Innovations 2012/2 n°38

Couverture de INNO_038

Article de revue

Les attributs de l'innovation sociale dans l'insertion par l'activité économique

Pages 129 à 150

Notes

  • [1]
    Contrats uniques d’insertion, contrats à durée déterminée d’insertion, contrats de mission ou de mise à disposition, contrats de formation en alternance, de professionnalisation et d’apprentissage.
  • [2]
    Article 14 : au titre de la promotion de l’emploi de personnes rencontrant des difficultés particulières d’insertion et de la lutte contre le chômage, les conditions d’exécution d’un marché réservent une part des heures de travail générées par le marché à une action d’insertion. Article 53 : les conditions d’exécution d’un marché public de travaux ou de services favorisent les entreprises prenant en considération des « publics en difficulté » et démontrant leur performance en matière d’insertion.
  • [3]
    Article 30 : l’objet du marché est l’insertion sociale et professionnelle et concerne les structures dont la finalité est la prise en charge des personnes les plus éloignées de l’emploi par des prestations d’appui à l’emploi, de formation ou d’expériences pré-qualifiantes ou certifiantes.
  • [4]
    Pourcentage des embauches avérées par rapport au total des fins de contrats d’insertion au cours d’une année : CDI non aidé ou dans la structure, CDD de plus de 6 mois non aidé ou période d’intérim de plus de 6 mois, CDD de moins de 6 mois non aidé, contrat aidé (y compris dans une autre SIAE), création d’entreprise, formation, …
  • [5]
    60% au moins des salariés en insertion doivent se retrouver dans l’une des trois situations suivantes :
    – un « emploi durable » (taux de 25 % a minima) : CDI, CDD ou mission d’intérim de six mois et plus, stage ou titularisation dans la fonction publique, création d’entreprise ;
    – un « emploi de transition » : CCD ou mission d’intérim de moins de six mois, contrats aidés hors SIAE ;
    – une « sortie positive » : formation ou embauche dans une autre SIAE.
  • [6]
    Création d’activité ; accès à un emploi temporaire ou saisonnier ou de plus de 6 mois ; accès à un contrat aidé ; accès à une formation qualifiante ou certifiée ; accès à une procédure de VAE ; retour en formation scolaire ; accès à des actions de préprofessionnalisation.
  • [7]
    Le faible taux de sorties positives pour la catégorie des allocataires du RSA, autour de 35 % selon différentes estimations, est à ce sujet très éclairant.
  • [8]
    La FNARS (Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale) suggère en ce sens de neutraliser certaines sorties négatives (licenciement pour faute grave, sortie en période d’essai, abandon de la part du salarié en cours de contrat, déménagement, arrêt maladie, inaptitude médicale, hospitalisation, congé maternité ou parental, …) et d’élargir les sorties positives à la santé (démarches de soin, détection d’une maladie professionnelle, …), à l’accès au logement, à la résolution de problématiques de mobilité, à tout type de formations et d’apprentissages.
  • [9]
    Illustration par une régie de quartier ayant progressivement étendu son activité, du nettoyage ménagé (des habitats sociaux) au nettoyage de la voirie (ramassage des encombrants), puis à la tonte et l’entretien des espaces verts.
  • [10]
    Les prescripteurs de parcours valident le diagnostic préalable à l’acceptation d’un candidat à un parcours d’insertion dans le cadre d’un PLIE. La propension actuelle est de sélectionner les personnes les plus motivées et les plus aptes à l’emploi en fonction des résultats attendus en termes de sorties positives.

1En tant qu’organisations à but non lucratif (non-profit organizations), les entreprises de l’économie sociale représentent des acteurs de premier ordre dans la production d’innovation sociale. Phills et al. (2008, p. 36) définissent l’innovation sociale comme « une solution nouvelle à un problème social, plus effective, efficace et soutenable que les solutions existantes, et grâce à laquelle la valeur sociale créée revient principalement à la société plutôt qu’à des agents privés ». Ayant pour finalité explicite de fournir des biens et services au bénéfice de la communauté et de limiter la distribution de leur profit, les entreprises sociales donnent la primauté à leur finalité sociale ou sociétale (Defourny, Nyssens, 2008). Elles se positionnent « au carrefour du marché, de politiques publiques et de la société civile » dans différentes activités relevant de missions sociales (sous-développement, pauvreté, handicap, chômage, exclusion,...) ou dans des secteurs à vocation sociale (santé, services sociaux, éducation, ...) (Defourny, 2009, pp. 2-3).

2Nous allons aborder la production d’innovation sociale dans un secteur particulier, l’insertion par l’activité économique (IAE), ayant pour but de remettre en activité des personnes sans emploi à la fois par le traitement des origines de leurs difficultés sociales et la transmission de connaissances nécessaires à l’occupation d’un poste de travail. La réinsertion par le travail de personnes précarisées-désaffiliées et leur réintégration progressive sur le marché de l’emploi impliquent des modes d’accompagnement spécifiques contractualisés. L’IAE s’avère un secteur professionnel d’une certaine complexité en raison :

  • de la diversité des acteurs publics, parapublics et privés qui le composent ;
  • de l’imbrication de différents modes de coordination entre acteurs, à une échelle nationale ou locale ;
  • de l’affrontement entre deux conceptions du secteur : d’un côté, l’insertion perçue comme une mission de service public déléguée et, de l’autre, la légitimation d’un monopole exercé par des opérateurs privés considérés comme des entreprises sociales d’insertion par le travail (Eme, Gardin, 2002).
Au sein des structures opérationnelles de l’IAE (SIAE), l’innovation sociale se concrétise par de nouvelles techniques en gestation dans les pratiques collectives ou de nouvelles façons d’agir collectivement, qui contribuent à prévenir ou résoudre des problèmes sociaux, à engendrer des services sociaux ou en améliorer la qualité (Bouchard, 2007, pp. 122-124). Nous voulons montrer à la fois que l’innovation sociale génère, par la voie d’apprentissages collectifs, des normes d’activité et qu’elle est contrainte par des normes prescrites portées par l’intervention publique. Deux mouvements opposés caractérisent la normalisation de l’innovation sociale : la rationalisation qui consiste à « procéduraliser » les actes de travail des membres d’une organisation dans le but de plier les pratiques sociales aux logiques économiques et managériales normatives ; l’institutionnalisation qui consiste à inscrire les pratiques sociales innovantes dans une forme générale dans le but de tirer parti sélectivement des actions novatrices émergeant de l’expérience collective des acteurs. La normalisation de l’innovation sociale induit ainsi des conflits de normes qui nécessitent la constitution d’arrangements institutionnels entre acteurs publics et opérateurs privés dans une dimension territoriale.

