Notes
-
[1]
Les deux principaux sont représentés par l’Association internationale des histoires de vie en formation (ASIHVIF), qui regroupe essentiellement des praticiens et des théoriciens de la formation des adultes, et par le courant “Roman familial et trajectoire sociale”, au sein duquel je me suis formée, qui se définit en référence à la sociologie clinique. Leurs caractéristiques respectives sont décrites dans le numéro 142 de la revue Éducation permanente, consacré aux “Histoires de vie, théorie et pratiques” (2000), et dans l’ouvrage d’Alex Lainé, Faire de sa vie une histoire.
-
[2]
La première recherche conduite par Daniel Bertaux à partir de récits de vie portait sur l’évolution du métier de boulanger. Jean Peneff a utilisé la méthode biographique pour étudier le fonctionnement d’un service hospitalier. On pourra aussi se référer aux récits de pratiques rédigés par un groupe d’infirmiers en psychiatrie pour rendre compte de leur travail : Être là, être avec. Les savoirs infirmiers en psychiatrie, Éditions Éducation permanente, 2006.
-
[3]
Dans cette contribution, ma réflexion s’appuie sur les pratiques de formation aux récits de vie que je développe au sein du CNAM, notamment au travers de séminaires sur l’analyse des parcours socioprofessionnels, le rapport au savoir et la formation de professionnels qui souhaitent mettre en œuvre une démarche biographique.
-
[4]
“Le travail de la narration dans le récit de vie” a fait l’objet d’un chapitre dans un ouvrage collectif, Orofiamma, 2002. Voir aussi l’article : “Faire de son expérience un récit” (Orofiamma, 2006).
-
[5]
En témoignent les questions que formule Roger-Patrice Bernard dans l’article qu’il propose ici sur l’identité de l’infirmier psychiatrique, en référence à un travail de formation-recherche et d’écriture qui a donné lieu à la publication de l’ouvrage collectif déjà cité.
1Faire de sa vie un récit : l’approche biographique comme moyen d’accéder à une histoire individuelle – et collective – a conquis sa place en sociologie, afin de rendre compte de phénomènes qui échappent aux moyens d’investigation classiques. Cette forme de discours sur le sens des événements qui jalonnent un parcours de vie constitue un appui aux pratiques d’accompagnement qui se développent dans le champ social. Une manière de tisser des liens entre le moi et la communauté.
Dans le contexte des sociétés postmodernes, le sujet n’est plus relié aux grandes figures qui organisaient le social et auxquelles il était soumis, en tant que sujet de Dieu, du roi, de la république ou de l’État-nation. C’est parce que ces figures ne sont plus susceptibles de le soutenir que le sujet est aujourd’hui renvoyé à devoir se construire comme sujet de lui-même. Il affirme son autonomie par un discours qui tend à revendiquer : “Je suis maître de moi”. La quête individuelle de sens ne peut plus, désormais, s’appuyer sur des instances de nature transcendante et sur les grands récits (J.-F. Lyotard) énoncés par les religions ou par les idéologies, à travers lesquels les hommes se reconnaissaient. En littérature, le développement de l’autobiographie est, selon Philippe Lejeune, à rapprocher de la construction du sujet bourgeois à l’époque moderne, comme il l’a montré à travers cette belle formule : “Devenez propriétaire de votre vie ! Chacun est convié à l’accession à la propriété individuelle de sa vie, à construire un pavillon d’écriture sur son petit lopin d’existence” (p. 213). L’écriture autobiographique ou les confessions peuvent également être envisagées comme une quête narcissique de soi, portée par “le désir de se peindre, dans son unicité et dans sa différence, […] lié à une philosophie de la personne, à des valeurs d’individualité qui ne s’imposent à la pensée occidentale qu’à l’époque romantique” (Abastado, p. 11).“L’autobiographie ou le récit de soi n’est pas le retour du réel passé, c’est la représentation de ce réel passé qui nous permet de nous réidentifier et de chercher la place sociale qui nous convient.”
