Notes
-
[1]
Cf. Helbo, André, Le théâtre. Texte ou spectacle vivant ? Paris, Klincksieck, 2007, p. 114
-
[2]
« Parfois, une iconographie plus ou moins précise ou abondante peut en évoquer les aspects visuels, qui contribuent, si l’on veut, en partie, à l’élaboration d’un imaginaire de corps. » Louppe (Laurence), Poétique de la danse contemporaine. Troisième édition complétée, Vottem, éd. Contredanse, Coll. La pensée du mouvement, 2007, p. 324
-
[3]
id., p. 324
-
[4]
id., p. 322
-
[5]
Pouillaude, Frédéric, Le désœuvrement chorégraphique. Etude sur la notion d’œuvre en danse, Paris, Ed. Vrin, 2009, p. 9
-
[6]
de Toro, Fernando, “Performance : Quelle performance ?”, in A. Helbo (éd.) Performance et savoirs, Bruxelles, De Boeck, 2011
-
[7]
« [Duncan] Pictorialize [s] Music » Cohen (Selma Jeanne) et al, International Encyclopedia of Dance, USA, Oxford University Press, 1998 vol2, p. 454.
-
[8]
Levinson, in Duncan op. cit., p. 142-143.
-
[9]
Judson Dance Theater, New-York, au début des années soixante.
-
[10]
Schechner, Richard, Avant-garde, niche-garde et Performance Theory, in A. Helbo (éd), Performance et savoirs, Bruxelles, De Boeck, 2011
-
[11]
Lyotard, Jean-françois, De la condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979
-
[12]
Michael Fried, La place du spectateur, Paris, Gallimard, 1990
-
[13]
Goodman, Nelson : Les langages de l’art : Une approche de la théorie des symboles, Paris, Hachette, 2005,
-
[14]
Gerrig, Richard, cité dans Ryan, Marie-Laure, « Immersion vs. Interactivity : virtual reality and literary theory », in Substance, Vol. 28, no2, 1999, p. 116
-
[15]
Boucart, Muriel, Nailli, Fatima, « Reconnaissance implicite et explicite en vision périphérique », in Coello, Y. et Moroni, C. (Eds.). Voir, agir et communiquer : Déficit et Handicap. SOLAL, 2004, Marseille, pp. 13-15
-
[16]
Boucher, Marc, « Kinesthésie et vision », Intervention lors du colloque Mobile immobilisé : art, technologies et (in) capacités, UQAM, du 31 octobre au 3 novembre 2007, révisé le 28 octobre 2009, téléchargeable sur http://mobileimmobilise.uqam.ca
-
[17]
Idem, p. 7
-
[18]
Bolter et Grunsi (2000 : 21) cités dans Giannachi, Gabriella, Virtual theatres, New-York, Routledge, [2004] 2008, p. 5
-
[19]
Fuchs, Philippe et al., « Approche théorique et pragmatique de la réalité virtuelle », in Fuchs, Philippe (dir.), Le Traité de la réalité virtuelle, Tome 2, Paris, ENSMP Presses, 2006, pp. 19-59
-
[20]
Terme utilisé par la compagnie belge Crew pour nommer le sujet immergé dans le dispositif technologique.
-
[21]
Fuchs, Philippe et al. « Approche théorique et pragmatique de la réalité virtuelle », in Fuchs, Philippe (dir.), idem, p. 31
-
[22]
Vanhoutte, Kurt et al. « Being inside the image. Heightening the sense of presence in a video captured environment through artistic means : the case of CREW », in Spagnolli, Anna (dir.) et al., Presence 2008 : proceedings of the 11th International Workshop on Presence in Padova, Padova, Libraria Universitaria Padova, 2008, pp. 159-162
-
[23]
Et de citer les spectacles de la Renaissance ou ceux de la Commedia dell’arte durant lesquels les « acteurs indivisibles » chantaient, dansaient et jouaient. « Nostalgie ou la passions des retours », Barba (Eugenio) et Savarese (Nicola), L’énergie qui danse. Dictionnaire d’anthropologie théâtrale, Montpellier, Ed. L’entretemps, Grand Format Les voies de l’acteur, 2008, p 155
-
[24]
« Le théâtre grec n’est pas le fruit de la littérature, mais d’une union à trois : la musique, la danse et la poésie. […] il nous est difficile de nous représenter un genre spectaculaire élaboré par association – une croissance en complexité – , alors que le théâtre est pour nous un art né de la dissociation de la textualité, de la danse et de la musique. » Pradier (Jean-Marie), La scène et la fabrique des corps. Ethnoscénologie du spectacle vivant en Occident, Montaigne-Bordeaux, Ed. Presses Universitaires de Bordeaux, Coll. Corps de l’esprit, 2000 (1997), p45
-
[25]
Barba et Savarese, op. cit., p258
1 Depuis un certain nombre d’années, les arts du spectacle vivant mobilisent des chercheurs – théoriciens et praticiens – en sémiologie, philosophie (esthétique), anthropologie, arts visuels, en dramaturgie/théâtrologie/choréologie.
2 Le début du XXe siècle coïncide avec une recomposition du paysage, à la fois théâtrologique et théâtral, due à la conjonction de plusieurs ensembles de facteurs.
