1En Espagne, les dernières réformes législatives ont cherché à garantir les obligations des pères après le divorce, mais les études montrent que la réalité est très différente. Dans 81 % des divorces en 2011, la garde est confiée à la mère, et généralement les enfants passent beaucoup plus de temps avec leur mère qu’avec leur père. Dans ces conditions, comment est reconstruite et redéfinie la parentalité ? Comment la position du père change-t-elle après le divorce ? Et quelle est l’influence des autres figures présentes dans la parenté élargie (comme les beaux-parents) dans la redéfinition de la paternité ? Celle-ci est ainsi la conséquence des changements idéologiques dans les rôles attendus des pères et dans la législation mais, aussi, des stratégies d’adaptation aux nouvelles circonstances vécues après le divorce, incluant l’influence de la famille élargie et les conséquences socio-économiques du divorce.
L’évolution du divorce en Espagne
2En 2005, le gouvernement socialiste a introduit des modifications substantielles dans la loi sur le divorce. La loi antérieure (1981) ne permettait le divorce qu’après une période préalable de séparation légale de deux ans, ce qui impliquait qu’un grand nombre de conjoints séparés ne formalisaient pas leur divorce pour éviter les démarches et les coûts économiques du procès judiciaire. Dans cette ancienne loi, le divorce exigeait une déclaration de culpabilité de l’un ou l’autre conjoint et il était considéré comme la dernière solution à laquelle pouvaient avoir recours mari et femme après une période de réflexion. La nouvelle loi, au contraire, permet aux conjoints de parvenir à une solution négociée pour la garde des enfants et encourage la garde partagée et la coresponsabilité parentale. La nouvelle loi, promulguée dans un climat de grande hostilité de la part des conservateurs, a modifié le panorama des divorces. En 2004, l’Espagne était un des pays ayant le plus faible taux de divorces d’Europe, avec 0,9 divorce pour 1 000 habitants par rapport à une moyenne européenne de 2,0 (et de 2,2 en France), selon Eurostat. Avec la nouvelle loi, l’Espagne est devenue en quelques années un des pays d’Europe où l’on divorçait le plus : 2,8 divorces pour 1 000 habitants en 2006. Ce nombre a notamment augmenté parce que de nombreux couples déjà séparés ont demandé le divorce du fait des nouvelles facilités légales. Une fois passés ces premiers effets, le taux de divorces est redescendu pour se situer en 2010 à 2,2, un taux similaire à la moyenne européenne.
3L’augmentation du nombre de divorces a eu des effets non prévus par la nouvelle loi. Alors que la législation visait à encourager le recours au divorce par accord mutuel ainsi que la garde partagée, un tiers des divorces est encore la conséquence de situations conflictuelles sans accord préalable, et la majorité des gardes sont attribuées à la mère. Le changement le plus significatif est que le divorce s’est étendu à toutes les classes sociales (Treviño et al., 2000). Cela veut dire que les personnes avec moins de ressources économiques divorcent davantage qu’avant. Or nombre de celles-ci font face à des conditions économiques plus difficiles, ce qui entraîne une détérioration des conditions de vie de la population infantile affectée (Flaquer et Garriga, 2009), et ce problème est aujourd’hui exacerbé par la crise économique.
Quelle garde pour les enfants ?
4La question la plus décisive dans un processus de divorce est l’accord sur la garde des enfants. Nous avons établi quatre modèles de relation après divorce en tenant compte du statut des parents, de la distance résidentielle, de la situation de conflit entre les ex-conjoints et des ressources économiques : les modèles de substitution absolue (le père disparaît pratiquement de la relation familiale), du père absent (les enfants voient de temps en temps leur père, qui contribue à leur entretien avec une pension, mais leur relation avec ce père absent est faible et celui-ci ne participe pas aux décisions de base quant à leur vie), de coparentalité inégale (les enfants voient avec fréquence leur père mais passent moins de temps avec lui qu’avec la mère), et de coparentalité absolue (Roigé, 2012). Il faut bien entendu prendre en compte le fait que la recomposition familiale est un processus au cours duquel les relations et le statut varient au fil des années.
