Notes
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[2]
E. Anstett et J.-M. Dreyfus, Cadavres impensables, cadavres impensé. Approches méthodologiques du traitement des corps dans les violences de masse et les génocides, 2012, et A.-M. Losoncsy et V. Robin Azevedo, Retour des corps, parcours des âmes. Exhumations et deuils collectifs dans le monde hispanophone, 2016.
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[3]
Cet ouvrage est paru simultanément dans sa traduction espagnole aux éditions Miño y Dávila de Buenos Aires, sous le titre La muerte del verdugo. Reflexiones interdisciplinarias sobre el cadáver de los criminales de masa (préface de Juan Ernesto Méndez).
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[4]
H. Welzer, Les exécuteurs. Des hommes normaux aux meurtriers de masse, Paris, Gallimard, 2007.
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[5]
T. Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 2004, p. 32.
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[6]
F. Mégret, « Les angles mort de la responsabilité pénale individuelle en droit international », RIEJ, 71/2, 2013, pp. 83-136.
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[7]
C.-N. Robert, L’impératif sacrificiel : au-delà de l’innocence et de la culpabilité, Genève, Edition d’en Bas, 1986.
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[8]
H. Garfinkel, « Conditions of Successful Degradation Ceremonies », American Journal of Sociology, 61/5, 1956, pp. 420-424.
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[9]
R. Girard, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982.
1Si les violations massives des droits humains ont fait l’objet de nombreuses recherches et publications, une conséquence de ces violations, à savoir la production massive de cadavres, demeure une question peu étudiée.
2Un programme de recherche interdisciplinaire, intitulé « les cadavres dans les génocides et les violences de masse » [1], financé par le Conseil Européen de la recherche, a été mis sur pied afin d’explorer ce sujet « tabou » et les questions qui l’entourent, notamment la question du traitement réservé à ces corps, celle de leur destruction ou dissimulation, celle de leur recherche et leur identification ou encore celle de leur patrimonialisation, dans l’idée que la réponse à ces questions participe à la compréhension des mécanismes de mise en œuvre des violences de masse et de leur impact. Cette recherche a déjà conduit à la publication de deux ouvrages dans la collection « Les cadavres dans les génocides et les violences de masse », aux éditions Petra [2]. L’ouvrage commenté est la troisième publication de cette collection [3].
3Dès lors que cette recherche interdisciplinaire s’est au départ focalisée sur les cadavres des victimes, l’ouvrage recensé, en proposant d’étudier les cadavres des bourreaux – le terme « bourreau » étant compris comme l’auteur ou le commanditaire de crimes de masse –, choisit une problématique singulière dans un champ de recherche déjà pionnier : il relèverait, selon la directrice de l’ouvrage ici présenté, du « tabou dans le tabou ». Si le sujet des « bourreaux » nous est certes familier, vu les nombreux ouvrages consacrés à leur vie, leur idéologie, etc., les questions relevant des modalités de leur mort ou mise à mort, du traitement post-mortem de leur corps et de la patrimonialisation de leur cadavre, demeurent méconnues. Pourtant, l’ouvrage démontre que de telles questions font l’objet d’enjeux majeurs.
4Sévane Garibian, professeure à l’université de Genève et directrice de l’ouvrage, fait le choix d’une double approche interdisciplinaire et qualitative. L’ouvrage regroupe dix contributions qui s’attachent chacune à la mort d’un bourreau en particulier, en mobilisant, selon les spécialités des auteur.e.s, l’histoire, le droit, l’anthropologie, la sociologie, la littérature ou la psychologie. Ces contributions, présentées en trois parties selon la modalité de la (mise à) mort (I. mort naturelle, mort suspecte ; II. mise à mort judiciaire ; III. exécution extrajudiciaire), sont complétées par une préface d’Antoine Garapon, un prologue, et une introduction de la directrice de l’ouvrage, qui présente le sujet, la méthodologie et quelques observations conclusives.
