Couverture de INSO_153

Article de revue

Utilisation du temps et inégalités entre hommes et femmes en Espagne

Pages 98 à 107

Notes

  • [1]
    En 2004, la division de statistique de l’Organisation des Nations unies (Onu) a publié un guide sur la production de statistiques relatives à l’utilisation du temps (Guide to producing statistics on time use : measuring paid and unpaid work, Onu, 2004). Le but est de parvenir à une norme internationale de classification, en dépit des différences importantes observables entre pays développés et pays en voie de développement.
  • [2]
    Sur une conception alternative de l’activité économique, voir Picchio (2001).
  • [3]
    Note du traducteur (NDT) : Les activités reproductives correspondent, dans la littérature sur le genre, à l’une des dénominations classiques désignant des activités qui sont à la base du développement économique et productif des sociétés, telles que les activités domestiques, le soin apporté aux enfants, etc.
  • [4]
    À propos du sous-développement des politiques sociales en Espagne, voir Navarro (2007).
  • [5]
    D’après les données Eurostat, en 2005, la dépense publique destinée aux familles en Espagne, en pourcentage du Produit intérieur brut (PIB), s’élevait à 0,8 % contre 2,2 % pour la moyenne au sein de l’UE.
  • [6]
    À propos de l’évolution du marché du travail en Espagne dans une perspective de genre, voir Gálvez (2006).
  • [7]
    Pour une approche en termes de capacités, voir Sen (1990) et Nussbaum (2002).
  • [8]
    Il n’existe pas de consensus quant à la manière de se référer au travail réalisé au sein du foyer ou pour le foyer. Ainsi, on s’est référé alternativement au travail domestique, au travail de care et, durant de nombreuses années, au travail reproductif. Cette désignation tendait à confronter cette activité au travail productif réalisé sur le marché de l’emploi, séparant par conséquent deux espaces en réalité étroitement interdépendants, comme le remarque Picchio (2001). Dans cet article, nous privilégions la dénomination proposée par Carrasco et al. (2005), celle de travail familial et domestique, qui permet d’inclure des activités destinées à répondre aux besoins du foyer, mais pas nécessairement réalisées en son sein. On se réfère ainsi à l’ensemble des tâches non rémunérées accomplies pour assurer le bien-être et la subsistance des personnes qui composent le ménage. On trouvera une synthèse sur la valeur du travail non rémunéré in Benería (1999).
  • [9]
    À propos de cette interdépendance, voir Picchio (2001) ainsi que Carrasco et al. (2005).
  • [10]
    NDT : Gary Becker, prix Nobel d’économie, a proposé l’application d’un modèle du choix rationnel et de l’efficacité économique à différents domaines de l’activité sociale, parmi lesquels la répartition des tâches et l’allocation du temps au sein de la famille.
  • [11]
    Pour une comparaison du temps consacré par les mères au soin des enfants dans neuf pays européens, voir Joesch et Spiess (2006).
  • [12]
    On trouvera une comparaison détaillée des pays européens pour lesquels des données homogènes sont disponibles in Gálvez et al. (2008).
  • [13]
    L’inclusion du temps consacré aux études est nécessaire à l’agrégation de données homogènes permettant la comparaison. De plus, les différences n’étant pas significatives, elles n’affectent pas le résultat d’ensemble.
  • [14]
    NDT : Cette formule, issue de l’anglais (global care chain) et reprise dans de nombreuses publications, décrit le recours à une main-d’œuvre féminine étrangère par les pays occidentaux afin de faire face au déficit en matière de soin à la personne, contribuant ainsi à creuser ce même déficit dans les pays d’origine des travailleuses migrantes. Ce phénomène est très développé en Espagne.
  • [15]
    À propos de la redéfinition du concept de bien-être dans une perspective de genre, voir les résultats dégagés par le réseau européen Gender and Well-Being : Interactions between Work, Family and Public Policies (http:// www. ub. edu/ tig/ GWBNet/ ).
  • [16]
    Il est nécessaire de tenir compte du fait que le temps moyen consacré aux diverses activités est calculé sur la base d’une journée moyenne, incluant les jours ouvrables, les week-ends et les périodes de congé, ce qui explique, par exemple, que le temps de travail rémunéré mentionné soit très inférieur à celui d’une journée de travail à temps complet. De cette façon, l’ensemble de la population de 20 à 74 ans est prise en considération.
  • [17]
    Voir, entre autres, Juster et Stafford (1991) ; Hersch (2000) ; Van der Lippe et Siegers (1994) ; Bittman et Matheson (1996).
  • [18]
    En Espagne, la réalisation de travaux à domicile est traditionnellement confiée à des artisans. Toutefois, l’inflation subie ces dernières années par le coût de ce type d’intervention rend probable un « rattrapage » vis-à-vis des pratiques observables dans les autres pays européens.
English version