3Dans une première partie, il convient de présenter le cadre d’analyse théorique de l’innovation sociale, nourri des apports de la sociologie de l’innovation et construit sur des fondations institutionnalistes. Dans une seconde partie, la spécification du régime de gouvernance hybride qui caractérise le secteur de l’IAE nous conduit à examiner l’influence des rapports de quasi-marché et de quasi-hiérarchie, résultant d’une régulation publique tutélaire-marchande. La troisième partie est consacrée à la formation des normes d’activité dans les SIAE et à l’établissement de micro-institutions indispensables à la négociation de normes prescrites et d’activité.

4L’analyse proposée repose largement sur des investigations empiriques poursuivies dans le secteur de l’IAE ces deux dernières années. Elles nous ont conduits à identifier les rapports de coordination entre acteurs publics et privés, dans les départements du Vaucluse, des Bouches-du-Rhône et du Gard, et à repérer les sources et les dynamiques de l’innovation sociale. Le protocole d’enquête s’est traduit par :

  • des entretiens semi-directifs auprès de deux élus et de cinq cadres de trois Départements différents (direction de l’insertion, unités territorialisées), de quatre techniciens de services déconcentrés de l’Etat (Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi – DIRECCTE, Pôle emploi), de trois responsables et de cinq chargés de mission de structures intermédiaires (Plans locaux pour l’insertion et l’emploi – PLIE, collectifs de SIAE), de six dirigeants et de huit accompagnateurs dans six SIAE distinctes (socioprofessionnels et encadrants techniques) ;
  • des observations répétées de différentes situations d’organisation du travail dans quatre SIAE (trois structures porteuses de chantiers d’insertion et une régie de quartier) ;
  • un recueil et un décryptage de divers supports et matériaux professionnels, les traits significatifs relevés étant systématiquement mis en perspective grâce à l’exploitation d’études régionales ou nationales.

Le cadre d’analyse théorique de l’innovation sociale

5Les processus d’invention sociale doivent être appréhendés par les usages collectifs que les acteurs font des procédures, des règles et des routines dans leurs pratiques sociales. Perçue sous l’angle de la formalisation de pratiques sociales innovantes, l’institutionnalisation de l’innovation sociale ne s’assimile pas à sa normalisation.

Une catégorisation de l’innovation sociale

6La sociologie des organisations et de l’innovation propose des cadres d’interprétation permettant de révéler le caractère éminemment social de l’innovation. Par opposition à la figure de l’agent dont les décisions et les actions sont préconçues rationnellement en science économique ou modélisées par pré ou surdétermination dans la sociologie holiste, les paradigmes interactionniste et constructiviste postulent que l’individu est un acteur doté d’une liberté de pensée et d’une autonomie dans l’activité. Ils consacrent par là même l’organisation sociale comme espace d’innovation, en conférant aux acteurs sociaux des capacités d’intervention sur les règles d’organisation, des logiques d’action dissemblables et évolutives, un savoir et une connaissance technique issus de l’expérience de travail. Sur ce point, l’analyse stratégique est sans ambiguïté. Crozier et Friedberg (1977) partent du postulat que l’entreprise, son organisation, sa politique, ses performances constituent des formes construites socialement reposant sur des acteurs autonomes intégrant les variables extérieures comme éléments de leurs stratégies opportunes. L’innovation sociale trouve sa source dans les capacités relationnelles des groupes à inventer des solutions à de nouveaux problèmes d’organisation productive, en coordonnant efficacement leurs actions grâce à des systèmes de régulation et des alliances conjoncturelles. L’innovation sociale vient donc se nicher dans les actions et les interactions, à travers lesquelles les individus en présence utilisent et transforment les valeurs reçues de la société, et prend forme au cours de processus actifs à distinguer des actes de « conversion morale » à des normes managériales ou culturelles (Bernoux, 1999, p. 224).

7Toutefois, pour certains sociologues, l’innovation est perceptible à travers la confrontation de règles formelles et informelles alors que pour d’autres elle émerge d’un phasage invention-appropriation. Ainsi, dans l’analyse de Reynaud (2004), l’innovation ne peut être cernée que dans le cadre de régulations conjointes, reposant sur des ensembles de règles considérées comme légitimes ou tout simplement acceptables par différentes catégories d’acteurs et faisant suite à des épreuves de consultation et de négociation dans des situations locales et spécifiques. Les régulations conjointes passent donc par des conflits et des compromis entre des règles de contrôle portées par les directions et le management et des règles autonomes forgées dans l’activité par les opérateurs. C’est cette instabilité permanente des règles qui préside aux processus de création de ressources sociales.

8Pour Alter (2002, pp. 16-20), « l’innovation représente l’ensemble du processus social et économique amenant l’invention à être finalement utilisée, ou pas » dans des contextes ou des circonstances spécifiques. L’effectivité de l’invention sur un « terrain » ou dans un « tissu social d’accueil » nécessite une phase d’appropriation de la part d’utilisateurs, par déformation ou adaptation, qui se traduit par « une constellation d’actions ordinaires ». L’usage collectivement défini de l’invention implique au préalable une croyance des utilisateurs dans son utilité et permet dans la pratique de lui donner sens et efficacité. L’innovation sociale est considérée ici sous la forme d’innovations mineures et incrémentales par opposition aux innovations majeures et radicales. Les innovations mineures et incrémentales reposent sur des apprentissages opérationnels, apprentissages par la pratique (learning by doing) et apprentissages par l’usage (learning by using), qui se déroulent par expérience collective directe à travers les relations de travail et la gestion des interfaces entre acteurs. Les innovations majeures et radicales présupposent un apprentissage organisationnel (organizational learning), sous-tendu par des systèmes de croyance ou des (theories of action) implicites dans la performance d’un modèle donné d’activité (Argyris, Schön, 1996, p. 13). L’apprentissage organisationnel admet des apprentissages en simple boucle, par incorporation de connaissances productives dans les limites fixées par les normes et les valeurs institutionnelles en vigueur, et des apprentissages en double boucle, entrainant une révision des normes et valeurs institutionnelles jusqu’à remettre en cause le modèle de référence.

