Couverture de INSO_126

Article de revue

Le renouveau du contrôle des bureaucraties

L'impact du New Public Management

Pages 26 à 37

Notes

  • [1]
    Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) no 2001-692 du 1er août 2001.
  • [2]
    Michael Power, La société de l’audit. L’obsession du contrôle, Paris, La Découverte, 2004.
  • [3]
    Voir Jacques Chevallier, Science administrative, Paris, PUF, 2002.
  • [4]
    Voir James Iain Gow, Caroline Dufour, “Is the New Public Management a Paradigm? Does it Matter?”, International Review of Administrative Sciences, vol. 66, 2000, p. 573-597 ; Christopher Hood, “A Public Management for All Seasons?”, Public Administration, vol. 69, Spring, 1991, p 3-19 ; François-Xavier Merrien, “La Nouvelle Gestion publique : un concept mythique”, Lien social et politiques/RIAC, n° 41, printemps 1999, p. 95-103.
  • [5]
    Il s’agit de Margaret Thatcher, de Ronald Reagan et de Brian Mulroney. Voir Donald J. Savoie, “Les réformes de la fonction publique : l’empreinte de la nouvelle droite”, Politiques et management publique, vol. 12, n° 3, septembre 1994, p. 65-89.
  • [6]
    Voir, par exemple, Colin Campbell, Governments under Stress: Political Executives and Key Bureaucrats in Washington, London and Ottawa, Toronto, University of Toronto Press, 1983.
  • [7]
    Voir, sur ce point, P. Aucoin, “Administrative Reform in Public Management : Paradigms, Principles, Paradoxes and Pendulums”, Governance, vol. 3, n° 2, avril 1990, p. 115-137.
  • [8]
    Par exemple, R. Waterman et T. Peters, Le prix de l’excellence, Paris, Interéditions, 1983, ou I. Orgogozo, H. Sérieyx, Changer le changement. Pour en finir avec les bureaucraties, Paris, Le Seuil, 1989.
  • [9]
    Christopher Hood, “Doing Public Management the Egalitarian Way ?”, The Art of The State. Culture, Rhetoric and Public Management, Oxford, Clarendon Press, 1998.
  • [10]
    Christopher Pollitt, Managerialism and the Public Services. The Anglo-American Experience, Oxford, Basil Blackwell, 1990.
  • [11]
    Albert Ogien, L’esprit gestionnaire, Paris, Éditions de l’EHESS, 1995, p. 67.
  • [12]
    P. Hoggett, “New Modes of Control in the Public Service”, Public Administration, vol 74, n° 1, p. 9-32, 1996.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Denis Segrestin, “Les progiciels de gestion intégrés : le mythe du pilotage automatique”, Les chantiers du manager, Paris, Armand Colin, 2004, p. 305-338.
  • [15]
    Philippe Bezes, “« L’État-stratège » : conflits de pouvoir autour d’une nouvelle forme organisationnelle dans l’administration française des années 1990”, Sociologie du travail, n°4, 2005 (à paraître).
  • [16]
    Pour une exception, Denis Saint-Martin, Building the New Managerial State. Consultants and the Politics of Public Sector Reform in Comparative Perspective, Oxford University Press, 2001.
  • [17]
    Ce double développement est repéré et formalisé pour la première fois par Christopher Hood, Colin Scott, “Bureaucratic Regulation and New Public Management in the United Kingdom: Mirror-Image Developments?”, Journal of Law and Society, vol. 23, n° 3, septembre 1996, p. 321-345.
  • [18]
    Tom Christensen, Per Lægreid (éds.), New Public Management. The Transformation of Ideas and Practice, Aldershot, Ashgate, 2002.
  • [19]
    C. Hood, C. Scott, O. James, G. Jones, T. Travers, Regulation inside Government Waste-Watchers, Quality Police and Sleaze-Busters, Oxford, Oxford University Press, 1999.
  • [20]
    Oliver James, The Executive Agency Revolution in Whitehall, Basingstoke, Palgrave, 2003.
  • [21]
    Pour une synthèse, Oliver James, “The Rise of Regulation of the UK Public Sector”, Sociologie du travail, n° 3, 2005 (à paraître).
  • [22]
    Voir C. Hood, O. James, G. Peters, C. Scott, Controlling Modern Government : Variety, Commonality and Change, Edward Elgar, 2004.
  • [23]
    Philippe Bezes, “L’État et les savoirs managériaux : essor et développement de la gestion publique en France”, in F. Lacasse, P.-É. Verrier, Trente ans de réforme de l’État, Paris, Dunod, 2005.
  • [24]
    Rapport d’information n° 220 (2004-2005) de M. Jean Arthuis fait au nom de la commission des finances, déposé le 2 mars 2005, Sénat.
  • [25]
    C. Hood, “The Risk Game and the Blame Game”, Government and Opposition, vol. 37, 2002, p. 15-37.
English version

