remédier, en exigeant notamment des réponses des pouvoirs publics. À ce propos, il convient de souligner que cette évolution ne peut être dissociée d’une professionnalisation progressive dont les effets parfois paradoxaux sont bien décrits par l’enquête au plus près des pratiques des acteurs. Dans le cadre des centres d’hébergement destinés à accueillir les femmes en difficulté, les militantes féministes se muent en spécialistes d’un travail émotionnel visant à manifester l’empathie et l’écoute, et plus encore à susciter et accompagner, comme il se doit, les paroles affectées des victimes. Le long apprentissage et la maîtrise de cette compétence peu commune les instituent en expertes d’un savoir spécialisé qui les distingue, non seulement des femmes qui bénéficient de leur savoir-faire, mais encore de simples sympathisantes de la cause féministe. En définitive, si elles peuvent devenir des professionnelles salariées des « organisations de mouvement social » (McCarthy & Zald, 1977), ce n’est pas seulement parce que des ressources redistribuables ont été accumulées par certaines organisations féministes, mais tout autant parce qu’elles ont acquis un savoir-faire en matière de gestion des émotions qui échappe habituellement aux profanes.
16Certains objets appréhendés par les sciences sociales présentent, plus que d’autres, le mérite de permettre d’examiner les décalages qui peuvent se manifester entre, d’une part, les arènes du débat public et de la décision politique visant à réglementer des pratiques jugées potentiellement amorales et d’autre part, les espaces confinés au sein desquels lesdites pratiques se déploient. C’est par exemple le cas des espaces socioprofessionnels œuvrant à la mise à mort de bêtes à des fins alimentaires ou à l’expérimentation scientifique sur animaux. À ce sujet, on ne peut ignorer que les réglementations visant à encadrer l’abattage industriel et l’expérimentation scientifique ne sont rien d’autre que des tentatives de compromis qui, à la suite de longs échanges de coups entre les groupes professionnels et les protecteurs des animaux, ont généralement conduit les autorités publiques à progressivement tenter de concilier pérennité des pratiques et prise en compte de la sensibilité des animaux. Dans les termes du droit, langue privilégiée des institutions politiques, les contradictions peuvent être aisément dépassées grâce à des formulations se voulant équilibrées et conciliatrices. Mais dans quelle mesure, et quelles limites, de telles prescriptions réglementaires et légales peuvent-elles effectivement peser sur les pratiques mises en œuvre ? Seule l’observation ethnographique sur ce type de pratiques (Rémy, 2009) donne à voir l’implementation de l’action publique en éclairant d’un jour inédit les procédures et processus sur lesquels repose concrètement l’application des décisions politiques. Il ne s’agit pas ici de simplement vouloir mettre à jour le pouvoir discrétionnaire des acteurs du secteur qui, à l’instar des street-level bureaucrats étudiés par Michael Lipsky (1980), en viendraient à redéfinir l’orientation, et même les finalités, de la politique publique étudiée. Ce que l’enquête ethnographique permet de percevoir c’est à quel point les compromis normatifs inscrits dans les prescriptions réglementaires reposent sur des équilibres précaires qui, au fil de l’enchaînement des gestes des professionnels du secteur, ne cessent de mettre à jour des injonctions intenables, sources de troubles et de tensions. Autant dire que l’entrée empirique par l’ethnographie des émotions permet d’interroger non seulement ce que les acteurs d’un secteur font avec des règles issues de compromis politiques, mais bien plus encore, et de manière plus originale, ce que lesdites règles font sur les acteurs dudit secteur, notamment les troubles et les formes de résistance.
