Notes
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[1]
Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), La gestion des performances dans l’administration?: mesure des performances et gestion axée sur les résultats, Paris, Études hors série, n° 3, 1994.
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[2]
Ces méthodes sont propagées non seulement par des organisations internationales comme l’OCDE ou la Banque mondiale, mais aussi par les écoles de management et des armées de consultants et d’instituts de recherche, sans parler des gouvernements et administrations nationales (États-Unis et Grande-Bretagne spécialement) qui ont appliqué ces méthodes dès la fin des années 1980.
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[3]
L’article s’appuie sur plusieurs publications consacrées à la Méthode ouverte de coordination (Moc) développée par l’Europe dans le cadre de sa stratégie européenne pour l’emploi (SEE), au problème plus général de l’usage des indicateurs dans l’action publique et, enfin, au pilotage des politiques publiques par la performance.
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[4]
Alain Desrosières, L’argument statistique, Paris, Presses de l’École des mines, 2008.
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[5]
Source?(comme pour les exemples suivants) : site web du ministère du Budget, des Comptes publics et de la Réforme de l’État, https://mioga.minefi.gouv.fr/DB/public/controlegestion/index.html. Le site fournit de nombreux exemples à des fins de formation du personnel de l’administration publique. Ici, Directions régionales du budget (DRB), 2005, «?Les concepts de la performance?», présentation PowerPoint.
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[6]
Sur le site web cité ci-dessus?: ministère de la Santé et des Solidarités / ministère de l’Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement, sans date, «?Des objectifs / indicateurs du PAP aux leviers d’action opérationnels. Une expérimentation sur un programme d’intervention des ministères sociaux, “Politiques en faveur de l’inclusion sociale”?».
- [7]
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[8]
Source (dans le site Web cité en note 5)?: Réseau interministériel de contrôle de gestion, «?La déclinaison des objectifs de performance au sein du programme de la Police nationale?», diaporama PowerPoint, DGPN/DAPN/SDAGF/TS, 6 juillet 2006.
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[9]
Commission européenne, 2005. On trouve l’indication dans le tableau de bord de la stratégie européenne pour l’emploi sur le site de l’Union européenne.
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[10]
La Commission européenne classe les indicateurs en deux catégories. Les monitoring indicators sont les indicateurs de performance utilisés pour évaluer les politiques nationales?; ils jouent un rôle important dans le benchmarking et ce sont surtout eux qui comptent. Les analysing indicators permettent d’approfondir la connaissance du domaine mais n’ont pas d’implications politiques.
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[11]
Voir les données in Robert Salais, «?Usages et mésusages de l’argument statistique?: le pilotage des politiques publiques par la performance?», Revue française des Affaires sociales, vol. 1-2, p. 127-149.
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[12]
Ainsi que les citoyens, les femmes et les hommes politiques, mais c’est à elles et eux de s’exprimer.
1Pour mesurer la performance, credo unique de la nouvelle gestion des services publics, les résultats sont évalués en fonction de batteries d’indicateurs dont la légitimité se fonde sur l’« objectivité » irréfutable du chiffre. Pourtant, non seulement l’approche quantitative, échouant à capter le réel, est difficilement compatible avec la justice sociale, mais elle crée des distorsions dans l’action publique qui l’écartent des impératifs de la démocratie.
2Depuis une bonne quinzaine d’années, les politiques et les services publics sont traversés en Europe par un courant de réformes qui se concentrent sur l’amélioration de la performance de gestion. Les composantes principales de la «?nouvelle gestion publique?» sont l’introduction de mesures de la performance (les indicateurs de performance, le benchmarking ou étalonnage), l’intégration de principes de concurrence, l’exigence d’efficience dans l’utilisation des ressources, le tout plus ou moins confondu avec une orientation vers la qualité des services. Au total, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) [1], incitatrice parmi d’autres [2] en la matière et relayant des pratiques plus anciennes développées aux États-Unis et en Grande-Bretagne (au travers du New Public Management), il s’agit pour l’État de passer d’une culture administrative à une culture de gestion, et d’une culture d’application des règles à une culture de la performance. En France, la Révision générale des politiques publiques (RGPP) obéit à ces principes. Loin d’être un épiphénomène technique, ces réformes induisent un changement profond des conceptions de l’État et de son rôle, ainsi que du rapport à construire, dans une démocratie, entre connaissance et action publique.