9Les deux approches précédentes nous conduisent à opérer une distinction entre l’organisation comme institution, formes structurelles stabilisant un état et pérennisant des fonctions, et l’organisation comme activité collective, inscrivant les normes et les valeurs dans la dimension concrète des relations de travail. L’organisation-institution a pour finalité d’éliminer le plus possible les incertitudes de fonctionnement en vue d’atteindre les objectifs anticipés. L’organisation-activité est le creuset des opérations de gestion au quotidien des incertitudes en vue d’apporter des solutions pratiques sans cesse renouvelées. Les procédures s’aménagent, les règles se façonnent et les routines opérationnelles se forment et se transforment dans l’organisation-activité, engendrant des formes tacites et se prêtant à la codification (Cowan, Foray, 2000). Elles peuvent se fixer et se cristalliser dans l’organisation-institution, constituant ainsi des normes explicites se confrontant aux standards d’action issus de l’organisation-institution. En s’écartant substantiellement de l’approche de Weick et Westley (1999), qui présentent l’organisation et l’apprentissage comme deux processus antithétiques, ce cadre théorique permet d’aborder l’innovation sociale sous l’angle de sa normalisation.

La normalisation de l’innovation sociale

10L’explicitation de notre conception de la normalisation de l’innovation sociale requiert au préalable de s’attacher à une définition rigoureuse des institutions et d’en livrer une caractérisation précise.

11Pour North (1991, p. 97), les institutions sont « des contraintes conçues par l’Homme qui structurent les interactions politiques, économiques et sociales … à la fois contraintes informelles (habitudes, traditions, codes de conduites, …) et normes formelles (constitutions, lois, droits de propriété) », l’auteur pointant leur caractère normatif et incitatif sur les transactions et les interactions entre individus (North, 1990, p. 3). Ces critères de définition sont déjà présents chez Commons (1931, pp. 648-650). Une institution représente « l’action collective dans le contrôle, la libération et l’expansion de l’action individuelle », les règles opérantes (working rules) organisant les interactions sociales, sanctionnant les actes prohibés et permettant par là même aux individus de sécuriser leurs anticipations par rapport aux actions des autres agents. L’action collective revêt un continuum de formes institutionnelles, d’un ensemble de règles informelles dans des pratiques courantes jusqu’à des formes organisationnelles instituées (entre autres les firmes et associations) ou institutionnalisées (des structures collectives dynamiques – organized going concerns – dont le Marché et l’État en sont les formes supérieures).

12L’institutionnalisme historique appréhende les transformations institutionnelles de manière dynamique. Non seulement on peut considérer qu’il existe une pluralité de formes institutionnelles conditionnant les individus (délimitation des actions et internalisations des règles), mais ces derniers se voient octroyer une autonomie d’action par leurs capacités d’ajustement des règles existantes aux différents contextes et leurs capacités de création de nouvelles règles. Aussi, les transformations institutionnelles doivent-elles s’analyser à l’articulation de causalités institutionnelles (downward causation) et de causalités individuelles (upward causation), permettant de faire jouer à la fois des règles coercitives et instrumentales et des règles émergeant d’apprentissages au sein de structures sociales (Hodgson, 2000, pp. 326327). L’Etat constitue « la source légale de coercition » et des structures institutionnelles intermédiaires peuvent se révéler des supports coercitifs de gouvernance, ce qui conduit North (1971, pp. 120-122) à introduire la catégorie d’arrangement institutionnel. Il discerne deux types d’arrangement institutionnel : les (fundamental institutional arrangements), qui émanent d’une intervention directe ou délégataire de l’État, et les (secondary institutional arrangements) émergeant d’organisations ou associations volontaires (voluntary forms). Les arrangements institutionnels sont indispensables pour la mise en œuvre de procédures et règles formelles (enforceability : légitimation et validation) et sont essentiels à leur opérationnalité (enforcement : effectivité et contrôle) (North, 1990, p. 99). C’est pourquoi les routines et innovations institutionnelles, innovations de règles opérantes, impliquent des apprentissages de ces règles au sein de « micro-institutions » (Ménard, 2003, p. 114), dont la spécificité est étroitement liée à des champs ou secteurs d’activité délimités et à des agencements territoriaux entre acteurs.

13Procédant d’un mouvement descendant de rationalisation de type (topdown), les routines et innovations institutionnelles relèvent de normes prescrites, entendues comme des standards d’action qui résultent de principes encadrant, juridiques et économiques, et de schémas cognitifs servant de guides aux actions individuelles et collectives (Hall, Taylor, 1996, pp. 948949). Suivant un mouvement opposé de type bottom-up, l’institutionnalisation de l’innovation sociale s’identifie à la production d’un nouveau cadre normatif se caractérisant par l’usage normé de nouvelles ressources sociales, à travers des « structures cognitives acquises par les acteurs » (Enjolras, 2004, p. 605) à cet effet dans les pratiques de travail et leurs inter-actions sociales (se reporter à la figure 1).

Figure 1

La normalisation de l’innovation sociale

Figure 1

La normalisation de l’innovation sociale

14L’innovation sociale génère les normes d’activité, formes tacites ou codifiées des ressources sociales, par la mise en œuvre de nouvelles activités productives ou la création de nouvelles ressources dans l’organisation et le fonctionnement des activités existantes. Les normes prescrites peuvent ignorer, intégrer ou cantonner les normes d’activité : refus et rejet, inspiration et incorporation, relégation et limitation de leur portée. Les normes d’activité peuvent alimenter, rendre effectives ou contredire les normes prescrites : adaptation, détournement, contestation et réfutation. La transgression des règles institutionnelles en vigueur représentant toujours une anticipation sur le développement des institutions (Alter, 2002), les formes organisationnelles les plus institutionnalisées ne sont pas forcément en capacité « d’intégrer ou, en tous cas, de tenir compte de cette dimension créative et critique » et la normalisation peut même s’avérer « partiellement régressive » en réprimant ou en interdisant certaines pratiques innovantes (Alter, 2000, pp. 76-79). Aussi, la fonctionnalité des arrangements institutionnels réside-t-elle, nous semble-t-il, dans les propriétés de traduction/interprétation des normes prescrites et les propriétés de potentialisation/incorporation des normes d’activité. Distinctes de relations purement hiérarchiques ou marchandes, les arrangements institutionnels se matérialisent par des micro-institutions et revêtent des formes hybrides d’organisation : soit des organisations intermédiaires émanant de l’État et instituées par différents acteurs publics ; soit des réseaux territorialisés d’acteurs publics et privés établis dans un environnement institutionnel spécifique et révélant des opportunités d’action dans un tissu local. Les micro-institutions jouent ainsi un rôle central dans les négociations de normes, comme institutions-relais des normes prescrites et institutions-réceptacles de normes d’activité.

15La grille d’analyse retenue nous permet de décrypter les attributs de l’innovation sociale dans l’insertion par l’activité économique. Ce secteur combine trois fonctions structurantes mobilisant une diversité d’acteurs publics et privés.