Discours autobiographique et sciences sociales
2L’approche biographique et le discours autobiographique ont également investi le champ des sciences sociales. C’est l’usage du récit de vie comme outil de recherche en sociologie qui en marque l’origine, dans le cadre de l’École de Chicago, avec la publication, en 1919, de l’ouvrage Le paysan polonais en Europe et en Amérique. Récit de vie d’un migrant, de William Thomas et Florian Znaniecki. Cette étude de plus de 2 000 pages permet d’appréhender les difficultés d’intégration des émigrés polonais à Chicago, à partir d’une autobiographie rédigée par Wladek. Elle a marqué les débuts de ce que l’on a appelé l’approche biographique en sociologie. Ainsi, à partir d’un cas singulier, on peut analyser certains phénomènes sociaux dont les méthodes classiques sont incapables de rendre compte.
3Le recours au récit de vie en tant que moyen permettant d’accéder à une connaissance sociologique apparaît comme une démarche novatrice, en rupture avec l’approche positiviste qui privilégie les techniques quantitatives et aborde les sciences sociales selon les modèles des sciences de la nature. Il s’agit, en effet, “d’atteindre les expériences humaines réelles et les attitudes qui constituent la réalité sociale pleine, vivante, active ; or, la vie sociale concrète n’est concrète que si l’on prend en considération la vie individuelle qui sous-tend les événements sociaux” (Thomas, vol. 3). Et pour y parvenir, “nous devons nous mettre à la place du sujet qui cherche sa voie dans ce monde” (Thomas, ibid., p. 20). Le récit de vie devient un instrument pour observer l’expérience personnelle, de l’intérieur, et pouvoir se reconnaître dans ce qu’elle a de semblable à la nôtre.
Les récits de vie dans les pratiques d’accompagnement des parcours individuels
4Depuis l’introduction de cette méthode d’enquête sociologique en France, par Daniel Bertaux, en 1970, l’approche biographique s’est diversifiée en élargissant son champ d’intervention à de nouveaux domaines. Elle désigne globalement toutes les pratiques qui ont recours au récit de vie comme support pour explorer les parcours individuels ou l’histoire de collectifs professionnels, institutionnels ou communautaires. Ces pratiques, aux formes multiples, se réfèrent à des méthodes de formation et de recherche qui se situent dans des champs théoriques différents (sociologie, psychologie, psychosociologie ou sciences de l’éducation). Si elles ont en commun de s’appuyer sur le récit comme forme de discours pour rendre compte de l’histoire individuelle ou collective, elles se revendiquent de divers courants [1] et se distinguent par la terminologie qui sert à les nommer : histoire de vie, récit de vie, narration de soi ou autobiographie.
5Reconnues comme pratiques de formation depuis une vingtaine d’années, les démarches de récits de vie sont de plus en plus utilisées dans des activités d’accompagnement de personnes en situation de recherche d’emploi, de reconversion, de reprise d’études ou en demande d’aide, telles que le bilan de compétences ou la VAE (validation des acquis de l’expérience). Les finalités poursuivies sont très différentes selon les dispositifs dans lesquels elles s’exercent. Dans une perspective de recherche, elles représentent un moyen puissant de mettre en évidence les caractéristiques d’un univers professionnel ou social donné [2]. En formation, elles portent sur l’exploration des parcours en termes, par exemple, de rapport au travail ou d’apprentissages réalisés et de rapport au savoir. Elles visent à définir un positionnement professionnel ou à favoriser l’émergence de projets.
Le recours au vécu singulier marqué par les figures de l’individualisme
6Le développement des récits de vie accompagne ce que certains auteurs analysent comme un regard souvent nostalgique sur un passé menacé de disparition dont il s’agit de garder trace (Clapier-Valadon et Poirier, p. 45) ou comme une recherche passionnée de “racines” pour exister socialement, “dans un monde qui s’uniformise, où l’identité personnelle se dissout dans l’anonymat, [où] l’enracinement et la quête de différence sont une manière de retrouver un nom et une raison d’être” (Abastado, p. 10). Il s’inscrit dans un contexte d’évolution sociopolitique marqué par les figures de l’individualisme. Comme mode d’investigation des conduites humaines, le recours au vécu singulier peut signifier un repli sur la seule référence à soi et dériver vers l’idéologie de l’accomplissement de soi. Dans une tout autre perspective, il sera conçu comme moyen d’évocation des autres en soi (Enriquez), prendra valeur de témoignage et visera la compréhension de l’universel humain à travers l’histoire individuelle.