1Ensemble hétérogène d’idées et de recettes inspirées de théories économiques et gestionnaires, le New Public Management représente une influence intellectuelle importante des politiques actuelles de réforme de l’État. L’enjeu de contrôle des bureaucraties y occupe une place centrale. Tandis que la réduction du secteur public est un objectif toujours défendu par certains, les activités et organes de contrôle internes ?à l’État ne cessent d’augmenter : davantage de procédures, de règles, d’instruments de mesure… Et qui contrôlera les contrôleurs ?

2Comment expliquer les transformations actuellement à l’œuvre dans l’administration et dans le secteur public, caractérisées par le succès croissant de la culture d’audit, des résultats et de la performance, par la multiplication des indicateurs de gestion et par le renforcement annoncé des contrôles ? Sans doute la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) [1] constitue-t-elle la manifestation la plus immédiatement visible de ce mouvement dans le contexte français. Certainement accentuée et systématisée dans le cadre de la loi, cette “obsession du contrôle”[2] n’y est pourtant pas réductible, dans la mesure où elle s’est manifestée bien antérieurement dans certaines administrations et où elle a été observée depuis au moins dix ans dans plusieurs pays occidentaux. D’ampleur internationale, le phénomène apparaît caractéristique d’une transformation majeure des États, par laquelle les activités de régulation interne des systèmes administratifs, confiées à des bureaux spécialisés et s’appuyant sur des savoirs gestionnaires en plein essor, occupent désormais une place renforcée et différenciée.

3L’objet de cette contribution est de proposer des éléments d’explication de ce développement des fonctions de contrôle et d’en examiner certaines des conséquences prévisibles, déjà bien observées en Grande-Bretagne. On montrera d’abord les origines intellectuelles et idéologiques de cette explosion de l’impératif de contrôle en analysant les thèses du New Public Management, la doctrine qui alimente les politiques de réforme de l’État des pays occidentaux. On proposera ensuite quelques éléments d’explication plus structurels du succès des enjeux de contrôle intra-étatique, en nous appuyant sur les travaux de chercheurs britanniques relatifs aux transformations de l’État en Grande-Bretagne. Nous conclurons en soulignant quelques effets attendus, non intentionnels et parfois pervers de ces nouveaux dispositifs de contrôle, incarnés en France par la LOLF.

Les origines intellectuelles d’un renouveau

4L’enjeu de contrôle des administrations n’est pas une question nouvelle. Historiquement, avec de fortes variations selon les États, des formes de contrôle politique (notamment par le Parlement) et juridictionnel (par les tribunaux administratifs ou par des organisations spécialisées comme, en France, la Cour des comptes, l’Inspection des finances, les contrôleurs financiers, etc.) ont été mises en place pour surveiller l’activité des services administratifs. D’un côté, il s’agit de donner les moyens aux organes politiques élus de renforcer leurs voies d’accès à l’expertise et aux informations détenues par l’administration : questions écrites ou orales, commissions d’enquête et de contrôle, auditions publiques sont des instruments utilisés au service de l’établissement de contre-pouvoirs. D’un autre côté, les contrôles dits de régularité ont traditionnellement visé à vérifier la conformité des actions administratives aux normes supérieures de l’ordre juridique [3]. La récente explosion des formes du contrôle des administrations dépasse pourtant largement ces deux modalités classiques.

5Ces nouvelles manières de penser la nécessité et les formes du contrôle des bureaucraties émanent largement des préconisations et de la diffusion d’une doctrine protéiforme, le New Public Management (ou “Nouvelle Gestion publique”), développée par sédimentation et strates successives des années 1980 aux années 1990. Le statut du NPM est ambigu. Il s’agit d’un ensemble hétérogène d’axiomes tirés de théories économiques, de prescriptions issues de savoirs de management, de descriptions de pratiques expérimentées dans des réformes (notamment dans les pays anglo-saxons) et de rationalisations doctrinales réalisées par des organisations transnationales (OCDE, Banque mondiale, etc.) [4]. Le New Public Management constitue donc largement un puzzle doctrinal à vocation générique, c’est-à-dire susceptible d’être appliqué à tous les services administratifs quels qu’ils soient, et alimentant des conceptions de réforme multiples et parfois contradictoires. Sous quelle forme la question du contrôle y est-elle présente ?

