Couverture de INSO_203

Article de revue

À la croisée d’enjeux nationaux et internationaux : la protection sociale des personnes étrangères ressortissantes d’un pays non-membre de l’Union européenne

Pages 158 à 166

Notes

  • [1]
    Dans les lois d’assurance sociale, les étrangers sont exclus des droits non directement liés à l’activité professionnelle, les « allocations et fractions de pensions imputables sur le fonds de majoration et de solidarité » ainsi que les prestations prévues pour les chômeurs. Les étrangers sont également exclus de l’assurance facultative créée par le décret-loi du 30 octobre 1935.
  • [2]
    À l’initiative de Fridtjof Nansen, le premier Haut-Commissaire pour les réfugiés de la Société des Nations, un document d’identité dit « passeport Nansen » est attribué entre 1922 et 1945 aux réfugiés apatrides dont il constitue le premier moyen de protection internationale ; il leur permet de voyager, de se réfugier et de se voir reconnaître des droits. D’abord destiné aux personnes fuyant l’Union soviétique, il est ensuite délivré aux Arméniens à partir de 1924 puis aux Assyriens et aux autres minorités fuyant l’ex-Empire ottoman.
  • [3]
    Des protocoles annexés à certaines conventions bilatérales de sécurité sociale permettent également dans les années 1970 de lever cette condition pour d’anciens travailleurs de certains pays, le Sénégal par exemple.
  • [4]
    L’exclusion des étrangers existe toujours dans notre système de protection sociale en matière d’exportation des rentes d’accidents du travail, dans des dispositifs figurant dans le Code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de la guerre, en matière de maintien dans le logement ou du droit de reprise du logement par le propriétaire, ainsi que dans le Règlement d’aide sociale de Mayotte ou encore pour plusieurs prestations versées en Nouvelle-Calédonie. Il a fallu attendre 2011 pour que la discrimination fondée sur la nationalité et connue sous le terme de « cristallisation » des pensions disparaisse des textes concernant les pensions des anciens combattants ou anciens fonctionnaires des ex-colonies, ainsi que les prestations pour les anciens harkis (supplétifs de l’armée française en Algérie) et membres de leur famille.
  • [5]
    La régularité du séjour était exigée pour : les revenus de remplacement pour les chômeurs à partir de 1967, les prestations familiales depuis 1948 (mais en pratique, surtout à partir de 1978), l’adhésion à une association familiale depuis 1975 (exigence toujours en vigueur), l’accès à l’interruption volontaire de grossesse en 1975 (exigence supprimée en 2000), l’assurance personnelle (dispositif mis en place en 1978 et supprimé en 2000).
  • [6]
    Des jurisprudences récentes du Conseil d’État laissent entrevoir la possibilité d’éviter ces ruptures de droit à l’avenir.
English version

Il y a plus d’un siècle, la protection sociale naissante est réservée aux citoyens français, excluant de fait les étrangers. Cette condition est progressivement supprimée au cours du xxe siècle sous la pression des instruments internationaux. Mais dans un mouvement inverse, alors que la question de l’immigration se politise, les droits sociaux des ressortissants de pays non communautaires sont peu à peu limités par de nouveaux critères, dont l’antériorité du séjour sur le sol français.