7Dans un cadre de formation, le récit de vie a pour fondement l’activité narrative d’un sujet qui, en se racontant, cherche à rendre compte de son histoire et de son expérience. Ainsi, par le récit, chacun tend à se construire les identités à travers lesquelles il souhaite se faire reconnaître. “Le moi est le résultat de nos récits”, affirme Bruner (p. 76). En quoi ce type de discours sur soi qui s’énonce sous la forme d’un récit met-il en jeu la question de l’identité individuelle et collective ?
Récit de soi et identité narrative
8C’est par l’activité de se raconter, de raconter son expérience, que le sujet se construit une identité qui l’inscrit dans un rapport à soi, au monde et aux autres. Avec la notion d’identité narrative, Ricœur propose une théorie narrative de l’identité personnelle. Celle-ci se fonde sur une approche du récit, envisagé depuis Aristote comme une représentation d’actions. Le récit relève de l’agir humain et suppose un narrateur qui donne sens à l’enchaînement des faits temporels qui en composent la trame. L’identité s’élabore dans ce processus de mise en intrigue des événements vécus, par lequel le sujet narrateur établit des liens entre eux et donne à son histoire racontée cohésion et signification. Ainsi, c’est l’activité narrative qui constitue une vie en histoire et c’est seulement à travers un récit, sous cette forme de discours, qu’elle apparaît. C’est par l’acte de faire récit de sa vie que l’homme se construit une identité personnelle, dans ses deux dimensions de “mêmeté” et d’“ipséité”. Le concept de “mêmeté” engage à penser l’identité (du latin idem) du point de vue de ce qui se maintient comme “une forme de permanence dans le temps qui soit une réponse à la question qui suis-je ?”, ce qui fait que nous nous reconnaissons comme étant nous-mêmes, dans le temps et la continuité (Ricœur, 1996, p. 143). L’“ipséité” (du latin ipso, “par le fait même”), renvoie à l’identité en tant que singularité : ce qui fait que l’on est soi-même et non pas un autre.
9Le rôle du récit est central, souligne Muriel Gilbert, en référence à Ricœur : “C’est en effet en déchiffrant et en interprétant le texte de son action que la personne serait à même d’accéder à son histoire et, partant, à elle-même. […] Ainsi est-ce principalement devant et à travers son récit biographique que la personne est amenée à s’interpréter, comme à se comprendre” (p. 108). L’art du récit contribue à la connaissance de soi qui est en fait une re-figuration de soi et une interprétation de soi par le récit. Le pronom soi désignant tout autant soi-même que l’autre en soi-même. “Je est un autre”, écrivait Rimbaud ; Ricœur a écrit Soi-même comme un autre.
10L’identité singulière renvoie aux déterminations éthiques et morales qui la définissent : “C’est l’humanité ce que j’appelle le « Soi » en définitive. […] J’ai donc lié cette notion d’humanité à la capacité réflexive fondamentale de se désigner soi-même comme celui qui parle, comme celui qui agit, comme celui qui raconte, « se raconte » et comme celui qui se sent responsable et à qui les conséquences de ses actes peuvent être imputées” (Ricœur cité par Gilbert, p. 106). L’identité narrative se construit dans un rapport d’altérité.
