Innovations 2006/1 no 23

Couverture de INNO_023

Article de revue

La pensée de l'économie chez Galbraith

Pages 9 à 30

Notes

  • [1]
    mmarlyse. pouchol@ univ-reims. fr
  • [2]
    John K. GALBRAITH, Les mensonges de l’économie, Grasset, 2004 [MdÉ].
  • [3]
    John K. GALBRAITH, Le nouvel état industriel, Gallimard ,1989 [NEI].
  • [4]
    Cité par Ludovic FROBERT, Galbraith, La maîtrise sociale de l’économie, Michalon, collection le Bien commun, 2003, p. 74.
  • [5]
    John K. GALBRAITH, La science économique et l’intérêt général, Gallimard, 1974 [SE et IG].
  • [6]
    John K. GALBRAITH, L’argent, Gallimard, idées, 1976, p.19.
  • [7]
    Milton FRIEDMAN, Contre Galbraith, Economica, 1977, cf. L. FROBERT, op. cit., p.81.
  • [8]
    Dans la réponse de GALBRAITH à la critique de Solow, The Public Interest, n°9, 1967, A Review of a Review, p.117, cité par Ludovic FROBERT, op. cit., p.78.
  • [9]
    Hannah ARENDT, Les origines du totalitarisme, Quarto Gallimard, 2002.
  • [10]
    Françoise COLLIN, L’homme est-il devenu superflu ? Hannah Arendt, éditions Odile Jacob, 1999, p.296.
  • [11]
    Voir Jean-Claude ESLIN, Hannah Arendt, l’obligée du monde, Michalon, collection : le bien commun, 1996, p.11.
  • [12]
    John K. GALBRAITH, La République des satisfaits. La culture du contentement aux États-Unis, Seuil, 1993, [RdS].
  • [13]
    John K. GALBRAITH, L’économie en perspective. Une histoire critique, [EP], Seuil 1989.
  • [14]
    Pour la distinction entre Marx et le marxisme voir M. ABENSOUR, La démocratie contre l’État. Marx et le moment machiavélien, Puf, Collège international de philosophie, 1997.
  • [15]
    John K. GALBRAITH, Anatomie du pouvoir, Seuil, 1985 [AP].
  • [16]
    John Kenneth GALBRAITH, Pour une société meilleure, Seuil, 1997.
  • [17]
    La conscience de l’impossibilité de la disparition du travail lié à l’entretien de la vie est un point clé dont l’importance apparaît en faisant un rapprochement avec l’analyse de Hannah Arendt menée dans la Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1983. Il faut lire, en particulier, le chapitre III qui présente les ambiguïtés de l’analyse du travail chez Marx. Cette conscience est sans doute à relier à son écoute du mouvement féministe qui met en évidence qu’aucune machine, aucun robot domestique, ne pourra remplacer le travail accompli à la maison, de telle sorte que le seul moyen d’en être déchargé est d’avoir un personnel à son service.
  • [18]
    L’étude d’Arendt a été menée par ailleurs sous un angle particulier : M. POU-CHOL, « L’explication hayékienne du totalitarisme et l’analyse d’Arendt », in Les théories économiques et la politique, Economie et Démocratie volume 1, L’Harmattan, 2003.
  • [19]
    H. ARENDT, Considérations morales. Rivages poche, 1996, p.33.
  • [20]
    H. ARENDT, La vie de l’esprit.(I) La pensée. Puf 1992, p.217.

1John Kenneth Galbraith est né au Canada en 1908, mais il étudiera l’économie aux Etats-Unis, plus précisément l’économie agricole à l’Université de Berkeley en Californie. Après avoir obtenu son doctorat en 1934, puis avoir été chargé d’une mission de contrôle des prix pendant la seconde guerre mondiale, Galbraith mènera une carrière universitaire aux Etats-Unis. Il enseigne principalement à Harvard où il est professeur d’économie politique de 1949 à 1975, date de sa retraite. Son activité d’enseignement est coupée d’intermèdes. Ainsi, il a été ambassadeur en Inde de 1961 à 1963 et conseiller personnel du Président Kennedy, ce qui ne l’empêchera pas d’adopter une position très critique vis-à-vis de l’engagement des États-Unis au Vietnam. Il est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages dont le dernier en date est sorti en 2004 [2]. Le plus connu est sans conteste Le Nouvel État Industriel[3] dont la première édition date de 1967 (la quatrième de 1986) et dans lequel il met en évidence les aspects négatifs de la domination de l’économie par les grandes firmes industrielles.

2Les incontestables succès de librairies que rencontreront ses ouvrages dans les années 1960 et 1970 contrastent cependant avec la place marginale que lui réserve le cercle des économistes les plus en vue. Pour Solow, notamment, très critique vis-à-vis du Nouvel État Industriel lors de sa parution, les économistes « sérieux » ne peuvent se satisfaire d’une approche littéraire qui isole le phénomène de la grande entreprise pour en exagérer le pouvoir. Ce genre de démarche n’aurait rien de scientifique et il faudrait considérer que « le professeur Galbraith est avant tout un moraliste » [4]. L’opposition à Galbraith est d’autant plus vive que celui-ci ne se prive pas de dénoncer les « croyances » véhiculées par une science économique « officielle » inféodée aux vues des grands groupes industriels soumis à des impératifs organisationnels. Dans La science économique et l’intérêt général (1973), Galbraith n’hésite plus à formuler ce genre d’interrogation : « N’est-ce pas une possibilité que la science économique serve, elle aussi, les fins des organisations ? [SE et IG, p.21] [5]. Galbraith condamne plus précisément la théorie néoclassique qui, en répandant l’idée d’un « consommateur-roi » dictant sa loi aux producteurs par l’intermédiaire du marché, est, de fait, conduite à occulter l’emprise de la grande entreprise sur l’économie de marché. Sa position critique vis-à-vis du dogme néoclassique va de pair avec une condamnation de la vision monétaire développée dans la lignée de ce courant. Il raille la sophistication conceptuelle qui se manifeste tout spécialement en matière monétaire, allant même jusqu’à soupçonner qu’elle puisse servir à masquer le vide du propos. « L’étude de la monnaie est, par excellence, le domaine de l’économie dans lequel la complexité est utilisée pour déguiser ou éluder la vérité et non pour la révéler » [6] nous dit-il dans le premier chapitre de son ouvrage de 1975 intitulé L’argent. Loin de proposer une théorie monétaire alternative à celles qui fleurissent à l’époque où le monétarisme se répand, l’ouvrage de Galbraith, qui nous offre le récit d’une histoire de la monnaie et des banques, est animé par le souci de montrer que les questions monétaires ne sont pas si mystérieuses. Cette tentative prend tout son sens si l’on considère que c’est bien la prétendue complexité de ce domaine qui justifie, d’une part, la sophistication théorique des spécialistes et, d’autre part, la démission de ceux qui, se déclarant ignorants dans la matière, permettent aux premiers d’assurer un règne sans fondement. Milton Friedman récompensé par le prix Nobel d’économie en 1976, notamment pour ses travaux de théorie monétaire, rédigera un Contre Galbraith en 1977 dans lequel le souci de clarté, le parti pris de simplicité et la volonté de se faire comprendre du plus grand nombre, propres à la démarche galbraithienne, seront déconsidérés en étant présentés comme une sorte de talent de bonimenteur utilisé pour séduire des acheteurs de livres. Ainsi écrit-il : « l’un des grands talents de Galbraith, c’est sa capacité à forger des mots clés et à les vendre. C’est un génie de la publicité » [7].