1Les politiques d’égalité conduites en Espagne figurent parmi les plus volontaristes d’Europe. Il faut dire que les inégalités de genre auxquelles elles s’attaquent, et qui peuvent être précisément mesurées au moyen des enquêtes Emploi du temps notamment, font de ce pays l’un des plus mauvais élèves de l’Union européenne.

2Les enquêtes Emploi du temps (EET) représentent une réelle avancée en ce qui concerne l’analyse des inégalités entre hommes et femmes du point de vue de l’utilisation du temps, du fait notamment de l’application d’une méthode commune à l’ensemble des pays membres de l’Union européenne (UE), développée par Eurostat [1]. Les EET fournissent une analyse du fonctionnement de l’économie plus ample que celle centrée sur le marché, permettant de déterminer le temps total de travail dont une société a besoin quotidiennement pour maintenir son niveau d’activité, la majeure partie de ce temps étant vouée au travail non salarié [2].

3La répartition des efforts nécessaires au maintien du niveau d’activité d’une société, soit celle entre activités « reproductives » et « productives » [3], varie en fonction de l’évolution historique et des contextes économique, institutionnel et culturel. Dans le cas espagnol, l’héritage de quarante années de dictature franquiste (1939-1975), à une époque où se développaient, dans d’autres pays européens, les instruments d’un haut niveau de bien-être, est à l’origine d’un contexte caractérisé par une répartition du temps très centrée sur la famille et par un sous-développement considérable des politiques sociales [4]. Ainsi, en dépit des avancées des trente dernières années, l’Espagne demeure bien en dessous de la moyenne européenne des dépenses en matière de politique sociale et familiale [5].

4L’héritage de la dictature ne se mesure pas uniquement à l’aune du retard accumulé en matière de dépenses publiques dans le domaine social, mais également à celle de la valorisation du modèle de « monsieur Gagne-pain » et de la femme au foyer. De fait, le régime franquiste tenait de manière délibérée les femmes à l’écart du travail visible et salarié, développant un modèle de la femme « ange gardien du foyer », à l’appui de politiques natalistes. Il n’est donc nullement étonnant que l’Espagne ait conservé le taux d’activité féminine le plus bas d’Europe durant toute la seconde moitié du XXe siècle, ne dépassant que récemment l’Italie en matière d’accès des femmes à l’emploi salarié [6].

5Le développement de ce modèle de division sexuelle de l’activité économique et ses répercussions institutionnelles et culturelles ont été rendus possibles par l’absence d’un partage équitable du travail familial non rémunéré. En effet, si les femmes ont intégré le marché de l’emploi dans des proportions importantes, les hommes ont été nettement moins nombreux à s’associer à l’exercice d’une coresponsabilité en matière de travail domestique non rémunéré. Un tel modèle explique les taux de fécondité très bas des femmes espagnoles, et le recours fréquent au marché de l’emploi domestique pour faire face aux problèmes de conciliation entre vie professionnelle et travail domestique.