5A la suite de la préface et de l’introduction, l’ouvrage débute par un prologue d’Elodie Tranchez, docteure en droit, intitulé « Tyrannicide et droit international, une coexistence possible ? ». L’auteure montre la difficulté de dégager une définition universelle du terme « tyran », élaboré par Jean de Salisbury au Moyen-Age, en raison de la subjectivité inhérente à cette notion, qui renvoie à la question des valeurs. Elle étudie les principes du droit international de la neutralité, de l’immunité des chefs d’Etat et du droit à la vie, pour conclure que le droit international interdit le tyrannicide. Dans une tentative de réconciliation du droit à la vie et du tyrannicide, elle aborde ensuite le principe du droit à la vie sous un autre angle : si le droit à la vie est une valeur suprême, n’est-il pas permis d’y déroger aux fins de le protéger, en autorisant le tyrannicide quand plus aucun autre recours n’est possible ? L’auteure considère que le droit international ne reconnaît pas un droit individuel au tyrannicide. Elle étudie les arguments qui pourraient reconnaître un droit collectif accordé aux peuples à la résistance, incluant le tyrannicide, mais en en soulignant les risques. Et de citer Spinoza pour rappeler au lecteur « l’imprudence de ceux qui s’efforcent de supprimer un tyran, alors qu’il est impossible de supprimer les causes qui ont fait le tyran, ces causes elles-mêmes devenant d’autant plus puissantes qu’on donne au tyran des plus grands motifs d’avoir peur ».
6Cette introduction annonce le postulat de l’ouvrage : il ne s’intéresse qu’aux « bourreaux tyrans », c’est-à-dire à ceux qui représentent, à tout le moins dans l’imaginaire populaire, des figures tyranniques importantes. Il laisse de côté les « bourreaux communs », les exécuteurs [4] – dont les cadavres ne semblent que peu relevants dans une conceptualisation de « La mort du bourreau » (une petite exception cependant : la contribution de Nicolas Patin s’intéresse également aux hauts dignitaires nazis : infra). Deux axes de lectures, parallèles à ceux mis en exergue par le plan de l’ouvrage, nous semblent apparaître : la mort du bourreau face à la mémoire et la mort du bourreau face au droit – qui s’entremêlent si bien que le lecteur se demande quelle place pour le droit condamnant (ou essayant de condamner) ces bourreaux.
La mort du bourreau face à la mémoire
7La mémoire est présente et questionnée tout au long de l’ouvrage : quelle place donner à la mémoire face au cadavre et à la mort du bourreau ? Comment rompre avec (ou lutter contre) la glorification du souvenir de ces tyrans ? Ou comment la favoriser ? Que faire pour oublier, faire oublier, ou se souvenir ? Etc. Ces questions traversent les différentes contributions et donnent un fil directeur pertinent à leur enchaînement : entre volonté (parfois imposée) d’oubli et nécessité de se souvenir, le cadavre du bourreau est enjeu mémoriel.
8C’est ainsi que Anne Yvonne Guillou, anthropologue (« Le “maître de la”, les cultes rendus au cénotaphe de Pol Pot ») étudie l’ambiguïté qui règne autour du cénotaphe de Pol Pot. Elle note « le traitement hâtif et sans prestige du corps du bourreau, sur un bûcher sommaire, sans rituel » et le caractère très modeste de ce monument sans corps. Le gouvernement semble tiraillé entre la volonté de tirer profit du tourisme des lieux de crime de masse et celle d’éviter de transformer les lieux en sanctuaire pour les anciens Khmers rouges, si bien que le lieu est (presque) à l’abandon. Elle étudie en parallèle les rites des nouveaux arrivants dans la région, qui se sont « emparés » de ce tombeau dans leur propre culte de la terre, avec pour résultat que Pol Pot s’est transformé en un être immatériel (et un objet mémoriel) continuant à régner sur les lieux.
9C’est aussi la question de la mémoire qui se joue face à Idi Amin Dada (Ouganda) et Jean-Bedel Bokassa (Centrafrique) à propos de laquelle Karine Ramondy, historienne (« “Ubus africains”, De l’hubris à la “belle mort”, l’exceptionnalité africaine ? ») démontre, une dichotomie apparue après leur mort naturelle : d’une part, une vision occidentale les ayant associés à des « Ubus africains » pour leurs excès et leur règne sanguinaire et les ayant tout à fait oubliés et, d’autre part, une vision africaine dans laquelle ces bourreaux ne sont pas restés impopulaires, en raison des conceptions africaines du pouvoir et de la légitimité, qui puisent leurs sources dans différents mythes traditionnels.
10La contribution de Frédéric Mégret, professeur de la faculté de droit de l’université Mc Gill (« Ben Laden, Chronique juridique d’une mort annoncée ») met pour sa part en exergue la volonté des autorités américaines de faire oublier Ben Laden pour qu’il n’y ait ni patrimonialisation ni de « mémorialisation » de son cadavre (jeté dans l’océan pour ne pas pouvoir localiser/mémoriser) – l’oubli devant être impératif, avec une ambiguïté cependant : Ben Laden doit être oublié, mais sa mort, elle, doit rester en mémoire et servir la grandeur américaine, la vengeance réussie et le rétablissement de l’ordre.