3Mais, les quelques échanges de « politesses » entre économistes célèbres qui viennent d’être rappelés mettent moins en jeu des conflits de personnalités que des oppositions de fond concernant le statut de la science économique, ce qui inclut autant des divergences portant sur le rôle de l’économiste que sur l’objet même de la discipline économique. Cet article cherche à mettre en évidence « la pensée de l’économie » qui est présente dans l’œuvre de Galbraith malgré une simplicité et une accessibilité apparentes de ses ouvrages qui tendraient, étant donné les critères actuels, à laisser croire à son inexis-tence. Son style « grand public » est de fait inséparable de sa vision de l’économie ainsi que de la tâche de l’économiste qui en découle. En rupture avec la plupart des économistes, et pas seulement avec ceux qui appartiennent au courant néoclas-sique, Galbraith en fait une discipline à considérer comme une « branche de la théorie politique » [8] qui inclut, de ce fait, dans son propos la discussion des valeurs et des finalités d’une communauté humaine ainsi que toute réflexion sur le bien commun. Dans ces conditions, le souci de se faire comprendre fait partie intégrante des exigences auxquelles l’économiste doit se soumettre.

4Nous cherchons à soutenir cette approche de la discipline économique, non pas en invoquant des arguments d’ordre épistémologique, mais en ayant recours à la conception de la politique associée à la critique de la posture des sciences sociales que l’on trouve chez Hannah Arendt (1906-1975). Si cette philosophe d’origine allemande, émigrée aux Etats-Unis en 1941, est connue pour son analyse du totalitarisme [9], elle est aussi « obstinément » et surtout « une philosophe du vivre ensemble » [10] ayant mis en évidence l’importance cruciale de la préservation d’un « monde commun ». La préservation de ce « monde commun » ne pouvant se faire sans l’affirmation et la réactualisation de valeurs partagées qui surgissent du « parler ensemble », la quête de la discipline économique consistant à chercher à découvrir des sources de valeurs objectives plus vraies et moins contestables que tous les jugements de valeur émis par des personnes se présente, sous cet éclairage, comme une entreprise aussi illusoire que dangereuse.

5Ce n’est pas que le contenu des œuvres des deux auteurs se rejoigne puisqu’ils se situent tout de même dans deux disciplines différentes qui n’ont pas le même centre d’intérêt et qui n’analysent pas les mêmes problèmes, pourtant il y a une proximité dans la manière de les traiter si bien que l’on pourrait dire que l’économie, vue par Galbraith, complète tout à fait la politique, telle que Arendt la saisit, et réciproquement. Outre que l’un et l’autre ont soutenu la candidature de J.F. Kennedy pour être ensuite tout à fait critiques vis-à-vis de l’engagement des Etats-Unis au Vietnam, leur proximité tient au fait que chacun d’eux entende mener son activité de pensée dans le souci de répondre à des questions que tout le monde se pose. « Le test suprême d’un ensemble d’idées économiques, nous dit Galbraith, ce sont les clartés qu’il projette sur ce qui fait l’inquiétude d’une époque » [SE et IG, p. 242]. La jonction des observations ne peut donc manquer de s’établir dès lors que les deux auteurs se trouvent prêts l’un comme l’autre à « penser ce qui nous arrive » [11], ce qui signifie, en particulier, s’astreindre à déceler ce qui est véritablement nouveau grâce à la connaissance du passé.

L’ÉCONOMIE ENVAHISSANTE

6Depuis la première publication du Nouvel état industriel, Galbraith ne cesse de montrer que la grande entreprise qui s’est épanouie après la seconde guerre mondiale a des caractéristiques tout à fait nouvelles qui introduisent des changements sans précédent non seulement dans les activités de production spécifiquement économiques mais dans l’ensemble des activités humaines.

7Il faut d’abord noter que les grandes structures industrielles exigées par la complexité technologique ainsi que par l’emploi massif des capitaux qu’elle implique se développent, à partir de cette époque, dans des activités destinées à la consommation qui « relevaient naguère d’un propriétaire individuel ou d’une entreprise sans importance ». La société anonyme ne se rencontre plus seulement dans l’industrie lourde, elle vend désormais aussi « les produits d’épicerie, moud le blé, publie les journaux et assure la distraction du public » [NEI, p.40]. La consommation des individus constitue le fonds de commerce de ces firmes nouvelles qui prennent leur essor dans les domaines des spiritueux et des aliments industrialisés comme de celles des secteurs automobile, pharmaceutique et des télécommunications qui correspondent à des produits plus récents. Loin de produire pour répondre à la demande des individus, ces firmes doivent d’abord contribuer à fabriquer la demande en créant la nécessité de l’usage de leurs produits. Dès lors, la démarche publicitaire doit être saisie comme un préalable indispensable et s’analyse comme une activité de fabrication du manque que le produit viendra combler. Il faut se rendre à l’évidence, « l’initiative de décider de ce qui va être produit n’appartient pas au consommateur souverain » [NEI, p.45] elle émane plutôt de la grande organisation productrice qui (…) tend à assujettir le consommateur aux besoins qui sont les siens ». Si le modelage des goûts des personnes et l’application de la virtuosité technologique à la création de besoins susceptibles d’être assouvis par un produit font partie intégrante de la démarche de la firme moderne, il faut en conclure que « cette entité économique » se livre à des activités qui vont bien audelà du cadre économique du passé. Celles-ci relèvent plus du conditionnement et de la recherche d’influence sur les esprits des individus que d’une activité traditionnelle de production de choses destinée à répondre aux besoins des personnes. Dans Le Nouvel État Industriel, Galbraith parle d’une « filière inversée » pour signifier que la firme moderne doit d’abord créer des désirs pour avoir ensuite la possibilité de s’imposer comme producteur indispensable à leur satisfaction. Dans ce cas, c’est l’être humain transformé en être sujet à des besoins illimités qui se trouvent au service de l’expansion des structures économiques, alors que dans une « filière classique » caractéristique d’une époque antérieure, l’économie répondait avant tout aux besoins de consommation qui émanaient des individus.