3La croyance à l’œuvre dans l’usage d’indicateurs de performance – croyance irrationnelle bien qu’elle s’habille d’un appareillage technique fort savant – est qu’on peut réduire tout phénomène économique et social, y compris le plus complexe, à quelques données quantifiées sans que le sens (entendu comme direction) porté par ce phénomène ni la nature et les finalités de l’action à entreprendre en soient le moins du monde affectés, malgré le caractère drastique de l’opération. Comment être sûr que la perte d’information qui en résulte ne biaise pas dangereusement la manière de poser les problèmes et la nature de la décision prise??
4Ces méthodes doivent leur fortune politique au fait qu’elles s’appuient sur les propriétés apparemment indiscutables d’objectivité du chiffre. L’argument statistique a en soi une force certaine de persuasion. Une évaluation bien conduite des résultats d’une politique publique, de même que l’appui sur cette évaluation pour en améliorer le fonctionnement, sont de nature à recueillir l’approbation générale. Et c’est probablement à ce premier sentiment que se sont arrêtés les députés quand ils ont donné à la quasi-unanimité leur approbation à la mise en œuvre de réformes inspirées de la nouvelle gestion publique. Comment s’opposer à des instruments qui prétendent, à dépense constante (voire décroissante), améliorer la performance des politiques publiques sans dégrader le service rendu?? Comment résister à une rhétorique politique si prometteuse??
5Avec le recul, ce qui apparaît des applications suggère que cette rhétorique ne correspond guère à la réalité. La première question à se poser est de réfléchir aux conditions de validité de l’argument statistique [3]. La seconde question s’intéresse aux problèmes que pose l’application de ces méthodes, au regard des fondements mêmes des politiques et des services publics.
Qu’en est-il de l’objectivité des données quantifiées??
6La réaction de tout un chacun est de considérer la donnée quantifiée qu’on lui présente comme un «?donné?», c’est-à-dire comme un point de départ de l’argumentation et de la discussion sur lequel on ne revient pas (et sur lequel on ne vient même jamais, ou trop rarement). Les propriétés des nombres (addition, soustraction, plus grand, plus petit, accroissement, diminution) ont en effet comme vertu, merveilleuse, d’être en soi indiscutables. Mais, dans les faits, pour obtenir la donnée, il a fallu se livrer à une série complexe d’opérations en amont?: élaborer un questionnaire, recueillir les réponses à ce questionnaire, établir des nomenclatures, définir des catégories, coder, faire des tableaux simples ou croisés, calculer des corrélations, etc. Quand elle provient d’une source administrative, comme par exemple pour les demandeurs d’emploi, la donnée dépend des règles d’indemnisation, des règles de fonctionnement des agences, des catégories administratives privilégiées pour leur gestion, des comportements d’inscription des personnes sans travail, de la densité du réseau d’agences sur le territoire, etc. Comme l’a bien montré Alain Desrosières, la quantification est un processus social de connaissance [4]. Il faut tout d’abord comprendre les étapes successives d’un processus de production d’une donnée et les choix faits à chaque étape pour espérer comprendre le rôle de la donnée dans la décision publique, et ce qu’elle signifie. De cela découlent trois interrogations quant à la validité de l’argument statistique.
7Première interrogation?: la validité en termes d’information produite d’un argument statistique repose sur les conventions de définition et de mesure du phénomène qui en est l’objet. Le taux d’emploi, par exemple, n’a de signification qu’en relation avec la définition de ce qu’on appelle un emploi?: s’agit-il de toute tâche de travail ou enrichit-on la définition de critères de qualité, comme la durée ou le type de contrat de travail par exemple?? Selon la convention retenue, le niveau et la variation de la grandeur considérée vont être différents. Le sens d’une donnée dépend, en d’autres termes, des conventions qui la définissent?; pour être intelligible, une donnée doit être accompagnée de l’explicitation non seulement technique, mais aussi sociale de ces conventions.
8Seconde interrogation?: elle porte sur la nature des affirmations appuyées sur des arguments statistiques. Prenons le cas d’une affirmation comme «?le chômage a diminué de 5?%?». Il importe d’être conscient du fait que cette affirmation opère une identité entre deux propositions qui n’ont que peu à voir l’une avec l’autre. Elle prospère même sur la confusion entre deux niveaux de réalité différents.
