Couverture de INSO_190

Article de revue

« Le théâtre permet de regarder des choses violentes sans souffrir comme on souffre dans la vie »

Pages 101 à 105

English version

1Dans cet entretien, Joël Pommerat revient sur le spectacle qu’il a écrit à l’initiative de la Caf du Calvados appuyée par le Centre dramatique national de Caen. En 2002, l’auteur de la compagnie Louis-Brouillard rencontre, avec son équipe de comédiens, des femmes d’une cité à Hérouville-Saint-Clair sur le thème des relations parents-enfants. Il imagine ensuite dix scènes sur différentes situations. Une première version, « Qu’est-ce qu’on a fait ? », est jouée en 2003 dans une dizaine de centres socioculturels de l’agglomération de Caen. En 2006, le spectacle est recréé aux Bouffes du Nord sous le nom « Cet enfant » et part en tournée, recevant le prix de la meilleure création d’une pièce en langue française du Syndicat de la critique. Joël Pommerat est artiste associé au Théâtre national de Bruxelles et à l’Odéon - théâtre de L’Europe. Ses textes sont publiés aux éditions Actes Sud-papiers.

2Informations sociales : Ce spectacle est, à l’origine, une commande de la Caf du Calvados. Pouvez-vous nous parler de sa genèse ?

3Joël Pommerat : Il est important de souligner que ce projet est davantage dû à l’initiative d’un homme qu’à celle d’une institution. Jean-Louis Cardi, alors directeur de la caisse d’Allocations familiales de Caen, s’est fortement mobilisé pour convaincre que ce projet était viable et intéressant et a su dégager des fonds pour qu’il existe. Il s’est adressé au Centre dramatique national (CDN) de Caen qui m’a ensuite contacté. La commande avait pour sujet la parentalité et devait répondre à plusieurs critères : il fallait fabriquer un spectacle qui puisse être joué dans des centres sociaux des alentours de Caen, et devait donc être modeste en termes de mise en scène. Il devait en outre s’adresser à un public résidant à proximité de ces centres, peu habitué à se rendre au théâtre et qui allait peut-être voir un spectacle pour la première fois. La principale contrainte pour moi était de réaliser un spectacle à partir d’un sujet imposé. La question était « qu’est-ce qu’être parent aujourd’hui ? » L’un des objectifs de ce spectacle était de susciter un questionnement de la part des gens qui le verraient, de déclencher une parole, une réaction à propos de cette question.

4IS : Quelles étaient vos propres motivations pour vous lancer dans ce projet ?

5J. P. : Ma motivation est venue grâce à la rencontre humaine. Quand on m’a parlé du projet, j’avais beaucoup de réserves. En rencontrant Jean-Louis Cardi, j’ai ressenti une telle conviction chez lui dans ce désir de croiser l’artistique et le social que j’ai eu envie d’accompagner ce projet, qui était une belle utopie, tout en conservant mon esprit critique et ma personnalité. Je ne regrette absolument pas !

6IS : Comment s’est passé le travail préparatoire à ce spectacle ?

7J. P. : Le protocole imaginé par la Caf consistait à organiser des rencontres avec des parents volontaires qui s’exprimeraient sur leur réalité, sur leur expérience. Je devais assister à ces rencontres et m’inspirer de ces paroles pour écrire mon spectacle. Cinq tables rondes publiques eurent lieu, chacune ayant un thème et réunissant des parents, des psychologues et des travailleurs sociaux invités à parler sur le sujet. Ces tables rondes étaient filmées et diffusées en direct sur une radio. Dès le début, j’étais réticent sur le principe de réaliser un spectacle à partir d’une parole personnelle. J’ai tout de suite précisé que je me sentais plus comme un auteur qui travaille à partir de l’imagination que de propos réels. Cela s’est confirmé : j’ai senti que ces tables rondes ne permettaient pas une parole libre, une parole de vérité. Les professionnels s’en sortaient bien mais les parents se sentaient un peu écrasés par ce cadre trop lourd. Je n’ai retiré qu’assez peu de choses de cette expérience. Je me suis dit que j’allais devoir réfléchir à cette question de mon côté en me documentant, en lisant…