11C’est encore la question de l’oubli qui domine la lecture de la contribution intitulée « Les métamorphoses du corps de Mussolini ». Didier Musiedlak, professeur à l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, y explique pourquoi la mort de Mussolini n’a pas permis de clore l’histoire du fascisme en Italie. Le récit officiel des circonstances dans lesquelles Mussolini et sa maîtresse ont été exécutés, avant d’être soumis à la foule pour être lynchés, a été remis en question suite à différentes autopsies et expertises réalisées sur le cadavre de Mussolini, qui révèleront les incohérences du récit officiel. Le mystère qui entoure encore les circonstances de la mort de Mussoloni a renforcé son image de martyr, image exploitée par les fascistes qui rappellent la générosité de ce chef d’Etat ayant fait don de sa personne pour épargner douleur et humiliation à la nation. Le corps du bourreau continue a faire l’objet d’enjeux majeurs : de jeunes néofascistes sont parvenus à l’extraire du cimetière en 1946, cet exploit ayant permis la création du movimento sociale italiano, le cadavre a alors été conservé dans le plus grand secret avant d’être rendu à la veuve en 1957, pour sa dernière destination dans la crypte familiale, devenue lieu de pèlerinages et de rassemblements néofascistes. Le neveu de Mussolini a récemment voulu faire rouvrir le dossier, mais sa demande fut rejetée en justice. L’auteur conclut : « le temps n’est pas encore venu d’ensevelir la figure centrale de l’histoire récente de l’Italie ».
12C’est là in fine toute l’ambiguïté qui paraît à la lecture des histoires de ces cadavres et de leur devenir : le (bio)pouvoir souhaite à un temps donné obliger l’oubli mais semble devoir, pour ce faire, écrire un récit cohérent sur la mort du tyran, qui risque d’entraîner sa glorification, ou, à tout le moins, devenir objet sacré ou sacrificiel. « Tous ont le droit de recouvrer leur passé, certes, mais il n’y a pas lieu d’ériger un culte de la mémoire pour la mémoire ; sacraliser la mémoire est une autre manière de la rendre stérile » [5].
La mort du bourreau face au droit
13Bien que l’ouvrage soit interdisciplinaire, le droit est néanmoins au centre de celui-ci en raison du sujet abordé : droit de célébrer, négationnisme, droit à une sépulture décente, intervention armée et meurtre, processus judiciaire en œuvre au moment de la mort des tyrans. En la matière, il sied de souligner que le droit pénal est un mécanisme mémoriel qui pose la délicate question de son rôle dans la mémoire collective face à l’établissement de responsabilité individuelle pour des crimes collectifs [6]. Il n’est pas ici l’objet de revenir sur le rôle du droit dans le récit historique qu’il établit. Le droit est constamment questionné tout au long de l’ouvrage.
14Tout d’abord, par Frédéric Mégret qui confronte les différents hypothèses juridiques (terrorisme, criminel, combattants, exécution légale, extra-légale, etc.) de la mise à mort de Ben Laden en les dépassant pour montrer que la mort du tyran est un élément exceptionnel que le droit appréhende difficilement et lui donne la place de l’exception – il est en quelques sortes un corps étranger.
15Le droit est ensuite abordé par Sévane Garibian concernant le procès du tueur de Talaat Pacha (nous y reviendrons) ou encore par Muriel Montagut dans la mise à mort de Kadhafi (« La mort de Mouammar Kadhafi, contexte, traitement médiatique et signification »). Dans cette contribution, Muriel Montagut, psychologue clinicienne et docteure en sociologie, étudie le traitement médiatique et politique de l’exécution de Kadhafi pour interroger la justification de la torture. Au terme d’une analyse des discours politiques et des articles ou images de presse, l’auteur aboutit au constat que ces images d’une extrême violence n’auront suscité aucune condamnation politique ou médiatique : la violence est éludée dans un silence qui s’apparente à une reconnaissance implicite, évoquée mais pour regretter l’absence de procès, voire parfois justifiée au vu de la violence de l’ancien dictateur. L’auteur explique que le recours à la torture s’inscrit dans une démarche de vengeance : le tortionnaire se considère comme victime potentielle et voit la personne torturée comme coupable d’une faute, qui fonde la vengeance, il se fait justice. Ainsi, le silence autour des sévices subis par Kadhafi de la presse et des politiciens illustre le fait que la vengeance d’un peuple qui a souffert d’oppression durant 42 ans peut être considérée comme légitime.