9La proposition A relève d’un constat empirique : «?Le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à l’Agence nationale pour l’emploi et classés en catégorie 1 a diminué de 5?%?». Pour apprécier la valeur de vérité empirique, ce constat a besoin d’être analysé en profondeur dans ses différentes étapes. La proposition?B est ce à quoi se limite l’énonciateur?: «?Le chômage a diminué de 5?%?». Elle renvoie à un ensemble de présupposés qui lui donnent sens, mobilisés par ce mot du langage courant, «?chômage?». Ce mot a sa propre histoire?; il a de multiples significations, indigènes ou savantes. Il dispose de différentes constructions conceptuelles, adossées à autant de théories. Il s’ensuit que la proposition B est d’une autre nature que la proposition A. Elle n’est pas un constat empirique, mais un jugement de valeur, tout le monde pensant (ou étant attendu comme pensant) que cette réduction de 5?% correspond à une amélioration de l’état du monde, en l’espèce de la «?situation de l’emploi?», autre expression mettant en scène un autre mot du langage courant tout aussi problématique, celui d’«?emploi?». L’énonciation doit largement sa force et son efficacité politique à l’absence d’interrogation publique (et collective) sur la légitimité, qui consisterait à identifier les propositions A et B, et sur le sens que chacune a.
10Troisième interrogation?: le consensus postulé par l’énonciateur sur le sens et la valeur de son affirmation est-il vraiment partagé par tous?? Aujourd’hui, par exemple, le raisonnement de la Banque centrale européenne (BCE) est que, toutes choses égales par ailleurs, moins de chômage implique davantage de revendications de hausse des salaires. Le problème est la théorie économique sur laquelle la BCE s’appuie quant au fonctionnement du marché du travail. Dans la mesure où – pour simplifier – cette théorie analyse le salaire comme résultant directement de la confrontation de l’offre et de la demande de travail, la BCE peut juger que cette réduction du chômage est néfaste pour d’autres objectifs économiques, comme la maîtrise de l’inflation ou la croissance économique, donc au bout du compte la situation de l’emploi. Néanmoins, pour le citoyen ordinaire, l’équation qui fonctionne est la suivante?: moins de chômage signifie plus d’emplois, moins de précarité. Le citoyen a une conception de ce qu’est un bon emploi qui n’est pas celle de la BCE. Cette coexistence d’une pluralité de significations donne naissance à ce que l’on peut appeler une situation d’ambiguïté cognitive.
De quelques problèmes pesant sur les politiques publiques axées sur la performance
11Dans le modèle de décision publique en germe dans les différentes variétés de New Public Management, la logique n’est plus celle qui était à l’œuvre auparavant. Le principe de ces technologies de gouvernance est le pilotage de l’action publique par la performance, telle que mesurée par un ensemble d’indicateurs, quantitatifs le plus souvent. Comme le dirigeant d’une entreprise, le centre fixe un tableau de bord composé d’objectifs quantitatifs à atteindre. Tous les acteurs du haut en bas de la filière de la décision publique doivent ensuite s’ingénier pour trouver à leur niveau la manière d’accroître, à moyens constants, la performance telle qu’elle s’inscrira in fine dans le tableau de bord du décideur central. Nous en avons trouvé la meilleure présentation dans un diaporama extrait d’un site web du ministère du Budget (partie en accès public), consacré aux directions régionales du budget (DRB), très complet, de formation aux concepts de la performance [5]. Les acteurs d’une «?démarche de performance?» connaissent à l’avance leurs cibles quantitatives à atteindre («?les résultats prédéfinis?»). Ils savent donc dès le départ sur quels critères (ces cibles précisément) ils seront évalués. Cette confusion de la cible et de l’évaluation est une incitation directe à l’adoption d’un comportement rationnel de maximisation du score, tel que mesuré par les indicateurs. L’enjeu n’est plus d’améliorer réellement les situations (le réel se constate par des méthodes d’enquête et de recueil de données qui privilégient une connaissance véritable des situations de vie et de travail), mais d’obtenir la performance quantitative souhaitée, quelle que soit la méthode. Toute modification de l’existant devient bonne à prendre du moment où elle se traduit par un accroissement de la performance. On ne peut certes être hostile a priori à l’amélioration de l’efficacité, mais les modalités que l’action prend dans la pratique engendrent une série de problèmes. Le risque encouru est d’abandonner toute référence, autre que rhétorique, à l’intérêt général, au bien commun et à des objectifs fondamentaux de justice sociale.