8Galbraith signale, encore, d’autres nouveautés propres à la firme moderne qui ont trait, en particulier, à son fonctionnement interne. La grande structure a des caractéristiques à la fois technologique, financière et organisationnelle qui la distingue tout à fait des entreprises du passé comme, d’ailleurs, des petites entreprises patronales d’aujourd’hui qui existent toujours dans le domaine des services aux personnes, par exemple. La direction de la grande firme moderne n’est pas le fait d’un individu : propriétaire d’un capital, elle relève d’un organe collectif d’administration, que Galbraith désignera par le terme de « technostructure», dont les membres n’ont pas besoin d’être propriétaires pour exercer une influence décisive. La direction managériale entraîne une modification conséquente du « comportement de l’entreprise » qui n’a plus rien à voir avec le « comportement de l’entrepreneur ». Ce n’est pas la maximisation du profit qui constitue le principe d’action de la grande organisation administrée par une « technostructure ». Si cette maximisation a du sens lorsqu’il s’agit de mettre en valeur un capital qui vous appartient, elle le perd dans le cas d’une déconnexion entre la propriété et l’organe dirigeant. Le profit n’est qu’une condition nécessaire à la réalisation d’une croissance de la production laquelle constitue, selon Galbraith, l’objectif véritable de ces grandes organisations ayant l’avantage de faire l’objet d’un consensus entre les membres du groupe décisionnaire qui les administre. Dans ces conditions, on comprend que la fabrication d’un être en proie au besoin de consommer constitue le moyen susceptible d’assurer la dynamique de la « croissance pour la croissance » qui préside aux décisions de la « technostructure ». La nature du principe d’action des firmes modernes indique qu’elles sont logiquement conduites à chercher à agir sur les aspirations des individus. Mais il ne s’agit pas du seul domaine atteint par l’expansionnisme des firmes.

9Les exigences organisationnelles liées à la grande taille impliquent une action sur leur environnement encore plus large et touchant cette fois les visées des institutions. La nécessité de programmer des productions mettant en œuvre des technologies élaborées et changeantes qui va de pair avec le souci d’établir des prévisions, d’éliminer les incertitudes du futur et de maîtriser la demande des clients impliquent la nécessité d’une planification dont le champ d’application a inévitablement tendance à s’étendre au-delà du cadre interne de la firme. La fixation des prix de vente, comme des prix aux fournisseurs montrent l’emprise de ces entités économiques sur les variables censées être déterminées par le marché. Par opposition au système de marché subi par les entreprises patronales, Galbraith appelle « le secteur de l’économie (…) caractérisé par la grande entreprise» : « le système planificateur » et son existence est à considérer comme « le trait dominant du nouvel état industriel » [NEI, p.49]. Au pouvoir des grandes entreprises sur la formation des variables économiques, il faudrait aussi ajouter leur faculté d’orienter les actions de l’État dans les domaines qui les servent. Sans considérer qu’elle ait pu être mise en place pour ce motif, il faut constater que la régulation de la demande par l’usage des instruments de la politique économique prévue par la « Révolution keynésienne » s’est avérée une intervention de l’État bienvenue pour assurer la stabilisation de débouchés à ces activités modernes coûteuses en technologie et exigeant une longue période de gestation entre la conception et l’apparition des produits.

10La politique keynésienne de relance destinée, à l’origine, à la lutte contre le chômage a été détournée pour finir par servir une religion de la croissance qui s’accorde parfaitement avec les buts poursuivis par la « technostructure ». En dépit d’un discours convenu annonçant que les milieux d’affaires s’oppo-sent aux ingérences de l’État, il faut admettre que les succes-seurs de l’entrepreneur du passé n’ont pas cessé de « s’associer de plus en plus étroitement à l’État, et en se félicitant du résultat ». Plus encore : il faut convenir qu’ils ont accepté « et avec enthousiasme, que leur liberté s’en trouve diminuée » [NEI, p.447]. Si « la tech-nostructure » s’oppose à l’intervention de l’État sous le prétexte qu’elle porte atteinte à son autonomie, le concours des Pou-voirs Publics est admis, bien plus il est sollicité et encouragé dès lors qu’il concerne des domaines qui lui conviennent. La recherche dans le développement technique de pointe et la formation poussée du personnel qu’elle suppose font partie de ces domaines où le financement public est le bienvenu. Galbraith considère, d’ailleurs, que les exigences des firmes modernes sont plus la cause de la croissance des effectifs de l’enseignement supérieur qu’un quelconque intérêt pour « l’édu-cation des masses ». Aussi ajoute-il, « qu’a contrario » : « si notre régime économique n’avait besoin que de millions de prolétaires illettrés, c’est très vraisemblablement sous cette forme que notre société les lui fournirait. » [NEI, p.42]. Pour Galbraith, c’est donc avant tout la technologie induisant les nécessités organisationnelles de la grande taille qui « fait apparaître une fonction de plus en plus importante à l’État moderne » [NEI, p.43] et non un système d’i-dées ayant prôné l’interventionnisme. La planification n’est pas à assimiler « aveuglement » à l’idéologie du socialisme ; elle relève avant tout des exigences de la grande structure industrielle caractéristique de « la vie économique moderne ». Galbraith décèle d’ailleurs « une tendance générale à la convergence bureaucratique et culturelle des grandes entreprises tant capitalistes que socialistes » [NEI, p. IV]. En définitive, la firme moderne dépend beaucoup plus de l’État que n’en dépendait l’entreprise patronale du passé. L’État aurait de plus en plus tendance à tenir un rôle de prestataire de service pour le compte des firmes, à tel point qu’il faudrait désormais douter de la réalité de l’existence d’un secteur public, comme l’indique Galbraith dans son ouvrage de 2000. « Une composante massive, cruciale et en plein essor du secteur dit public est, à toutes fins pratiques, dans le secteur privé » [MdÉ, p.52]. En réalité, « le privé devient le public » [MdÉ, p. 56] et c’est parti-culièrement vrai, aux États-Unis, dans le domaine militaire.

11Si la symbiose entre l’État et la firme est manifeste dans le secteur de l’armement celle-ci n’émeut guère a priori dans la mesure où les commandes publiques faites au complexe milita-ro-industriel sont censées assurer un objectif de défense nationale qui est immédiatement associé à un intérêt général. Mais Galbraith a fini par mettre en doute la légitimité et l’authenticité de cet objectif. Celui-ci aurait tendance à se transformer en prétexte pour servir des intérêts plus particuliers. À la fin des années 1970, lorsqu’il rédige l’introduction de sa troisième édition du Nouvel État industriel, il estime que la compétition entre les États-Unis et l’URSS est devenue « un piége qui consiste, pour les Soviétiques, à tout mettre en œuvre pour stimuler la réplique militaire des Américains, et pour nous, à faire tout notre possible pour stimuler la réaction des Soviétiques. Dans les deux pays, une importante bureaucratie militaire et industrielle vit de cette interaction » [NEI, p.35-36]. Dans La République des satisfaits[12], il n’hésite pas à dénoncer la surproduction d’armement, conséquence des commandes du Département de la Défense qui se soldent par des excès de dépenses publiques qu’il est difficile de dénoncer sans risquer de se trouver accusé d’être « soft on communism ». Galbraith considère que la peur du communisme « qui toucha par moments à la paranoïa clinique » [RdS, p.32] a été le principal pilier du budget militaire américain. C’est elle qui a permis l’extraordinaire augmentation des dépenses militaires, au cours des années 1980 sous la présidence de M. Reagan, alors qu’en même temps des restrictions générales sur l’action et les dépenses de l’État étaient dans l’air du temps.

