Couverture de INSO_145

Article de revue

L'individu, le proche et l'institution

Travail social et politique de l'autonomie

Pages 92 à 101

Notes

  • [1]
    Cela concerne, outre le cas du nourrisson pour qui le problème n’est bien sûr pas celui de la perte des capacités mais de leur défaut et de leur devenir, la part la plus démunie des “exclus” (celle qui cumule les “sans” – sans logis, sans travail, sans proches, etc.). L’attention est aussi portée sur les situations où l’usager vit un moment extrêmement troublant (découragement affiché, blessure affective visible, état d’ébriété, etc.).
  • [2]
    Voir également des travaux récents attentifs à l’analyse des capacités humaines et de la responsabilisation individuelle dans la compréhension des nouvelles orientations des politiques publiques (Cantelli et Genard, 2007).
  • [3]
    L’anthropologie capacitaire correspond à un ensemble de capacités dont on estime que l’homme doit être doté pour parvenir à agir en fonction d’un modèle, ici le modèle de l’individu autonome.
English version

1Comment devenir l’individu responsable et autonome, modèle obligé des sociétés occidentales de tradition libérale et démocratique ? Les institutions d’aide sociale ont construit des outils (contrat, projet individuel…) qui visent à la réalisation de cet objectif sans lequel l’individu ne peut s’insérer légitimement au sein de la collectivité. De quelles compétences le travailleur social devra-t-il faire preuve pour construire une relation d’aide basée sur la confiance et pouvant accompagner l’usager au fil des épreuves de l’insertion ?

2Cet article s’appuie sur un travail d’enquête réalisé depuis 1999 auprès d’assistantes sociales et de leurs usagers dans deux villes de la banlieue sud de Paris. Il se nourrit aussi d’études menées auprès d’assistantes maternelles, et, plus récemment, d’une observation filmée que j’ai effectuée auprès de deux équipes mobiles d’aide du Samu social. À travers ces enquêtes, mon attention s’est particulièrement portée sur les usagers dont l’état de délabrement physique ou psychologique est considérablement avancé et dont les ressources et les capacités essentielles sont nettement affectées [1]. Le but de cette démarche vise à comprendre les situations limites où pointe l’incapacité relationnelle de certains usagers à assumer un certain nombre de responsabilités individuelles et à soutenir une “pleine” interaction avec les acteurs institutionnels. Symétriquement, cela peut faciliter la compréhension du travail social de soin nécessaire pour prendre en charge une telle vulnérabilité.

3Mais avant de regarder pourquoi et comment la constitution d’un socle de confiance reste fondamentale pour ce travail de prise en charge de l’usager, il nous faut réfléchir aux raisons faisant que, aujourd’hui, la figure de l’individu est centrale dans l’univers de discours du travail social. On verra alors mieux comment prend forme ce socle de confiance dans la relation interpersonnelle. Deux éléments de réflexion apparaissent de manière prépondérante : d’une part, l’individu est envisagé à partir des obligations qui lui incombent (le travail social ne définit ainsi pas seulement un ensemble de possibilités ou d’issues mais, avant cela, un ensemble de tâches à remplir) ; d’autre part, les intervenants sociaux sont contraints, notamment auprès des usagers les plus vulnérables, de travailler sur la formation et le renforcement d’un ensemble de capacités de base nécessaires à la réalisation de ces tâches. Un tel travail demande l’emploi d’un certain horizon temporel, d’une certaine texture relationnelle, et de certains outils qui réalisent l’idée d’autonomie et l’état d’individu. Les mesures d’accompagnement personnalisé dans la durée, les outils du projet et du contrat représentent à cet égard un dispositif cohérent.