17En outre, les articles ici rassemblés offrent à la science politique comparative d’autres apports appréciables. Souvent perçue comme surplombante voire artificialisante, la méthode comparée a longtemps souffert d’une « mauvaise presse » du fait de travaux issus des courants développementalistes en vogue dans les universités américaines après-guerre (Gazibo & Jenson, 2005 ; Vigour, 2005). En plaçant les États-Unis et ses alliés géostratégiques comme aunes de la modernité et du progrès social, ces enquêtes internationales péchaient bien souvent par évolutionnisme, en rabattant les explications sociologiques sur des facteurs culturels peu étayés empiriquement, dans le sillage des approches en termes de « civic culture » (Almond & Verba, 1963). À ce propos, ce dossier a le mérite de démontrer que le fait de récuser les excès du culturalisme d’antan ne doit pas porter le chercheur à négliger l’existence de différences significatives, entre tel ou tel autre contexte, en ce qui concerne la variabilité des prescriptions et des proscriptions pesant sur les affects liés à des processus politiques. Pour le sociologue du politique, ces variations contextuelles, notamment nationales, sont d’autant plus importantes à relever que les institutions politiques et les modèles d’action publique, à l’heure de la « globalisation », tendent à être décrits trop souvent comme d’une grande homogénéité d’un bout à l’autre de la planète (policy transfer, circulations transnationales, standardisation des injonctions, etc.).
18Or, l’article de Sahar Saeidnia ne nous renseigne pas seulement sur les mécanismes de contention de l’expression du dissensus au sein de la République islamique iranienne. Il met également en exergue dans quelle mesure l’expression des émotions jugées convenables au sein des dispositifs de la démocratie locale et participative, aujourd’hui largement mondialisés et souvent imposés par des organisations internationales très prescriptives (notamment les bailleurs de fonds tels que l’ONU, la Banque mondiale ou le FMI), dépend de normes culturelles propres aux contextes étudiés (Berger, 2012 ; Tawa Lama-Rewal, 2015). Cet article offre une fois de plus l’occasion de voir combien l’enquête ethnographique est la mieux à même d’éclairer des angles morts d’un paradigme circulatoire de plus en plus fréquemment mobilisé en sciences sociales et qui pourrait tendre à réduire l’analyse aux seuls effets des échanges transnationaux de techniques entre des élites administratives ou politiques internationalisées. Ceci demeure vrai y compris en présence de réseaux transnationaux a priori aussi proches que peuvent l’être ceux des féministes américaines et françaises étudiés par Pauline Delage. Par-delà un ensemble de mots d’ordre circulant entre la France et les États-Unis, l’enquête au plus près des pratiques des centres d’accueil révèle à quel point les catégories psychologiques mobilisées pour mettre en récit les émotions des victimes de violences varient en fonction d’histoires différenciées de la professionnalisation des militantes féministes dans chacun des deux pays. De même, on percevra l’utilité de la longue durée qui caractérise l’enquête que Cécile Jouhanneau a réalisée en Bosnie-Herzégovine. Là où les professionnels de la justice internationale et de la pacification post-conflit tendent à n’envisager que des « victimes » de camps appelant des formes de réparation selon des procédures standardisées en cours de codification, l’immersion ethnographique permet de restituer la complexité, la nature évolutive et équivoque des jeux d’acteurs qui, à l’échelle locale, s’emparent du régime émotionnel victimaire.