12La majorité de ceux qui votent formant ce que Galbraith nomme : La République des satisfaits a adopté une vision extrêmement sélective du rôle de l’État. Les dépenses de l’État sont « un fardeau » dès lors qu’il est question de prestations sociales, de logements sociaux, de soins médicaux pour ceux qui n’ont pas de protection, ou d’enseignement public. En revanche, leur nécessité n’est plus mise en cause dès lors qu’il s’agit de garanties financières pour les déposants des banques et des caisses d’épargne, ou de dépenses militaires et ceci en dépit de leur énormité et de leur impact fiscal accablant. Les discours prônant le moins d’État sont tenus par ceux-là même qui applaudissent à la croissance des dépenses dans le secteur de la défense. L’importance du programme d’armement des années 1980 a permis l’émergence d’un « establishment militaire largement autonome, se tenant au-dessus et à l’écart du contrôle démocratique » [RdS, p131]. Si la peur du communisme a été le principal stimulant de la course aux armements, son effondrement pose la question d’une nouvelle justification et de la découverte d’un autre ennemi, mais, pour Galbraith, « ce qui n’est pas douteux, c’est que l’establishment militaire public et privé va continuer, de son propre chef, à revendiquer une large part de ses moyens financiers antérieurs. » [RdS, p.33] Et il faut craindre que des aventures militaires ne soient organisées que pour justifier l’expansionnisme du pouvoir de l’establishment.

13Avec la course aux armements, il est apparu que c’est moins l’industrie qui répond à un objectif d’intérêt général initié par l’État, que l’État qui adopte, dans ce domaine aussi, les préoccupations des grandes entreprises. Les idées toutes faites qui servent les organisations s’imposent à l’ensemble de la société, aux individus comme à l’État. La défense nationale, au même titre que la croissance, l’éducation et le progrès scientifique et technique feraient partie de ces visées dénaturées qui « reflètent l’adaptation des objectifs publics à ceux de la technostructure » [NEI, p.355]. Tout ce qui sert les fins des organisations a acquis une « haute valeur sociale », leurs objectifs ont été élevés au rang des valeurs d’intérêt général qu’un État se doit de soutenir. Cela signifie qu’il n’y aurait pas plus de contrôle démocratique réel du peuple sur les valeurs et le devenir de la société qu’il n’y a de consommateur-roi imposant, via le marché, ses préférences aux producteurs.

14Galbraith se dresse contre cette «intervention de l’entreprise privée » [MdÉ, p.75] se répandant dans un secteur qui autrefois était public, c’est-à-dire destiné à servir des valeurs humaines toutes autres que celles qui surgissent de l’économie faite par la grande organisation. C’est dans cet esprit qu’il dénonce « une science économique officielle » qui ignore ce phénomène et continue, à l’inverse, à interpréter les actions de l’État comme « une menace pour l’entreprise privée » sans saisir, donc, le renversement qui s’est accompli faisant de l’État un organe de promotion des objectifs des organisations.

LA MISE EN CAUSE DE « L’ÉCONOMIE OFFICIELLE »

15Au premier abord, le soupçon que Galbraith fait planer sur la science économique pourrait faire penser à l’accusation de Marx évoquant « une science bourgeoise » au service des intérêts de la classe capitaliste. Le rapprochement est d’autant plus tentant que Galbraith présume également, à l’instar du philosophe allemand, que l’État puisse se faire le serviteur des grandes sociétés. Cependant l’analyse de Galbraith se distingue de celle de Marx, à plus d’un titre. Marx qui, en son temps, a montré que « le pouvoir constituait un fait incontournable de l’activité économique » [EP, p.170] [13] a ouvert une voie qui permet, effectivement, de reconnaître que les grandes entreprises ne sont pas subordonnées au marché. Cependant l’origine de ces grandes entreprises, telle que Marx la saisit, ainsi que la source et la nature de leur pouvoir, telles qu’il les envisage, ne correspondent pas aux caractéristiques des grandes sociétés anonymes de la deuxième moitié du XXe siècle. Marx décrit « « un processus de concentration capitaliste dans lequel les petits capitalistes sont progressivement dévorés par les gros » qui ne coïncide pas avec la croissance par acquisition de la grande entreprise moderne » opérée par la technostructure. [SE et IG, p.137] Si, pour l’auteur du XIXe siècle, « le fait essentiel » est que « le pouvoir se trouve aux mains du capitaliste » [EP, p.171] lequel est à la fois le dirigeant de l’entreprise et son propriétaire, pour Galbraith, l’un des phénomènes les plus déterminants de la vie actuelle tient à « l’organisation » exigée par la grande entreprise. Dans ce cas, ce n’est pas la propriété ou la richesse du capitaliste qui constituent la source d’un pouvoir s’étendant à la société et à l’Etat. Pris dans la logique de son analyse, Marx n’a pas envisagé que le capitalisme puisse se transformer autrement que par l’abolition de la propriété privée des moyens de production, mais de toute façon, il ne pouvait pas imaginer que l’essor de la grande société anonyme « orientée vers le compromis » car capable de payer des salaires plus élevés que la petite entreprise atténuerait considérablement la pression en faveur de la révolution. [EP, p.175] De même, il n’a pas pu songer que « le pouvoir dirigeant n’appartiendrait plus alors aux capitalistes, mais aux technocrates et aux bureaucrates des grandes organisations. » [EP, p.176]

16La particularité de la position de Galbraith se décèle plus particulièrement du côté des « remèdes » à mettre en œuvre. Ainsi, il pense qu’il est tout à fait possible « d’émanciper l’État » de l’emprise des groupes industriels, et suppose, de ce fait, qu’il n’est donc pas dans la nature de l’État, y compris sous un régime de propriété privée des moyens de production, d’être l’auxiliaire de ces groupes. Galbraith considère que, même si l’assertion a un fond de vérité, « assigner l’État du XIXe siècle, [comme le fait Marx], au service exclusif du grand capital industriel est tout à fait faux. » [AP, p.123]. Pour l’auteur de La science économique et l’intérêt général, il est possible autant qu’indispensable de rétablir une distance entre les intérêts de la collectivité normalement servis par l’État et les intérêts du système planificateur. Et c’est dans cet objectif qualifié de « nécessité politique » que Galbraith tente de démystifier les croyances de la science économique officielle. « Notre tâche actuelle est de nous libérer de doctrines qui, si nous les acceptons, nous asservissent au système planificateur au lieu de le mettre à notre service » [SE et IG, p. 270].