11L’intérêt de cette approche de l’identité est de s’appuyer sur l’activité de narration comme forme d’élaboration du temps vécu et de l’histoire qui, en produisant une certaine figuration de soi, devient aussi une forme d’élaboration de soi, dans ses liens d’appartenance aux autres. Mais l’acte de raconter ne suffit pas. Dans une perspective de formation, le récit est objet de questionnement et d’analyse pour en déconstruire le sens. Il s’agit pour le narrateur d’élargir la représentation de son vécu, d’en reconstruire le sens pour mieux se situer dans une histoire dont il peut comprendre certaines entraves et parfois s’en déprendre, une histoire qu’il peut davantage faire sienne. Dans la démarche de formation que je privilégie [3], en référence à la sociologie clinique, le récit de vie est mis en œuvre comme support permettant d’interroger plusieurs figures du sujet : un sujet défini dans une inscription sociale, familiale et généalogique, un sujet de contradictions et de conflits qui tente de s’en dégager, et enfin un narrateur pris entre réalité et fiction.
À travers le récit de vie, reconnaître ses appartenances, ses valeurs et ses engagements
12Tout récit recouvre deux registres de données : des événements et des significations. Le récit de vie participe de deux réalités, l’une objective et l’autre subjective. La première renvoie à une réalité historique, à travers les événements de l’histoire vécue, la seconde à l’expression du vécu de cette histoire. Cette double dimension constitutive du discours narratif en fait un matériau sociologique particulièrement fécond pour “donner à voir à la fois un univers de sens et un univers de vie, un point de vue sur le monde et des formes concrètes d’appartenance au monde” (Schwartz et al.). En tant que mise en mots du monde social et du monde personnel de celui qui se raconte (Demazière et Dubar, dans Schwartz et al.), l’intérêt du récit de vie réside précisément dans la capacité, à travers lui, à saisir les univers sociaux qui façonnent les identités, la manière dont ils se sont construits et le sens que leur attribue le narrateur. On a, dans cette perspective, recours au discours autobiographique pour mieux comprendre ce qui détermine les appartenances et les engagements, les systèmes de valeurs et les croyances.
13Dans les séminaires proposés, le récit de vie est l’objet d’un travail sociologique qui permet d’éclairer cette dimension sociohistorique de la construction du sujet : à quel univers de vie et de pensée est-ce que j’appartiens ? Quelle position sociale et institutionnelle est-ce que j’occupe par rapport à celle de mes parents et des générations qui m’ont précédé ? L’objectif poursuivi vise à analyser en quoi l’histoire de chacun est constituée d’un ensemble d’héritages qui agissent comme déterminants sociaux liés aux appartenances familiales, culturelles, institutionnelles et idéologiques. Ceux-ci pouvant contribuer à créer des dynamiques d’évolution ou, au contraire, faire obstacle à l’accomplissement de projets. “L’individu est le produit d’une histoire dont il cherche à devenir le sujet.” La formule de Vincent de Gaulejac (p. 27) résume la problématique du sujet que le récit de vie s’attache à mieux saisir : en quoi le sujet est-il agi par son histoire et comment tente-t-il de s’en dégager ? Le sujet se construit en reconnaissant ses liens de filiation et d’appartenance, mais aussi en reconnaissant les choix personnels qui ont permis de tisser la trame singulière de son existence.
14Si le point de vue du sociologue est essentiel pour resituer le récit sur la scène sociale dans laquelle il se déroule, il ne suffit pas à comprendre le rôle singulier de celui qui en est le protagoniste et le narrateur. La sociologie est à même de définir un positionnement social, mais non pas de rendre compte d’un cheminement singulier. “Le sujet est autre chose que du social intériorisé”, soutient Bernard Charlot. Afin d’éclairer la manière dont le sujet a pris part à son histoire pour lui imprimer une tonalité et des orientations particulières, l’analyse du récit requiert une écoute clinique. Au sens où la sociologie clinique aborde les récits de vie, ce type d’écoute renvoie à l’attention portée aux retentissements affectifs et aux processus psychiques, de nature parfois inconsciente, qui accompagnent les dynamiques personnelles, créant des situations de contradictions, de conflits et de souffrance. Des processus pouvant être aussi condition de possibilité de réalisations, de désirs et de créativité.