8IS : Et vous avez persévéré…

9J. P. : Comme je souhaitais tout de même jouer le jeu et rester dans le cadre, j’ai demandé la mise en place d’une rencontre entre l’équipe artistique (les comédiens et moi-même) et des parents volontaires pour échanger, discuter, travailler au plateau mais de manière beaucoup plus intime, pendant dix jours. L’équipe de la Caf a complètement adhéré à ma demande. Beaucoup de choses se sont alors dites qui n’avaient pas été exprimées précédemment. Les personnes ont raconté des choses extrêmement fortes, voire tragiques – non pas de leur expérience de parents, mais de leur expérience d’enfant ! Cette rencontre a eu lieu plusieurs mois après les tables rondes ; j’avais commencé à écrire le spectacle, j’en étais à la moitié. Mais, même si elle était beaucoup plus intéressante, là encore, j’ai très peu utilisé cette parole. Selon moi elle n’avait rien à faire sur une scène de théâtre, parce c’était une parole psychodramatique, tragique, vraiment une parole de vérité. Elle était de l’ordre de l’intime. On se serait retrouvé avec quelque chose du genre de ce qu’on voit à la télévision, où on déballe son vécu, or ce vécu devait rester protégé. Mais ces échanges m’ont conforté dans l’idée que je voulais faire un spectacle qui raconte que la relation parent/enfant est tout sauf évidente. En tant qu’être humain, il y a quelque chose à travailler, à comprendre, à explorer.

10IS : Vous êtes-vous inspiré des grands mythes parentaux du théâtre pour l’écriture ?

11J. P. : J’ai beaucoup lu : des écrits sociologiques, des études… Et comme je fais du théâtre, et comme ça allait devenir une pièce, je suis allé voir du côté du théâtre. Pas forcément en pensant aux mythes mais plutôt en allant vers des textes qui me parlaient. J’ai aussi lu de la littérature, qui foisonne sur ce sujet. Il y a eu un scénario dialogué de Bergman, Kafka, Edward Bond, dont j’ai repris l’exact canevas d’une scène pour la réécrire. Nous avons lu ces textes avec les parents volontaires et cela les a fait réagir, comme si finalement il y avait besoin de passer par la représentation d’une chose pour déclencher une parole, une pensée, une réflexion sur soi. Le théâtre, la fiction pouvaient amener à revenir à soi alors qu’on était passé par quelque chose d’extérieur à son propre vécu.

12IS : Est-ce que les parents qui ont travaillé avec vous ont vu le spectacle ?

13J. P. : Oui, bien sûr. Je précise que seulement une dizaine de femmes avaient répondu à notre appel à volontariat. Elles nous ont accompagnés, elles se posaient beaucoup de questions sur l’utilisation de ce qu’elles avaient dit. Même si je les avais prévenues que je n’utiliserais pas leurs paroles directement, il y avait comme une sorte d’attente à ce sujet, un questionnement. Je pense qu’elles ont été surprises de ne retrouver que très peu de choses, pour certaines il y a peut-être eu une petite déception. Je crois que le spectacle les a touchées, même si je ne peux pas parler au nom du groupe. J’ai l’impression qu’elles ressentaient une sorte de fierté d’avoir participé à un spectacle, d’avoir accompagné des artistes… Ceci a été très fort pour notre équipe également.

14IS : Du côté des professionnels du social, quelles ont été les réactions vis-à-vis de ce projet ?