1À la fin du xixe siècle, la France est devenue un important pays d’immigration, en raison de sa faible natalité et de ses besoins de maind’œuvre liés à la révolution industrielle. Après l’avènement du suffrage universel masculin, la iiie République va, dans sa volonté de faire nation, durcir la distinction entre les nationaux et les étrangers (Noiriel, 1988). La première disposition législative sur l’immigration est la « loi relative au séjour des étrangers en France et à la protection du travail national » de 1893, qui vise non seulement à contrôler les entrées mais aussi à distinguer et protéger les nationaux sur le marché du travail. De nombreuses mesures sont également décidées pour interdire l’accès des étrangers à de nombreux emplois salariés ou professions indépendantes. L’État social naissant durant la iiie République devient un moyen pour construire la nation, avec l’attribution de nouveaux droits sociaux aux seuls citoyens français. Ce « privilège du national » (Slama, 2003) conduit à exclure des lois d’assistance les étrangers ; mais s’ils sont salariés, ceux-ci accèdent néanmoins aux premières assurances sociales, la qualité de travailleur constituant alors le principal, sinon le seul, critère d’accès. Le propos de cet article est de montrer, dans un premier temps, comment cette « nationalisation » de l’assistance va peu à peu s’effacer et, sous la pression notamment des conventions internationales qui engagent la France, va conduire à supprimer toute exclusion fondée exclusivement sur la nationalité. Puis, dans un second temps, comment l’effacement quasi complet de ce critère à la fin du xxe siècle va laisser place au développement de nouveaux critères ou conditions d’accès à la protection sociale, qui vont à leur tour limiter cet accès pour les étrangers ressortissants d’un pays non-membre de l’Union européenne (UE) et s’étendent désormais également à ceux exerçant une activité professionnelle.

Du privilège du national à l’ouverture des dispositifs d’assistance aux étrangers sous la pression des normes internationales

2Le traitement des étrangers a longtemps été très différent selon les deux grandes catégories de dispositifs mis en place par l’État social, l’assistance sociale et les assurances sociales.

Le principe initial d’une attribution des assurances sociales à tous les travailleurs, y compris étrangers

3Les assurances sociales pour les travailleurs ont été instaurées tardivement en France en comparaison d’autres pays européens et notamment de l’Allemagne. Hormis l’assurance accidents du travail (loi du 9 avril 1898, étendue aux maladies professionnelles en 1919), elles sont créées à partir des années 1930 (lois du 5 avril 1928 et du 30 avril 1930 sur les assurances sociales, loi du 11 mars 1932 sur les sursalaires familiaux, etc.) puis sont généralisées avec la mise en place de la Sécurité sociale en 1945. Les droits sont conditionnés au fait d’avoir travaillé et cotisé. La nationalité n’a aucune importance, à une nuance près : l’obligation pour les étrangers d’exercer une activité depuis au moins trois mois [1]. Quant aux autres assurances sociales, au sens où celles-ci sont toujours définies dans le Code de la Sécurité sociale (assurances maladie, maternité, décès, invalidité, vieillesse), aucune condition spécifique n’est exigée jusqu’à l’introduction d’une exigence de régularité du séjour en 1993.

4Si les assurances sociales sont ainsi largement ouvertes aux travailleurs ou anciens travailleurs étrangers, l’idée va longtemps prévaloir que les étrangers ne peuvent bénéficier des droits non contributifs, la « solidarité nationale » ne devant s’appliquer qu’aux Français (Izambert, 2018).

Des prestations d’aide ou d’assistance sociale d’abord réservées aux nationaux

5Dans le contexte de construction de l’État nation, entre la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle, les principes de « solidarité nationale » et de « protection nationale » se traduisent par l’exclusion des personnes étrangères dans toutes les lois d’assistance mises en place : l’assistance médicale gratuite (1893), l’assistance aux vieillards, infirmes et incurables (1905), l’allocation journalière pendant le repos obligatoire des femmes en couches (1913), l’assistance aux familles nombreuses (1913), les allocations d’allaitement (1919) et les primes à la natalité (1920).

6Ce « privilège du national » (Slama, 2012) va peu à peu être levé après la Première Guerre mondiale : d’abord dans le cadre des premières conventions bilatérales avec les principaux pays de provenance (Belgique, Italie, Pologne, Luxembourg, Suisse, Royaume-Uni) ; ensuite dans le cadre de textes ratifiés par la France prévoyant la « clause de la nation la plus favorisée », comme la Convention de Genève du 28 octobre 1933 pour les réfugiés apatrides dits « Nansen » (russes, arméniens et assimilés) [2] et la Convention du 10 février 1938 issue d’une conférence à Évian pour les réfugiés fuyant l’Allemagne nazie, étendue ensuite par un protocole du 14 septembre 1939 aux réfugiés espagnols.