Des capacités à être individu

4Les démocraties occidentales modernes ont promu l’individu autonome au sommet d’une hiérarchie de valeurs. Réfléchir “aux promesses et aux limites d’un monde fondé sur l’autonomie et pour l’individu”, c’est s’interroger, au plan anthropologique, sur les capacités tenues pour dignes d’estime dans un tel monde (Pattaroni, 2005). Mais qui alors offre à l’individu une telle reconnaissance ? Sous quelles conditions s’attestent de telles capacités ? Qu’exige en retour l’attestation d’une telle estime ? Il y a là, à partir de ce détour par le plan anthropologique, une question de fond : comment ces capacités à être individu se développent-elles et s’épanouissent-elles aux yeux du monde qui les accueille ? Pour commencer, elles n’émergent que sous la condition de certaines institutions, qui génèrent en retour, chez l’individu, une obligation à leur égard. Cette obligation signe à la fois l’autorité politique de l’institution en question et le lien politique et moral de l’individu à la communauté d’appartenance. Voilà le point de départ de notre réflexion sur l’individu : l’individualité moderne n’est pas de nature optionnelle (le résultat d’un choix subjectif) ou déterministe, mais tient en premier lieu à un engagement qui a valeur d’obligation (Ricœur, 1996 et 2004) [2].

Le consentement individuel au cœur d’un projet émancipateur

5Un second axe de réflexion s’impose dans la foulée. Le point de départ placé sous la question de l’obligation semble, en effet, faire vaciller l’horizon même de la démocratie libérale en tant qu’il dessine un état de société dans lequel il n’y aurait que des individus libres. Mais une pièce permet de penser conjointement l’idée de liberté individuelle et celle d’obligation. Il s’agit du principe de consentement. De ce point de vue, la seule obligation qui soit légitime est celle que l’individu a, préalablement, librement consentie. On voit, ici, jusqu’où doit aller l’anthropologie capacitaire[3] du modèle de l’individu autonome : ce dernier doit pouvoir consentir librement à se lier avec tout autre individu solitaire ou, pour aller plus loin, toute autre entité individualisable. Ces capacités sont censées permettre à l’individu de pouvoir ne plus vouloir une vie subie et mettre de la volonté dans toutes ses relations. On voit aussi, simultanément, où se situe un bénéfice essentiel de l’appartenance de l’individu à sa communauté politique : elle doit lui garantir des conditions de légitimité où il peut établir des liens librement contractés. L’individu représente alors une unité autonome, se tenant pour un tout parfait et solitaire, et dont l’indivisibilité s’énonce politiquement comme inviolabilité. Ce dernier point requiert de relever au passage ce qui hante profondément l’architecture politique et morale où culmine l’individualisme moderne, ce qui semble ainsi pouvoir s’opposer au projet émancipateur de la modernité et par là fissurer l’unité solidaire de l’individu. D’un côté, nous trouvons les menaces de l’institution, dont on a vu pourtant qu’elle importait à la genèse de l’individu. Mais, parce qu’elle représente sur le fond l’exercice de la décision et de la volonté au niveau de la communauté, elle risque toujours, à l’image d’un État omnidirecteur, d’affaiblir la responsabilité individuelle et d’échouer dans sa vocation de justice. De l’autre côté, nous apercevons la menace des proches, dont l’attachement affectif, qui peut être porteur de sentiments contradictoires, met en perspective un pouvoir d’influence nuisible à l’autonomie et suscite alors un climat de ressentiment et d’hostilité.