15J. P. : J’ai ressenti un peu de perplexité de la part des travailleurs sociaux. Ce projet sortait de leurs habitudes ; l’énoncé était en effet un croisement assez peu courant entre le social et l’artistique. Les travailleurs sociaux étaient un peu déroutés, inquiets. Sans doute était-ce la crainte que des gens en fragilité ou en souffrance ne soient instrumentalisés, brutalisés ou déconcertés. Les travailleurs sociaux avaient un souci de protection des gens par rapport à ce qui pouvait se passer dans le travail. Cela s’est confirmé quand on a présenté le spectacle. Nous avons fait une répétition générale la veille de la première devant une centaine de travailleurs sociaux du département. Sans langue de bois, je dirais que c’était un accueil vraiment étrange, presque glacial. À l’issue de la représentation, nous avons fait une rencontre avec ce public, je ne peux pas dire que j’ai senti de l’animosité, non… mais une froideur. Beaucoup ont exprimé des inquiétudes.

16IS : Quelles étaient leurs inquiétudes ?

17J. P. : Comment le public allait-il prendre les scènes, que les travailleurs sociaux considéraient comme violentes ? On m’a dit, tout ça c’est très dur, il n’y a rien, il n’y a même pas une scène qui raconte le bonheur d’être parent ! J’ai répondu ce soir-là, ce que j’ai ensuite souvent répété : si j’avais dû mettre en scène ce qu’on m’avait raconté, ça aurait été puissance 2000 ! Et vous auriez tous suffoqué ! Je ne peux pas entendre des expériences aussi fortes, violentes et dures, et en même temps montrer une famille « Banania » pour que les gens ne se sentent pas déprimés en sortant. Ce que j’ai essayé de faire, c’est un spectacle qui ne soit ni psychologisant, ni psychodramatique, ni exhibitionniste ou démagogique. J’ai essayé de faire un spectacle qui soit à la hauteur de cette souffrance, de la violence des relations parents/enfants. C’est une chose assez peu exprimée en public, on la masque, on la met de côté, surtout sur ce sujet. Il me semble qu’on essaie tous de donner le change, de mettre en avant une sorte d’apparence acceptable pour les autres. C’est un masque qui nous protège mais qui nous empêche aussi d’aller voir vers ce qui fait peur. Ce sont un peu les propos que j’ai tenus aux travailleurs sociaux, qui me reprochaient de vouloir déprimer les gens. Moi, j’ai pensé que je ne déprimerais pas ces gens en souffrance. Et j’ai été conforté dans cette conviction, car jamais ils ne m’ont dit « Oh, qu’est-ce que c’est dur ! ». Ceux qui disaient ça ne se sentaient pas concernés par la violence de la relation, ou en tout cas ils jouaient à ne pas l’être. Mais les gens qui avaient des vécus plus durs en ont ri, ils trouvaient que les comédiens jouaient très bien, que c’était la réalité, mais qu’en même temps c’était du théâtre. C’est évidemment ce que je pensais : je faisais du théâtre avec des choses dures, mais c’était avant tout du théâtre. Et le théâtre permet, si on se laisse aller, de regarder des choses violentes sans souffrir comme on peut en souffrir dans la vie.

18IS : Comment l’équipe artistique a-t-elle vécu la rencontre avec les parents volontaires ?

19J. P. : Nous n’avons pas l’habitude de passer par un stade de travail comme celui-là, même si certaines de nos préparations peuvent parfois sortir du cadre des répétitions traditionnelles. Il y a vraiment eu un moment particulier pour les comédiens, très fort sur le plan humain. On ne racontait pas la vie de ces gens qui nous avaient parlé mais on les représentait au nom du vécu de cette souffrance cachée. Ce que j’avais entendu pendant dix jours, c’était cette chose profondément douloureuse, tragique dans certains cas, et qui n’était absolument pas exprimée. C’était de l’ordre du secret, cette parole était empêchée par la nécessité qu’on a de parler de choses qui ne sont pas traumatisantes pour les autres, qui nous mettent en valeur. Nous nous sommes sentis responsables vis-à-vis de ces gens.

20IS : Est-ce que c’est un projet original pour vous ou bien s’inscrit-il dans la continuité de ce que vous aviez fait ?