6La division sexuelle du travail est mise en évidence par les résultats de l’EET menée en 2002-2003. Une telle division implique qu’hommes et femmes soient confrontés à des contraintes et à des conditions sociales différenciées qui limitent la rationalité de leurs décisions et, de ce fait, affectent également leur liberté et leurs capacités [7]. Le prix Nobel Amartya Sen (1990) souligne ainsi le caractère déterminant de la socialisation du point de vue du comportement et des décisions des agents susceptibles de concourir au développement de leurs capacités. Dans ce contexte, hommes et femmes agiraient selon un comportement défini antérieurement à la prise de décision, qui limite le pouvoir de décision de ces dernières au sein de la famille ; cela conditionnerait par conséquent leur intégration au marché du travail (Agarwal, 1997).

Comparaison européenne de l’utilisation du temps

7Dans les pays européens pour lesquels on dispose du résultat d’EET menées selon des critères homogènes, apparaissent des rythmes de changements structurels variables, correspondant à des taux d’activité des femmes et de fécondité différenciés, mais aussi à des niveaux de revenus per capita, à des structures occupationnelles et à des modèles d’État-providence différents. Néanmoins, ces pays présentent quelques similitudes récurrentes, en particulier concernant la répartition du temps dédié à trois ensembles d’activité : l’emploi salarié, le travail familial et domestique [8], les loisirs. Il existe ainsi une forme d’interdépendance entre, d’une part, les différents modes d’activité auxquels correspondent les tâches productives et reproductives et, d’autre part, les modèles d’organisation des États, qui détermine une inégale distribution du temps et du travail entre hommes et femmes à l’origine de situations sociales inégalitaires [9].

8Selon l’Eurobaromètre de 1996, les femmes espagnoles souffraient de la distribution la plus inégalitaire des travaux domestiques. Seules 12 % d’entre elles affirmaient assumer une répartition égale avec leur partenaire, tandis que la moyenne européenne se situait autour de 25 %. De la même façon, les EET montrent une plus grande incorporation des femmes à l’emploi salarié que des hommes au travail domestique et familial. Cette tendance va dans le sens du constat selon lequel, à l’heure actuelle, tant les valeurs sociales que les législations en vigueur se révèlent davantage favorables à l’emploi des femmes qu’à une division plus égalitaire du travail domestique et familial. De même, elle s’inscrit dans la perspective historique des situations sociales respectives des hommes et des femmes.

9Les analyses longitudinales fondées sur les EET démontrent ainsi qu’en dépit de la participation croissante des femmes à l’emploi salarié, le temps que les hommes dédient aux tâches domestiques et familiales a très peu évolué au cours des dernières décennies (Aguiar et Hurst, 2007). Dans tous les cas, il apparaît que les femmes font davantage et les hommes, moins que ce que suggéreraient le modèle du choix rationnel proposé par Becker (1981) [10] ou les modèles fondés sur la négociation (Chiappori, 1988, 1992). Ainsi, il apparaît qu’en matière de division du travail, les normes sociales recèlent un pouvoir explicatif plus fort que les variables strictement économiques. Les éléments empiriques tendent également à identifier dans les institutions et les différents modèles d’État-providence (à commencer par les dispositions légales encadrant la paternité et l’emploi) les principales variables explicatives des différences nationales du point de vue de l’utilisation du temps [11].

10Les pays d’Europe du Sud, l’Espagne et l’Italie, sont, parmi les États membres pour lesquels on dispose de données homogènes, ceux qui présentent les taux d’activité et d’emploi féminins les plus faibles, ainsi que le plus fort différentiel entre taux d’emploi et de chômage masculins et féminins [12]. Il semble ainsi que la persistance de grandes inégalités au niveau de la répartition des tâches reproductives entre hommes et femmes, dans les pays méditerranéens, constitue encore l’un des principaux obstacles à l’accès des femmes espagnoles au marché de l’emploi dans des conditions d’égalité. Dans ce système, la famille continue de fonctionner comme le principal pourvoyeur de bien-être. À ce titre, les études menées sur les réseaux familiaux en Andalousie incitent à relativiser la prétendue disparition de la famille élargie dans le sillage de l’industrialisation et de l’urbanisation, dès lors que les réseaux familiaux continuent d’assurer un rôle fondamental dans la reproduction du système économique et social (Fernández, Cordon et Tobío, 2006).