Du bon usage scientifique des émotions du chercheur
19Pour finir, la question des émotions, telle qu’elle est traitée dans ce dossier, permet de revenir sur les réflexions relatives aux approches ethnographiques. Ces dernières présentent l’avantage de récuser la figure d’un observateur incarnant un regard distant, en surplomb, et totalement détaché des perspectives subjectives des acteurs sociaux. Contre cette vision positiviste, l’immersion ethnographique invite le chercheur à partager les expériences sociales, et par là même les réactions affectives, qui émaillent leur vie quotidienne. De ce fait, la subjectivité du chercheur, ainsi que sa capacité à être affecté au cours de son enquête, loin d’être expulsées du domaine de la science, peuvent être, au contraire, envisagées comme de puissants outils d’analyse (Blackman, 2007). À condition, bien évidemment, d’éviter un certain nombre d’excès, comme l’ont fait les auteurs de ce dossier. En tout premier lieu, dès lors qu’il est question d’émotions, le risque est grand de se complaire dans une nouvelle forme d’exotisme : celui de l’affect au regard duquel le simple fait de s’engager sur un terrain stressant, touchant, dramatique suffirait à démontrer la pertinence de l’enquête. En second lieu, un autre risque complémentaire aurait pu résulter d’une focalisation excessive sur les propres émotions du chercheur. Que le chercheur puisse être bouleversé, épouvanté, ému jusqu’aux larmes, ne suffit évidemment pas à garantir la qualité d’une immersion ethnographique (Abu-Lughod, 2000), comme l’a montré la controverse au sujet de l’ouvrage d’Alice Goffman On the Run (Goffman, 2014) sur les politiques répressives à l’encontre des populations pauvres d’un quartier ségrégué de Philadelphie. Les articles de ce dossier appuient l’idée que les états affectifs qui étreignent le chercheur au cours de son enquête méritent son attention dès lors qu’ils lui permettent de trouver un bon équilibre entre deux exigences complémentaires de la démarche scientifique : d’une part, la fidélité au réel, d’autre part, la distanciation nécessaire pour que l’objet d’étude ne soit pas un prétexte visant à simplement alimenter les sensibilités qu’il doit à sa propre histoire. On pourra ainsi voir que la surprise, l’étonnement, l’indignation peuvent alerter le chercheur sur le fait qu’il est doté d’attentes ou de préconceptions qui l’empêchent de comprendre immédiatement une réalité complexe. Si ce qu’éprouve le chercheur lui semble en décalage avec les états affectifs que manifestent les acteurs étudiés, c’est parce qu’il n’a pas encore saisi dans quelle mesure les émotions des acteurs étudiés sont façonnées par de multiples facteurs qui, là encore, loin de résulter exclusivement de ce qui se joue in situ, ne pourront être identifiés qu’à l’issue de la triangulation des données collectées sur le temps long de l’enquête. À titre d’exemple, l’indignation que Cécile Jouhanneau éprouve en observant la brutalité, très peu compatissante, avec laquelle est reçu le témoignage des victimes des camps en demande d’un certificat, l’oblige à tenter de mieux comprendre ce qu’il se joue précisément là.
20Autant dire que les écarts, les décalages entre les états affectifs du chercheur et ceux des acteurs observés constituent de précieuses pistes d’investigation. Loin de pouvoir scruter trop longuement ses propres émotions, l’observateur pris dans un jeu d’interactions chargées d’affects doit appréhender ce qu’il éprouve personnellement comme autant d’invitations à affiner sa compréhension de son objet d’étude et à opérer l’espacement, affectif et scientifique, nécessaire à l’analyse et à l’écriture (Favret-Saada, 2009). C’est sur ces différentes opérations que l’article de Coline Salaris s’arrête plus spécifiquement, en évoquant la « veille constante de distanciation à la fois affective et intellectuelle pour ne pas s’impliquer au-delà de son rôle de chercheur », à propos d’un objet d’enquête particulièrement chargé du point de vue émotionnel. Ce dernier exemple atteste que l’enquêteur, non seulement ne peut être trop longuement pris par ses propres émotions, et qu’il ne doit pas non plus les prendre pour lui-même, mais, au contraire, pour ce qu’elles lui indiquent sur les spécificités d’un monde social qui n’est pas (très souvent) le sien.