7Le principe d’égalité sera repris au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés, puis dans la Convention de New York de 1954 sur les apatrides et, enfin, dans la Convention européenne d’assistance sociale et médicale de 1953 du Conseil de l’Europe.

8Ce mouvement d’internationalisation fait logiquement disparaître la condition de nationalité de l’aide sociale, même si certaines restrictions sont maintenues : une condition d’ancienneté de résidence de plus de trois ans pour l’aide médicale à domicile (disposition supprimée en 2000) et de plus de quinze ans avant l’âge de 70 ans pour l’aide sociale à domicile des personnes âgées (disposition toujours en vigueur).

La fermeture aux étrangers des prestations non contributives de sécurité sociale levée grâce aux exigences internationales

9La condition de nationalité a également longtemps été appliquée à des revenus minima ou des « prestations non contributives de sécurité sociale ». L’origine de cette exclusion provient de la loi du 14 mars 1941 relative à l’Allocation aux vieux travailleurs salariés (AVTS) stipulant « Nous, Maréchal de France, chef de l’État français […] décrétons : […] il est accordé une allocation aux travailleurs français sans ressources suffisantes, âgés de soixante-cinq ans ou plus […]. Les étrangers ne peuvent se prévaloir [de l’AVTS] ». Néanmoins, par dérogation et déjà en raison d’accords internationaux, des circulaires prévoient l’accès à l’AVTS dès 1941 pour les Belges, Espagnols, Polonais, Italiens et les réfugiés Nansen puis, à partir de 1945, pour les Britanniques et les Tchèques.

10La loi du 30 juin 1956 portant institution d’un Fonds national de solidarité et créant l’allocation supplémentaire reprend cette condition de nationalité, sauf s’il existe une condition de réciprocité entre la France et le pays de l’étranger [3]. Elle est également opposée pour l’accès à l’allocation supplémentaire étendue aux invalides en 1957 ainsi qu’aux nouvelles prestations pour personnes handicapées, dont l’allocation aux adultes handicapés créée en 1975. Ces restrictions seront levées par étapes pour les seuls réfugiés par des circulaires entre 1959 et 1980.

11La suppression de la condition de nationalité pour les autres étrangers sera plus difficile et résultera d’un long combat juridique pour la reconnaissance du principe d’égalité obtenue sur le fondement de textes internationaux (Isidro, 2016). Il va ainsi falloir attendre le milieu des années 1970, et plusieurs condamnations par la Cour de justice de Luxembourg, pour que soit supprimée l’exclusion des ressortissants communautaires de certaines prestations du minimum vieillesse et de l’AAH. Pour les étrangers non communautaires, la lutte juridique sera plus ardue (Lochak, 2000). Il faudra plusieurs étapes pour que cette restriction soit supprimée avec la loi du 11 mai 1998 : la prohibition de principe de cette condition, d’abord par le Conseil constitutionnel en 1990, puis par la Cour de Luxembourg et la Cour de cassation en 1991 pour des anciens travailleurs pouvant se prévaloir d’un accord avec la CEE exigeant l’égalité de traitement et, enfin, par la Cour européenne des droits de l’Homme à partir de 1996 pour tous les étrangers quelles que soient leur nationalité ou leur situation professionnelle. Désormais, la condition de nationalité a globalement disparu de notre système de protection sociale, à quelques rares exceptions [4]. Mais d’autres conditions vont de fait s’y substituer.