Travail rémunéré et non rémunéré

11L’un des aspects les plus significatifs concernant l’utilisation du temps est la manière dont il se répartit entre travail et loisirs. Toutefois, il convient d’apporter une précision importante, à savoir que la littérature assimile généralement travail et emploi, alors que ce dernier ne correspond en réalité qu’à une partie de la donnée travail. Dans cet article, nous nous référons à la fois au travail salarié ainsi qu’au travail domestique et relevant du care, non rémunéré, cette distinction étant particulièrement importante du point de vue du genre.

12En Espagne, les femmes assurent au minimum une heure de travail quotidien supplémentaire par rapport aux hommes. L’affirmation peut paraître étrange au regard de leurs taux d’emploi salarié respectifs, mais dès lors que l’on tient compte du travail domestique et familial, il s’avère que la charge de travail des femmes est supérieure. Ainsi, si les femmes dédient, en moyenne, 2 h 13 de moins que les hommes à une activité salariée, elles effectuent, en revanche, 3 h 18 de travail domestique supplémentaire [13].

Le marché du travail

13Même si l’on ne prend en compte que les hommes et les femmes ayant un emploi salarié, il demeure vrai que les femmes assument, en moyenne, une charge de travail quotidienne plus importante, d’environ une heure. Les Espagnoles travaillent ainsi, en moyenne, 8 h 26 par jour, week-ends et jours fériés inclus, soit 16 minutes de plus que la moyenne européenne et 55 minutes de plus que les Espagnols (voir tableau page 102).

14D’une manière générale, en Espagne comme ailleurs, les femmes, par comparaison avec les hommes, vouent une part plus importante de leurs efforts aux soins pratiqués dans la sphère domestique. À ce sujet, il convient de tenir compte du faible taux d’activité salariée des générations de femmes les plus âgées, l’Espagne ayant présenté les taux d’activité féminine les plus faibles dans les années d’après-guerre, correspondant à la période franquiste. Cette réduction est également répercutée sur le recours à une main-d’œuvre féminine immigrée pour la réalisation du travail familial et domestique. L’Espagne figure ainsi comme l’un des pays de destination dans ce que l’on a pu décrire comme une chaîne globale du care[14].

15À l’évidence, lorsqu’une personne intègre le marché de l’emploi, le temps dont elle dispose pour réaliser des tâches dans la sphère domestique diminue. Cette réalité concerne certes les hommes comme les femmes, mais dans des proportions différentes. De fait, lorsqu’elles travaillent, les Espagnoles dédient 1 h 26 de moins aux travaux domestiques, contre 50 minutes de moins en moyenne pour les Européennes dans la même situation. Dans le même temps, les hommes espagnols consacrent alors 17 minutes de moins à ces mêmes tâches, là où leurs homologues européens en accordent 21 de moins. Autrement dit, que les hommes aient une activité ou non, le volume des tâches domestiques qu’ils assument est si faible que peu d’entre eux sont en mesure de le réduire encore davantage lorsqu’ils occupent une activité salariée. De leur côté, les femmes ne peuvent faire autrement que de réduire ce volume lorsqu’elles intègrent le marché du travail, mais cette réduction ne compense pas pour autant l’augmentation du volume d’heures travaillées à l’extérieur de la sphère domestique. Cela explique qu’en moyenne, le volume global d’heures travaillées par celles-ci augmente alors d’une heure (lorsqu’on le compare au quota réalisé par l’ensemble des femmes âgées de 20 à 74 ans). De ce fait, elles sont susceptibles de perdre en bien-être ce qu’elles gagnent en autonomie [15].