16La fonction opérationnelle est assurée par des structures privées de l’IAE (SIAE), généralement à statut associatif : les associations intermédiaires (AI), les ateliers et chantiers d’insertion (ACI), les entreprises d’insertion (EI), les entreprises de travail temporaire d’insertion (ETTI), les groupements d’employeurs pour l’insertion et la qualification (GEIQ), les régies de quartier (RQ). Elles s’engagent à fournir un travail et un suivi sociotechnique à des salariés liés par des contrats de travail de droit commun de type particulier [1] et un contrat de travail propre à chacune des structures fixant les termes exacts du rapport salarial.

17La fonction de financement des SIAE est avant tout du ressort de l’État et des Départements (financements publics d’investissement, de fonctionnement des structures, des postes d’accompagnement et de l’emploi des personnes en contrat aidé) deux sources de financements privés venant en complément : abondement d’organismes privés (Fondations d’entreprises) et revenus d’exploitation tirés de la commercialisation de biens et services.

18La fonction de prescription de parcours individualisés d’insertion par l’activité économique est assumée par trois acteurs majeurs. Le Département détient la compétence des politiques territoriales d’insertion et gère l’insertion sociale et professionnelle des allocataires du RSA socle. Pôle emploi oriente les demandeurs d’emploi vers des SIAE conventionnées et donne l’agrément préalable à l’embauche. Les Plans locaux pour l’insertion et l’emploi (PLIE), constitués à l’échelle intercommunale, relaient les politiques d’emploi et d’insertion de l’État (Préfecture, DIRECCTE, Pôle emploi) et des collectivités territoriales. Les PLIE financent les actions portées par les SIAE dans le cadre du Fonds social européen (aides au montage de projets, aux postes d’accompagnateurs socioprofessionnel, à la mobilité et la formation des salariés en contrat aidé), vers lesquelles ils orientent une partie des personnes poursuivant un parcours d’accompagnement à l’emploi.

Les déterminants sectoriels de l’insertion par l’activité économique

19Les enjeux actuels dans l’insertion par l’activité économique (IAE) se situent entre la réaffirmation de l’autonomie des entreprises sociales d’insertion par le travail et l’accentuation de leur hétéronomie ou, comme l’exprime différemment Laville (2010, p. 154), entre invention-innovation associationniste ou intégration-instrumentalisation associative.

Un régime de gouvernance hybride

20Ces dernières années, sous l’influence des politiques d’activation de l’emploi, les collectivités territoriales compétentes et les services déconcentrés de l’État ont mis en œuvre des procédures d’optimisation des budgets dédiés à l’insertion et adopté deux principes-clé du nouveau management public (maîtrise et contrôle budgétaire, évaluation des fournisseurs de services d’accompagnement à l’emploi) (Gianfaldoni, Rostaing, 2010, pp. 148-151). Les logiques de l’action publique tendent ainsi à subordonner les pratiques d’insertion à des normes contractuelles et d’ingénierie administrative. Il s’agit d’une modification substantielle des valeurs et des conditions effectives d’activité des SIAE. D’une part, les financements publics des structures et des postes sont de plus en plus conditionnés à des évaluations des opérations d’insertion. D’autre part, les Départements, les DIRECCTE et les Pôles emploi convergent pour enjoindre aux SIAE de se convertir en prestataires de services.

21À la suite d’Enjolras (2008), nous pouvons alors affirmer que l’IAE se caractérise par un régime de gouvernance hybride, croisant des principes de gouvernance corporatiste, concurrentielle ou partenariale. Le mode de régulation publique correspondant fait coexister trois types de logiques économiques. Par référence à un modèle de délégation administrée de service, les logiques tutélaires se matérialisent par des mécanismes coercitifs d’intervention publique par la voie des financements publics, des conventionnements administratifs et des choix de prescription des parcours d’insertion. Par référence à un modèle de prestation de service, les logiques marchandes se traduisent par l’introduction de mécanismes incitatifs dans les financements publics (subventions ciblées, contrats d’objectifs, appel d’offres), dans la valorisation de l’action d’insérer (mesure de résultats tangibles) et de la production (marchés publics administrés et ventes directes). Par référence à un modèle de coproduction de service, les logiques coopératives entre financeurs, prescripteurs et opérateurs de l’insertion, induisent des mécanismes réciprocitaires dans l’attribution des financements publics (objectifs négociés) et l’évaluation des contenus de l’accompagnement (critères négociés). La création et la stabilisation d’interfaces de proximité permettent des médiations sociotechniques et débouchant sur des compromis acceptables par les différentes parties prenantes.

22La gouvernance partenariale est particulièrement propice à l’innovation sociale. Les usages collectifs que les SIAE font des procédures, règles et routines établies, alimentent le processus orienté par des aspirations à la résolution de situations d’exclusion sociale ou à la prise en charge de besoins sociaux (problèmes de santé, d’isolement, de logement, de mobilité, …). L’innovation procède ainsi d’un mouvement par le bas (bottom-up), suivant une approche inclusive et participative, les acteurs publics devant faciliter la constitution d’institutions adéquates (Hillier, Moulaert, Nussbaumer, 2004, p. 145). Un environnement sociopolitique permissif, dans lequel les normes d’action publique sont aménageables et manipulables dans les organisations-activités d’insertion, favorise les apprentissages collectifs au sein des structures. Dans la mise en œuvre des politiques d’insertion, l’ancrage territorial de relations sociales horizontales entre différents acteurs publics et privés crée des « milieux » d’apprentissages micro-organisationnels, à travers la construction de « communautés d’idéaux ou d’intérêts » (Nussbaumer, Moulaert, 2007, p. 86) et la formation d’espaces de délibération et d’action. Des « transgressions ordinaires » et localisées des normes prescrites (Babeau, Chanlat, 2011, pp. 35-36) à la constitution de connaissances sélectionnées et codifiées dans des règles opératoires, l’innovation sociale est ainsi potentialisée.

23Toutefois, l’effectivité de l’innovation sociale est conditionnée au double préalable de la qualification des besoins sociaux par le pouvoir politique et de la légitimation des solutions novatrices par l’administration publique (Dandurand, 2005, p. 381). Aussi, les gouvernances corporatiste et concurrentielle imprimant une rationalité descendante dominante de type top down, la régulation tutélaire-marchande exerce-t-elle une coordination de contrôle de plus en plus marquée. Ce mouvement tend à limiter les potentialités de l’innovation sociale. Les SIAE sont donc confrontées à un dilemme : leur reconnaissance institutionnelle crée un espace potentiel de formalisation-diffusion de l’innovation sociale tout en ouvrant la voie à une normalisation contraignante qui enserre leur autonomie et réduit d’autant leurs capacités d’innovation.