La montée en puissance de nouvelles conditions opposées aux étrangers pour accéder aux droits sociaux

12Dans un contexte où l’immigration a pris une place importante dans le débat national, en étant de plus en plus présentée comme un « problème » (Hmed et Laurens, 2008), le respect de l’égalité de traitement porté par les conventions internationales tend à devenir moins rigoureux. À partir des années 1990, d’autres conditions d’éligibilité, davantage mobilisées ou nouvellement introduites, vont constituer de nouveaux obstacles à l’accès aux prestations sociales, y compris si ces dernières sont contributives (Isidro, 2016) : condition de résidence, d’ancienneté de présence ou de résidence sur le territoire, de régularité du séjour ou de résidence régulière, d’entrée régulière des enfants sur le territoire ou encore d’antériorité de titres de séjour autorisant à travailler.

Contrôle de la condition de résidence sur le territoire et condition d’ancienneté de présence

13Sans être une condition spécifique aux étrangers, la condition de résidence a vu récemment son contrôle renforcé, en particulier pour certaines catégories d’étrangers. Pour bénéficier des droits sociaux, il est nécessaire de résider sur le territoire, sauf pour les pensions de retraite. D’autres prestations peuvent être exportées, en général les pensions d’invalidité, les rentes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles, dans le cadre de la coordination des systèmes de sécurité sociale au sein de l’espace économique européen ou de conventions bilatérales de sécurité sociale passées entre la France et une quarantaine de pays tiers. À partir du milieu des années 2000, les pratiques de contrôle de cette exigence sont durcies et ciblent particulièrement les personnes les plus suspectées de s’absenter trop souvent ou trop longtemps, en particulier les immigrés âgés, surtout ceux vivant en foyer ou dont la famille est restée au pays d’origine et qui bénéficient de prestations non exportables, telles que le minimum vieillesse ou des aides au logement. Dans un contexte de défiance vis-à-vis de l’immigration, ces contrôles ont parfois pris des tournures très contestables avec des conséquences préjudiciables pour les personnes concernées (Math, 2013).

14À ne pas confondre avec la condition de résidence, une condition d’ancienneté de présence ou de résidence sur le territoire existe pour certains dispositifs. La prise en charge des frais de santé sur critère de résidence est ainsi conditionnée depuis 2000 à une ancienneté de présence de plus de trois mois. En 2004, la même condition a été introduite pour l’aide médicale d’État. Toujours avec l’objectif de restreindre l’accès à ce dispositif, accusé de créer un appel d’air pour l’immigration et de faire l’objet d’abus ou de fraudes, cette condition est remplacée en 2020 par une condition plus stricte de trois mois en situation irrégulière au regard du séjour.

Régularité du séjour : une exigence récente pour les assurances sociales et l’aide sociale

15L’exigence de la régularité du séjour au regard de la police des étrangers est généralisée à quasiment toute la protection sociale par la loi du 24 août 1993 relative à la maîtrise de l’immigration. Cette condition n’était alors pas totalement nouvelle mais elle concernait jusque-là un nombre limité de dispositions [5]. La loi de 1993 marque un tournant majeur, notamment pour les assurances sociales et l’aide sociale qui ignoraient totalement ce critère. Quelques dispositifs ne sont pas concernés comme l’assurance accidents du travail, l’aide médicale, l’aide sociale à l’enfance ou l’aide sociale en cas d’admission en centre d’hébergement.

16La mise en œuvre de cette condition de régularité du séjour ne va pas sans difficultés. La première est la diversité de ses définitions selon les prestations. Pour les étrangers non ressortissants d’un pays de l’Union européenne (non UE), il existe quasiment autant de listes différentes de documents acceptés que de prestations. En conséquence, certains étrangers en situation régulière se retrouvent privés de certains droits sociaux car ils n’ont pas le « bon » document. Il semble malgré tout se dégager une certaine gradation (avec cependant des exceptions) ; les titres les plus stables, comme la carte de résident de dix ans, permettent d’accéder à une plus grande palette de droits que les autres titres de séjour. Une autre difficulté découle du processus de précarisation du séjour à l’œuvre depuis près de trois décennies (Math et Spire, 2016) : d’une part, les possibilités de régularisation se sont restreintes et, d’autre part, des documents ou titres précaires sont attribués plus fréquemment et pour des périodes de plus en plus longues, et n’ouvrent pas droit à toutes les prestations (Math, 2016).