3 A – Emerge d’abord une démarche émanant des créateurs mêmes, qui consiste à assumer, parallèlement à l’exercice d’une pratique, voire dans certains cas prioritairement, un discours sur la pratique. Cette prise de parole est à la source d’une catégorie de créateurs qu’il est convenu d’appeler les metteurs en scène pédagogues, dont l’apport repose de façon importante sur des écrits critiques : Artaud, Kantor, Meyerhold, Stanislavski, Grotowski, Barba, Brook, Fo. Le discours du metteur en scène pédagogue repense le texte dramatique, interroge la dramaturgie de l’acteur et particulièrement sa corporéité. La prise en compte de l’acteur est certes ancienne (faut-il citer Riccoboni ?), mais elle se trouve ici assortie d’un déplacement original de posture que caractérise l’appropriation partielle par le comédien et par le metteur en scène d’un « statut » d’auteur. Le comédien, à la fois peintre et toile, se retrouve au centre de questions posées auparavant à l’auteur : pourquoi fait-on du théâtre, pour qui, comment ? La réappropriation du statut d’auteur par le praticien constitue un phénomène majeur du XXe siècle et qui modifie en profondeur la signification du spectacle [1]. Le déplacement de l’instanciation d’auteur constitue, insistons-y, un phénomène capital pour l’ensemble du spectacle vivant. On ne s’étonne guère que soit révolu le temps où répliques et didascalies, scrupuleusement respectées, réduisaient le rôle du metteur en scène ou du comédien à celui de porte-parole de l’auteur. Certaines occurrences sont plus complexes, tel l’opéra, forme associant drame, musique et chant, où le livret est accompagné d’une partition musicale. Etonnamment, le ballet classique, qui associe drame, musique et chorégraphie, était également (et uniquement) [2] transmis par un livret (pour l’argument) et par une partition (pour l’orchestre). Selon Louppe, l’absence de support textuel pour la performance dansée prouve à quel point, au XIXe siècle, fut déconsidéré l’acte chorégraphique comme acte créateur [3]. L’assimilation de l’activité chorégraphique à un « simple spectacle » érige celle-ci en un dispositif d’exposabilité selon les termes de Walter Benjamin. [4] L’actualisation par le spectacle, l’absence de « texte chorégraphique » global et spécifique ont pesé longtemps sur le statut de l’« œuvre chorégraphique ». Frédéric Pouillaude, constatant cette absence d’« objets stables et communément partagés » [5] n’hésite pas à parler de « désœuvrement chorégraphique ». Paradoxalement, le désœuvrement s’est aujourd’hui généralisé et mué en principe génétique du spectacle vivant. Il s’ensuit qu’il est impossible de distinguer encore le dramaturge, l’écrivant, le metteur en scène et le comédien. Il faut plutôt envisager les multiples modalités d’un même acte créateur.
4 B – Bien entendu, l’attention portée à la théorie du jeu ou de la scène n’est pas nouvelle : Diderot déjà dans Les entretiens sur le fils naturel avait mis l’accent sur la fonction conative du théâtre et déplacé l’attention sur l’acteur, sur son corps, sur son autonomie. Le paradoxe du comédien libère le corps non seulement au sein du regard du spectateur mais dans le jeu du comédien : la raison doit « maitriser le diaphragme » (la sensibilité) ; le métier et la mémoire permettent d’améliorer le jeu. Cette position annonce la libération du faire-voir, qui sera, elle, assumée spécifiquement par la pratique du XXe siècle, revendiquée notamment chez Meyerhold, et qui va donner naissance à une forme de savoir expert pratique. L’acteur ou le metteur en scène se transmettent des techniques qui permettent de voir le corps autrement et qui permettent au comédien de changer de corps. A côté du savoir graphique prend forme un savoir intime de l’incorporation (selon lequel, l’acteur doit savoir jouer à être un autre ou effectuer un « travail sur soi » : Artaud évoque l’« athlète affectif », Copeau cerne l’expressivité du corps, Barba la « préexpressivité », Mnouchkine la chair de l’acteur, etc.). Sans doute s’agit-il de traits stéréotypés (phénotypiques) réduits par l’évolution/la tradition comme figure de probabilité optimale en situation de représentation. Il n’empêche que le XXe siècle formalise une épistémè qui légitime la théorisation de la pratique par le praticien.
5 C – Dans le sillage de ce mouvement, on note le développement et le croisement de disciplines qui ont suscité des interrogations sur l’événement théâtral. Ces approches scientifiques nouvelles (la nouveauté ne constitue pas un critère de qualité mais de questionnement) ont suscité des interrogations sur le spectacle vivant, paradigme demeuré souterrain dans d’autres types d’études. Une configuration se dessine où prennent place la sémiologie, les SIC, les études de réception, l’anthropologie théâtrale (Giacchè)/ l’ethnoscénologie (Pradier, Biao)/ la sociologie (Mauss, Duvignaud), les Performance Studies (Richard Schechner), la pragmatique, la génétique du spectacle (« rehearsal studies » pour reprendre l’expression de Gay Mc Auley). Ce réseau met l’accent sur l’importance de la représentation en actes et sur l’exigence de rigueur scientifique qui caractérisent les recherches récentes sur le spectacle vivant. Paradoxe qui tient presque de la double injonction : plus l’objet est éphémère, plus le souci de scientificité se fait impérieux. La volonté d’assumer un discours sur la représentation entraîne de nombreux obstacles épistémologiques : la relativité des traditions, la volonté de situer le texte (non de l’évacuer), de prendre en compte la mise en scène. Pratique sémiotique « totalisante » (Ubersfeld), « polyphonie » (Barthes), complexe, protéiforme, insaisissable, l’événement scénique défie la saisie théorique.
6 D – A tout le moins notera-t-on un changement de méthodologie critique, de logique d’analyse induit par la pratique : saisir le texte non plus seulement comme objet littéraire mais comme objet scénique, appréhender la dynamique entre le texte (la texture, le tressage) et le spectacle, ne pas résister à l’attirance essentielle du texte en danse, entrer dans une logique du processus autant que de l’énoncé. Les pratiques mêmes sont amenées à transcender les séparations intergénériques. La danse contemporaine, par exemple, s’est ainsi développée à l’opposé de la conception académique d’un travail sur le support corporel inscrit dans une logique syntaxique. Chez Pina Bausch, le danseur, en abandonnant un vocabulaire et une syntaxe fixes s’est rapproché de l’acteur.
1. Pratiques de l’écriture, écritures de la pratique
7 On sait depuis Duvignaud que la notion de théâtre dramatique, liée à la culture urbaine, se développe en Europe à partir de la Renaissance. Cet ordre dramatique, associé au cadre classique, a partie liée avec l’ordre monarchique ; il voit aussi la naissance de la maîtrise des émotions, confirme la constitution du public comme actant sociologique et de sa police spontanée.