La mise en scène d’une dramaturgie personnelle
15Avec le récit de vie, c’est à travers la voix d’un narrateur que l’on a accès à l’histoire individuelle, à ses avancées et à ses aléas. Par le choix des événements qui la composent, par la mise en récit de son déroulement et de ses vicissitudes particulières, le narrateur donne forme à son histoire. La construction narrative propose une version possible de l’histoire parmi d’autres. L’attribution de sens est déterminante pour configurer les événements en récit et saisir le travail subjectif toujours à l’œuvre dans la re-construction d’une histoire vécue. Histoire unique où se trouvent imbriqués, dans la trame d’une histoire sociale, à la fois un récit personnel et la culture qui contribue à le produire. Le travail de la narration [4] est conçu comme une activité psychique par laquelle le sujet se construit en représentant l’univers qui est le sien, la manière dont il l’interprète et la place qu’il y occupe : “Tout récit est un outil pour construire son monde” (Cyrulnik, p. 135). Encore faut-il préciser qu’il s’agit là d’une construction partiellement imaginaire. L’approche clinique des récits de vie se fonde ici sur l’analyse de l’activité narrative comme mode de figuration de soi et comme mode d’élaboration de l’expérience ayant recours à la fiction.
16Le narrateur se met en scène dans des scénarios qui montrent comment il se positionne et comment il s’engage. En se racontant, il met aussi en scène une dramaturgie personnelle qui le présente en tant que héros glorieux d’une histoire dont il a surmonté les obstacles, ou en tant qu’homme blessé et déçu par les épreuves qu’il a traversées.
Le récit de soi, support d’illusions et de fantasmes
17Le travail de la narration introduit des distorsions par rapport à l’exactitude des événements rapportés. Il importe de les comprendre comme autant de stratégies de présentation de soi ayant pour visée d’expliquer, de justifier certaines décisions et de chercher à convaincre son interlocuteur. Dans l’acte de se raconter, “il s’agit moins de retrouver le passé que de faire exister ce qu’on affirme pour se donner une identité. Narro, ergo sum. […] Les jeux de la mémoire et de l’oubli, le maquillage des souvenirs dessinent une image du locuteur conforme à son idéal” (Abastado, p. 9). Dans ses petits arrangements avec la véracité des faits, le narrateur tend “à donner au passé les couleurs de son désir” (ibid., p. 7). Le récit ouvre sur des dimensions de fiction, où l’identité se nourrit d’imaginaire et de fantasmes, fussent-ils négatifs.
18L’activité narrative est productrice d’illusions. Bourdieu a dénoncé l’illusion biographique au sens où l’individu ne saurait prétendre rendre compte du sens de sa vie sans le détour par l’analyse des conditions sociales qui l’ont déterminée et qui déterminent le discours qu’il tient sur lui-même. La vie ne devient histoire que sous l’effet d’un artefact qui transforme le réel constitué d’éléments discontinus et disparates en une séquence signifiante et orientée d’événements. L’histoire de vie ne donne pas accès à l’individu, mais à un effort de présentation de soi qui induit des biais et des censures.
19À travers la narration de soi, le sujet s’efforce de donner de lui-même une image qui soit satisfaisante à ses propres yeux. Dans son ouvrage, Les naufragés, Patrick Declerck analyse ce processus à l’œuvre dans le discours des clochards. Lorsqu’ils racontent le parcours qui les a conduits à la rue, ils invoquent systématiquement les trois mêmes raisons : l’exclusion du travail, l’alcoolisme et la trahison des femmes. L’auteur démontre la nature défensive de ce discours dont la première fonction est “d’abord de disculper le sujet à ses propres yeux. Ses échecs, ses dysfonctionnements, sa vie lamentable, tout cela doit être mis à distance, expliqué, rationalisé par une étiologie qui ne l’implique en rien” (p. 30) Le récit témoigne d’une volonté du sujet de décrire son existence comme légitime et normale : “Ce discours manifeste apporte au sujet, comme à son interlocuteur, la preuve de sa normalité. En cela il joue un rôle défensif et anxiolytique essentiel dans le fonctionnement psychique de son auteur. Il se fossilise au cours du temps et finit par constituer une sorte d’enveloppe identitaire du sujet. Cette armure le protège des blessures que peuvent lui infliger tant son propre regard que celui des autres” (ibid., p. 296). Le discours autobiographique interroge toujours une représentation dramatique de soi comme position identitaire. Il importe également de comprendre en quoi, dans un contexte de fragilité sociale et de perte de repères, il peut tenir ce rôle de défense contre l’angoisse.