Tableau

Volume horaire moyen consacré quotidiennement en 2002-2003 aux tâches suivantes par les hommes et les femmes occupant un emploi salarié

Tableau
Femmes Moy. UE** Espagne Travail 8 h 10 8 h 26 a) Études et travail salarié 4 h 31 4 h 57 b) Travail domestique 3 h 38 3 h 29 Trajets/transport 1 h 18 1 h 22 Sommeil 8 h 15 8 h 11 Repas et soins personnels* 2 h 19 2 h 28 Temps libre 3 h 56 3 h 33 Hommes Travail 7 h 34 7 h 31 a) Études et travail salarié 5 h 39 6 h 11 b) Travail domestique 1 h 55 1 h 20 Trajets/transport 1 h 24 1 h 23 Sommeil 8 h 07 8 h 15 Repas et soins personnels* 2 h 18 2 h 31 Temps libre 4 h 35 4 h 20 * Soins individuels (hygiène personnelle, habillement). ** On se réfère aux pays de l’Union européenne pour lesquels des données comparables sont disponibles. Source : Nos données, d’après l’enquête Emploi du temps de l’année 2002-2003, l’Institut des études statistiques d’Andalousie (Instituto de Estadística de Andalucía) et Eurostat.

Volume horaire moyen consacré quotidiennement en 2002-2003 aux tâches suivantes par les hommes et les femmes occupant un emploi salarié

Travail domestique et care

16Outre les heures consacrées au sommeil, le travail non rémunéré constitue la principale activité des femmes. En Espagne, le travail familial et domestique quotidien mobilise ces dernières, en moyenne, 4 h 55 [16]. De plus, bien qu’elles soient, dans leur ensemble, davantage assumées par les femmes, les différentes tâches domestiques font, elles aussi, l’objet d’une répartition genrée. Les Européennes consacrent un quart du travail domestique à la préparation des repas, soit davantage qu’à toute autre tâche et bien plus que le temps passé par les hommes en cuisine. Dans le même temps, elles seraient davantage focalisées sur le foyer, l’intimité et la quotidienneté, tandis que les hommes seraient plus tournés vers l’environnement, l’espace public et, plus généralement, vers ce que l’on peut considérer comme la dimension publique de la vie des personnes.

17Ainsi, le repassage et la couture constituent les activités les plus féminisées. Moins de 1 % des hommes espagnols sacrifient à ce type de travaux, pour une moyenne quotidienne inférieure à une minute. Les femmes ont également la charge quasi exclusive de la lessive, à laquelle elles consacrent onze fois plus de temps que les hommes. Le ménage, l’entretien du foyer et la vaisselle demeurent des tâches très majoritairement féminines, et les EET soulignent que les femmes sont spécialisées dans les tâches nécessitant à la fois une présence plus longue à domicile et davantage d’efforts physiques [17].

18Les travaux de construction et de réparation constituent le seul poste d’activités domestiques quasi exclusivement masculines, et ce dans l’ensemble des pays européens. Les hommes y consacrent ainsi cinq fois plus de temps que les femmes, mais il s’agit là d’activités réalisées par un faible pourcentage de la population masculine (7 % en Espagne, contre 18 % dans le reste des pays européens) et correspondant à un volume de 6 minutes par jour [18].

19Le jardinage, les achats et la sollicitation de services sont les activités le moins inégalement réparties. Toutefois, tandis que les hommes dédient davantage de temps au jardinage, 53 % des femmes espagnoles consacrent un tiers de temps en plus aux achats et aux activités liées à la gestion de services.

20Bien que ce type d’enquête présente un biais important du fait de la sous-estimation du temps consacré aux enfants, il n’en reste pas moins que l’augmentation, observée ces dernières décennies, du temps consacré par les pères au soin de leurs enfants demeure insuffisante, puisque ceux-ci continuent d’y accorder moins de la moitié du temps qu’y consacrent les mères. À cela, il serait nécessaire d’ajouter la sous-estimation du temps consacré au care, telle que l’ont mise en évidence des enquêtes alternatives menées en Espagne (Durán, 2006).