8 La fin du XIXe siècle, à l’avènement de l’industrie capitaliste, associera la fonction théâtrale au divertissement. On n’ignore pas que la modernité procèdera ensuite d’une double contestation militante et scénographique, revendiquant pour le théâtre la conscience de ses codes.
9 Les formes de spectacle vivant, en ce compris les pratiques de représentation non théâtrale (performance), en genèse dès la période pré-antique, émergent à travers les avatars de la (post) modernité dès le début du XXe siècle. Comment caractériser cet effet de rupture ?
10 Certains décèlent dans la fracture l’essoufflement de la modernité. C’est en ce sens que Fernando de Toro pointe le rôle de Samuel Beckett, qui symbolise selon lui un terminus ad quem marqué par la performativité de la parole. « Après les années 1950, et particulièrement, après l’écriture performative de Samuel Beckett, le théâtre, tel qu’on l’avait connu, s’immobilise : tout ce qui reste est la performance d’une parole toujours différée. » (…). Y a-t-il un seul mot de moi dans ce que je dis ? demande Samuel Beckett dans L’Innommable. Comme si une parole anonyme traversait le personnage et faisait avancer la pièce par la seule circulation du discours. « Les années 1950 », poursuit de Toro, « sont l’époque de la fin de la modernité, puisque tous les procédés esthétiques sont menés alors à leur extrême limite, et aboutissent donc à une sorte de clôture. C’est le champ que produit l’Übervindung qui constitue la transition de la modernité à la postmodernité : c’est un espace de transition » [6] Cette mise à l’épreuve, présentée parfois comme une marque finale, nous la considérerions plutôt comme l’origine d’une crise de l’énonciation. Celle-ci prend certes la forme d’une double évacuation de l’héritage moderne, mais porte surtout sur l’émergence d’une nouvelle manifestation « processuelle » du spectacle, caractérisée comme suit.
1.1 Fin de la fable dramatique mise en action par la scène
11 Certains concepts sont explorés dans leurs limites pour ébranler le principe de causalité lié à la référence textuelle.
- La distanciation : depuis Brecht le verfremdungeffekt oppose le dramatique (mimesis, narrativité qui implique le spectateur dans la fable) et l’épique (qui dénonce la fiction et conteste l’illusion). La fracture entre l’écriture textuelle et l’écriture scénique, induite par cette crise, ouvre le questionnement sur l’auteur et sur le verbe narratif.
- L’action : le théâtre de situation, maintenant un équilibre entre le dire et le faire, tel le spectacle sartrien, fait place à un théâtre langagier (Beckett, Ionesco, Handke, Adamov, Vinaver, Koltès) dont le dire constitue l’action et dont l’emblème est la torture verbale de Gaspard chez Peter Handke.
13 L’éclatement du syntagme stanislavskien texte, action, émotion transforme l’idée de texte spectaculaire désormais constitué de matériaux scéniques, entendus comme éléments de matérialité, en totale réarticulation.
14 Du point de vue de la création chorégraphique, on assiste également à un phénomène d’émancipation. Si la danse classique n’était pas soumise à une notation (partition, texte) à actualiser, d’autres contraintes pesaient lourdement sur le chorégraphe et ses danseurs. Parmi ces limites, les règles établies par le maître à danser de Louis XIV, Beauchamp, au début du XVIIIe siècle seront les premières à être contestées (l’en dehors, les cinq positions, etc.). Il devient alors possible de danser en proposant des mouvements originaux qui ne répondent plus aux règles du ballet classique (on pense notamment à Duncan, Nijinski, Saint-Denis, Wigman, Graham, Humphrey, etc.). D’autre part, le propos, le thème, l’argument disparaissent de certaines créations dont l’objectif n’est plus d’illustrer ou de raconter mais d’éblouir (Fuller), d’exprimer (Wigman), etc. Mais un troisième élément contraint encore fortement la création chorégraphique : la musique. Même une personnalité avant-gardiste du début du XXe siècle comme Isadora Duncan, qui prône la liberté de mouvement, soumet néanmoins sa création à cet autre art qu’elle « met en image » [7]. Levinson qualifie d’ailleurs ses chorégraphies d’« ouïe transformée en acte » [8]. Danser a capella est alors inconcevable, à l’exception de cas rares comme celui de Mary Wigman. Cunningham, souvent considéré comme celui par qui la rupture eut lieu (même si le terrain avait fortement été dégagé par les performers de la Judson Church [9]), mettra un terme à ces dépendances en accordant une autonomie totale au mouvement. Il peut y avoir de la musique mais celle-ci n’influence pas la création chorégraphique. Et afin de s’en assurer, Cunningham juxtaposera son et geste au dernier moment (le soir de la performance), ou jettera les dés pour déterminer l’ordre des chorégraphies, indépendamment de la musique. Sa collaboration avec John Cage sera décisive dans la mise au point de ces « chance operations ».
15 La danse libérée de l’académisme, de la narration (ou de l’illustration) et de sa soumission à la musique devient autoréflexive. Parallèlement, on assiste à une « autonomisation du signe théâtral », libéré du texte, de la représentation, au profit de la « présence ». Des corps sur scène qui ne sont désormais plus que des qualités de signe, des potentialités qu’il est possible, mais pas indispensable, d’actualiser par une interprétation libre.
16 De ce processus d’autonomisation en danse et en théâtre émergent des qualités corporelles, des présences, des énergies, éléments communs qui constituent l’essence même du spectacle vivant dont la catégorisation (« danse » ou « théâtre ») devient extrêmement complexe.
1.2 Crise des processus
- A la toute-puissance de l’illusion se substituent des formes spectaculaires fondées sur l’exhibition de la théâtralité. Tantôt la métathéâtralité pointe les processus en jeu dans les pratiques (les didascalies dénonciatrices de Beckett dans Actes sans paroles ou le décor changé à vue chez Peter Handke), tantôt le théâtre accompagne la mise en question du drame et joue un rôle propédeutique qui fait émerger le programme de la production : c’est le cas de Pirandello face au drame impossible des Six personnages en quête d’auteur.