Une condition d’entrée régulière des enfants sur le territoire

17Une autre condition a été introduite en 1986 pour les prestations familiales des allocataires étrangers non UE : leurs enfants non nés en France doivent désormais justifier d’être entrés dans le cadre de la procédure du regroupement familial. Or, depuis, cette procédure n’a cessé d’être durcie à de nombreux égards (ressources, logement, restrictions du regroupement familial sur place, etc.). Ainsi, un grand nombre d’enfants venus vivre avec leurs parents en dehors de cette procédure ne sont pris en compte ni pour les prestations familiales ni pour les allocations logement et le RSA. Des recours ont été portés sur le fondement de textes internationaux exigeant le respect de l’égalité de traitement ou du principe de non-discrimination. La Cour de cassation tend à stabiliser sa jurisprudence sur cette question depuis peu. Si, au nom du droit de l’État à contrôler l’immigration, elle n’a, d’une manière générale, pas écarté cette restriction, elle l’a cependant jugée contraire au principe d’égalité de traitement figurant dans des accords entre l’UE et les pays des principales populations hors UE vivant en France (Algérie, Maroc, Tunisie, Turquie) ainsi que dans les conventions bilatérales de sécurité sociale (sous réserve dans certaines d’exercer une activité professionnelle). Il est utile de souligner que les principales conventions bilatérales ont été passées avec les pays issus de la décolonisation et au moment où les anciens sujets de l’empire français, qui bénéficiaient d’une citoyenneté réduite, y compris sur le plan des droits sociaux, sont devenus des étrangers à part entière. La Cour, non sans changer d’avis au cours du temps, a décidé à partir de 2016 de ne pas retenir certaines de ces conventions, de fait celles passées avec les pays d’Afrique subsaharienne. Il en résulte une situation confuse, sans logique évidente, dans laquelle les prestations familiales vont être accordées si l’allocataire a une « bonne » nationalité, éventuellement s’il exerce une activité professionnelle voire si, après avoir essuyé un refus, il parvient à exercer un recours contentieux afin de faire valoir la primauté du texte international sur la disposition de droit interne. Cette situation incohérente, pour ne pas dire ubuesque ou discriminatoire, résulte de la contradiction entre des velléités nationales de limiter l’accès aux droits et des normes internationales ratifiées par la France tendant à prohiber toute forme d’exclusion.

La condition de nationalité remplacée par une condition d’antériorité du titre de séjour ?

18Une condition d’antériorité du titre de séjour avec autorisation de travail est récemment apparue, de façon paradoxale, dans notre système de protection sociale en 1988, avec la loi créant le Revenu minimum d’insertion (RMI). Le projet de loi prévoyait que le RMI serait attribué aux étrangers uniquement sur présentation d’une carte de résident de dix ans, de façon logique puisque, depuis 1984, la loi prévoyait que cette carte était le titre de tous les étrangers ayant vocation à s’installer en France. Le ministre des affaires sociales et de la solidarité, constatant que tous les étrangers qui auraient dû posséder une carte de résident n’en disposaient pas, décida pour ne pas les exclure de faire adopter un amendement élargissant le RMI aux étrangers pourvus d’un autre titre de séjour tout en remplissant les conditions pour bénéficier d’une carte de résident. Or, à l’époque, une disposition prévoyait que trois années de résidence régulière ouvraient droit à la carte de résident. Il fut décidé de renvoyer à cette disposition et le RMI fut donc ouvert aux étrangers disposant de titres de séjour avec autorisation de travail depuis au moins trois ans. Mais à mesure que, de réforme en réforme, l’accès à la carte de résident s’est restreint, cette disposition s’est traduite par l’exclusion du RMI d’une proportion croissante d’étrangers qui résident régulièrement en France mais ne parviennent pas à justifier de cette condition d’antériorité de titre de séjour, d’autant moins qu’en 2004 la période de résidence est passée de trois à cinq ans pour le RMI. En 2006, l’exigence de l’antériorité du titre de séjour est étendue à l’allocation de solidarité aux personnes âgées puis, en 2012, allongée de cinq à dix ans pour cette allocation.