17Les économistes dans la lignée du courant néoclassique qui ne perçoivent pas les particularités de la firme moderne se trouvent évidemment en première ligne des critiques. Ils persistent à les analyser comme des entreprises dirigées par leur propriétaire dont l’activité consiste à produire des biens pour répondre aux besoins de consommation des individus. Les théories de l’oligopole ou du monopole ne vont pas vraiment au-delà de cette vision. Si elles reconnaissent une influence des firmes sur les prix, elles persistent à faire des goûts du consommateur la référence à laquelle celles-ci doivent se plier, si bien que leur enseignement permet toujours de conclure que dans un système capitaliste nommé de façon plus anodine : une économie de marché, « c’est en dernière analyse l’individu qui exerce le pouvoir » [NEI, p.263]. Ce genre d’enseignement est évidemment de nature à laisser s’épanouir l’influence des grandes entreprises car «parmi les nombreux services que l’on peut rendre au pouvoir, il n’en est pas de plus précieux que d’entretenir la croyance en son inexistence ». [AP, p.135] C’est pourquoi Galbraith peut affirmer : « la grande entreprise – la grande firme moderne – vit très largement sous la protection de l’enseignement économique conventionnel » [RdS, p.78]

18Cependant le concours des économistes ne correspond pas spécialement à une volonté de tromper le peuple en échafaudant des théories dont la seule fonction serait de justifier l’ordre établi et en l’occurrence de masquer le pouvoir des grandes entreprises. Galbraith est clair sur ce point : « Quand on considère l’origine du rôle instrumental de la science économique il faut se garder d’y voir le moindre complot et ne faire qu’une part modeste au calcul. Les économistes ne sont pas délibérément les serviteurs de l’intérêt économique. » [SE et IG, p.24] La critique de Galbraith n’est pas assimilable à la condamnation marxiste du courant néoclassique, laquelle ne se situe d’ailleurs pas forcément dans un respect de l’esprit de l’œuvre du philosophe allemand [14]. Dans l’avant-propos de son ouvrage de 1973, Galbraith, tout en affirmant que « la science économique entraîne aujourd’hui ses porte-parole à des conclusions qui font le jeu des grandes sociétés », se démarque aussi, toutefois, des critiques « extrémistes » de la science économique qui vont jusqu’à rejeter tous les concepts de cette discipline et prennent toutes ses propositions comme « un moyen de détourner les esprits de la simple et bouleversante vérité. » [SE et IG, p.15] Galbraith ajoute : « Je n’ai aucune sympathie pour cette thèse ; Marx n’en aurait pas eu davantage, rappelons-le à nos extrémistes, car il nous a légué une tradition intellectuelle des plus exigeantes. » La critique que Galbraith oppose à la vision conventionnelle de l’économie consiste avant tout à souligner son caractère obsolète, si bien que l’attaque atteint moins les pères fondateurs de l’approche vantant les vertus du marché que ceux qui continuent à la répandre dans un monde qui a changé. Ce sont des « économistes de profession » [EP, p.308] négateurs de la réalité des changements qui sont à mettre en cause plutôt que le manque de scientificité ou la fausseté des idées énoncées par ce courant. « Le système néoclassique (…) n’a rien d’invraisemblable dans la mesure où il est le miroir d’une société qui a existé. » [SE et IG, p.46] De plus, il reste adapté à la description de la partie de l’économie qui correspond aux petites entreprises patronales qui, pour leur part, sont tout à fait soumises aux impératifs du marché, tandis que la grande organisation ne l’est pas du tout. Aussi un rejet trop systématique de « l’économie officielle » n’est-il pas plus pertinent qu’une aveugle adhésion.

19Il faut, d’abord et avant tout, dénoncer l’idée que le système de marché soit la loi économique qui s’applique à toutes les entreprises car c’est, précisément, cette généralisation qui permet de nier la réalité du pouvoir des firmes. Or la généralisation est liée à une disposition d’esprit de l’économiste qui, « dans l’univers académique où la science économique est enseignée », se trouve contraint de faire valoir sa discipline en la faisant passer pour une « science », seul label qui, aux Temps Modernes, puisse donner une validité à une spéculation intellectuelle. Pour se conformer à ce critère, la discipline se doit alors d’établir des propositions aussi définitivement valables que « la structure des neutrons, des protons, des atomes et des molécules ». Elle cherche à formuler des « vérités figées et permanentes » notamment en matière de motivation des hommes qui finissent par l’éloigner de l’observation des faits et l’entraîner vers la négation de la réalité. « Paradoxalement … [c’est] cette volonté même de scientificité qui pousse irrémédiablement l’économie vers l’obsolescence, dans un monde qui change constamment. » [EP, p.350-351] Ce sont donc moins les idées véhiculées par l’économie néoclassique qui sont en cause que le souci de respectabilité auquel les économistes se plient sans s’interroger plus avant sur les conséquences de leur pratique. Les services que les intellectuels et les politiciens rendent au système planificateur « n’impliquent de leur part aucune collusion, aucune opération louche aucun calcul même : leurs prises de position sont dans bien des cas le fait d’hommes très distingués et peu imaginatifs pour qui l’idée même d’une divergence entre les intérêts du système et ceux de la collectivité est parfaitement inconcevable » [SE et IG, p.276]. La soumission des économistes aux impératifs des grandes organisations serait de l’ordre d’une servitude involontaire relevant d’un conformisme qui emprisonne les esprits et paralyse l’imagination. Plus généralement, il semble que l’on puisse conclure que c’est le manque de réflexion de ceux dont le métier consiste a priori plutôt à en faire preuve qui laisse libre cours à l’emprise des grandes entreprises. C’est de cette façon que l’on peut comprendre que « le processus par lequel les objectifs de la société se calquent sur les buts de la grande entreprise et par suite de la technostructure, n’a rien d’intellectuel et ne fait pas appel à l’analyse. Il reflète, au contraire le triomphe des idées préconçues, inlassablement répétées, sur la pensée rigoureuse ». [NEI, p.207]. Galbraith décrit un « syndrome bureaucratique », caractérisé par une « sclérose intellectuelle » [RdS, p.75] qui atteint bon nombre de personnes y compris les milieux universitaires et qui va de pair avec l’invasion de la culture de l’organisation.