16Mais le droit est aussi présent d’une autre manière : le fait que le processus judiciaire impose, d’une certaine manière, de se souvenir. En effet, l’ouvrage met en exergue l’impact du droit sur le non-oubli ou le fait que le droit oblige à se souvenir, impose de se souvenir – non seulement parce que le processus judiciaire demande des témoignages (des souvenirs donc), mais aussi parce qu’il se présente comme vérité. Or, on le voit à travers la lecture des contributions, le droit empêche l’oubli, à tout le moins le rend plus difficile. Le cas le plus symptomatique est ici celui exposé par Sévane Garibian (« Ordonné par le cadavre de ma mère, Talaat Pacha, ou l’assassinat vengeur d’un condamné à mort »). Dans cette contribution l’auteure revient sur un procès peu ordinaire : celui de Soghomon Tehlirian, jeune étudiant arménien, ayant assassiné Mehmet Talaat Pacha, responsable du génocide des Arméniens, d’une balle dans la tête le 15 mars 1921 à Berlin. La cour d’assises de Berlin décide le 3 juin 1921 de l’acquitter, le considérant comme dépourvu de libre arbitre au moment des faits, en raison des horreurs qu’il a vues et subies avant d’échapper au génocide arménien et de se réfugier à Berlin, où vit également son bourreau. L’auteur souligne le caractère exceptionnel de ce procès, dès lors que les catégories de juges sont « débordées » : le tribunal se transforme en « tribunal d’opinion », confrontant les juges à un « crime de l’Histoire », et se retrouvant dans une position de témoin du génocide face au récit du jeune justicier, assassin du bourreau de son peuple, bourreau ayant d’ailleurs été condamné à mort par contumace dans son pays. L’auteure donne ainsi au droit un rôle nouveau : celui de rappeler, l’obligation de ne pas oublier.
17Bien loin de « La citée divisée » de Nicole Loraux qui présente le serment des démocrates athéniens, en 403 avant JC, par lequel ils s’obligeaient (et obligeaient tout un chacun) à oublier la guerre civile passée dans le but de reconstruire une société, les contributions du présent ouvrage semblent démontrer, – mais cette hypothèse devrait être discutée avec les auteurs – que le droit peut empêcher l’oubli… même l’oubli du bourreau. Certaines contributions soulignent l’importance de cette conséquence du droit, à l’image de la contribution proposée par Florence Hartmann, journaliste et ancienne porte-parole et conseillère de Carla Del Ponte (« La revanche posthume de Slobodan Milosevic ») qui étudie les circonstances de la mort et le sort réservé au corps de Slobodan Milosevic, mort avant la fin de son procès (et donc mort innocent) et le fait que, pour l’auteure, cette mort l’ait fait échapper à son jugement, ait ainsi privé les sociétés yougoslaves de la vérité judiciaire et continue à impacter le récit judiciaire. L’auteure montre à cet égard l’impact de l’absence de jugement rendu à l’encontre de Milosevic sur le revirement de jurisprudence du tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie fin 2012, ayant conduit à l’acquittement de trois figures importantes dans l’exécution de la politique d’épuration ethnique menée par Milosevic. Selon l’auteure, ces acquittements sonnent comme un acquittement posthume de Milosevic, empêchant son peuple d’oublier : « Sans jugement, et plus encore sans justice, la société n’est ni purgée de ses éléments criminels ni délestée du poids de la responsabilité collective. En se libérant de ses habits de bourreau, Milosevic a donc transféré la responsabilité de ses crimes sur son peuple ».