Premier problème?: la difficile conciliation entre performance et justice sociale
12En 2006, une expérimentation relative à l’intervention des ministères sociaux en faveur de l’inclusion sociale (prise comme illustration dans le programme de formation cité) fut entreprise dans trois régions. Elle s’était fixé comme objectif stratégique du «?budget opérationnel de programme?»?: «?Améliorer l’efficience de la prise en charge des personnes vulnérables?» [6]?. L’indicateur central était le «?coût moyen de la prise en charge d’une personne hébergée dans un centre?».
13Parmi les quatre enjeux (équité territoriale, animation des services, efficacité et coût) déclinés en quatre étapes, les deux derniers expriment la «?volonté de mesurer l’incidence des dispositifs?» (efficacité) par «?l’impératif de maîtriser les dépenses?» (autrement dit le coût global). Ils apparaissent prioritaires et donnent leur sens aux deux premiers. L’équité territoriale porte sur la péréquation d’une région à l’autre des subventions aux associations («?rebasage des subventions aux associations pour gommer les traditionnelles inégalités d’une région à l’autre?»). L’animation des services a pour objectif que les différents partenaires acquièrent la culture de la gestion quantifiée, l’outil utilisé étant «?la mise en place de chartes territoriales?». La dernière étape vise à sélectionner quelques indicateurs de «?leviers d’action?», à chacun desquels est associé un «?facteur explicatif?». Au niveau central, «?un indicateur global consolide l’ensemble des indicateurs de chaque action?».
14À quelle action publique ce pilotage par les coûts conduit-il?? On constate qu’il rend difficile la conciliation entre recherche de la performance quantitative et justice sociale. Prenons un exemple proche, les activités d’insertion dans l’emploi tels les placements par Pôle emploi, les entreprises d’insertion par l’économique ou encore les différentes formules pour l’insertion des jeunes. L’indicateur central utilisé est le «?taux de placement des bénéficiaires?». À première vue, voilà un indicateur susceptible de faire consensus. Le problème est qu’il va servir de variable clé pour déterminer le financement alloué, soit dans les négociations préalables internes au ministère de tutelle, soit dans les négociations entre ce dernier et le ministère du Budget. Or le taux de placement s’accompagne de son corollaire, le coût moyen de prise en charge. Le financement obtenu va dépendre de la combinaison de la performance, mesurée par le taux de placement, avec le coût moyen.
15Les praticiens, quant à eux, savent d’expérience que l’insertion dépend de multiples facteurs tenant à l’hétérogénéité des personnes, à leur distance avec l’emploi et à la diversité des situations locales. Toutes choses égales par ailleurs, la facilité de l’insertion dépend ainsi des possibilités locales, de la bonne volonté des acteurs locaux, ainsi que de l’engagement plus ou moins important des chefs d’entreprise. Les résultats sont aussi très sensibles aux contraintes imposées par la qualité de l’insertion. Schématiquement, les personnes qui mériteraient le plus d’effort et qui devraient être les publics prioritaires sont ceux qui, individuellement, coûtent le plus. Ils sont les moins «?rentables?» du point de vue de l’obtention de la performance quantitative. Plus on est exigeant sur la qualité de l’insertion, plus il est difficile d’avoir une bonne performance. Malgré eux, en dépit de toute leur bonne volonté ou de leur engagement social, les praticiens de l’insertion sont contraints à un processus rationnel d’apprentissage, qui consiste à découvrir les moyens les plus efficaces pour atteindre la performance fixée au moindre coût. Un effet de sélection à l’entrée risque de se mettre en place. On estimera ex ante, avec l’expérience acquise, voire avec des instruments sophistiqués de profilage, les chances d’insertion des candidats à l’issue de la mesure?; un biais de sélection s’introduit en faveur des candidats estimés les moins difficiles à insérer. Le management par la performance quantitative engendre ainsi un effet pervers, qui a de bonnes chances de croître à mesure que se durcira l’objectif à atteindre [7] : l’exclusion des candidats les plus en difficulté (ou leur traitement insuffisant), alors qu’ils devraient être prioritaires. La question de fond est la référence du jugement porté sur la performance. S’agit-il de l’état des personnes prises en charge dans leur diversité, auquel cas la performance devrait être évaluée en fonction de la dynamique propre à chaque personne?: son état s’est-il amélioré ou non depuis l’entrée dans le dispositif jusqu’à une période suffisamment lointaine pour qu’on puisse évaluer si l’amélioration a ou non été durable, voire irréversible?? Ou s’agit-il de l’accroissement de la performance de l’organisation à laquelle le praticien appartient, dans une sorte de boucle autoréférentielle où l’on oublie que la raison d’être de l’organisation, spécialement s’il s’agit d’un service public, réside dans la satisfaction de ses usagers et dans le fait de les avoir réellement aidés à surmonter leurs difficultés ou problèmes??