- Entre l’énoncé produit et la production énonciative la cassure s’installe. La forme ouverte de Godot répète une énigme jamais résolue ; l’absurde déstructure la forme dramatique de l’intérieur sur les plans syntaxique (linéaire : chronologique), sémantique (statut du signe-personnage, du héros), pragmatique (énonciation des processus, mis en cause par l’absurde, qu’incarnent notamment les vieillards d’Ionesco dans Les chaises faisant tourner à vide les normes de la dramaturgie classique).
- L’espace expressif (romantique), référentiel classique (le naturalisme d’Ibsen) est désormais relégué au profit de la fonction phatique. Le rapport au spectateur prime : qu’il s’agisse de provocation (Arrabal, Julian Beck), d’incertitude (Boal) ou de performance collective (du Happening, du Living Theatre (…), au Wooster Group, à Kaprow, au Performance Art, Installation Art, théâtre de la rue, média art, etc.).
18 Depuis les années soixante, de nouvelles approches créatives voient le jour que l’on a rassemblées sous le titre d’avant-gardes. Nous ne reprendrons pas ici le débat (ouvert par Schechner) [10] sur le point de savoir si ces avant-gardes sont véritablement novatrices ou si en gagnant progressivement en excellence elles recyclent d’anciennes mises en cause. De même que nous ne nous attarderons pas sur le point de savoir si elles manifestent une spécificité « postdramatique » que ne partagent pas les autres arts ou si elles traduisent un syndrome intertextuel postmoderne plus générique (cher à Lyotard et à Baudrillard) [11]. Syndrome, on s’en souviendra, qui suscita une polémique nourrie, déclenchée par Michael Fried dans son ouvrage La place du spectateur [12]. Celui-ci, revendiquant une espèce de purisme moderniste, prétend opposer la médiation de la toile, – l’aspect infinitif de la peinture évacuant le spectateur –, à la durativité et à la relation théâtrales.
19 Ces avant-gardes historiques débouchent sur une mise à distance des doxas, notamment politiques, propres aux représentations artistiques. Pour Dario Fo, la commedia dell’Arte constitue une référence patrimoniale trouée destinée à relire le monde d’aujourd’hui. Hamlet-Machine de Heiner Müller, sous des dehors rhizomatiques, se décline en une série de monologues interstitiels sans rapport apparent avec Shakespeare. Hors quelques citations fragmentaires, les répliques partagent cependant avec l’univers hamletien une puissante référence critique à l’idéologie. Le théâtre et la vie se confondent. De 1950 à 1980 se dégage aux Etats-Unis une dimension politique du spectacle à travers l’œuvre de Cage, Kaprow, The Performance Group, le Living Theatre, Judson Dance Theatre, the Open Theatre, Mabou Mines, Split Britches, Robert Wilson, Richard Foreman, Anna Halprin, Bread and Puppet Theatre, Richard Schechner.
20 L’effet induit par ces avant-gardes consiste surtout dans une dilatation de la catégorie du théâtre, qui déborde de ses frontières institutionnelles pour se diffracter en de multiples processus de spectacularité, dont la performance. Face à ce défi, la critique aura à articuler le spectacle vivant au « paradigme » du spectaculaire, à s’interroger sur les conditions de mise en place de la transition. La recherche s’intéressera au passage du faire-semblant sauvage, indigène, de la scène de rue à un spectaculaire assumé et reconnu par convention et qui a pour nom théâtre, drame, opéra, cirque. C’est bien l’approche du processus qui s’impose : la dynamique observateur-observé, au-delà du voir et du faire, l’usage pragmatique du faire-voir et de la performativité.
21 La catégorisation des pratiques, – avant-garde, postdramatique ou postmoderne – , nous semble à ce stade sinon prématurée du moins accessoire. Nous formulons l’hypothèse que nous sommes en présence depuis près de cinquante ans de formes singulières de spectacle autographes, au sens où Nelson Goodman désigne le phénomène, formes par définition résistantes au classement ou à la typologie.
22 Neslon Goodman oppose deux types de langage artistique : l’autographe (langage de l’art comme configuration unique, non répétable, inchoative, productive) et l’allographe (stabilisation des règles, notations manipulables, partition comme règles d’exécution permettant la transmission, la performance, la visualisation diagrammatique, la grammaire contrôlable) [13].
23 Les avant-gardes historiques du début du XXe siècle mettent en question sur le plan des théories et contestent sur celui des pratiques les principes de représentation, d’interprétation, de drame. L’œuvre devient essentiellement unique, réactualisant de nouvelles attentes du spectateur à chaque occurrence. Saints and Singing, annoncée comme une opérette inspirée de Gertrude Stein, devient chez Bob Wilson une pièce dont la première partie, muette, propose essentiellement une partition gestuelle. Il arrive d’ailleurs que des compagnies se constituent pour un spectacle et se dissolvent ensuite. De ce point de vue, un trait de la configuration posdramatique pointé par Lehmann semble pertinent : la déstructuration de la composition. Nelson Goodman, encore : « L’objet final de leur création n’est pas toujours un objet unique et impossible à répéter, destiné à résister au temps. Il consiste souvent dans un geste, qui, par définition, s’efface en même temps qu’il se déploie ou dans des objets voués à une existence éphémère par la nature même des matériaux qui les constituent ».
24 La démarche critique nécessaire consiste dès lors à décrire les principaux phénomènes processuels qui traversent les spectacles autographiques d’aujourd’hui, sans préjuger des liens sémiotiques plus puissants, ou des stratégies ou programmes qui se tissent en creux entre les œuvres.
2. Mutation des instances, des opérations et des supports d’énonciation
25 La crise de la représentation se traduit par des mutations profondes de l’instanciation du spectacle. Nous avons déjà décrit la transformation de l’auteurisation. Plusieurs autres processus subissent une modification radicale.