RÉSISTER À LA CULTURE DE L’ORGANISATION

20La résistance à laquelle Galbraith nous convie n’implique pas de supprimer les grandes entreprises dont l’efficacité productive est sans commune mesure avec la petite structure et ses ouvrages des années 1950, notamment, Le capitalisme américain (1952) et L’ère de l’opulence (1958) l’ont suffisamment montré. Il s’agit de les empêcher de faire régner leurs préoccupations et leurs points de vue sur l’ensemble de la société. Leur règne tient moins à leur puissance financière et moins à leur faculté de contrainte des individus qu’à un conditionnement général des esprits. Ce n’est ni la « promesse d’une rétribution pécuniaire » [AP, p.12] [15], ni la menace, autrement dit « la dissuasion », qui permettent de comprendre l’influence qu’elles exercent. Dans son « Anatomie du pouvoir » (1983), Galbraith évoque un troisième instrument de pouvoir qu’il nomme « la persuasion » – que celle-ci soit explicite ou implicite et relevant alors du conditionnement –, et considère que c’est elle qui, avant tout, « joue un rôle essentiel dans le fonctionnement de l’économie et des institutions politiques modernes, que ce soit dans les pays capitalistes ou socialistes. » [AP, p.15] La grande structure exigeant un haut degré de coopération entre ses membres, « la persuasion » s’avère l’indispensable moyen de la cohésion de l’ensemble. Il estime d’ailleurs que « si la répression était un instrument politique commode ou légitime, elle serait utilisée dès maintenant, et non pas contre le système planificateur mais par lui » [SE et IG, p.277]. Comme le pouvoir de ce système « repose sur la foi qu’il inspire », « l’offensive doit porter sur les croyances » [SE et IG, p.276-277] et le seul remède qui puisse être envisagé passe par une « Prise de Conscience collective » que les écrits de Galbraith ont pour tâche de faire surgir. Il compte, en fait, sur la résistance qui pourrait être le fait du plus grand nombre dès lors que « l’instinct qui nous fait pressentir les dangers que recèle cette conjonction de la puissance économique et de la puissance publique » [NEI, p.447] serait orienté dans la bonne direction. Pour que la grande organisation perde de son influence, il faudrait, en particulier, cesser de croire que les milieux d’affaires s’opposent aux ingérences de l’État dans la vie des individus et convenir qu’ils l’utilisent, au contraire, pour leur compte. Il faudrait aussi admettre que ce n’est ni la nature de l’État, ni l’essence de la propriété privée des moyens de production qui rendent compte de cette collusion particulière au monde moderne. Le pouvoir de la grande entreprise est fondé sur le conditionnement et celui-ci est inséparable de la culture de l’organisation.

21Le pouvoir s’obtient en trouvant des moyens de faire taire toute contestation soit en faisant usage de la force, soit en décrédibilisant les contestataires soit encore en condamnant leurs arguments, mais « la réussite suprême » est que l’individu ne se rende même pas compte qu’il est dirigé [AP, p.149], si bien que l’envie de contester n’effleure même pas ses sens. Les grandes organisations complexes, qu’il s’agisse des entreprises, des appareils d’Etat, des syndicats ou des associations professionnelles, favorisent le « contentement » de l’individu qui fait corps avec l’ensemble. Cette fusion qui élimine les oppositions est toutefois problématique et devrait être une source d’inquiétude dans la mesure où l’organisation ne requiert qu’une fonction parcellaire des êtres humains. « L’organisation consiste à mettre des spécialistes, qui pris individuellement, sont techniquement incomplets et largement inutiles, en relation fonctionnelle avec d’autres spécialistes, pour les réunir en un tout complet et utile. » [SE et IG, p.108] La liberté de suivre sa propre voie s’évanouit non pas parce que l’individu subit des menaces ou se trouve démuni de moyens financiers pour y parvenir mais parce que son existence, réduite à sa fonction économique, n’a de sens qu’au sein de l’organisation. Le conditionnement par identification à la fonction joue un rôle important dans les grandes entreprises, en particulier pour l’encadrement et y compris pour les membres de l’appareil dirigeant. « C’est la fierté du cadre de direction ou de celui qui aspire à ce rang de « croire pour de bon » à ce qu’il fait. » [AP, p.37] C’est pourquoi les « valeurs » fabriquées par la « technostructure », – nommée plus volontiers la « bureaucra-tie » dans les ouvrages plus récents –, ne peuvent pas corres-pondre à des valeurs promues par des êtres « complets » ca-pables de distanciation et d’empathie. La « culture de l’organisa-tion » exigeant d’accepter de servir un but commun et « d’être, comme on dit, un bon joueur d’équipe » [RDS, p.71] s’avère en contradiction avec l’exercice de la faculté de penser de l’individu. Dans son ouvrage de 1996 consacré à la présentation de ce que pourrait être une « société meilleure »[16], Galbraith souligne cet aspect destructeur dans un chapitre qui dénonce le « syndrome bureaucratique » : « La première et la plus évidente des tendances perverses d’une organisation, et surtout des grandes organisations vient de ce que la discipline finit par remplacer la réflexion. » L’usage de sa faculté de jugement est même mal venu car l’individu qui l’exerce pour déceler des erreurs sera considéré comme « non-coopératif, irresponsable et même excentrique ». [PSM, p.119-120] En fin de compte, le vecteur essentiel de l’épanouissement du pouvoir des grandes entreprises s’avère, donc, le conformisme des esprits aux visées des organisations et l’absence d’opposition qui le caractérise.

22Si, à l’instar d’une analyse marxiste, Galbraith reconnaît qu’il y a collusion entre la sphère économique et la sphère politique, il n’en espère pas moins qu’une séparation entre ces deux dimensions puisse être rétablie. Le moyen pourrait se trouver dans la réaffirmation de l’existence d’autres valeurs que celles qui sont soutenues par les organisations pour servir leurs fins. Si Galbraith peut se définir comme un « libéral » c’est au sens « politique » et américain du terme et non au sens français étroitement associé à l’économie. Ce qui signifie, notamment que, pour lui, « le problème de la liberté n’est pas celui de la liberté de l’homme d’affaires » [NEI, p.447]. Il s’agit plutôt de la liberté de poursuivre d’autres fins que celles que le système planificateur, subordonné aux exigences de l’organisation, attribue aux individus. C’est précisément ce genre de liberté qui tend à se perdre et qu’il s’agit de rétablir en « aidant l’individu à échapper à son assujettissement » [NEI, p.418], ce qui implique de compter sur son entendement et son esprit critique ainsi que sur l’existence d’espaces d’expression indépendants. La dénonciation des croyances économiques préfabriquées devrait aller de pair avec une résistance à l’enfermement de l’esprit dans les limites du discours convenu pour lequel toutes les fins qui ne servent pas le système planificateur sont « présentées comme des entreprises superflues, négligeables, antisociales » [NEI, p.448]. Résister au dénigrement pour, au contraire, affirmer énergiquement la valeur d’autres activités humaines comme, par exemple, celles qui sont guidées par des fins esthétiques, tout en veillant à ce que ceux qui les servent ne soient pas subordonnés au système planificateur sont des positions qui contribueraient à remettre ce dernier à sa véritable place. C’est seulement dans ces conditions que « la formation intellectuelle sera une fin en soi, et non un moyen de mieux servir le système » [NEI, p.449]. Selon cette lecture, les tentatives récentes de réforme universitaire en Europe et en France en particulier, axée sur « l’employabilité » des étudiants révèle à quel point l’emprise du système plani-ficateur sur les finalités de la société est, désormais, aussi lar-gement étendue sur le Vieux Continent qu’en Amérique.