Aider à répondre de soi

6Ces points introductifs n’ont pas fait que donner à voir l’anthropologie capacitaire qui soutient le modèle de l’individu autonome. Ils amènent aussi des considérations concernant la dynamique et les fragilités d’un tel monde fondant ses promesses sur l’autonomie. S’agissant de ses fragilités, on pourrait entamer un constat à partir de ce qui ressort négativement d’une telle exigence capacitaire : relents d’intolérance dirigés vers ceux qui ne sauraient être inclus dans une telle communauté d’appartenance, épuisement physique, psychologique et décrochage consécutif aux pressions de la culture de l’individu, brisure de l’estime de soi et ruine de la reconnaissance pour ces mêmes personnes. Afin de donner à voir comment perce cette culture, nous allons rendre compte brièvement d’une étude consacrée au travail social et à l’outil que représente l’accompagnement personnalisé dans un parcours d’insertion. Nous regarderons cette étude sous l’angle précis où l’usager est en quelque sorte accompagné jusqu’au moment où l’institution du travail social l’estime digne de pouvoir s’engager en tant qu’individu autonome dans la société. Dire cela revient à considérer que la personne se trouvait préalablement dans un état de dégradation qui la rendait inapte à répondre aux exigences capacitaires du modèle de l’individu autonome qu’on a évoqué précédemment. Nous allons le voir, pour accéder à cet état d’individu, la personne a besoin d’un soutien personnel qui doit s’ancrer dans une relation de proximité. La difficulté à bien conduire l’accompagnement social tient alors au fait qu’il tend vers un horizon (une certaine autonomie de l’individu) avec un moyen (une relation de proximité entretenue dans un cadre institutionnel) qui, l’un comme l’autre, représentent dans le même temps des figures menaçantes pour cet horizon visé. Ce paradoxe, qui rappelle le “paradoxe de l’autonomie et de la vulnérabilité” (Ricœur, 2001), ne s’assume qu’au prix d’un effort pédagogique qui, simultanément, doit être aussi une éthique du soin capable d’inclure une politique de la reconnaissance. Autrement dit, l’usager demande à apprendre tout en étant accompagné dans sa propre fragilité, mais à condition que lui soit préservé un horizon de réciprocité. D’un côté il peut réclamer un traitement individualisé et responsabilisant mais faire sentir qu’il reste affecté par un passé invalidant ; de l’autre côté, il est susceptible de fuir l’aide promue par le travailleur social, qu’il juge étouffante, tout en s’estimant incapable de conduire un projet seul. L’intensité particulière avec laquelle l’accompagnement personnalisé expérimente ce délicat paradoxe ne tient que sous la condition que ce moment soit tout particulièrement placé sous le signe d’une “ontologie progressive” (Ricœur, 1996). Cette dernière suppose que l’usager ne soit pas seulement représenté par ses seuls handicaps qui l’empêchent d’accéder pleinement à la société mais aussi par le fait qu’il incarne des potentialités s’affirmant progressivement et pour lesquelles la phase d’apprentissage des capacités à répondre de soi de manière individuelle est ici portée à son acmé. La relation de service instaurée par l’institution d’aide sociale ne continue à s’inscrire dans le cadre d’un rapport réciproque que si le changement de l’usager semble pouvoir inviter au “progrès” de sa personne. Et il va sans dire que l’idée de progrès convoque implicitement un regard chargé d’attentes normatives sur l’édification même de son individualité.