26 2.1 L’agir : l’acteur devient le témoin (et non l’interprète) des affects : Castellucci, exposé aux chiens dans Inferno, s’exhibe après d’être nommé, Marylin Carlson ne « représente » que sa matérialité dansante : l’acteur-signe prime sur le personnage. Le spectateur est confronté à une présence, à une production, à un événement. La mise en scène et surtout un théâtre principalement didascalique créent une texture spectaculaire, un tissu libéré de l’auteur. Kirby propose une nouvelle typologie de l’agir et du showing doing (faire voir). Il distingue ainsi
- le not acting (le performeur agit, présente son comportement, on situera dans ce courant l’automanipulation irréversible du corps, pouvant aller jusqu’à la scarification ou au suicide, Artaud (cruauté) Grotowski (art comme véhicule) Jan Fabre, Castellucci, Rodrigo Garcia dans La Fura del Baus et différents types de performance),
- l’acting : (le performeur simule de façon épique, il montre-cite un personnage, un geste à la manière de Brecht, ou intériorise l’émotion, tel Stanislavski, voire s’approprie l’affect jusqu’à la transe schechnerienne, épuisant ainsi la gamme de l’acting simple à complexe).
28 2.2 Le ressentir. L’expérience du spectateur est ici visée : le travail re/désémiotisant du spectateur est en constante sollicitation et mise en question. Si tout le processus de réception se trouve concerné, c’est la dimension perceptive qui est la première visée à travers divers aspects :
- a) la multimodalité sensorimotrice : les traditions interculturelles font que le spectacle ne s’adresse plus seulement au regard mais à tous les sens (il est « rasique » dira Schechner, s’inspirant du terme indien qui désigne syncrétiquement la saveur) ; les odeurs (Wilson, Barba), le toucher (Vandekeybus), le son délocalisé ou non (Chéreau, Strehler) importent tout autant que l’univers donné à voir.
- b) La multistabilité : l’objet ne change pas mais la perception de l’observateur évolue en fonction de sa position ou de son point de vue, au point que le spectateur se trouve confronté à une multitude de points de vue qui ne peuvent être articulés linéairement. Janett Cardiff, dans Munster Walk (1997) crée un système binaural qui, par l’illusion de voix chuchotant à l’oreille, produit un effet de proximité, suscitant une saisie du réel aussitôt mise en échec par la vidéo qui parasite de façon dichotique l’attention initiale.
- c) La saisie des distances et de l’altérité spectaculaire (immersion/extériorité par rapport à l’aire spectaculaire) sont remises en cause. La performance contemporaine l’atteste. Dans Surrender Control, de Forced Entertainment, les instructions par SMS aux spectateurs érigent ceux-ci en participants actifs, auteurs, témoins et interprètes de la pièce. Ils perdent leur statut d’observateur pour s’immerger en nomades dans le champ de la création.
30 Le concept d’immersion, devenu central aujourd’hui, renvoie à deux phénomènes distincts. Le premier concerne l’immersion cognitive. Lors de celle-ci, le destinataire plonge métaphoriquement dans la fable. Ce principe immersif apparaît particulièrement au sein des études littéraires. Richard Gerrig [14] associe l’immersion au concept de « transportation », par lequel le lecteur d’une fiction se « distancie » de l’environnement physique immédiat pour se « perdre » dans une histoire. Ceci caractérise l’expérience du spectateur dramatique, qui plonge dans le récit grâce au processus d’identification. Ce dernier est quelque peu contrebalancé par la dénégation (« je sais l’action dramatique est une illusion scénique mais j’y crois quand même. »). Ancrée dans le réel, l’homomatérialité du signe théâtral empêche une immersion absolue.
31 Dans le cas du deuxième type d’immersion, l’immersion cognitive est couplée à une immersion physique, qui implique l’intégration du corps du sujet à un environnement. Tel un corps dans un liquide, le participant est plongé dans un espace qui l’entoure. En plaçant le corps du spectateur au cœur du processus immersif, ces environnements invitent celui-ci à une conscience intensifiée de ses perceptions corporelles. Ce traitement immersif est particulièrement exploité au sein d’installations (on pense notamment au célèbre travail de Bill Viola) et s’invitent désormais au théâtre.
32 Les pratiques contemporaines explorent ces deux possibilités d’immersion du spectateur et remettent en cause la construction spectaculaire dramatique qui conditionne l’illusion théâtrale. La fonction de représentation du théâtre est manipulée ; le caractère homomatériel du signe est exploré au-delà de son traitement dramatique.
33 Ainsi, avec le cycle de performances Breaking, Eli Commins entend interroger le rapport qu’entretient le théâtre avec l’actualité internationale. Les fragments textuels proviennent de messages rédigés sur la plateforme Twitter par des individus impliqués au cœur de l’événement évoqué minute par minute. Ces fragments sont enregistrés ou énoncés lors de la performance par des acteurs disposés aux quatre coins de l’espace ou disséminés parmi le public. Lors du projet pilote autour de l’éruption du Mont Redoubt en Alaska (2009), une vingtaine de spectateurs sont allongés sous un écran géant placé à l’horizontale au dessus d’eux. Un écran vertical est également installé en face des spectateurs. La création basée sur la traversée de la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis (2010) comprend un écran géant installé en diagonale, partiellement en face et au dessus des spectateurs. Des images ou séquences vidéo captées sur le lieu de l’événement y sont projetées, ainsi que des extraits de journaux télévisés relatant les faits.
34 Breaking consiste dans une forme contemporaine de théâtre documentaire. Mû par une volonté d’informer le spectateur sur l’événement international dans un souci de relative transparence, ce type de dispositif délaisse la représentation d’une fable pour exploiter des matériaux authentiques disponibles sur l’événement. Le principe de représentation du monde se loge ici dans l’agencement de ces ressources.
35 Le caractère homomatériel du signe est manipulé lorsque le spectacle tente de limiter l’intervention de la scène entre le spectateur et l’événement. La distance entre le signe et son « valant pour » s’amincit ; le signe paraît à présent posséder une expression pour un seul contenu (l’événement auquel il est fait référence). Les acteurs lisent les fragments textuels ; ils n’incarnent pas véritablement de personnages mais constituent des relais entre ces individus vivant en Amérique et le public. Le caractère authentique du signe s’intensifie lorsqu’il est question des documents projetés à l’écran. Leur montage constitue la seule intervention scénique ; ces signes ne représentent pas l’événement mais en témoignent. L’événement évoqué est absent – il ne se produit pas sur la scène – mais son absence n’est pas comblée par sa représentation sur le plateau. L’événement est maintenu à distance. Cette absence assumée engendre un mécanisme d’immersion cognitive, chez le spectateur, distinct de celui provoqué par la représentation dramatique. En dehors de toute logique d’illusion, Breaking brise le couple « identification/ dénégation » : en tant que témoignage et non représentation, l’action des acteurs n’est pas à prendre pour vraie. Délivré du paradoxe théâtral, le spectateur peut plonger dans l’événement extrascénique évoqué.