21Mais il importe tout autant d’interroger les analyses hâtivement constituées, les ressorts affectifs non interrogés, parce que supposément conformes aux normes dominantes dans l’espace culturel de socialisation du chercheur, bref tout ce qui relève en somme de formes d’évidence scientifique. De ce point de vue, si l’enquête par immersion dans un contexte et/ou un milieu social duquel le chercheur est familier apporte sans nul doute de précieuses informations pouvant échapper au profane étranger, elle impose également de questionner ce qui, d’ordinaire, ne l’est pas. C’est ce à quoi procède Sahar Saeidnia en étudiant les règles de la participation et de la convenance au sein de conseils de quartiers de la capitale politique d’un État, l’Iran, à l’égard duquel elle entretient des liens personnels forts. La double culture qui caractérise son regard lui permet d’embrasser les spécificités des règles propres au contexte iranien observables dans les dispositifs participatifs locaux, tels que la dimension sacrificielle et le respect aux aînés, ainsi que les points communs avec les formes observables dans d’autres contextes, en particulier européens ou nord-américains, comme l’évitement du conflit et l’atténuation de propos jugés trop « politiques ». Dans un autre univers de référence, les expressions protestataires de la souffrance telles qu’étudiées par Pauline Delage et Coline Salaris peuvent apparaître « normales » ou convenues, notamment dans leur traduction lacrymale, c’est-à-dire aisément compréhensibles par les chercheuses socialisées à ce mode d’exposition des maux, mais elles rendent nécessaire dans ce cas précis un fin travail de déconstruction et d’analyse pour reconstituer le fil de leur affirmation – ou à l’inverse de leur effacement – en tant qu’armes de la lutte.
22Si les décalages affectifs avec le terrain peuvent être de précieux outils heuristiques, les impressions de grande syntonie ou d’antipathie (Avanza, 2008) doivent évidemment appeler le chercheur à la plus grande vigilance. En d’autres termes, ce dernier doit bien s’assurer que les motifs qui le poussent à s’immerger dans le monde affectif des autres soient bien subordonnés à l’exigence de produire des connaissances inédites et utiles pour sa discipline scientifique. Il importe donc de se demander à quoi bon s’exposer au danger des terrains d’enquête difficiles, aux montées d’adrénaline, aux excitations festives ou guerrières, aux expériences funéraires, à l’enthousiasme et aux joies extatiques de ceux qui partagent une cause commune ? Se frotter, et se confronter, aux émotions des acteurs étudiés constitue-t-il bien une manière de collecter des informations utiles auxquelles l’enquêteur ne peut accéder autrement ? Sans cela, le risque est grand que les terrains émouvants ne deviennent rien d’autre que l’exutoire affectif d’un chercheur en quête de frissons bien plus que de science. Au stade du traitement des données, le compte rendu de l’enquête, pour sa part, risque fort de s’apparenter à un récit poignant au cours duquel l’enquêteur tendra à s’épancher un peu trop longuement sur les émotions qu’il a éprouvées. Autant dire que, comme le soulignait Norbert Elias, la production de connaissance en sciences sociales exige d’incessants va-et-vient entre l’engagement et la distanciation (Elias, 1993), en l’occurrence ici entre l’implication affective dans le terrain et la réaffirmation de la primauté des visées heuristiques de la recherche. En définitive, à l’image des fonctionnaires de police et des agents funéraires que Thomas Bonnet étudie dans le sillage d’Arlie Hochschild, les chercheurs en sciences sociales ne peuvent faire autrement que de se conformer aux règles de sentiments qui caractérisent leur métier. Le travail émotionnel qui est attendu d’eux consiste, entre autres, à trouver une implication affective à bonne distance entre le trop peu et l’excessif, à faire preuve d’un savoir professionnel oscillant entre le savoir-éprouver et le savoir-réprouver.
Bibliographie
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Notes
-
[1]
Ce numéro thématique constitue un prolongement d’une journée d’études intitulée « Ethnographie politique des émotions : approches comparées » qui s’est tenue le 30 mai 2017 à Sciences Po Aix. Cette journée d’études avait été organisée par les trois coordinateurs du présent numéro et rendue possible grâce au soutien financier et technique du centre de recherche de Sciences Po Aix, le CHERPA (Croyance, Histoire, Espaces, Régulation politique et Administration) et du groupe de projet Ethnopol de l’Association Française de Science politique. Le programme de la journée est disponible à l’adresse suivante : https://www.sciencespo-aix.fr/actualites/journee-detudes-ethnographie-politique-des-emotions-approches-comparees/.