Du sujet singulier au sujet collectif, se déprendre de son histoire
20Le récit est toujours l’expression de l’humaine condition. Raconter son histoire, affirmer son identité, c’est aussi dire les liens qui nous rattachent aux autres et qui nous constituent. À travers les “nous” auxquels il s’identifie, le narrateur se fait l’écho des différents groupes sociaux auxquels il appartient. Il s’agit pour lui de reconnaître ces liens d’appartenance et la dette qui est la sienne à l’égard de ceux qui l’ont précédé, d’assumer “sa position de n’être qu’un des maillons d’une chaîne” (Enriquez), tout en étant capable de se déprendre de son histoire pour échapper à la répétition ou à l’illusion. L’auteur du récit doit savoir se déprendre de lui-même, au sens où il doit être capable de “sortir d’une vocation nombrilique, pour se rendre compte à quel point il fait partie de l’histoire collective à laquelle il participe de tout temps […] et comment ce qui lui arrive de plus particulier, de plus secret peut être aussi semblable à ce qui arrive à d’autres” (ibid., p. 5).
21En tant que situation d’énonciation et quelle que soit la forme que prend le récit de soi, il met en jeu un sujet locuteur et un sujet biographique : le je qui raconte et le moi raconté (Abastado, p. 18). “Cependant, le moi dépeint n’est pas une figure singulière dans son unicité irréductible. La narration convoque une troisième instance, le on social, un sujet collectif, qui transparaît en filigrane sous le moi et qui atteste l’appartenance de ce moi à une communauté. C’est cette surimpression et cette concordance avec les hommes, avec l’Homme, qui donne à une expérience individuelle sa valeur d’exemple” (ibid.). Le recours au récit autobiographique comme support de formation prend tout son sens dans le travail qu’il permet sur l’histoire ou sur des pratiques professionnelles partagées. Là où l’expérience singulière s’inscrit dans un rapport d’altérité et se transforme en éléments qui peuvent faire expérience, collectivement [5].
Conclusion
22“La narration invite à prendre place dans le monde humain en partageant son histoire” (Cyrulnik, p. 130). L’acte narratif permet de se déterminer en tant que sujet qui s’exprime à la première personne, mais aussi comme individu inscrit dans une histoire collective. Il se déploie comme travail de la subjectivité, effort de mise en mots d’un vécu qui attend d’être élaboré pour faire sens, moyen de figurer un réel toujours opaque et, parfois, difficilement supportable. Il est une tentative de réappropriation de l’expérience, tant dans ses aspects positifs que négatifs. La narration fait rempart contre l’angoisse. Et par les effets de liens et de réintégration qu’elle permet, elle offre aussi une possibilité de reconfiguration des éléments de l’histoire révolue au travers d’un nouveau regard.
23En créant un espace de fiction, le récit de soi est toujours transfiguration du réel qui vise à remanier ce qui nous est arrivé. Une tentative pour se rendre plus visible à soi-même et, par le biais de cette nouvelle connaissance, chercher à atteindre une plus grande liberté.
Bibliographie
Bibliographie
- Claude Abastado, “« Raconte ! Raconte… » Les récits de vie comme objet sémiotique”, Revue des sciences humaines, n° 191, “Récits de vie”, Lille-III, 1983, p. 5-21.
- Pierre Bourdieu, “L’illusion biographique”, Actes de la recherche en sciences sociales, nos 62-63, 1986.
- Jérôme Bruner, Pourquoi nous racontons-nous des histoires ?, Paris, Retz, 2002.
- Bernard Charlot, Du rapport au savoir, éléments pour une théorie, Paris, Anthropos, 1997.
- Simone Clapier-Valladon, Jean Poirier, “Psychobiographie, ethnobiographie”, Revue des sciences humaines, n° cité, p. 45-51.