18C’est encore le droit qui a remis en lumière Pinochet (« Le chemin inextricable, entre le lit de mort et la lutte contre l’impunité : les cas de Franco et de Pinochet »). Rosa Ana Alija Fernandez, docteure en droit public international, compare le traitement des cadavres de Franco et de Pinochet par le prisme de la lutte contre l’impunité et met en exergue que la tombe de Franco, « symbole de la survie du franquisme dans la vie publique espagnole », empêche pour l’auteure la lutte contre l’impunité et le devoir de mémoire. A l’inverse, c’est la lutte contre l’impunité et le droit à la justice qui auront un impact au Chili sur la tombe de Pinochet. En effet, l’auteure montre comment le mandat d’arrêt international émis par l’Espagne lorsque Pinochet était en Angleterre et les procès qui seront menés à son retour au pays devant les tribunaux chiliens – sans aboutir à une condamnation en raison de la mort de celui-ci –, auront pour conséquence que ce dernier n’aura pas de funérailles avec les honneurs de l’Etat et ne sera pas enterré dans un mausolée monumental selon ses souhaits, mais dans une chapelle familiale. Elle conclut : « prendre des mesures pour que le bourreau n’ait pas de place dans la vie démocratique est la seule manière d’éviter que l’impunité accompagne sa dépouille pour l’éternité ».
19Mais cette lutte contre l’impunité n’entraîne-t-elle pas de replacer le bourreau dans la société ? Le droit semble également donner une tribune aux bourreaux jugés à Nuremberg (« Expier le meurtre de millions d’hommes ? L’exécution des hauts dignitaires nazis après la Deuxième Guerre mondiale »). Nicolas Patin, docteur en histoire contemporaine, s’intéresse d’abord à la mise à mort des nazis qui dans les pays occupés, mettaient en œuvre les politiques à l’échelle régionale et locale, souvent méconnus malgré leur rôle primordial dans l’extermination des populations juives en Europe. Dix-sept d’entre eux sont jugés et exécutés entre 1945 et 1952, la majorité par pendaison : bien que la pendaison était le moyen d’exécution le plus courant à l’époque, elle est déshonorante en comparaison avec le peloton d’exécution, considéré comme la mort honorable réservée aux militaires. Les exécutions furent publiques, alors que la publicité avait disparu dans presque tous les pays d’Europe. Il étudie ensuite le sort réservé aux plus hauts responsables nazis, jugés à Nuremberg. Onze parmi les vingt-quatre accusés sont condamnés à mort et pendus, les Alliés refusant le peloton. Les exécutions ne sont pas publiques, mais des photographies des corps allongés dans les cercueils sont prises pour les archives médicales. Pour faire taire les rumeurs quant au bon déroulement des exécutions, les photographies sont envoyées à la presse pour publication. Les Alliés décident d’incinérer les corps et de disperser les cendres, afin d’éviter un culte des morts et des pèlerinages massifs autour des sépultures nazies. L’auteur remarque qu’aucune réflexion n’a été menée sur le lien entre corps politiques vivants et dépouilles, comme si tous les nazis auraient pu faire l’objet d’un culte et doivent donc disparaître. Il relève que la destruction des cadavres emporte le risque de la virtualisation et du doute : sans la matérialité de la dépouille, la menace d’un culte se transforme en la menace du fantôme. L’auteur conclut que les Alliés sont néanmoins parvenus à une solution efficace : les photographies ont permis d’attester du décès, et l’absence de sépulture d’éviter un culte collectif. Les procès et exécutions n’auront toutefois pas été l’occasion pour les nazis d’expier leur crime car la plupart en ont profité pour manifester leur absence totale de repentir et dénoncer une justice de vainqueurs.
20Le droit et la mort du bourreau apparaissent encore dans un cas récent : celui de Saddam Hussein. Dans une contribution dédiée au dictateur irakien (« Saddam Hussein, De la politique de la cruauté à une dramaturgie de l’enterrement »), Ana Arzoumanian, écrivaine et juriste de formation décrit le processus de création du haut tribunal pénal irakien et les deux procès intentés à l’encontre du bourreau : l’un portant sur la répression des Chiites dans le village de Dujail et l’autre sur la répression de la population kurde en 1988. Il sera condamné à mort par pendaison après 11 mois de procès. Ce haut tribunal sera critiqué en raison d’irrégularités, de dysfonctionnements en matière de publicité et de protection de l’accusé. L’exécution par pendaison se fera le 30 décembre 2006, le jour de la célébration de l’Aïd el-Kébir, le jour du sacrifice, entraînant une sacralisation dans la mise à mort. L’auteur décrit les logiques théâtrales à l’œuvre lors du procès énonçant le verdict, ainsi que l’utilisation par les forces de la coalition du symbolisme dans la mise en scène de l’exécution (recours à une mise à mort « féminine »). Le corps repose dans une tombe familiale, devenue lieu de pèlerinage. L’auteur termine sa contribution en évoquant l’œuvre Saddam is Here de l’artiste Penjweny, qui a photographié onze Irakiens se couvrant le visage d’un masque qui représente le portait en noir et blanc de Saddam Hussein. L’opération sémantique consistant à placer une photo-visage-masque sur ces visages permettrait aux Irakiens eux-mêmes de tuer Saddam Hussein, un homme-dictateur au portrait officiel, et non « une personne à qui une mort féminine a été administrée par les forces de l’occupation ». L’œuvre rend aux Irakiens le corps du tyran confisqué par les forces d’occupation.