Les rapports de quasi-marché et de quasi-hiérarchie

24La régulation publique tutélaire-marchande aménage des rapports de quasi-marché ou de quasi-hiérarchie entre acteurs publics et SIAE. Un quasi-marché met en présence l’État, qui finance des prestations, et des entreprises privées en concurrence mais dont l’objectif n’est pas nécessairement la recherche de profitabilité (Le Grand, Barlett, 1993, p. 10). Ces agents privés fournissent des services à l’État, sur la base de contrats incitatifs (parts forfaitaire et évolutive des prix), et peuvent offrir en complément des services quasi-gratuits auprès d’usagers-consommateurs (faible valorisation monétaire marchande directe). Par référence aux travaux de Powell (1990, pp. 300305), la quasi-hiérarchie repose sur des rapports de subordination limitée entre l’Etat et des non profit organisations (NPO), ces entreprises sociales fournissant des prestations sociales auprès d’usagers qui n’en payent pas le prix (aucune valorisation monétaire marchande directe). Par la voie d’une délégation de service, les agents publics choisissent des agents privés dépendants des premiers, en raison du poids des financements publics dans leur budget de fonctionnement et des directives et injonctions associées aux financements. Mais le degré de spécialisation des prestataires de services, leur ancrage local et leur réputation, l’intensité et l’inter-personnalité des liens noués (Granovetter, 1973, p. 1361), ainsi que la nécessaire stabilité temporelle des relations, créent des situations d’interdépendance ou de dépendance mutuelle.

25Dans l’IAE, les rapports de quasi-marché s’établissent sur des dispositifs d’appel d’offres de marché public utilisés par différentes collectivités territoriales ou bailleurs sociaux. Ils se caractérisent par une discrimination positive pouvant favoriser les SIAE par l’intermédiaire des clauses d’insertion sociale et professionnelle. Sont concernées en premier lieu les SIAE marchandes (EI, ETTI) et les RQ agréées en tant qu’EI, en vertu des articles 14 et 53 du code des marchés publics [2]. Ce sont des quasi-marchés banalisés ne faisant aucune référence à un critère lié à l’insertion dans le choix de l’entreprise attributaire. Les rapports de quasi-hiérarchie s’établissent sur l’attribution de subventions publiques à des SIAE sélectionnées, suivant des procédures stipulant les critères techniques des services et les résultats attendus en termes d’emplois durables. Sont particulièrement dépendantes des subventions avec contreparties les SIAE non marchandes (AI et ACI), qui peuvent être aussi visées par des quasi-marchés protégés en vertu de l’article 30 du code des marchés publics [3].

26Les marchés publics avec clauses d’insertion participent à la légitimation du principe de la mise en marché des services d’insertion, à l’élévation du caractère concurrentiel du secteur et à une dilution du statut et des spécificités sociales des SIAE dans le cas des quasi-marchés banalisés. Cependant, en organisant des « marchés destinés » à l’insertion, les quasi-marchés protégés donnent matière à des montages sociotechniques appropriés entre techniciens des collectivités ou des bailleurs sociaux et responsables des SIAE. En impulsant des stratégies de réponses communes aux appels d’offres, les clauses incitent les SIAE, sur la base de leurs complémentarités techniques, à développer de la cotraitance et à mutualiser des compétences retenues comme fiables par les adjudicateurs (regroupements au cas par cas ou partenariats structurés sous la forme juridique d’un Groupement économique solidaire). De plus, l’organisation de marchés avec clauses d’insertion a fait apparaître une nouvelle figure d’acteur professionnel, les « facilitateurs » jouant un rôle d’intermédiaire dans l’ingénierie juridique et sociale entre commanditaires et SIAE soumissionnaires (Bucolo, Gardin, Philippe, 2009, pp. 138-140).

27L’attribution de subventions publiques est de plus en plus soumise à un cadre prescriptif de sorties vers l’emploi et la formation, instaurant des mesures de contrôle des SIAE. D’une part, le dossier d’instruction d’une demande de conventionnement-financement des SIAE auprès d’une DIRECCTE comporte un volet relatif au pourcentage des retours à l’emploi à l’issu de l’accompagnement et aux propositions d’action pour lever des freins à l’employabilité. La grille d’évaluation contraint les SIAE à se focaliser sur des résultats annuels chiffrés en termes de « sorties emploi » [4] et à poursuivre des objectifs tangibles suivant un indicateur de « sorties dynamiques » à réaliser sur une période de trois années [5]. D’autre part, au titre des subventions du FSE mobilisées sur l’axe 3 du programme opérationnel national, les PLIE sont tenus de renseigner des indicateurs de réalisation par types de sorties à l’issue des parcours de leurs adhérents. Le financement FSE que transfèrent les PLIE aux SIAE est donc aussi tributaire de résultats, mais les critères sont plus permissifs que ceux de la DIRECCTE [6].

28Toutefois, les distorsions relevées du cadre prescriptif traduisent une limite criante dans son application, ne serait-ce qu’en tenant compte de la proportion importante des personnes précarisées par rapport aux « publics » captifs [7]. Le « dialogue de gestion », afférent aux nouvelles modalités de conventionnement des SIAE (circulaire DGEFP du 10 décembre 2008), introduit une norme prescrite d’engagement par laquelle les subventions pourraient varier en fonction des résultats atteints en « sorties emploi ». Mais sa concrétisation implique des marges d’interprétation de la part des techniciens de la DIRECCTE et directeurs de SIAE. Les premiers accommodent la grille d’évaluation en fonction de la conjoncture économique, des spécificités du territoire ou des contingences locales (volume de demandeurs et d’offre d’emplois concernant des actifs peu ou pas qualifiés, de bénéficiaires du RSA,…). Prenant appui sur les indicateurs qualitatifs proposés dans les grilles d’évaluation, les seconds tentent de subvertir la grille d’évaluation en opposant d’autres items déconnectés de la variable « emploi » et liés à l’expansion de « capabilités » des personnes accompagnées en qualité d’agent, amélioration de leur bien-être individuel en termes d’autonomisation et d’accomplissement (Sen, 2000, pp. 66-68 et 87-88) [8].

La création et l’objectivation de ressources sociales

29La finalité sociale des SIAE semble subordonnée à des normes prescrites de mises en marché et de retour à l’emploi. Pour autant, ces normes ne peuvent passer outre les normes d’activité. En ce sens, la normalisation de l’innovation sociale confronte les deux processus de rationalisation et d’institutionnalisation, expliquant l’existence d’inter-fonctionnalités et la présence de micro-institutions.