Deuxième problème?: les exigences de simplicité et de comparabilité
16Face aux critiques, une réaction fréquente est de raffiner et de multiplier les indicateurs, jusqu’à avoir des batteries ingérables de plusieurs dizaines d’indicateurs. Les?projets d’amélioration de la performance?(PAP) et budgets opérationnels de programme?(BOP) de la police nationale présentée dans le site web [8] comportent, pour le premier, 25 indicateurs, et 27 pour le second. Au niveau départemental, on arrive à 45 indicateurs. L’amélioration obtenue ne doit pas être sous-estimée?: la méthode permet ainsi de corriger certains biais de comparaison. Mais de nouveaux problèmes apparaissent, liés aux exigences de simplicité et de comparabilité.
17Selon le diaporama servant de support de formation déjà cité, un indicateur doit?: (1) « permettre de formuler un jugement?; (2) être immédiatement interprétable?; (3) être robuste et élaboré à un coût raisonnable?; (4) être documenté?». L’examen de la fiche de documentation proposée montre que les précisions demandées ne portent pas sur l’analyse détaillée de la chaîne de production de la donnée (depuis, disons, l’enregistrement d’un délit sur le terrain, ce que l’on entend par là dans chaque commissariat jusqu’à l’agrégation des enregistrements au niveau d’un indicateur national). Sans ces «?détails?» qui n’en sont pas, il est impossible de savoir ce que le chiffre veut vraiment dire. On rencontre ici les liens consanguins entre évaluation de la performance et communication politique.
18Il est en effet décisif de ne pas douter de la comparabilité car la dynamique recherchée d’accroissement des performances est actionnée par la technique du benchmarking (étalonnage). La comparaison des performances, par exemple entre les agences locales (ou les commissariats, les hôpitaux…), vise à les classer selon un ordre qui va des bons établissements aux mauvais, et à pénaliser ces derniers en réduisant leurs moyens ou à les inciter fortement à se saisir des «?bonnes pratiques?» des autres. Pour cela, les conditions sont les suivantes?: il faut que l’indicateur soit calculable par tous et que tous aient à leur disposition les données requises. La contrainte de simplicité et de comparabilité est forte et conduit à exclure, car trop sophistiqués, les indicateurs les moins mauvais. Par exemple, l’insertion dans l’emploi gagnerait en qualité si on ne considérait comme incluses que les personnes encore en emploi trois mois plus tard. Il suffirait d’imposer cet indicateur. Mais il faut pour cela mettre en place des opérations de suivi, qui se révèlent rapidement coûteuses et difficiles à maintenir au degré de précision voulu. Enfin, plus fondamentalement, un indicateur n’est profitable à la communication politique que s’il peut être non pas compris au sens profond du terme, mais simplement évocateur, dans l’esprit du destinataire, d’une opinion favorable.
Troisième problème?: la normativité cachée au sein des batteries d’indicateurs
19Tout groupe d’indicateurs sélectionne et construit les domaines supposés pertinents pour l’action publique à entreprendre dans le secteur considéré. Il offre à l’avance une description du monde tel qu’il devrait être. Mais cette normativité n’est pas véritablement débattue, car elle est incorporée, donc dissimulée, au sein d’une matière hautement technique pour le profane (ainsi que pour les élus ou les responsables administratifs)?: celle du choix des indicateurs, de leurs modalités de calcul et des sources statistiques utilisées pour les mesurer.