19En 2009, le Revenu solidarité active (RSA) qui remplace le RMI reprend la condition de cinq ans de résidence et la durcit en l’exigeant également du conjoint, concubin ou partenaire pacsé étranger du demandeur. Lors de l’extension du RSA à Mayotte en 2012, et en dépit d’un avis défavorable du Conseil d’État, le gouvernement décide par ordonnance de porter cette durée à quinze années, comme c’est déjà le cas sur ce territoire pour de nombreuses autres prestations depuis le début des années 2000. En 2018, le gouvernement fait adopter une disposition législative pour faire passer de cinq à quinze ans cette durée d’antériorité de titres de séjour pour le RSA en Guyane, mais ce durcissement est censuré par le Conseil constitutionnel. En outre, l’antériorité de titres doit être ininterrompue. Compte tenu des pratiques préfectorales ne renouvelant pas le séjour dans les délais, la période est fréquemment interrompue pour une part importante des personnes étrangères qui, en conséquence, voient leur durée de séjour repartir à zéro et perdent leur droit au RSA [6]. La disposition a de surcroît pour effet d’exclure, en pratique, de nombreux étrangers qui remplissent la condition mais qui sont mis dans l’incapacité d’en faire la preuve, car obtenir de la préfecture une attestation de résidence régulière avec droit au travail depuis cinq ou dix ans est particulièrement difficile. Cette condition d’antériorité du séjour tend de fait à jouer de plus en plus le rôle d’exclusion dévolu antérieurement à la condition de nationalité, ou « préférence nationale » dans le langage politicien, pourtant considérée comme discriminatoire et contraire aux textes internationaux (Math, 2014).


20Si le principe d’égalité, défendu notamment par les instruments internationaux, irrigue fort heureusement le droit positif et si certaines discriminations, notamment l’exclusion de principe des étrangers de certaines prestations sociales, ont été peu à peu écartées au cours du xxe siècle, la volonté de restreindre l’accès des étrangers à la protection sociale perdure et se manifeste à travers diverses conditions spécifiques opposées aux étrangers. Cette évolution, qui n’est pas propre à notre pays, voire est soutenue par de nouvelles normes adoptées au niveau de l’UE (Math, 2016), est aussi désormais justifiée pour limiter l’immigration et préserver l’État social soumis à de fortes contraintes budgétaires. Elle a ainsi débordé les partis d’extrême droite, hier les seuls à préconiser une « préférence nationale », et a pris la forme de nouvelles conditions qui produisent une partie des effets de celle-ci.