Une tendance à “l’amincissement” de l’État

6Au départ, les préceptes de la Nouvelle Gestion publique des années 1980 ne mettent pas l’accent sur les enjeux de contrôle des bureaucraties. D’un côté, les victoires en Grande-Bretagne, aux États-Unis ou au Canada de leaders politiques néo-conservateurs [5] issus de la “nouvelle droite” conduisent au développement de programmes concernant l’administration qui valorisent la réduction des dépenses publiques, les privatisations et, plus largement, le retrait de l’État. Ainsi, sous le slogan “Rolling Back the State”, les réformes Thatcher en Grande-Bretagne de la première vague, de 1979 à 1986, ont-elles visé particulièrement la réduction des coûts, des gaspillages et des effectifs dans le secteur public britannique, et notamment dans les administrations centrales ou le National Health Service[6]. L’accent est alors mis sur “l’amincissement de l’État” ; l’intervention étatique est jugée économiquement et politiquement illégitime, et les préconisations défendent le principe de l’externalisation et de la “débureaucratisation” par l’utilisation de la privatisation ou de la mise en concurrence des activités de l’État. D’un autre côté, au cours des mêmes années 1980, les réformes menées au nom de certains préceptes du New Public Management présentent un second visage qui dénonce la lourdeur hiérarchique des bureaucraties et la pesanteur de leurs fonctionnements. Cette autre variante met alors en avant le nécessaire renforcement de l’autonomie et de la liberté des gestionnaires, l’allègement des formes de contrôle (tutelle, contrôle a priori, etc.), la “redevabilité” (accountability) à l’égard des usagers, mais aussi la participation des agents publics à la réforme de l’État administratif [7]. Ces réformes reposent sur une gestion publique qui s’inspire des méthodes managériales du secteur privé. Toutefois, cette seconde variante insiste aussi beaucoup sur les spécificités du secteur public et de ses missions, qu’elle articule avec des objectifs de qualité, dont la réalisation est fondée sur une intensification de la “relation de service”, plaçant au cœur des réformes le rôle des citoyens, des usagers et des personnels. Les idées de qualité, d’“organisation apprenante”, mais aussi de “libération de l’esprit d’entreprise”, à tous les niveaux d’organisation et de déréglementation, sont à la mode [8]. En France, dans le cadre de la “modernisation administrative” des années 1980, les programmes Le Garrec de 1985, la politique de cercles de qualité du ministre de la Fonction publique Hervé de Charette de 1986 à 1988 et, surtout, la circulaire Rocard du 23 février 1989, “Renouveau du service public”, s’appuient sur cette forme de management à forte composante participative et “égalitaire”[9].

L’enjeu de contrôle politique de l’administration

7Ces deux variantes du New Public Management, “néolibérale” et participative, n’en épuisent pas pour autant les enjeux. De plus en plus manifeste au fil des années 1990, un autre ensemble de recommandations, largement influencé par des travaux d’économie publique, va également nourrir les réformes administratives et faire du contrôle des bureaucraties un enjeu essentiel. La théorie du Public Choice (William Niskanen), celle des coûts de transaction (Oliver E. Williamson) ou celle de l’agence (M. Jensen et W. Meckling) font partie des corpus scientifiques mobilisés pour élaborer de nouvelles recommandations et de nouvelles pratiques. Schématiquement, ces théories utilisées en économie politique défendent l’idée que les administrations sont parvenues, dans les démocraties, à imposer leurs intérêts aux élus politiques en raison de multiples asymétries qui sont favorables aux premières : maîtrise de l’information et de l’expertise dans les politiques publiques ; contrôle de la mise en œuvre des programmes et des savoirs pratiques qui leur sont attachés ; utilisation discrétionnaire des budgets, etc. Cette autonomie, jugée dangereusement excessive, concerne aussi bien les fonctionnaires de terrain (street-level bureaucrats) que les hauts fonctionnaires, dont la loyauté à l’égard des élus politiques et la responsabilisation dans les résultats des politiques publiques sont jugées insuffisantes. Ces asymétries et la défaillance des contrôles qu’elles génèrent sont analysées dans ces théories comme la cause de l’extension continue des budgets publics et comme l’origine des difficultés (voire de l’incapacité) des gouvernements élus à convertir leur victoire électorale en une capacité effective de mettre en œuvre, de manière durable, les mesures d’action publique annoncées. Le rôle de “filtre” des administrations expliquerait ainsi que les engagements électoraux soient de plus en plus déconnectés de la possibilité pratique de leur réalisation. Dans cette perspective, l’enjeu de contrôle des bureaucraties devient central, assimilable au souci de contrôle de la délégation confiée à l’agent, le mandataire d’une prestation (ici l’administration), par le principal, son mandant (l’élu politique). Dans cette relation, le problème vient de ce que l’asymétrie dont bénéficie le mandataire est susceptible de déboucher sur des actions dont les objectifs et les résultats ne correspondent pas aux souhaits du mandant.