23Ces derniers temps, l’influence des grandes organisations sur les esprits n’a pas cessé de s’étendre et de gagner du terrain. Dans son ouvrage de 1992, Galbraith insiste sur les dangers qui sourdent de l’autonomie qui leur est laissée sous couvert du dogme de l’efficience des mécanismes de marché et du caractère supposé pernicieux de l’intervention étatique. Il est non seulement de plus en plus absurde de compter sur ce système de marché pour contenir leur pouvoir, mais aussi totalement déraisonnable de laisser régner la logique expansionniste de la grande structure sur l’ensemble de la société. L’engagement dans des conflits pour des motifs impénétrables aux justifications douteuses constitue un risque que Galbraith avait décrit dès la première guerre du Golfe.

24Une autre source d’inquiétude lui est fournie par l’approfondissement de la dualité des secteurs économiques. Dans La Science économique et l’intérêt général, Galbraith avait déjà souligné que l’on ne pouvait pas attendre que les inégalités de revenu entre les petites entreprises soumises au marché et les grandes organisations qui le dominent diminuent d’elles-mêmes au cours du temps. La dualité économique qui se manifeste par la coexistence côte à côte « d’une force de travail relativement prospère et d’une force de travail relativement appauvrie » est durable car elle est inhérente au pouvoir dont bénéficie la grande organisation en matière de fixation des prix. C’est ce pouvoir, plus qu’une efficacité ou une productivité supérieures, qui lui offre la faculté de verser des salaires relativement plus élevés. On ne peut pas espérer sérieusement contrer le pouvoir des firmes dans ce domaine. Les lois anti-trusts sont « admirablement inoffensives », et se révèlent plutôt « un cul-de-sac où les projets de réforme peuvent être contenus sans danger [SE et IG, p.264]. Pour faire face à « l’inégale répartition du pouvoir » [SEetIG, p.12], il faudrait plutôt envisager une protection de la petite entreprise qui lui éviterait de subir une pression excessive à la baisse de ses coûts qui se traduit en surmenage de son chef et en faible revenu de son personnel. Le « laisser-faire » n’est pas du tout un moyen d’assurer la disparition de cet écart contrairement aux annonces de « l’économie officielle ». Mais, par ailleurs, on ne peut pas non plus considérer que ces petites entreprises vont dis-paraître du fait de la concurrence des plus grosses. L’analyse de la dualité des secteurs et des raisons de sa persistance mérite d’être soulignée. « Le capitalisme, nous dit Galbraith, exige une classe inférieure » pour le travail de domesticité que personne ne veut faire [17]. Les immigrés ont longtemps tenu cette place sans se plaindre, dans la mesure où leur sort restait meilleur que dans leur pays d’origine et que les perspectives d’ascension sociale pour leurs enfants constituaient un espoir raisonnable. Les choses sont désormais différentes. « L’appartenance à la classe inférieure devenant stable et durable chacun devrait s’attendre à voir grandir les rancoeurs et les troubles sociaux » [RdS, p.48]. Il vaut sans doute mieux souhaiter que les événements ne confirment pas les inquiétudes de Galbraith qui prévient la République des satisfaits de la rage qui couve parmi tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans leur culture, qui ne votent plus depuis longtemps et qui n’espèrent plus rien des politiques.

25La « culture » issue de l’organisation est désormais largement dominante, et son contenu ne relève pas d’idées issues de la réflexion mais plutôt du kit préfabriqué d’argumentations et de réponses toutes faites destiné à être consommé pour satisfaire un confort psychique. Ainsi, le « laisser-faire » justifiant le désengagement de l’État qui s’est imposé comme la valeur sociale par excellence à partir des années 1980, n’a plus rien à voir avec son origine. Il ne s’agit que d’un slogan bricolé par la grande organisation permettant, entre autres, de justifier sa domination sur les petites entreprises qui assurent les activités aussi indispensables que peu rémunératrices. Galbraith souligne que le nom de Smith, – auteur qui « était en réalité (…) tout à fait ouvert, (…) à l’éventualité d’une fonction utile ou nécessaire pour l’État » – [RdS, p.100] est désormais outrageusement utilisé par la bureaucratie d’entreprise pour servir le contentement et la bonne conscience de ses membres. Ainsi, l’esprit de l’enseignement de Smith, – lequel avait d’ailleurs déjà manifesté son hostilité à ce qui correspondait aux sociétés anonymes de son époque –, est totalement absent de la rengaine de néolibéralisme qui nous est serinée aujourd’hui. Les « idées » qui circulent sont désormais des fabrications de la grande organisation, elles n’ont plus qu’un lointain rapport avec les sources desquelles on voudrait nous faire croire qu’elles sont tirées. Comme la grande organisation est très consommatrice de ce qui peut servir sa cohésion, toute la culture des auteurs du passé comme du présent est susceptible de subir cette opération de « relooking » qui la vide de son sens. Ce ne sont pas seulement les « économistes de profession » qui sont à mettre en cause mais plus généralement les universitaires et intellectuels qui répondent de plus en plus aux besoins des organisations du seul fait qu’ils se soumettent de moins en moins aux exigences de la pensée authentique.

26Galbraith décrit ce que nous pourrions nommer un processus d’excroissance de l’économie au sein du monde moderne. La grande société anonyme constitue un centre de production d’un genre nouveau dont les activités, si tant est qu’elles puissent encore être qualifiées d’économiques, sont beaucoup plus envahissantes que par le passé, lorsqu’il s’agissait de produire pour répondre à des besoins définis et limités. Elle ne se contente pas de produire des biens, mais pousse son activité jusqu’à fabriquer les goûts des individus et la poursuit encore plus loin en fabriquant aussi les valeurs des citoyens, les deux, – qu’ils s’agissent de l’individu et du citoyen ou des goûts et des valeurs –, ayant une fâcheuse tendance à se confondre. De plus, il faut craindre que le principe d’expansion qui anime la grande organisation ne la conduise désormais vers la fabrication d’insécurité, de frustrations et de peur de l’autre, soit, en bref, dans la création d’un climat de manque permanent inspirant des désirs plus propices au renouvellement infini des débouchés qu’à permettre de tirer l’humanité vers le haut.