La formation de normes d’activité

30À travers les stratégies d’organisation et les pratiques d’accompagnement mises en œuvre par les SIAE, les normes d’activité sont façonnées pour répondre à des situations problématiques circonstanciées.

31Une altération réglementaire peut ainsi pousser les SIAE à se recentrer sur leur profession de base ou au contraire les inciter à investir de nouveaux métiers. Ne pouvant plus prétendre à l’agrément qualité dans les services à la personne, certaines AI ont été dans l’obligation d’arrêter certaines prestations (garde d’enfants de moins de 3 ans, interventions auprès de personnes fragiles …). D’autres ont décidé de créer soit des entreprises d’insertion, soit des associations de services à la personne (ASP). Tout projet d’extension des capacités de production et de commercialisation des SIAE peut donc s’interpréter comme une réponse nouvelle à valeur sociale, dans une optique de viabilisation budgétaire. Nous avons repéré trois cas de figure :

  • l’ouverture de nouveaux chantiers d’insertion sur la base de besoins insatisfaits, de compétences techniques génériques, d’une concurrence faible ou inexistante du secteur marchand, d’un ancrage territorial, d’une perception positive et d’un soutien actif des acteurs publics locaux, de la constitution de nouvelles filières de distribution (voir encadré ci-dessous) ;
  • l’élargissement du secteur d’activité à travers des initiatives locales à l’échelle infra-territoriale suscitées par des partenaires publics, impliquant des produits d’autofinancement et des subventions régionales justifiées par la contribution au développement de l’économie sociale et solidaire ;
  • la recherche de nouveaux marchés publics sous la forme d’une diversification mineure, conduisant des entreprises d’insertion et des régies de quartier à enrichir les supports d’insertion sur des postes à faible qualification et à proposer une gamme de services complémentaires correspondant à des besoins sociaux non couverts [9].

Encadré 1 – Des projets à forts contenus d’innovation sociale

Créé en 1997, Semailles est une structure associative porteuse de chantiers d’insertion. Elle se caractérise dès son origine par un système original de production de fruits et légumes biologiques sur près de 8 hectares au sein de la ceinture verte d’Avignon, la distribution en circuit court de 330 paniers par semaine en direction d’adhérents « consom’acteurs » constituant son principal débouché (10 points de dépôts). En 2000, Semailles élargit son champ d’activités à « l’éducation à l’environnement et au développement durable » : interventions dans des écoles et création d’un jardin pédagogique, qui occupent une responsable et une animatrice (plus de 1 500 enfants pour 18 établissements scolaires engagés dans la démarche). En 2007, un nouveau projet innovant voit le jour : la mise en culture de fleurs bio commercialisées par l’intermédiaire de la Grande distribution (en tête de gondole du rayon bio) et auprès des adhérents, activité dédiée à l’insertion des femmes sur 12 postes agréés et ayant permis de créer 3 postes de salariés permanents. En 2011, un autre chantier est lancé dans l’arboriculture : la mise en culture de fruits commercialisés auprès d’une cuisine centrale hospitalière et auprès des adhérents, activité ouvrant 10 nouveaux postes en insertion et créant un nouveau poste d’encadrant technique. Semailles a établi une convention de commercialisation des fleurs avec deux établissements d’Auchan, une convention avec un grand centre hospitalier. La recherche de financements privés et de marchés locaux a amené l’association à solliciter des Fondations d’entreprise (Macif, Novartis, Vinci, Vivendi, Axa, …) ; l’exigence d’intégration professionnelle des personnes accompagnées l’a conduit à regrouper des entreprises dans un club de partenaires (ASF, Auchan, Groupama, Gautier semences, McCormick France,…).

32L’accompagnement socioprofessionnel à proprement dit constitue le cœur de métier des SIAE. Les structures porteuses d’ateliers et chantiers d’insertion ainsi qu’un bon nombre de régies de quartier sont des références en matière d’accompagnement personnalisé, considéré comme la condition d’un parcours réussi d’insertion sociale et professionnelle : la personne à insérer n’est pas assistée ou « occupée » mais employée, sur la base d’une démarche volontaire ; un engagement réciproque initial, personnel et professionnel, est pris entre le représentant d’une structure et le salarié en insertion ; celui-ci est mis en situation de travail, avec une fonction et des missions définies, encadré par un binôme accompagnateur socioprofessionnel (ASP) – encadrant technique (ET) ; il reste co-auteur de son parcours en testant ses capacités d’apprentissage professionnel et ses capacités à surmonter ses problèmes sociaux personnels. L’interférence entre dynamiques personnelles et professionnelles peut apparaître comme une difficulté majeure et trop coûteuse en temps, mais dans les faits elle constitue le sens réel et indispensable de la démarche d’accompagnement.

33Les ressources de l’innovation sociale se créent au cours des activités de valorisation de l’évolution de la personne, dans la singularité et la cohérence globale des parcours aux différentes étapes de l’insertion. L’innovation sociale peut prendre des formes plus ou moins codifiées, connaissances cristallisées dans des normes d’activité, qui se réfèrent à un ensemble de règles construites à travers les acquis d’expérience, partagées par les SIAE mais au caractère idiosyncratique à travers l’usage qu’elles en font. Les normes d’activité se matérialisent par :

  • des guides méthodologiques de l’accompagnement ;
  • des grilles d’entretiens de recrutement ;
  • des livrets d’accueil contenant le règlement intérieur et la charte d’engagement réciproque ;
  • des plannings collectifs et individuels, des fiches de suivi individuel ;
  • des grilles d’évaluation en période d’essai ;
  • des grilles d’évaluation des aptitudes professionnelles et des compétences techniques ;
  • des grilles d’évaluation des périodes d’immersion ;
  • des mémoires techniques comme document référentiel pour toute réponse à appel d’offres.