8L’inspiration théorique de cette variante du New Public Management est, on le voit, très différente. Aux principes de retrait et d’autonomie s’ajoute l’idéal de contrôle politique. Cet enjeu se traduit par de multiples préconisations de réforme qui réaffirment la primauté de l’acteur politique (le principal) sur le fonctionnaire : valorisation du rôle des ministres comme responsables des politiques publiques et comme dirigeants de l’administration ; mesures renforçant la coordination des processus de décision publique, notamment dans le domaine budgétaire ; renforcement des contrôles sur les administrations par les nominations politiques mais également par l’impératif de “redevabilité” ; multiplication des formes de contractualisation entre niveaux hiérarchiques afin d’expliciter les objectifs et les engagements des fonctionnaires. Dans cette perspective, les unités administratives, qu’il s’agisse de directions, de services ou d’agences autonomes, sont “redevables” envers leurs supérieurs hiérarchiques autant qu’à l’égard des usagers qu’elles servent.

Des systèmes de contrôle à distance

9À ce besoin affirmé de contrôle politique des administrations dans le cadre du gouvernement représentatif va venir s’ajouter, enfin, une dernière variante du New Public Management qui plaide pour une vision rationnelle et gestionnaire du contrôle des organisations publiques. Certains auteurs décrivent ce mouvement comme un “néo-taylorisme”[10] confortant ce que d’autres décrivent comme “un modèle de contrôle par la production et le traitement de l’information”[11]. L’idée dominante est simple. Pour Hoggett [12], Power ou Ogien, par exemple, le succès de la Nouvelle Gestion publique s’est amplifié, dans les années 1990, par le fruit d’une rencontre entre des réflexions théoriques et des pratiques de contrôle gestionnaire et financier développées dans les grandes entreprises privées. Ces modèles sont centrés sur la formalisation accrue des manières de suivre les activités d’une organisation et d’en rendre compte. Dans le cadre des grandes firmes (dites “multidivisionnelles”) constituées de très nombreuses unités décentralisées ont en effet été mis en place des systèmes de contrôle à distance fortement procéduraux et centrés sur des indicateurs permettant de mesurer les résultats des filiales. Ce modèle “repose sur la mise en place d’appareils de recueil et d’analyse de données permettant de connaître le déroulement de l’activité en se reportant aux chiffres fournis par une batterie d’indicateurs rendant compte de ses conditions d’effectuation”[13]. Cette logique calculatrice et comptable est indissociable des multiples nouveaux instruments de rationalisation technique qui vont lui donner forme et qui vont être progressivement traduits et déclinés dans les secteurs publics des États occidentaux : détermination et fixation de contrats d’objectifs – souvent quantitatifs – pour les responsables des actions opérationnelles ; comptabilité analytique (calcul et comparaison des coûts) ; systèmes de mesure des performances des agents ; multiplication des indicateurs d’activité et des possibilités de comparaison entre services par benchmarking (comparaison des différents prestataires) ; rémunération au mérite pour changer la structure des incitations ; charte des clients ou des usagers de l’organisation ; standards de qualité, etc. Par le biais de ces nouveaux outils, les modes de contrôle de l’organisation évoluent et prennent la forme d’un gouvernement à distance supposé renforcer l’autonomie des gestionnaires. Le succès actuel des progiciels de gestion intégrée [14] revendiquant l’objectif de pouvoir réunir toutes les données d’une administration publique sur une base unique et par grandes fonctions manifeste bien cette ambition d’une transparence et d’un gouvernement global de l’organisation.