27Si on définit l’activité politique comme celle qui consiste à établir et à entretenir les valeurs communes qui animent une communauté humaine, alors, il faut convenir, en suivant Galbraith, que la nouveauté du monde qui s’épanouit après la seconde guerre mondiale tient au fait que ce sont des organes économiques qui assument désormais de plus en plus cette activité, celle-ci perdant, d’ailleurs, par la même, sa nature politique. Parallèlement, l’État, a priori un organe politique représentatif d’une collectivité humaine, exercerait des fonctions qui mériteraient de moins en moins ce qualificatif. Ainsi présentées, les observations de Galbraith offrent une certaine parenté avec celles d’Arendt qui montre que la dépréciation de la politique, – synonyme de la dépréciation de la liberté –, constitue un mal dont souffre les Temps Modernes. Malgré les mélanges et les indifférenciations qui s’installent dans les faits entre une communauté politique et une communauté économique, les deux auteurs cherchent à rappeler qu’il s’agit de deux sortes de communauté dont les principes de constitution et d’existence ne devraient pas être confondus. L’indifférenciation des deux genres de communautés devrait être une source d’inquiétude car elle ne peut pas s’accomplir sans dommage. Elle élimine la dualité de l’être humain : être économique en proie aux exigences de la vie physique, d’un côté, et d’un autre côté, un être politique qui trouve son identité humaine dans la communication avec les autres. Et la disparition de la dualité est problématique, précisément, parce que celle-ci constitue, comme Arendt nous le rappelle, la condition d’existence d’une pensée authentique qui se déroule sous la forme d’un dialogue entre soi et un autre soi-même. C’est ainsi que la disposition à penser, qui est accessible à tout le monde et qui préserve des débordements, peut se trouver désactivée chez tout le monde faute d’exercice et rendre alors les individus prêts à absorber tous types de produits de substitution sous forme de kit de conduite conforme ou de procédure à suivre, tandis que d’autres, – les professionnels du travail intellectuel, seraient spécialisés dans leur production.

28La forme et le contenu de la critique adressée par Galbraith aux théoriciens de la science économique officielle autorisent, selon nous, un rapprochement avec l’analyse d’Arendt menée dans le cadre de sa réflexion sur le totalitarisme. La philosophe a mis en évidence la « banalité du mal » qui correspond à une « curieuse inaptitude à penser » assez généralisée et affectant, en particulier, nombre d’intellectuels des Temps Modernes, et pas seulement les économistes, dès lors qu’ils se posent en « spécialistes de la résolution des problèmes » de la vie en communauté. Son analyse qui montre, notamment, que les sciences sociales entérinent le fait que l’homme moderne soit devenu une simple fonction de la société [18] semble parfaitement convenir pour préciser la nature de la critique de Galbraith et la conforter. L’inaptitude à penser, qui n’a rien à voir avec un déficit des compétences intellectuelles, peut tout à fait infester l’activité des penseurs de profession. « L’inaptitude à penser n’est pas la stupidité, elle peut s’observer chez des personnes très intelligentes et la méchanceté peut difficilement en être la cause » [19] Elle « guette tout un chacun, les hommes de laboratoire, les érudits, et autres spécialistes de l’équipée mentale. » [20] L’« inaptitude à penser », décrite par Arendt, qui se solde par l’installation d’une habitude de se conformer à des règles établies reconnues par la multitude et entérinées par la société est somme toute ce qui pourrait expliquer l’emprise des groupes industriels et financiers sur les visées humaines que dénonce Galbraith. Cette inaptitude contemporaine rendrait compte de l’absence d’obstacle à la propagation de la foi sur laquelle repose l’extension du pouvoir des grandes entreprises.

figure im1
John Kenneth Galbraith

Notes

  • [1]
    mmarlyse. pouchol@ univ-reims. fr
  • [2]
    John K. GALBRAITH, Les mensonges de l’économie, Grasset, 2004 [MdÉ].
  • [3]
    John K. GALBRAITH, Le nouvel état industriel, Gallimard ,1989 [NEI].
  • [4]
    Cité par Ludovic FROBERT, Galbraith, La maîtrise sociale de l’économie, Michalon, collection le Bien commun, 2003, p. 74.
  • [5]
    John K. GALBRAITH, La science économique et l’intérêt général, Gallimard, 1974 [SE et IG].
  • [6]
    John K. GALBRAITH, L’argent, Gallimard, idées, 1976, p.19.
  • [7]
    Milton FRIEDMAN, Contre Galbraith, Economica, 1977, cf. L. FROBERT, op. cit., p.81.
  • [8]
    Dans la réponse de GALBRAITH à la critique de Solow, The Public Interest, n°9, 1967, A Review of a Review, p.117, cité par Ludovic FROBERT, op. cit., p.78.
  • [9]
    Hannah ARENDT, Les origines du totalitarisme, Quarto Gallimard, 2002.
  • [10]
    Françoise COLLIN, L’homme est-il devenu superflu ? Hannah Arendt, éditions Odile Jacob, 1999, p.296.
  • [11]
    Voir Jean-Claude ESLIN, Hannah Arendt, l’obligée du monde, Michalon, collection : le bien commun, 1996, p.11.
  • [12]
    John K. GALBRAITH, La République des satisfaits. La culture du contentement aux États-Unis, Seuil, 1993, [RdS].
  • [13]
    John K. GALBRAITH, L’économie en perspective. Une histoire critique, [EP], Seuil 1989.
  • [14]
    Pour la distinction entre Marx et le marxisme voir M. ABENSOUR, La démocratie contre l’État. Marx et le moment machiavélien, Puf, Collège international de philosophie, 1997.
  • [15]
    John K. GALBRAITH, Anatomie du pouvoir, Seuil, 1985 [AP].
  • [16]
    John Kenneth GALBRAITH, Pour une société meilleure, Seuil, 1997.
  • [17]
    La conscience de l’impossibilité de la disparition du travail lié à l’entretien de la vie est un point clé dont l’importance apparaît en faisant un rapprochement avec l’analyse de Hannah Arendt menée dans la Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1983. Il faut lire, en particulier, le chapitre III qui présente les ambiguïtés de l’analyse du travail chez Marx. Cette conscience est sans doute à relier à son écoute du mouvement féministe qui met en évidence qu’aucune machine, aucun robot domestique, ne pourra remplacer le travail accompli à la maison, de telle sorte que le seul moyen d’en être déchargé est d’avoir un personnel à son service.
  • [18]
    L’étude d’Arendt a été menée par ailleurs sous un angle particulier : M. POU-CHOL, « L’explication hayékienne du totalitarisme et l’analyse d’Arendt », in Les théories économiques et la politique, Economie et Démocratie volume 1, L’Harmattan, 2003.
  • [19]
    H. ARENDT, Considérations morales. Rivages poche, 1996, p.33.
  • [20]
    H. ARENDT, La vie de l’esprit.(I) La pensée. Puf 1992, p.217.
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