Les tensions du projet individualisé

7Mais comment et pourquoi l’état d’individu autonome a-t-il pris une importance si considérable au sein des institutions d’aide sociale ? L. Pattaroni s’est attaché à comprendre cette émergence de la notion d’autonomie en montrant la manière dont les sociétés modernes occidentales ont forgé historiquement un modèle politique s’appuyant sur une régulation fondée sur la responsabilité individuelle, et en pointant la façon dont intervient pragmatiquement, dans la diversité des situations sociales, une figure forte de l’individu autonome et responsable (Pattaroni, 2005). Pour entendre cette thèse, encore fallait-il préalablement mettre au jour un triple horizon de responsabilité, chaque horizon dévoilant une dialectique de l’attente et de la réponse particulière : à la responsabilité qui pointe l’individualité moderne armée des capacités à l’autonomie s’oppose une responsabilité dirigée vers le proche prenant la forme de la sollicitude et une responsabilité pour la collectivité apparentée aux puissances de la conviction. Sur le fond, cette thèse va à la rencontre des phénomènes socio-historiques qui ont permis l’éclosion de l’individualisme parmi les grands acquis de l’évolution sociale (Dumont, 1983), notamment au sein des structures institutionnelles (Resende, 2001). Le courant de la modernité a entraîné une refonte des institutions dont une trace évidente est le déclin de la responsabilité portée par le proche (famille, assistance religieuse, régimes de protection personnelle), qui s’inscrivait essentiellement dans les modèles tutélaires du clientélisme ou de la charité chrétienne. Les sociétés modernes occidentales ont permis l’émancipation de ces anciennes tutelles à travers l’affirmation d’un libéralisme économique et politique complété par des revendications de justice sociale orientées vers la solidarité républicaine. La responsabilité de la personne placée sous la protection et la sollicitude du proche offre un mode de responsabilité non seulement différent de celle reconnue dans la protection sociale, mais dévalorisée par les institutions dès lors qu’elles intègrent à leur politique l’exigence d’un monde fondé sur l’autonomie individuelle. Une véritable tension pragmatique accompagne alors toute relation institutionnelle nécessitant une dynamique de rapprochement pour pouvoir conduire une politique de l’autonomie. Pour qu’émerge un projet individualisé mettant en valeur la capacité d’autonomie de l’usager, une tutelle “rapprochée” de sa personne est parfois nécessaire, mais elle doit tenir alors à distance respectable un modèle “assistantialiste” très exposé aux “méfaits de la proximité” (Breviglieri, 2005). Le principe d’une autonomie individuelle ne peut donc prospérer politiquement et moralement que dans une forme de société où le proche est contenu au stade d’un moyen transitionnel permettant l’accompagnement vers cet état d’autonomie. L’aptitude à se maintenir dans un tel état suppose ainsi une capacité préalable à pouvoir placer le proche dans un espace fonctionnel, donc à s’en distancier et, d’une certaine façon aussi, à s’en séparer.

L’attention au personnel

8On connaît, depuis le début des années quatre-vingt-dix, une montée en puissance des politiques d’insertion. Non sans liens, on assiste parallèlement à l’érosion de l’efficacité et de la légitimité de l’État-providence. Celle-ci est notamment due à son incapacité relative à faire face aux souffrances des plus démunis et à rétablir en leur endroit des liens sociaux durables. Le mouvement de modernisation des institutions de l’aide sociale s’est donné une priorité de lutte contre l’exclusion qui a supposé, pour diverses raisons, un rapprochement de l’usager et son suivi sur des parcours d’insertion. Sur le front de l’intervention, les travailleurs sociaux, occupés par l’enjeu d’une responsabilisation des usagers en vue de leur insertion, ont pu jouer essentiellement de deux outils de particularisation de la relation d’accompagnement : le contrat et le projet individuel. Si le contrat, qui signe un consentement éclairé, permet l’identification de l’individu à travers un choix propre et justifiable, le projet rend possible l’identification de l’individu à travers un “faire” digne de rencontrer un intérêt dans la société. Pour cela, le travailleur social ne se contente plus de situer son patient dans une classe de bénéficiaire, mais prétend conduire avec lui une action conjointe et personnalisée. Cela s’effectue au prix d’une attention pour un ensemble d’éléments personnels, allant de la confiance en soi à l’assurance de détenir les ressources individuelles nécessaires pour pouvoir affronter les arêtes vives du marché de l’emploi. Ces compétences ne sont pas apparues avec le slogan politique de la proximité, dans le courant des années quatre-vingt-dix : elles ont toujours caractérisé en partie les métiers du service social, notamment ceux tournés vers l’aide à un public fragilisé. Toutefois, en subissant récemment la double influence du thème de l’exclusion qui s’est accompagné de dispositifs de suivi personnalisé et du thème de la victimisation qui s’est étendu jusqu’à l’intime, la gageure professionnelle de se rendre proche et de toucher à la subjectivité de la personne est devenue plus explicite. C’est là qu’il faut voir la contribution du travail de proximité qui, pour un temps, peut ne pas exiger que la personne réponde de soi au titre d’individu autonome, et prend ainsi en charge le rapiècement de son étoffe individuelle.