36 La temporalité de l’action scénique favorise cette immersion cognitive. L’événement est essentiellement rapporté minute par minute, dans une temporalité proche de celle du spectacle et du spectateur. Plutôt que de créer un espace-temps distinct, Breaking joue avec la proximité de l’espace-temps quotidien. De plus, l’événement évoqué est toujours en cours lors de la présentation du spectacle. Ceci accentue l’effet de proximité et intensifie l’immersion au cœur de l’événement.
37 Cette esthétique de la distanciation documentaire, qui n’est bien entendu pas neuve, est devenue une approche théâtrale majeure dans les années cinquante et soixante. Au-delà de l’intégration de la culture Internet à son dispositif, la spécificité de Breaking tient dans la recherche d’une immersion théâtrale à la fois cognitive et sensorielle. Tandis que le premier type d’immersion repose sur les mécanismes d’adhésion au spectacle, le deuxième implique l’immersion de l’individu au cœur d’un environnement technologique qui interroge ses perceptions.
38 Le spectateur est plongé au cœur de l’événement au niveau même de ses perceptions auditives et visuelles. Plutôt que de se présenter frontalement au public, les acteurs et les baffles sont disséminés dans l’assistance. Le son provient donc des quatre coins de la salle et entoure le spectateur. Ce dernier se situe sensoriellement au cœur du dispositif sonore. L’effet immersif est plus intense au niveau visuel grâce à la faible distance entre le spectateur et l’écran (de six mètres sur deux et demi). Le spectateur est ainsi contraint de plonger dans l’image ; tant la force évocatrice de celle-ci que le gigantisme de ses stimuli lumineux défient le maintien d’une distance entre le spectateur et le support. La taille de l’image projetée modifie les habitudes perceptives du spectateur car elle fait intervenir autant la vision périphérique que la vision fovéale dominante. Traditionnellement, le sujet percevant a recours à la vision centrale pour distinguer les stimuli complexes, aux contours précis et contrastés (un visage par exemple). L’intervention de la vision périphérique offre une approche des stimuli visuels lors de laquelle la capacité de reconnaissance est altérée. La rétine est moins sensible aux contrastes et aux couleurs ; la localisation ou l’identification d’un point devient un exercice malaisé, notamment en raison du groupement de stimuli similaires, difficilement discernables (« crowding effect »). [15] Par contre, la vision périphérique impliquerait une sensibilité accrue aux mouvements et nous permettrait de saisir plus finement notre environnement. Certains stimulent particulièrement cette propriété de la vision périphérique, à l’instar de Marc Boucher [16] dans le cadre de chorégraphies multimédia dans le but de créer une sensation de mouvement et de présence chez le spectateur.
39 La sollicitation de la vision périphérique, délaissée par le dispositif théâtral traditionnel, permet au spectateur de plonger dans l’image sans être exclusivement conditionné par la reconnaissance des signes. En perdant son statut de signe pour se transformer en une matière trouble et mouvante, l’image n’est plus seulement un support documentaire mais une interface qui propose une expérience sensorielle en tant que telle. De l’association de ces deux types de vision résulte une tension par laquelle le spectateur se plonge dans l’image de façon singulière. Tant cognitivement que sensoriellement, le spectateur est invité à un voyage au cœur de l’événement.
40 L’immersion obtenue dans des créations comme Breaking diffère à bien des niveaux de celle produite dans les performances qui font appel à des procédés relevant de la réalité virtuelle. Dans le premier cas, l’immersion est obtenue par la création d’un espace que se partagent les spectateurs placés au centre, les acteurs, les baffles et les écrans. Le sentiment d’immersion provient essentiellement de la proximité du support visuel. Dans le deuxième cas, le spectateur est véritablement plongé dans un environnement immersif qui l’extrait de la réalité immédiate. La définition de la réalité virtuelle formulée par Arnaldi et al. souligne combien l’immersion dans l’univers virtuel présuppose une extraction de la réalité immédiate « pour changer virtuellement de temps, de lieu et (ou) de type d’interaction : interaction avec un environnement simulant la réalité ou interaction avec un monde imaginaire ou symbolique. » [17]. La représentation du monde maintenue sous la forme documentaire dans Breaking fait place à cyberespace transitionnel, au sein duquel la distinction entre les signes immédiats et ceux créés par les techniques de réalité virtuelle devient poreuse.
41 Pour Bolter et Grunsi [18], l’immersion physique requiert la transparence totale de l’interface ; le medium doit disparaître pour garantir l’illusion parfaite du sujet immergé. Philippe Fuchs et al. [19] rappellent combien cette transparence est difficile à atteindre d’un point de vue technique ; la poursuite des incohérences sensorielles ou sensorimotrices constitue le cheval de bataille des ingénieurs informaticiens. Plutôt que d’élaborer un univers virtuel porté par l’illusion totale du participant, les performances de la compagnie belge Crew sont composées de signes immédiats et médiatisés. Cette double nature du signe plonge le spectateur dans un entre-deux, balancé entre les deux niveaux de réalité perçue.
42 Les spectacles Eux (2008) et Line-up (2009) de Crew intègrent l’« immersant » [20] au dispositif immersif d’un point de vue dramaturgique. Dans Eux, le participant endosse le rôle d’un patient souffrant d’agnosie (perte de la capacité de reconnaissance) ; dans Line-up, il devient un employé de bureau licencié en raison de troubles de paralysie comateuse temporaires. Dans les deux performances, le spectateur est plongé dans la perception modifiée du personnage au moyen d’un visiocasque et d’un casque audio. Le sentiment d’immersion provient essentiellement de la vision à 360 degrés que permet le visiocasque ; l’image projetée devant les yeux du spectateur suit tous les mouvements de sa tête. Ces images mêlent des séquences enregistrées et des scènes live. L’histoire est contée en temps réel par un performeur présent aux côtés du participant. Le dispositif n’est pas interactif dans la mesure où l’immersant ne peut pas agir sur l’environnement virtuel ni prendre des initiatives. Sa fonction dramaturgique consiste à observer le monde en s’y promenant et à tenter de comprendre ses perceptions modifiées par la maladie. Les sensations du participant rejoignent ainsi celles éprouvées par le personnage qu’il incarne.