21On le voit, l’ouvrage ici présenté, novateur et captivant, soulève des questions fondamentales - difficiles à développer dans le cadre restreint d’une simple recension –, et c’est bien là son apport principal : aborder un sujet « tabou » et surtout méconnu de la littérature, et ce, de manière interdisciplinaire. D’une part, l’ouvrage propose une catégorisation des différentes formes de (mises à) mort de bourreaux : la mort naturelle, qui, même suspecte, permet d’échapper à la vengeance privée et à la justice, « humanise » le bourreau dans sa mort mais n’apporte ni vérité judiciaire ni réparation (Pol Pot, Amin Dada, Bokassa, Franco, Pinochet, Milosevic) ; la mise à mort judiciaire, qui empêche la vengeance par la foule et protège de la culpabilité, qui garantit l’ordre et donne une vérité judiciaire à l’issue d’un jugement public, qui « condamne mais ne démystifie pas » bien au contraire (dignitaires nazis, Saddam Hussein) ; l’exécution extrajudiciaire, qui assouvit la vengeance (qu’elle soit individuelle, collective ou étatique), au risque de favoriser la figure du martyr (Talaat Pacha, Mussolini, Ben Laden, Kadhafi). D’autre part, l’ouvrage illustre les possibilités de l’Etat quant à la patrimonialisation : une volonté affirmée de patrimonialiser la sépulture du bourreau (Talaat Pacha et Franco), une ambiguïté (Pol Pot, avec le projet touristique), une indifférence quant à la sépulture, laissée à l’abandon (Bokassa), un rejet ferme, reléguant la sépulture à la sphère privée (Pinochet, Milosevic, Kadhafi, Mussolini), à l’exil (Amin Dada), voire empêchant toute sépulture par la suppression du cadavre (dignitaires nazis, Ben Laden).
22On regrettera néanmoins quelques absents dans la liste des bourreaux étudiés, à l’image de Nicolae Ceauşescu ou encore de bourreaux « plus ordinaires » qu’étaient Eichman, Papon, Touvier, Barbie, et tous les exécuteurs anonymes. C’est aussi là finalement que l’ouvrage nous oblige une dernière question : ces (mises à) mort ne sont-elles pas avant tout celles de bouc émissaires, à tout le moins de victimes expiatoires [7] indispensables à la reconstruction post crimes des masses ? Ces morts ne sont en effet pas sans rappeler les cérémonies de dégradation observées par H. Garfinkel [8] ou les sacrifices décrits par R. Girard [9]. Quand le bourreau n’a pas fait office de victime expiatoire de son vivant, il le devient souvent après sa mort… l’ouvrage lui-même semble le démontrer.
Notes
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[2]
E. Anstett et J.-M. Dreyfus, Cadavres impensables, cadavres impensé. Approches méthodologiques du traitement des corps dans les violences de masse et les génocides, 2012, et A.-M. Losoncsy et V. Robin Azevedo, Retour des corps, parcours des âmes. Exhumations et deuils collectifs dans le monde hispanophone, 2016.
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[3]
Cet ouvrage est paru simultanément dans sa traduction espagnole aux éditions Miño y Dávila de Buenos Aires, sous le titre La muerte del verdugo. Reflexiones interdisciplinarias sobre el cadáver de los criminales de masa (préface de Juan Ernesto Méndez).
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[4]
H. Welzer, Les exécuteurs. Des hommes normaux aux meurtriers de masse, Paris, Gallimard, 2007.
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[5]
T. Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 2004, p. 32.
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[6]
F. Mégret, « Les angles mort de la responsabilité pénale individuelle en droit international », RIEJ, 71/2, 2013, pp. 83-136.
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[7]
C.-N. Robert, L’impératif sacrificiel : au-delà de l’innocence et de la culpabilité, Genève, Edition d’en Bas, 1986.
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[8]
H. Garfinkel, « Conditions of Successful Degradation Ceremonies », American Journal of Sociology, 61/5, 1956, pp. 420-424.
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[9]
R. Girard, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982.