5La loi de 2005 sur le divorce en Espagne souhaitait encourager la garde partagée, ce qui a donné lieu à des débats judiciaires, législatifs et sociaux. Dans son préambule, la loi annonce qu’« on prévoit expressément que les parents peuvent accorder une convention de garde attribuée exclusivement à l’un des conjoints ou bien aux deux conjoints sous forme partagée » et aussi que, sans accord de garde, le juge peut attribuer obligatoirement la garde partagée. En Catalogne, la législation est allée encore plus loin et, en 2010, la réforme du Code civil a introduit le principe selon lequel la rupture de la vie commune n’altère pas les responsabilités des parents vis-à-vis de leurs enfants, qui doivent être partagées et exercées conjointement. Dans chaque cas doit être créé un plan de parentalité qui tienne compte du lien affectif entre les enfants et leurs parents, ainsi que des relations des enfants avec les autres personnes dont ils partagent la vie. Dans ce plan doivent être spécifiés de manière détaillée : les lieux de résidence des enfants, les tâches de chaque parent, l’organisation de la garde, les modalités de communication avec les enfants, les vacances ou la manière de partager l’information quant à l’éducation et la santé.
6Toutefois, l’application de la loi n’a pas donné les résultats attendus dans le pays. La garde partagée a augmenté mais, dans la grande majorité des jugements des divorces en Espagne (81 % en 2011 selon l’Instituto Nacional de Estadística), la garde est confiée à la mère. La garde est attribuée au père dans seulement 5 % des divorces, aux deux parents dans 12 % et à d’autres personnes dans 0,7 %. Généralement, les juges tendent à accorder la garde à la mère en cas de désaccord, en justifiant cette décision par des raisons traditionnelles, telles que les différences dans la division sexuelle du travail ou l’idée selon laquelle les femmes s’occuperaient mieux des enfants (Moncó, 2010, p. 2).
Quelle position pour le père non résident ?
7Le nombre des enfants qui passent une part de leur enfance et leur adolescence dans un ménage dirigé par une femme augmente et, dans un grand nombre de situations, les relations avec les pères ne seront pas quotidiennes. Selon une enquête réalisée par le CIIMU (Institut d’Infància i Món Urbà) à Barcelone, plus de la moitié des adolescents avec des parents divorcés disent qu’ils aimeraient passer plus de temps avec leur père non résident. Selon l’étude, la fréquence du temps passé avec le père non résident dépend de quatre facteurs : le sexe de l’enfant (les pères passeraient plus de temps avec leur(s) fils), l’existence ou non d’un nouveau couple formé par la mère, l’âge des enfants et le nombre d’années depuis le divorce. Les fils passent ainsi plus du temps avec leur père que les filles, et les données indiquent qu’il y a une préférence de la part du père pour participer plus à la socialisation de son(ses) fils qu’à celle de sa(ses) fille(s) (Marí-Klose et Marí-Klose, 2012).
8La séparation implique nécessairement une redéfinition du rôle du père. Dans une étude faite à Barcelone à partir d’entretiens qualitatifs (Roigé, 2011), l’on observe que dans de nombreux cas le rôle du père est transformé après le divorce. La notion de la paternité comme figure complémentaire de la maternité est souvent remplacée par celle d’une figure paternelle présentée comme concurrente de la figure maternelle – une redéfinition qui est généralement assumée par ces nouveaux pères.