- Boris Cyrulnik, Le murmure des fantômes, Paris, Odile Jacob, 2003.
- Patrick Declerck, Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Terre humaine, Plon, 2001.
- Eugène Enriquez, “Le récit, déprise de l’histoire individuelle, construction d’une épopée du sujet et intervention dans l’histoire collective”, publié en espagnol, “El relato de vida : interfaz entre intimidad y vida colectiva”, Perfiles latinoamericanos, n° 21, 2002, p. 35-47.
- Vincent de Gaulejac, La névrose de classe, Paris, Éditions Hommes et groupes, 1987.
- Muriel Gilbert, L’identité narrative, Genève, Labor et Fides, 2001.
- Alex Lainé, Faire de sa vie une histoire, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.
- Philippe Lejeune, Je est un autre, Paris, Le Seuil, 1980.
- Roselyne Orofiamma, “Le travail de la narration dans le récit de vie”, in Christophe Niewiadomski, Guy de Villers (coord.), Souci et soin de soi, liens et frontières entre histoire de vie, psychothérapie et psychanalyse, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 163-191.
- Roselyne Orofiamma, “Faire de son expérience un récit”, Être là, être avec. Les savoirs infirmiers en psychiatrie, Arcueil, Éditions Éducation permanente, 2006, p. 187-202.
- Roselyne Orofiamma, Pierre Dominicé, Alex Lainé (coord.), Éducation permanente, n° 142, “Les histoires de vie, théories et pratiques”, 2000.
- Paul Ricœur, Temps et récit I. L’intrigue et le temps historique ; Temps et récit II. La configuration dans le récit de fiction, Paris, Le Seuil, 1983 ; Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, coll. “Points”, 1996.
- Olivier Schwartz, Catherine Paradeise, Didier Demazière, Claude Dubar, “Analyser les entretiens biographiques. L’exemple des récits d’insertion”, Sociologie du travail, n° 41, 1999, p. 453-479.
- William Thomas, Florian Znaniecki, Le paysan polonais en Europe et en Amérique. Récit de vie d’un migrant (1919), Paris, Nathan, 1998.
Notes
-
[1]
Les deux principaux sont représentés par l’Association internationale des histoires de vie en formation (ASIHVIF), qui regroupe essentiellement des praticiens et des théoriciens de la formation des adultes, et par le courant “Roman familial et trajectoire sociale”, au sein duquel je me suis formée, qui se définit en référence à la sociologie clinique. Leurs caractéristiques respectives sont décrites dans le numéro 142 de la revue Éducation permanente, consacré aux “Histoires de vie, théorie et pratiques” (2000), et dans l’ouvrage d’Alex Lainé, Faire de sa vie une histoire.
-
[2]
La première recherche conduite par Daniel Bertaux à partir de récits de vie portait sur l’évolution du métier de boulanger. Jean Peneff a utilisé la méthode biographique pour étudier le fonctionnement d’un service hospitalier. On pourra aussi se référer aux récits de pratiques rédigés par un groupe d’infirmiers en psychiatrie pour rendre compte de leur travail : Être là, être avec. Les savoirs infirmiers en psychiatrie, Éditions Éducation permanente, 2006.
-
[3]
Dans cette contribution, ma réflexion s’appuie sur les pratiques de formation aux récits de vie que je développe au sein du CNAM, notamment au travers de séminaires sur l’analyse des parcours socioprofessionnels, le rapport au savoir et la formation de professionnels qui souhaitent mettre en œuvre une démarche biographique.
-
[4]
“Le travail de la narration dans le récit de vie” a fait l’objet d’un chapitre dans un ouvrage collectif, Orofiamma, 2002. Voir aussi l’article : “Faire de son expérience un récit” (Orofiamma, 2006).
-
[5]
En témoignent les questions que formule Roger-Patrice Bernard dans l’article qu’il propose ici sur l’identité de l’infirmier psychiatrique, en référence à un travail de formation-recherche et d’écriture qui a donné lieu à la publication de l’ouvrage collectif déjà cité.