21J. P. : Il y eu comme une petite rupture, parce que jamais je n’avais travaillé à partir d’une commande avec un sujet imposé. À cette époque, mon travail était plus abstrait et ce spectacle a permis une incursion dans une réalité hyperconcrète. J’ai essayé d’aller vers le plus de simplicité possible. Mon écriture a évolué à partir de là, peu à peu. La reprise du spectacle trois ans plus tard dans une forme plus « spectaculaire » et la longue tournée qui a suivi ont également contribué à l’évolution de mon écriture.

22IS : Quelle est la différence entre les deux formes du spectacle, joué d’abord dans un centre social puis dans un théâtre ?

23J. P. : Dans la première forme du spectacle résidait la contrainte de jouer dans des lieux qui n’étaient pas des lieux théâtraux, des salles assez petites. On installait des chaises, on délimitait une petite aire de jeu, avec un minimum de scénographie, quelques projecteurs et une petite sono. C’était extrêmement rudimentaire, brut. Quand on a remis en forme le spectacle et qu’on l’a joué dans des théâtres, il y a eu un travail esthétique sur la lumière et sur le son. J’ai inclus de la musique avec un orchestre qui jouait entre certaines scènes pour apporter une respiration. Cette musique permettait un contrepoint, comme si finalement le vécu de la douleur représentée libérait de l’énergie. Nous sommes parvenus à amener une sorte de beauté plastique à ces chaînes, à ces corps. Nous sommes rentrés dans la dimension du spectaculaire alors qu’auparavant nous étions dans une dimension qui était à la limite du théâtre d’intervention, nus face à un public.

24IS : Est-ce que le passage du théâtre d’intervention au théâtre spectaculaire est purement formel, ou est-ce que cela impacte le fond du message que vous voulez transmettre ?

25J. P. : Cela amène une certaine distance entre ce qui est raconté et le spectateur. Cette distance permet à celui-ci d’être un peu moins écrasé par le propos, lui permet d’aller vers le spectacle de sa propre initiative. Dans la forme initiale, il y avait quelque chose qui prenait le spectateur à la gorge, sans lui laisser la possibilité du choix d’aller vers ce récit. Dans le fond, il n’y a pas eu de transformation du propos. Je ne crois pas. Nous n’avons pas cherché à faire un spectacle qui serait plus simple à regarder, plus doux, édulcoré. Mon objectif était de faire aboutir ce projet, pas simplement dans la forme esthétique mais d’aller plus loin aussi dans le « comment » raconter ces situations que j’avais écrites. Il y avait l’idée d’un aboutissement, d’un approfondissement, même dans l’écriture et dans la mise en scène de cette histoire. Et je pense que le spectacle y a gagné, dans tous les sens du terme. Pas simplement en termes de facture extérieure.

26IS : Pensez-vous que le théâtre est utile socialement ? Qu’il possède un pouvoir de transformation de la société ?

27J. P. : Non, je n’emploierais pas ce terme. Il est utile pour ceux qui veulent bien le considérer comme tel ou qui ont décidé qu’il le serait. Mais en soi, le théâtre n’est pas utile. L’art est utile, il peut l’être, mais on peut passer une vie sans art. On peut très bien ne pas ressentir la nécessité de l’art. C’est une rencontre, qui peut se faire ou pas. À partir de là, il peut y avoir un sens pour un individu à se confronter à des œuvres artistiques, mais ce n’est pas une utilité qui est indiscutable, incontestable. C’est une chose qui se fabrique individuellement, presque. Aujourd’hui, le théâtre n’est incontestablement pas en mesure de transformer la société. Il peut être utile à certains individus, comme la pièce Cet enfant dont les scènes ont pu déclencher chez les spectateurs une parole, un questionnement sur leur propre expérience. Le théâtre peut avoir cette utilité, la fiction peut avoir cette utilité de faire réfléchir sur soi spontanément, naturellement. Et ce n’est pas rien. Toutefois cela reste au niveau de la démarche individuelle. Au niveau du rapport de force que le théâtre peut avoir dans la société, il n’y a aucune chance pour que le théâtre fasse évoluer quoi que ce soit. Mais ce n’est pas triste !

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