9La redéfinition de la paternité se confronte aussi à la présence des « autres parents ». Dans la même étude du CIIMU à Barcelone, en 2005, 6,6 % des adolescents catalans vivaient avec l’un des parents et un nouveau partenaire : 5,7 % avec la mère et un beau-père et 0,9 % avec le père et une belle-mère. Malgré la différenciation entre parenté biologique et sociale, la présence des beaux-pères a une grande influence dans la configuration des rôles paternels et peut générer une concurrence entre père et beau-père (Desrosiers et al., 1995). Pour que la relation ne soit pas conflictuelle, le père non cohabitant doit autoriser l’enfant, explicitement ou implicitement, à tisser un lien de relation avec le beau-père, et celui-ci doit veiller à ne pas usurper la fonction parentale (Giampiano, 2008, p. 16). Mais pour comprendre la dynamique de la paternité, il est indispensable d’analyser aussi l’influence des relations intergénérationnelles dans les processus de divorce. La faiblesse de la politique familiale en Espagne implique que les grands-parents sont amenés à jouer un rôle substitutif très important dans les soins aux petits-enfants. Fréquemment, ils apportent une aide indispensable permettant aux nouvelles familles recomposées de fonctionner ; leur rôle est donc décisif pour la redéfinition de la paternité après le divorce.
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11L’accroissement du nombre de divorces en Espagne, à la suite de modifications législatives et de changements culturels, a entraîné des transformations contradictoires dans les processus de réorganisation familiale. D’une part, l’existence d’un plus grand nombre de familles recomposées implique nécessairement une redéfinition de la parentalité. Père et mère doivent souvent accepter que la responsabilité parentale soit partagée au sein de la constellation familiale avec d’autres figures, comme les beaux-parents. En l’absence de normes juridiques et culturelles sur la façon de se comporter, la restructuration implique la réinvention continue de la parenté et, au-dessus de toutes, des relations de la parentalité. Mais, d’autre part, les nouvelles lois sur le divorce visant à accroître la garde conjointe n’ont pas entraîné une véritable égalité entre les pères et les mères dans les couples divorcés. Les pratiques juridiques et culturelles n’évoluent pas toujours en parallèle.
Bibliographie
Bibliographie
- Alascio L. T., 2011, « La excepcionalidad de la custodia compartida impuesta (art. 92.8 CC) : A propósito de la Sentencia del Tribunal Supremo de 1 de octubre de 2010 (Shared custody as an exceptional Measure : Comments to the Supreme Court Decision - October 1st, 2010) », InDret, vol. 2.
- Desrosiers H., Le Bourdais C. et Plante B., 1995, « Les dissolutions d’union dans les familles recomposées : l’expérience des femmes canadiennes », Recherches sociographiques, vol. 36, n° 1, p. 47-64.
- Flaquer L. et Garriga A., 2009, « Marital disruption in Spain : Class selectivity and deterioration of economic conditions », in Andress H. J. et Hummelsheim D. (dir.), When Marriage Ends, Cheltenham, Edward Elgar, p. 178-210.
- Marí-Klose M. et Marí-Klose P., 2012, « Separats després del divorci ? La implicació del pare no resident i el seu impacte en el benestar dels nois i noies », in Família i relacions intergeneracionals : un espai d’oportunitats per a l’educació dels fills i filles, Barcelone, CIIMU/Ajuntament de Barcelona.
- Moncó B., 2010, « Códigos de interpretación de los acuerdos económicos del divorcio. El caso de las familias reconstituidas », Portularia, vol. X, n° 2, p. 1-8.
- Roigé X., 2012, « Un ‘‘élargissement’’ de la famille ? Parcours de pères divorcés et redéfinitions de la paternité à Barcelone », Ethnologie française, vol. 42, 2012/1, p. 135-144.
- Schneider B. et Mietkiewicz M.-C., 2001, « Grands-parents et familles recomposées. De la grand-mère à la belle-grand-mère », Dialogues, n° 151, 2001/1, p. 61-71.
- Treviño R., Houle R., Simó C. et Solsona M., 2000, « Los determinantes sociodemográficos y familiares de las rupturas de uniones en España : la normalización del fenómeno », Revista de Demografía Histórica, n° 18, p. 101-136.