Bibliographie

  • Hmed C. et Laurens S., 2008, L’invention de l’immigration, éd. Agone.
  • Isidro L., 2016, La protection sociale des personnes étrangères. Pour un nouveau critère d’accès aux prestations sociales, Informations sociales, n° 194, p. 106-116 ; 2017, L’étranger et la protection sociale, Dalloz.
  • Izambert C., 2018, La régularité du séjour des étrangers en France : frontière du projet d’universalisation de la protection sociale ? Revue française des affaires sociales, n° 4, n° 17-37.
  • Lochak D., 2000, Quand l’administration fait de la résistance. Les prestations non contributives et les étrangers, in Drôle(s) de droit(s). Mélanges en l’honneur d’Élie Alfandari, Dalloz, p. 405-416.
  • Math A., 2013, Les prestations sociales et les personnes âgées immigrées : la condition de résidence et son contrôle par les caisses, Revue de droit sanitaire et social, juillet août ; 2014, Le RSA et les étrangers : origine et fortunes de la condition d’antériorité de résidence, Revue de droit sanitaire et social, n° 3, p. 564-576 ; 2016, Les conséquences de la précarisation du séjour sur l’accès aux droits économiques et sociaux, in Gisti, Précarisation du séjour, régression des droits, coll. « Penser l’immigration autrement », p. 83-91.
  • Math A. et Spire A., 2016, La lente dégradation du statut des étrangers. La preuve par les chiffres, in Gisti, Précarisation du séjour, régression des droits, p. 49-66.
  • Noiriel G., 1988, Le creuset français – Histoire de l’immigration xixe-xxe siècle, Paris, Seuil.
  • Slama S., 2003, Le privilège du national : étude historique de la condition civique des étrangers en France, thèse de doctorat en droit public ; 2012, Les nouvelles frontières des droits sociaux des étrangers non européens, in Les droits sociaux, entre droits de l’Homme et politiques sociales, LGDJ.

Mots-clés éditeurs : immigration, étranger, nationalité, égalité de traitement, protection sociale, régularité du séjour, discrimination, international, exclusion, résidence

Date de mise en ligne : 22/11/2021

https://doi.org/10.3917/inso.203.0158

Notes

  • [1]
    Dans les lois d’assurance sociale, les étrangers sont exclus des droits non directement liés à l’activité professionnelle, les « allocations et fractions de pensions imputables sur le fonds de majoration et de solidarité » ainsi que les prestations prévues pour les chômeurs. Les étrangers sont également exclus de l’assurance facultative créée par le décret-loi du 30 octobre 1935.
  • [2]
    À l’initiative de Fridtjof Nansen, le premier Haut-Commissaire pour les réfugiés de la Société des Nations, un document d’identité dit « passeport Nansen » est attribué entre 1922 et 1945 aux réfugiés apatrides dont il constitue le premier moyen de protection internationale ; il leur permet de voyager, de se réfugier et de se voir reconnaître des droits. D’abord destiné aux personnes fuyant l’Union soviétique, il est ensuite délivré aux Arméniens à partir de 1924 puis aux Assyriens et aux autres minorités fuyant l’ex-Empire ottoman.
  • [3]
    Des protocoles annexés à certaines conventions bilatérales de sécurité sociale permettent également dans les années 1970 de lever cette condition pour d’anciens travailleurs de certains pays, le Sénégal par exemple.
  • [4]
    L’exclusion des étrangers existe toujours dans notre système de protection sociale en matière d’exportation des rentes d’accidents du travail, dans des dispositifs figurant dans le Code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de la guerre, en matière de maintien dans le logement ou du droit de reprise du logement par le propriétaire, ainsi que dans le Règlement d’aide sociale de Mayotte ou encore pour plusieurs prestations versées en Nouvelle-Calédonie. Il a fallu attendre 2011 pour que la discrimination fondée sur la nationalité et connue sous le terme de « cristallisation » des pensions disparaisse des textes concernant les pensions des anciens combattants ou anciens fonctionnaires des ex-colonies, ainsi que les prestations pour les anciens harkis (supplétifs de l’armée française en Algérie) et membres de leur famille.
  • [5]
    La régularité du séjour était exigée pour : les revenus de remplacement pour les chômeurs à partir de 1967, les prestations familiales depuis 1948 (mais en pratique, surtout à partir de 1978), l’adhésion à une association familiale depuis 1975 (exigence toujours en vigueur), l’accès à l’interruption volontaire de grossesse en 1975 (exigence supprimée en 2000), l’assurance personnelle (dispositif mis en place en 1978 et supprimé en 2000).
  • [6]
    Des jurisprudences récentes du Conseil d’État laissent entrevoir la possibilité d’éviter ces ruptures de droit à l’avenir.

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