20Dès le début de la mise en œuvre de la stratégie européenne pour l’emploi, les indicateurs pour mesurer la performance des politiques nationales d’emploi ont été centrés sur un seul volet du marché du travail, celui de la demande d’emploi, spécialement sur les comportements individuels de recherche d’emploi et l’employabilité individuelle. Or, comme chacun le sait, le marché du travail comporte un autre volet, tout aussi important, celui de l’offre d’emploi par les employeurs. Aucun indicateur n’existe pour apprécier la vulnérabilité au chômage des personnes employées, c’est-à-dire le risque de perdre son emploi. L’apprécier aurait pour intérêt de faire entrer dans le domaine de l’action européenne la gestion de la main-d’œuvre par les entreprises, avec ses mauvais comme ses bons côtés, dans un objectif de réduction de la vulnérabilité. Même si, comme les autres, un tel indicateur n’est pas à l’abri de tentatives d’instrumentalisation (telle celle qui consiste à déguiser des licenciements en départs volontaires), il pourrait favoriser des comportements vertueux?: reclassements internes, formation dans l’emploi, gestion prévisionnelle des compétences en fonction des mutations à venir des produits et des modes de travail, etc.
Quatrième problème?: la fabrication des preuves par l’usage des conventions statistiques comme instruments politiques
21Reprenons l’exemple du taux d’emploi. C’est l’indicateur pivot de la stratégie européenne pour l’emploi. Qu’est-ce qui va compter comme «?emploi?» dans le calcul de l’indicateur?? La convention statistique qu’il est demandé aux États membres de suivre [9] est la suivante?: «?Les personnes ayant un emploi sont celles qui, durant la semaine de référence, ont fait un quelconque travail rémunéré (ou fournissant un profit) pour une durée d’au moins une heure, et celles qui, tout en n’ayant pas travaillé, ont un emploi dont elles étaient temporairement absentes?».
22Statistiquement parlant, appliquer cette définition est simplement suivre la définition du Bureau international du travail (BIT). Traduite en convention politique, la définition prend un autre sens. L’usage politique du taux d’emploi ainsi défini n’a que faire des garanties légales (en termes de recrutement, de protection contre les licenciements ou de salaire minimal) et de la protection sociale (droits économiques et sociaux). Toutes les tentatives faites pour introduire une politique de la qualité des emplois ont, pour l’essentiel, échoué, y compris celle visant à hisser l’indicateur «?taux d’emploi équivalent temps plein?» du rang d’analysing indicator à celui de monitoring indicator [10]. En écartant les critères de qualité et en utilisant un simple étalonnage quantitatif, la «?méthode ouverte de coordination?» de l’Union européenne encourage, de fait, les États membres à affaiblir la qualité de leurs propres conventions d’emploi, de manière à pouvoir accroître leur performance quantitative et à adopter, ultimement, une convention de l’emploi sans qualité comme référence de leurs réformes de structure.
23Avec cet indicateur, la performance s’améliore de 1997, début de la stratégie européenne pour l’emploi, à 2005 dans les grands pays [11]. Néanmoins, la capacité d’une économie à créer du travail se mesure au nombre total d’heures de travail effectuées dans l’année par la population active. Ainsi mesurée, la performance des pays considérés apparaît médiocre, voire souvent stagnante de 1997 à 2005. La modestie des résultats obtenus en termes de création de travail n’a rien de surprenant, car la croissance économique n’a pas été bien vigoureuse toutes ces années. Le satisfecit que s’octroie la Commission européenne en est d’autant plus surprenant.
24***
25Les exemples présentés attirent l’attention sur le fait qu’il existe deux registres de la représentation politique et non un seul. Le registre le plus connu est celui de la représentation des intérêts par les partis politiques, les organisations collectives, les associations, les lobbies. Or l’emploi systématique de batteries d’indicateurs et de tableaux statistiques à des fins politiques révèle qu’il existe un second registre, celui de la représentation cognitive des situations. Ces méthodes déterminent la représentation cognitive de la situation à traiter – en particulier dans la préparation des décisions budgétaires mais, de plus en plus, un peu partout. Elles orientent ainsi la décision publique, aux divers échelons, dans des directions et vers des objectifs précis qui n’ont fait l’objet d’aucun processus collectif de délibération démocratique. Pour reprendre notre exemple, maximiser le taux brut d’emploi présuppose, sans véritable débat, que nous serions tous, ou en majorité, satisfaits d’avoir un emploi (ou d’en chercher un) quel qu’il soit, indépendamment de nos aspirations ou revendications. Ou, dans un autre domaine, maximiser le taux de remplissage des lits de manière à réduire le nombre de maternités implique qu’une femme enceinte accepte a priori d’accoucher là où il y a une place, quels que soit la distance, le temps et le coût de transport depuis son domicile, ainsi que les risques associés.