Le temps des loisirs

21La charge de travail supérieure évoquée ci-dessus se traduit par un second élément commun à l’ensemble des pays de l’UE étudiés, à savoir que les Européennes disposent de moins de temps libre que les Européens. En Espagne, ce différentiel est de l’ordre de 47 minutes chaque jour, contre 39 minutes pour la moyenne européenne. Le différentiel espagnol est imputable au genre et à la situation sur le marché du travail. Dans le cas des femmes espagnoles âgées de 20 à 74 ans, il est dû à une charge de travail globale supérieure, compte tenu du volume horaire plus important consacré au travail familial et domestique. Cependant, les hommes espagnols assument une charge de travail globale inférieure à celle de leurs homologues du reste de l’UE, étant donné que le volume horaire dédié à l’activité salariée ne compense pas le fait qu’ils consacrent moins de temps au travail non rémunéré. Si bien que le volume horaire plus faible dont ils disposent pour leurs loisirs par rapport à leurs homologues européens s’explique par le temps plus important qu’ils accordent aux repas, à l’habillement et à l’hygiène personnelle. Cette situation se reflète du reste clairement dans le rythme de leurs activités quotidiennes, caractérisé par une arrivée tardive sur le lieu de travail au regard de la moyenne européenne, par une pause de deux à trois heures entre 14 heures et 17 heures pour le déjeuner et, dans certains cas, par une brève sieste d’environ 10 à 20 minutes ; ils quittent leur travail aux environs de 21 heures, le dîner intervenant vers 22 heures.

22En revanche, si l’Espagnole moyenne assumant un emploi rémunéré dispose de moins de temps libre que les Européennes en général, c’est que sa charge de travail totale est supérieure, en raison d’un volume horaire plus important consacré au travail salarié que la moyenne européenne, tandis que baisse consécutivement celui consacré aux travaux domestiques, jusqu’à se situer sous la moyenne relevée pour les femmes salariées dans l’UE, et ce en raison d’un recours plus limité au temps partiel dans le cas des femmes espagnoles.

23Quant aux principales différences de genre identifiées en Europe dans l’utilisation du temps libre, elles relèvent du fait que les hommes accordent plus de temps aux sports et aux hobbies, quand les femmes se concentrent davantage sur des activités à caractère social. Ainsi, en Espagne, les femmes accordent deux fois plus de temps que les hommes au volontariat et aux réunions associatives.

24***

25Les avancées institutionnelles, économiques et culturelles obtenues ces dernières décennies se sont révélées insuffisantes pour compenser le retard historique accumulé sous le franquisme en matière d’égalité des sexes. Si les femmes ont massivement intégré le marché du travail, les hommes ne se sont nullement associés dans des proportions comparables au travail domestique non rémunéré. Cette défaillance dans la coresponsabilité au sein de la sphère privée, doublée d’un investissement dans les services sociaux et les politiques familiales de la part de l’État espagnol inférieur à la moyenne européenne, a perpétué un modèle fondé sur une répartition inégale de la charge totale de travail entre hommes et femmes. Or, ce modèle se traduit non seulement pour les femmes par un déficit de bien-être, étant donné qu’elles ne disposent pas d’un temps libre égal à celui des hommes, mais il entrave aussi leur accès au marché du travail, dès lors que les employeurs continuent de voir en elles celles à qui incombe l’essentiel des travaux domestiques, avec les conséquences que l’on sait en termes de contrat de travail, de rémunération et de promotion.

26Article traduit de l’espagnol par Maxime Forest.

Bibliographie

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Date de mise en ligne : 16/07/2009