43 Comme le rappellent Philippe Fuchs et al. [21], dans le monde réel, tout sujet crée une représentation cohérente du monde à partir des stimuli sensoriels qu’il perçoit. Dans un univers virtuel, le protagoniste importe les schémas comportementaux qu’il active dans le monde réel et cherche par conséquent également à établir une interprétation cohérente du monde sur base de ses perceptions. C’est précisément l’articulation entre perception corporelle et représentation cohérente que les dispositifs de Crew interrogent.
44 Kurt Vanhoutte, chercheur et dramaturge de la Compagnie, Nele Wynants et Philippe Bekaert [22] analysent combien les spectacles mettent en place une privation sensorielle chez le spectateur. Par exemple, la correspondance entre la perception visuelle déterminée par l’image projetée et les perceptions kinesthésiques est subtilement altérée. Les sensations de mouvement ne correspondent pas trait pour trait aux déplacements projetés dans le visiocasque. Dans une séquence de Eux, le sujet est installé sur un lit mobile ; dans Line-up, il est assis sur un siège à roulettes. Dans les deux cas, les capteurs de déplacement, présents essentiellement dans les jambes et les plantes de pied, ne peuvent plus opérer normalement. Le système vestibulaire est perturbé car les perceptions visuelles ne correspondent pas tout à fait aux sensations kinesthésiques. Confronté à des perceptions contradictoires, ancrées dans les mondes réel ou virtuel, le spectateur est invité à interroger les sensations de son corps pour donner une cohérence au monde perçu. Le questionnement suivant est constamment activé : « Les images projetées correspondent-elles à mon propre déplacement ? ». « Suis-je en train d’observer le monde dans sa réalité immédiate ou est-il question d’un univers absent ? ». « Les objets que je distingue sont-ils réellement en face de moi ou existent-ils uniquement dans le monde virtuel ? ». En privant le spectateur du fonctionnement normal de ses capteurs kinesthésiques, le dispositif accroît le rôle de la vision (déjà dominant) dans le processus de perception du monde.
45 A l’instar des signes qui composent Breaking, cette esthétique de l’indistinction entre les stimuli immédiats et médiatisés interroge le caractère homomatériel du signe théâtral. La nature ontologique de l’expression du signe fait l’objet d’une exploration inédite : le participant est contraint d’interroger constamment la nature immédiate ou virtuelle du stimulus. Le couple présence/absence est fondamentalement remis en question dans la mesure où la présence du signe n’est plus certaine. Dans le cas de tels dispositifs spectaculaires, la suspension de l’incrédulité du spectateur se produit par l’intermédiaire de ses perceptions valant pour elles-mêmes. L’articulation du couple identification-dénégation, convoqué par tout spectacle théâtral, se loge ici au cœur même du corps sensible du spectateur. Face à des perceptions contradictoires, c’est avant tout par sa chair que celui-ci articule constamment ces deux versants de la réception théâtrale.
- d) La perception de la temporalité est directement liée à la construction des attentes, réinventée à chaque spectacle. Robert Wilson dans sa pièce sur Staline distend la durée de la représentation sur toute la nuit, plaçant le spectateur dans une situation pratiquement de téléspectateur, lui ménageant des pauses, des déambulations, des espaces latéraux, des lieux de rencontre accueillant la construction du public comme partie de la création. La déstabilisation multipolaire de l’expérience perceptive dénonce en fait le caractère situé et disciplinaire du corps percevant : le refus des conventions dramatiques s’accompagne d’une réflexion sur les processus d’observation. Les habitus perceptifs dépendent des idiosyncrasies du spectateur : là où la tradition a installé la durée, le dialogue, le relationnel, des habitus de lecture se sont installées que Foreman, Wilson, Noverina, Castellucci, Lauwers ou Fabre malmènent en proposant des spectacles statiques.
47 La contingence de la perception et le croisement entre habitudes et rythmes de réception propres au théâtre mais aussi aux autres arts, notamment visuels, caractérisent le spectacle vivant des dernières années.
2.3 – La crise de la médiation du corps
48 Tanztheater, performance, théâtre opératique, non-danse, théâtre postdramatique, etc. Ces expressions traduisent la difficulté croissante de catégorisation au sein du spectacle vivant. Les études menées par les spécialistes de l’anthropologie théâtrale prouvent la labilité des cloisonnements historiquement et culturellement déterminés : Savarese souligne que la distinction acteur/danseur ne date que du XVIIe siècle [23] ; Pradier rappelle également l’unité dans le théâtre grec et observe surtout notre difficulté à appréhender cette unité [24] ; Barba précise que cette distinction récente est aussi occidentale [25], comme l’attestent a contrario la Kathakali, le Kabuki ou le Jingju. Le XXe siècle est le témoin d’un processus d’émancipation aux aspects paradoxalement syncrétiques et qui fait émerger une qualité du spectacle : le vivant.