Les échelles de confiance

9Pour préparer les usagers aux épreuves publiques que leur réserve la société dans laquelle il convient de les (ré-)insérer, l’exercice de la proximité tend à inscrire la relation d’aide sur différentes échelles de confiance, laissant paraître chez le travailleur social autant de registres de compétences (Breviglieri, 2005).

La confiance dans le proche

10Tout d’abord, le travail de rapprochement mis en œuvre par les intervenants sociaux consiste à aménager des espaces d’écoute où se suspend tout jugement sur l’histoire personnelle de l’usager et sa situation sociale. La fragilité de l’usager peut s’y explorer là où le jugement l’en empêcherait pour avoir creusé une distance et produit une vérité socialement impossible à assumer. Le jugement menace en effet d’effondrer le résidu d’estime de soi du démuni, d’assigner son vécu au statut du déni et donc de bloquer une demande balbutiante qui nécessite des appuis thématiques et des encouragements pour être explicitée. A contrario, la proximité permet de différer le moment de l’évaluation et d’accorder un temps à la relation où ce vécu ne risque aucune appréciation négative. La suspension du jugement joue comme un ménagement prodigué à la personne, favorisant la venue progressive d’un premier niveau de confiance : une confiance portée à un environnement rendu familier (dans sa dimension physique et humaine). La sollicitude exercée au travers de ce ménagement répand ainsi une force persuasive par la teneur en confiance qu’elle mobilise. Elle accroche l’usager, elle le saisit par l’accueil d’une confiance.

La crédibilité dans la parole

11Un deuxième niveau de compétence prenant part au travail de proximité s’affirme dans la démarche compréhensive et l’attention portée par le travailleur social aux biographies personnelles de l’usager. Il s’y constitue un registre d’échange proche de la confidence où se captent divers fragments d’intimité. Le travail de mise en cohérence des biographies est un moyen fondamental de réinscrire la confidence dans un état remarquable dépassant le statut de détail ou d’anecdote, de rehausser la personne. La proximité relationnelle permet au travailleur social de développer une véritable acuité perceptive relative aux indices de la gêne et de l’embarras qui masquent parfois des éléments traumatiques confinés au non-dit. Comme l’ont souligné les philosophes féministes, l’écoute empathique des récits intimes énoncés à la première personne est une véritable méthode de compréhension morale qui donne une intelligibilité sensible à certaines souffrances personnelles, et cela, sans demander à celui qui écoute un effort d’impartialité et de généralisation. C’est là un moyen essentiel par lequel le travailleur social donne au témoignage intime de l’usager une crédibilité, tout en permettant à ce dernier de fonder une confiance dans sa propre parole.

Les gages de confiance adressés à l’institution

12Un troisième niveau de compétence de l’intervention sociale de proximité se tient très précisément au seuil où elle doit composer avec des exigences générales de service au public. Il réunit les deux premiers niveaux en y ajoutant l’exigence (constante) de tenir présent, fût-ce en retrait, un cadre public d’action et la dimension impersonnelle de l’institution. On peut envisager ces compétences comme participant d’un tact professionnel qui invite l’usager à diversifier ses engagements dans la relation d’aide. De sorte que son double impact donne à entendre l’activité d’accompagnement comme un exercice progressif d’assentiment, convertible en approbation puis en attestation réciproque : il s’efforce de refondre des terrains d’entente, de nouer les liens d’un tissu intentionnel commun, de laisser enfin émerger la part conciliable des volontés enrôlées. Il restaure et consacre, en l’élevant à son troisième niveau, la confiance nécessaire à l’usager. Celle-ci ne prend plus la forme ici d’une confiance dans le proche ou d’une confiance en soi, mais d’une confiance dans la justice de l’institution que représente le travailleur social, une confiance, finalement, adressée à la société. C’est sur la base de cette confiance en l’institution, qui elle-même repose sur le socle composé de ces deux autres niveaux de confiance, que la personne peut s’élancer dans la promesse du contrat et les décisions du projet, en s’estimant à son tour, digne de confiance dans l’épreuve publique.