Encadré 2 – la spécification des normes d’activité dans les ACI

  • Certaines ACI ont élaboré un guide méthodologique de l’accompagnement. Y sont explicités la finalité de l’accompagnement, le schéma de parcours d’insertion, les étapes dans la recherche et la sélection des candidats, les critères du bilan socioprofessionnel, la satisfaction des besoins immédiats et à terme des personnes accompagnées, les phases de restructuration des personnes et les phases d’action sur l’employabilité, les procédures à mettre en œuvre au cours de la sortie de parcours, le rôle et les aptitudes-attitudes attendus des accompagnateurs socioprofessionnels.
  • Les grilles d’évaluation en période d’essai sont conçues de manière plus ou moins détaillées selon les ACI : ponctualité, assiduité, résistance physique, propreté et hygiène personnelle, respect des règles sociales, efficience au travail,… Dans les grilles d’évaluation des périodes d’immersion et les grilles d’évaluation des aptitudes professionnelles et des compétences techniques acquises, les items retenus sont variables d’une structure à une autre : sur le volet des aptitudes professionnelles, la sociabilité, l’intégration et le travail en équipe, le respect de la hiérarchie, la rapidité et l’autonomie d’exécution sont le plus souvent cités ; sur le volet des compétences techniques, les préoccupations sont centrées sur la compréhension des consignes, du travail confié, des gestes techniques, la connaissance des procédés et des produits, l’acceptation de situations de travail répétitives ou d’une polyvalence dans les postes.
  • Un sociogramme a été élaboré dans le cadre des Jardins de Cocagne, réseau rassemblant les ACI spécialisés dans l’exploitation maraîchère biologique. Résultant de groupes de travail réunissant régulièrement des directeurs et des ASP d’ACI adhérentes, le sociogramme se présente comme une méthode d’évaluation alternative de l’accompagnement sur la base de 12 thématiques sociales identifiées : formation, expériences professionnelles, analphabétisme/illettrisme, handicap, santé, addictions, souffrances psychologiques, isolement social, mobilité, logement, justice, surendettement. Il permet à la fois d’aider la personne à orienter sa démarche personnelle et professionnelle et d’évaluer l’action d’accompagnement, en comparant le profil des salariés en insertion en début de parcours et le profil en fin de contrat. Si le réseau national a formalisé l’outil et l’a rendu opérationnel depuis trois ans, les ACI ne le suivent pas à la lettre et l’adaptent en fonction des situations locales.

Les négociations de normes

34La coordination des dispositifs d’accompagnement et l’amorçage-prolongement des logiques coopératives reposent sur des relations continues et de proximité entre différents représentants des opérateurs, financeurs et prescripteurs des parcours d’insertion. Les conflits entre normes prescrites et normes d’activité obligent les acteurs publics et privés de l’insertion à réaliser des rapprochements et à accepter des compromis dans des micro-institutions aménageant des espaces de médiations organisées.

35En premier lieu, les PLIE constituent des organisations intermédiaires instituées, dans lesquelles les prises de décision stratégique et opérationnelle sont influencées prioritairement par des normes prescrites. Les PLIE s’affirment ainsi comme les principaux gestionnaires des clauses sociales et assument aussi une fonction de traduction des procédures d’évaluation du FSE aux SIAE, afin que celles-ci les intègrent et fassent évoluer leurs pratiques d’accompagnement. La rationalité d’efficacité et d’efficience imprimée par les différents prescripteurs de parcours [10] conduit actuellement les PLIE à adopter des méthodes et des outils techniques relevant de l’ingénierie de production et de projet : informatisation du suivi des parcours d’insertion permettant la traçabilité des services en fonction des objectifs de sorties positives ; mémorisation des étapes d’un parcours ; analyse qualitative de l’accompagnement personnalisé ; gestion des compétences tendant à uniformiser les pratiques et dépersonnaliser les relations. Il s’en suit une volonté de hiérarchisation dans l’accompagnement avec l’apparition de postes d’accompagnateurs à l’emploi (AE), salariés des PLIE. Ceux-ci doivent contrôler les parcours d’insertion, du contrat d’engagement de l’adhérent à insérer jusqu’aux débouchés en emploi ou formation. Toutefois, dans la réalité de l’accompagnement, ils délèguent aux ASP, salariés des SIAE, l’essentiel de leurs tâches en raison d’un nombre conséquent de personnes à prendre en charge (70 à 80) et d’une connaissance très partielle du travail à réaliser. En outre, les modalités de contrôle des SIAE ne portent que sur la vérification de l’effectivité de l’accompagnement et les objectifs d’évaluation de sorties emploi sont le plus souvent relativisés. Les comités de suivi et les visites sur site sont plutôt envisagés comme des moments de confrontation des perceptions des actions à poursuivre ou à entreprendre. Le but est d’apporter des solutions concrètes à des écueils de parcours par « l’intelligence des pratiques au quotidien ». Partagés entre modélisation et formalisation des pratiques sociales, les PLIE tentent d’accommoder les formes codifiées de l’innovation sociale aux normes prescrites.

36En second lieu, les médiations se déploient au sein de réseaux territorialisés, émergeants et extensibles, d’acteurs publics et privés.

37Les unités locales de l’insertion d’un Département ont tendance à contester les prérogatives des PLIE et n’entretenir que des rapports administratifs distendus avec les services de Pôle emploi. A contrario, dans l’un des cas étudié, la régularité des relations et des réunions non planifiées alimente un dialogue permanent nourri par les difficultés enregistrées sur le terrain et facilite la concertation collective quant aux solutions apportées par les opérateurs. La coopération entre responsables de SIAE et techniciens de structures publiques (pôle insertion d’un Conseil général, PLIE, Centres communaux d’action sociale,…) permet aussi de concevoir et de mettre en œuvre des modes d’action ajustés à la singularité des « publics » et aux particularismes locaux. L’initiative collective de ces différents acteurs a constitué à la longue des réseaux engendrant des actions novatrices, comme l’usage d’un bus itinérant pour l’accueil et l’information de « bénéficiaires » dans des zones rurales isolées ou encore la création d’un journal du territoire élaboré par les usagers en insertion à destination du grand public et des financeurs.

38De nombreux Collectifs infra ou interdépartementaux, créés à l’initiative des SIAE, couvrent une multiplicité d’objectifs : offrir un appui technique en formation et mener des opérations de communication ; représenter les structures dans les conseils départementaux de l’IAE (CDIAE) ; apporter de la cohérence aux parcours d’insertion et fournir une position collective à l’application des clauses sociales ; articuler des savoir-faire et des savoirs d’expertise ; développer l’offre d’insertion en direction des entreprises marchandes. Bien que leur budget de fonctionnement soit le plus souvent financé par la DIRECCTE, un Département et/ou une Région, les Collectifs peuvent s’avérer des interlocuteurs privilégiés pour les services de l’État et les collectivités territoriales. Le fonctionnement en commissions dans les domaines de la formation, des marchés publics, de la valorisation des structures, est essentiel à la formulation de propositions crédibles face aux acteurs publics. La dynamique portée par un Collectif peut engager diverses SIAE à mutualiser des ressources (des locaux, des moyens logistiques, des compétences complémentaires) autour d’un objet commun de production innovant et d’objectifs convergents (augmenter le niveau d’activité à moindre coût, articuler des pratiques complémentaires). Toutefois, dans un Collectif, l’intercompréhension entre structures adhérentes implique une vision partagée de l’insertion ainsi qu’une culture de métier assez semblable.