49 Présence du corps, travail du corps, communication par corps interposés, la corporéité devient centrale. Cette révolution quasi copernicienne modifie considérablement la création, la formation mais aussi, et peut-être surtout, la réception. Une réception active, libre (et non plus contrainte), corporelle (et plus uniquement intellectuelle), kinesthésique. Le corps sur scène est au centre de l’interrogation des praticiens. Le XIXe siècle réduisait le corps à un artefact sémiotique du jeu (la pantomime chère à Delsarte), à une partition quasi chorégraphique. Le XXe siècle érige le corps, pour reprendre Kristeva, en « idéologème ». La corporéité de la performance, les formes hybrides de théâtre-danse, du nouveau cirque, du théâtre postdramatique ne cessent de réaffirmer le passage d’une approche technique de la performance corporelle à une conception idéologique de libération de l’acteur, voire à une élimination des sédimentations historico-culturelles (Grotowski). Les techniques de l’expression corporelle au service de la représentation émancipée se donnent pour objectif la production de Soi. Chez Grotowski, le corps de l’acteur est l’instrument à travers lequel l’organicité, la totalité de l’être s’expriment. Comme chez Artaud, qui voit en l’acteur un « athlète affectif », le souffle mobilise le corps et donne une profondeur au jeu. Le spectacle vivant contemporain rend à la chair de l’acteur son sens, fût-ce in absentia à travers la référence contradictoire à l’intermédialité ou au virtuel ; de même, il place l’expérience du spectateur au centre de la création.
50 Walter Benjamin stipule – dès les années vingt et trente – que « le sujet moderne a perdu sa faculté d’aperception et que celle-ci a progressivement fait place à une forme d’anesthésie de la conscience ». L’observation de Benjamin ne concerne que les arts mécanisés : à réhabiliter la corporéité, la présence, l’éphémère, l’autographe, le spectacle vivant aura fait comprendre que la modernité théâtrale a contraint la théorie à soustraire les objets aux évidences. Les mutations contemporaines sont bien celles des processus.
Notes
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[1]
Cf. Helbo, André, Le théâtre. Texte ou spectacle vivant ? Paris, Klincksieck, 2007, p. 114
-
[2]
« Parfois, une iconographie plus ou moins précise ou abondante peut en évoquer les aspects visuels, qui contribuent, si l’on veut, en partie, à l’élaboration d’un imaginaire de corps. » Louppe (Laurence), Poétique de la danse contemporaine. Troisième édition complétée, Vottem, éd. Contredanse, Coll. La pensée du mouvement, 2007, p. 324
-
[3]
id., p. 324
-
[4]
id., p. 322
-
[5]
Pouillaude, Frédéric, Le désœuvrement chorégraphique. Etude sur la notion d’œuvre en danse, Paris, Ed. Vrin, 2009, p. 9
-
[6]
de Toro, Fernando, “Performance : Quelle performance ?”, in A. Helbo (éd.) Performance et savoirs, Bruxelles, De Boeck, 2011
-
[7]
« [Duncan] Pictorialize [s] Music » Cohen (Selma Jeanne) et al, International Encyclopedia of Dance, USA, Oxford University Press, 1998 vol2, p. 454.
-
[8]
Levinson, in Duncan op. cit., p. 142-143.
-
[9]
Judson Dance Theater, New-York, au début des années soixante.
-
[10]
Schechner, Richard, Avant-garde, niche-garde et Performance Theory, in A. Helbo (éd), Performance et savoirs, Bruxelles, De Boeck, 2011
-
[11]
Lyotard, Jean-françois, De la condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979
-
[12]
Michael Fried, La place du spectateur, Paris, Gallimard, 1990
-
[13]
Goodman, Nelson : Les langages de l’art : Une approche de la théorie des symboles, Paris, Hachette, 2005,
-
[14]
Gerrig, Richard, cité dans Ryan, Marie-Laure, « Immersion vs. Interactivity : virtual reality and literary theory », in Substance, Vol. 28, no2, 1999, p. 116
-
[15]
Boucart, Muriel, Nailli, Fatima, « Reconnaissance implicite et explicite en vision périphérique », in Coello, Y. et Moroni, C. (Eds.). Voir, agir et communiquer : Déficit et Handicap. SOLAL, 2004, Marseille, pp. 13-15
-
[16]
Boucher, Marc, « Kinesthésie et vision », Intervention lors du colloque Mobile immobilisé : art, technologies et (in) capacités, UQAM, du 31 octobre au 3 novembre 2007, révisé le 28 octobre 2009, téléchargeable sur http://mobileimmobilise.uqam.ca
-
[17]
Idem, p. 7
-
[18]
Bolter et Grunsi (2000 : 21) cités dans Giannachi, Gabriella, Virtual theatres, New-York, Routledge, [2004] 2008, p. 5
-
[19]
Fuchs, Philippe et al., « Approche théorique et pragmatique de la réalité virtuelle », in Fuchs, Philippe (dir.), Le Traité de la réalité virtuelle, Tome 2, Paris, ENSMP Presses, 2006, pp. 19-59
-
[20]
Terme utilisé par la compagnie belge Crew pour nommer le sujet immergé dans le dispositif technologique.
-
[21]
Fuchs, Philippe et al. « Approche théorique et pragmatique de la réalité virtuelle », in Fuchs, Philippe (dir.), idem, p. 31
-
[22]
Vanhoutte, Kurt et al. « Being inside the image. Heightening the sense of presence in a video captured environment through artistic means : the case of CREW », in Spagnolli, Anna (dir.) et al., Presence 2008 : proceedings of the 11th International Workshop on Presence in Padova, Padova, Libraria Universitaria Padova, 2008, pp. 159-162
-
[23]
Et de citer les spectacles de la Renaissance ou ceux de la Commedia dell’arte durant lesquels les « acteurs indivisibles » chantaient, dansaient et jouaient. « Nostalgie ou la passions des retours », Barba (Eugenio) et Savarese (Nicola), L’énergie qui danse. Dictionnaire d’anthropologie théâtrale, Montpellier, Ed. L’entretemps, Grand Format Les voies de l’acteur, 2008, p 155
-
[24]
« Le théâtre grec n’est pas le fruit de la littérature, mais d’une union à trois : la musique, la danse et la poésie. […] il nous est difficile de nous représenter un genre spectaculaire élaboré par association – une croissance en complexité – , alors que le théâtre est pour nous un art né de la dissociation de la textualité, de la danse et de la musique. » Pradier (Jean-Marie), La scène et la fabrique des corps. Ethnoscénologie du spectacle vivant en Occident, Montaigne-Bordeaux, Ed. Presses Universitaires de Bordeaux, Coll. Corps de l’esprit, 2000 (1997), p45
-
[25]
Barba et Savarese, op. cit., p258