https://doi.org/10.3917/inso.153.0098

Notes

  • [1]
    En 2004, la division de statistique de l’Organisation des Nations unies (Onu) a publié un guide sur la production de statistiques relatives à l’utilisation du temps (Guide to producing statistics on time use : measuring paid and unpaid work, Onu, 2004). Le but est de parvenir à une norme internationale de classification, en dépit des différences importantes observables entre pays développés et pays en voie de développement.
  • [2]
    Sur une conception alternative de l’activité économique, voir Picchio (2001).
  • [3]
    Note du traducteur (NDT) : Les activités reproductives correspondent, dans la littérature sur le genre, à l’une des dénominations classiques désignant des activités qui sont à la base du développement économique et productif des sociétés, telles que les activités domestiques, le soin apporté aux enfants, etc.
  • [4]
    À propos du sous-développement des politiques sociales en Espagne, voir Navarro (2007).
  • [5]
    D’après les données Eurostat, en 2005, la dépense publique destinée aux familles en Espagne, en pourcentage du Produit intérieur brut (PIB), s’élevait à 0,8 % contre 2,2 % pour la moyenne au sein de l’UE.
  • [6]
    À propos de l’évolution du marché du travail en Espagne dans une perspective de genre, voir Gálvez (2006).
  • [7]
    Pour une approche en termes de capacités, voir Sen (1990) et Nussbaum (2002).
  • [8]
    Il n’existe pas de consensus quant à la manière de se référer au travail réalisé au sein du foyer ou pour le foyer. Ainsi, on s’est référé alternativement au travail domestique, au travail de care et, durant de nombreuses années, au travail reproductif. Cette désignation tendait à confronter cette activité au travail productif réalisé sur le marché de l’emploi, séparant par conséquent deux espaces en réalité étroitement interdépendants, comme le remarque Picchio (2001). Dans cet article, nous privilégions la dénomination proposée par Carrasco et al. (2005), celle de travail familial et domestique, qui permet d’inclure des activités destinées à répondre aux besoins du foyer, mais pas nécessairement réalisées en son sein. On se réfère ainsi à l’ensemble des tâches non rémunérées accomplies pour assurer le bien-être et la subsistance des personnes qui composent le ménage. On trouvera une synthèse sur la valeur du travail non rémunéré in Benería (1999).
  • [9]
    À propos de cette interdépendance, voir Picchio (2001) ainsi que Carrasco et al. (2005).
  • [10]
    NDT : Gary Becker, prix Nobel d’économie, a proposé l’application d’un modèle du choix rationnel et de l’efficacité économique à différents domaines de l’activité sociale, parmi lesquels la répartition des tâches et l’allocation du temps au sein de la famille.
  • [11]
    Pour une comparaison du temps consacré par les mères au soin des enfants dans neuf pays européens, voir Joesch et Spiess (2006).
  • [12]
    On trouvera une comparaison détaillée des pays européens pour lesquels des données homogènes sont disponibles in Gálvez et al. (2008).
  • [13]
    L’inclusion du temps consacré aux études est nécessaire à l’agrégation de données homogènes permettant la comparaison. De plus, les différences n’étant pas significatives, elles n’affectent pas le résultat d’ensemble.
  • [14]
    NDT : Cette formule, issue de l’anglais (global care chain) et reprise dans de nombreuses publications, décrit le recours à une main-d’œuvre féminine étrangère par les pays occidentaux afin de faire face au déficit en matière de soin à la personne, contribuant ainsi à creuser ce même déficit dans les pays d’origine des travailleuses migrantes. Ce phénomène est très développé en Espagne.
  • [15]
    À propos de la redéfinition du concept de bien-être dans une perspective de genre, voir les résultats dégagés par le réseau européen Gender and Well-Being : Interactions between Work, Family and Public Policies (http:// www. ub. edu/ tig/ GWBNet/ ).
  • [16]
    Il est nécessaire de tenir compte du fait que le temps moyen consacré aux diverses activités est calculé sur la base d’une journée moyenne, incluant les jours ouvrables, les week-ends et les périodes de congé, ce qui explique, par exemple, que le temps de travail rémunéré mentionné soit très inférieur à celui d’une journée de travail à temps complet. De cette façon, l’ensemble de la population de 20 à 74 ans est prise en considération.
  • [17]
    Voir, entre autres, Juster et Stafford (1991) ; Hersch (2000) ; Van der Lippe et Siegers (1994) ; Bittman et Matheson (1996).
  • [18]
    En Espagne, la réalisation de travaux à domicile est traditionnellement confiée à des artisans. Toutefois, l’inflation subie ces dernières années par le coût de ce type d’intervention rend probable un « rattrapage » vis-à-vis des pratiques observables dans les autres pays européens.

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