26Le second registre de la représentation politique comprend le formatage de l’information et le système de catégories qui représente la situation d’une personne du point de vue de l’action publique à entreprendre. Les sciences sociales [12] doivent s’intéresser aux conditions dans lesquelles les citoyens participent ou non – et, dans l’affirmative, à quels niveaux et comment – à l’élaboration des cadres cognitifs de manière à les rendre aptes à permettre ce qu’ils considèrent être un traitement juste des problèmes. En d’autres termes, elles doivent se saisir de la question de la démocratie des choix collectifs et non seulement du problème des procédures optimales de délibération (ce à quoi s’attachent les recherches sur la démocratie délibérative) mais, plus fondamentalement et en amont, du problème des voies démocratiques par lesquelles un accord collectif peut être obtenu sur la construction des faits qui rendent compte d’une manière juste (à la fois au sens de justesse et de justice sociale) des questions à résoudre. En l’absence d’un tel questionnement scientifique et politique, nous risquons collectivement de glisser subrepticement dans ce qu’on pourrait appeler l’«?adémocratie?», c’est-à-dire l’apparence de la démocratie dans les choix collectifs, mais sans le contenu de la démocratie?: la réalisation du bien commun, l’intérêt général et la satisfaction des droits fondamentaux.
Notes
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[1]
Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), La gestion des performances dans l’administration?: mesure des performances et gestion axée sur les résultats, Paris, Études hors série, n° 3, 1994.
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[2]
Ces méthodes sont propagées non seulement par des organisations internationales comme l’OCDE ou la Banque mondiale, mais aussi par les écoles de management et des armées de consultants et d’instituts de recherche, sans parler des gouvernements et administrations nationales (États-Unis et Grande-Bretagne spécialement) qui ont appliqué ces méthodes dès la fin des années 1980.
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[3]
L’article s’appuie sur plusieurs publications consacrées à la Méthode ouverte de coordination (Moc) développée par l’Europe dans le cadre de sa stratégie européenne pour l’emploi (SEE), au problème plus général de l’usage des indicateurs dans l’action publique et, enfin, au pilotage des politiques publiques par la performance.
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[4]
Alain Desrosières, L’argument statistique, Paris, Presses de l’École des mines, 2008.
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[5]
Source?(comme pour les exemples suivants) : site web du ministère du Budget, des Comptes publics et de la Réforme de l’État, https://mioga.minefi.gouv.fr/DB/public/controlegestion/index.html. Le site fournit de nombreux exemples à des fins de formation du personnel de l’administration publique. Ici, Directions régionales du budget (DRB), 2005, «?Les concepts de la performance?», présentation PowerPoint.
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[6]
Sur le site web cité ci-dessus?: ministère de la Santé et des Solidarités / ministère de l’Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement, sans date, «?Des objectifs / indicateurs du PAP aux leviers d’action opérationnels. Une expérimentation sur un programme d’intervention des ministères sociaux, “Politiques en faveur de l’inclusion sociale”?».
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[8]
Source (dans le site Web cité en note 5)?: Réseau interministériel de contrôle de gestion, «?La déclinaison des objectifs de performance au sein du programme de la Police nationale?», diaporama PowerPoint, DGPN/DAPN/SDAGF/TS, 6 juillet 2006.
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[9]
Commission européenne, 2005. On trouve l’indication dans le tableau de bord de la stratégie européenne pour l’emploi sur le site de l’Union européenne.
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[10]
La Commission européenne classe les indicateurs en deux catégories. Les monitoring indicators sont les indicateurs de performance utilisés pour évaluer les politiques nationales?; ils jouent un rôle important dans le benchmarking et ce sont surtout eux qui comptent. Les analysing indicators permettent d’approfondir la connaissance du domaine mais n’ont pas d’implications politiques.
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[11]
Voir les données in Robert Salais, «?Usages et mésusages de l’argument statistique?: le pilotage des politiques publiques par la performance?», Revue française des Affaires sociales, vol. 1-2, p. 127-149.
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[12]
Ainsi que les citoyens, les femmes et les hommes politiques, mais c’est à elles et eux de s’exprimer.