39Au final, les réseaux locaux possèdent un potentiel créatif de ressources sociales et participent centralement aux processus d’objectivation. L’institutionnalisation de l’innovation sociale se révèle à la lumière des relations de proximité que leurs membres ont su nouer à la faveur de projets faisant converger leur horizon temporel et leurs objectifs. Leur proximité sociale promeut des relations encastrées socialement, qui placent au cœur des interactions la confiance basée sur des liens personnels et communautaires (techniques et professionnels). Cette proximité crée de la cohésion sociale et stabilise les réseaux locaux. Quant à la proximité cognitive, elle repose sur une rationalité située. Les différents acteurs coordonnés développent des capacités de communication et partagent des savoirs, des connaissances et des compétences. Cette proximité permet de produire une intelligence commune des problèmes et de rapprocher les modes de raisonnement et les méthodes de traitement.

Conclusion

40Notre analyse apporte un éclairage sur les attributs de l’innovation sociale dans un secteur spécifique de l’économie sociale et solidaire. Nous avons pu percevoir que le régime de gouvernance hybride qui caractérise le secteur peut entraver les dynamiques d’innovation sociale tout comme elle peut les entretenir et les favoriser en fonction des logiques de régulation publique dominantes.

Les dynamiques d’innovation sociale

tableau im2
Gouvernance Régulation publique Normalisation de l’innovation sociale Microinstitutions Objectivation des ressources sociales Corporatiste et concurrentielle Tutélaire-marchande Processus de rationalisation Organisations intermédiaires instituées Accommodation des formes codifiées Partenariale Coopérative Processus d’institutionnalisation Réseaux territorialisés Déploiement des formes codifiées

41À la suite de Fontan (2008, pp. 146-147), il apparaît que tout processus de création et d’objectivation de ressources sociales s’enclenche et se déroule au sein de trois « laboratoires sociaux », inscrits par essence dans un territoire circonscrit :

  • le premier où s’inventent de « nouvelles propositions de socialisation, de nouvelles connaissances, de nouvelles méthodes », moments d’« incubation de nouvelles techniques, de nouvelles éthiques, de nouvelles façons de concevoir les gabarits de la socialisation », mobilisant des actions interindividuelles et collectives dans le travail d’accompagnement et au travers des dispositifs d’accompagnement ;
  • le second où se construisent les usages sociaux des nouveaux objets et artefacts techniques, des nouveaux supports d’activité et intermédiaires relationnels, par l’appropriation-structuration des actions interindividuelles et collectives au sein des SIAE et des différents réseaux territorialisés ;
  • le troisième dans lequel les usages sociaux ainsi créés se généralisent, par systématisation et agrégation des nouvelles conventions sociales, nouvelles règles d’action et valeurs qui lui sont associées, l’essaimage des innovations produites s’effectuant par diffusion-relocalisation (imitation ou duplication de solutions disponibles sur un territoire, transposition par adaptation à des besoins et problématiques spécifiques) et une certaine irrigation de l’action publique territoriale pouvant aller jusqu’à subvertir dans leur application les modèles d’activation de l’emploi et de contractualisation administrative / marchande de la « performance sociale ».

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Notes

  • [1]
    Contrats uniques d’insertion, contrats à durée déterminée d’insertion, contrats de mission ou de mise à disposition, contrats de formation en alternance, de professionnalisation et d’apprentissage.
  • [2]
    Article 14 : au titre de la promotion de l’emploi de personnes rencontrant des difficultés particulières d’insertion et de la lutte contre le chômage, les conditions d’exécution d’un marché réservent une part des heures de travail générées par le marché à une action d’insertion. Article 53 : les conditions d’exécution d’un marché public de travaux ou de services favorisent les entreprises prenant en considération des « publics en difficulté » et démontrant leur performance en matière d’insertion.
  • [3]
    Article 30 : l’objet du marché est l’insertion sociale et professionnelle et concerne les structures dont la finalité est la prise en charge des personnes les plus éloignées de l’emploi par des prestations d’appui à l’emploi, de formation ou d’expériences pré-qualifiantes ou certifiantes.
  • [4]
    Pourcentage des embauches avérées par rapport au total des fins de contrats d’insertion au cours d’une année : CDI non aidé ou dans la structure, CDD de plus de 6 mois non aidé ou période d’intérim de plus de 6 mois, CDD de moins de 6 mois non aidé, contrat aidé (y compris dans une autre SIAE), création d’entreprise, formation, …
  • [5]
    60% au moins des salariés en insertion doivent se retrouver dans l’une des trois situations suivantes :
    – un « emploi durable » (taux de 25 % a minima) : CDI, CDD ou mission d’intérim de six mois et plus, stage ou titularisation dans la fonction publique, création d’entreprise ;
    – un « emploi de transition » : CCD ou mission d’intérim de moins de six mois, contrats aidés hors SIAE ;
    – une « sortie positive » : formation ou embauche dans une autre SIAE.
  • [6]
    Création d’activité ; accès à un emploi temporaire ou saisonnier ou de plus de 6 mois ; accès à un contrat aidé ; accès à une formation qualifiante ou certifiée ; accès à une procédure de VAE ; retour en formation scolaire ; accès à des actions de préprofessionnalisation.
  • [7]
    Le faible taux de sorties positives pour la catégorie des allocataires du RSA, autour de 35 % selon différentes estimations, est à ce sujet très éclairant.
  • [8]
    La FNARS (Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale) suggère en ce sens de neutraliser certaines sorties négatives (licenciement pour faute grave, sortie en période d’essai, abandon de la part du salarié en cours de contrat, déménagement, arrêt maladie, inaptitude médicale, hospitalisation, congé maternité ou parental, …) et d’élargir les sorties positives à la santé (démarches de soin, détection d’une maladie professionnelle, …), à l’accès au logement, à la résolution de problématiques de mobilité, à tout type de formations et d’apprentissages.
  • [9]
    Illustration par une régie de quartier ayant progressivement étendu son activité, du nettoyage ménagé (des habitats sociaux) au nettoyage de la voirie (ramassage des encombrants), puis à la tonte et l’entretien des espaces verts.
  • [10]
    Les prescripteurs de parcours valident le diagnostic préalable à l’acceptation d’un candidat à un parcours d’insertion dans le cadre d’un PLIE. La propension actuelle est de sélectionner les personnes les plus motivées et les plus aptes à l’emploi en fonction des résultats attendus en termes de sorties positives.
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