Entre épuisement et reconnaissance

13C’est alors dans la considération conjointe de ces trois pôles préservés et affirmés de la volonté (à s’engager dans le contrat), du consentement informé et du jugement (par lequel se maintient la possibilité de révision de la mesure) que peut s’estimer la charge d’une responsabilité individuelle requise par ces mesures orientées vers l’affirmation de l’autonomie (Pattaroni, 2005). Au niveau de la personne, cette charge se paye à travers l’épuisement à faire face aux épreuves de l’insertion en s’y engageant pleinement, tandis qu’elles dégagent la possibilité d’une estime publique de soi, d’une dignité socialement reconnue. Le coût enduré pour répondre aux exigences capacitaires du contrat est en effet rendu acceptable dans la mesure où s’annonce un sens positif donné à une vie reconnue comme choisie, révisée et justifiée. Le travailleur social, demeure en cela l’essentiel premier témoin de l’individualisation du parcours d’insertion, la source d’un faisceau majeur de reconnaissance.

En conclusion

14À mesure que se durcissent les exigences d’autonomisation et que la politique se subordonne au formalisme du contrat, les intervenants sociaux tendent à se changer en juges et leur sollicitude en évaluation impartiale. Les politiques d’insertion emportent une sévérité qui trahit leur articulation rigide à l’idée prioritaire d’une insertion par l’économique. La sanction individuelle prescrite par le marché du travail vient en effet couronner une succession d’épreuves infligées par l’institution du travail social et destinées à renforcer le pôle volontaire de la personne dont la qualité première devient la persévérance, mais dont la faille négligée est la résignation.

Bibliographie

  • M. Breviglieri, “Bienfaits et méfaits de la proximité dans le travail social”, in J. Ion, Le travail social en débat(s), Paris, La Découverte, 2005, p. 219-234.
  • M. Breviglieri, J. Stavo-Debauge, “Sous les conventions. Accompagnement social à l’insertion : entre sollicitude et sollicitation”, in Eymard-Duvernay (dir.), L’économie des conventions, méthodes et résultats, tome II, Développements, Paris, La Découverte, 2006, p. 129-144.
  • F. Cantelli, J.-L. Genard (dir.), Action publique et subjectivité, Paris, LGDJ, coll. “Droit et société”, 2007.
  • L. Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Le Seuil, 1983.
  • L. Pattaroni, Politiques de la responsabilité. Promesses et limites d’un monde fondé sur l’autonomie, thèse de doctorat, Université de Genève et EHESS, 2005.
  • J. Resende, “Individualidade, denúncia e modernidade : o sentido de justiça de um professor com a identidade magoada – o caso singular de uma denúncia pública no estado novo”, Forum sociológico, nos 5-6, 2001, p. 101-127.
  • P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1996 ; “Autonomie et vulnérabilité”, Le juste 2, Paris, Esprit, 2001, p. 85-105 ; Parcours de la reconnaissance, Paris, Plon, 2004.
  • L. Thévenot, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006.

Date de mise en ligne : 30/04/2008

https://doi.org/10.3917/inso.145.0092

Notes

  • [1]
    Cela concerne, outre le cas du nourrisson pour qui le problème n’est bien sûr pas celui de la perte des capacités mais de leur défaut et de leur devenir, la part la plus démunie des “exclus” (celle qui cumule les “sans” – sans logis, sans travail, sans proches, etc.). L’attention est aussi portée sur les situations où l’usager vit un moment extrêmement troublant (découragement affiché, blessure affective visible, état d’ébriété, etc.).
  • [2]
    Voir également des travaux récents attentifs à l’analyse des capacités humaines et de la responsabilisation individuelle dans la compréhension des nouvelles orientations des politiques publiques (Cantelli et Genard, 2007).
  • [3]
    L’anthropologie capacitaire correspond à un ensemble de capacités dont on estime que l’homme doit être doté pour parvenir à agir en fonction d’un modèle, ici le modèle de l’individu autonome.

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