10Le changement est important parce qu’il transforme assez radicalement les termes du contrôle administratif. Le recrutement des agents par concours et le respect des règles, principes ex ante au cœur de la bureaucratie idéale-typique, ne sont plus considérés comme des facteurs suffisants pour piloter les organisations publiques. La rationalisation des administrations passe désormais par des contrôles ex post qui reposent sur le calcul et sur le contrôle des coûts (tableaux de bord, statistiques, comptes prévisionnels), ainsi que sur la surveillance des réalisations et des résultats de l’activité administrative (mesures de performance par des indicateurs, etc.). Les contrôles de régularité font place à des contrôles d’efficacité (confrontation des objectifs affichés et des résultats obtenus) et d’efficience (confrontation des moyens utilisés et des résultats atteints, comparaison avec d’autres systèmes privés ou étrangers).

Conséquences pratiques de l’influence du New Public Management

11La diffusion et l’influence de nouvelles conceptions (politique, économique, gestionnaire) du contrôle de l’administration expliquent en partie l’invalidation croissante des anciennes manières de penser le gouvernement des systèmes administratifs et le lancement de réformes. Cependant, l’essor des nouveaux impératifs de contrôle n’est pas réductible au seul succès d’un ensemble d’idées. Il renvoie autant au fait que de multiples groupes, au sein de l’État ou en dehors, fabriquent et s’approprient les préconisations de contrôle de la Nouvelle Gestion publique, en défendent l’utilité et la légitimité dans le secteur public et en font le cœur de leur activité. Autrement dit, les idées rencontrent ici les intérêts institutionnalisés d’hommes politiques, de fonctionnaires et de professionnels qui défendent ces mesures de re-centralisation. Trois perspectives peuvent être avancées pour tracer les dynamiques et les effets attendus de cette nouvelle forme de rationalisation de l’action publique.

12D’abord, le succès du NPM étonne peu, en raison des multiples intérêts que différents groupes peuvent faire valoir pour développer les activités de contrôle intra-étatique. Ce sont d’abord des administrations transversales (ministère des Finances surtout, mais aussi ministère de la Fonction publique) qui s’intéressent aux nouveaux systèmes et aux nouveaux outils de gestion. Dans une configuration marquée par l’accroissement des acteurs dans l’action publique (fragmentation étatique, Europe, collectivités locales, etc.) et par l’accentuation de nouvelles contraintes (financières notamment), ces institutions centralistes ont connu une perte de leurs capacités de maîtrise de l’ensemble étatique. Elles investissent les nouveaux instruments managériaux pour tenter de conserver, en le recomposant, leur pouvoir de direction, de coordination et de contrôle [15]. Les élus politiques, ensuite, voient dans l’explicitation d’objectifs et d’indicateurs de performance un moyen de rationaliser les processus d’action publique et de revendiquer, pour leur électorat, des buts et des résultats. Les démarches de contractualisation leur offrent aussi la possibilité de redistribuer les responsabilités d’échecs éventuels de politiques, en en transférant une partie vers les fonctionnaires directement en charge de la gestion opérationnelle des politiques publiques. Le succès des outils de gestion est également, enfin, le reflet de l’essor de l’industrie de l’audit et du conseil, principaux promoteurs et vendeurs des systèmes de gestion et du “gouvernement par la performance”. Les données manquent pour analyser précisément l’influence et l’implication des cabinets de consultants dans l’administration [16], mais les réformes “appellent” les consultants et favorisent la diffusion des pratiques d’audit et de contrôle. La concentration rapide du secteur conduisant à l’émergence de multinationales du conseil dominées par l’informatique alimente également les rationalisations à base de systèmes d’information et de gestion.

13La deuxième perspective prend la forme d’un paradoxe. En mettant l’accent sur le mouvement d’externalisation et de fragmentation de l’offre de services publics, beaucoup d’observateurs ont occulté le processus inverse de renforcement des capacités de régulation et de contrôle interne aux États [17]. D’un côté, en effet, tout au long des années 1990, de nombreuses réformes menées dans les pays occidentaux ont proposé d’abandonner les structures jugées monolithiques de l’État et de procéder à un “désenchevêtrement du secteur public” par la création d’agences indépendantes munies de budget, d’objectifs clairs et d’un management autonome [18]. D’un autre côté, cependant, cette désagrégation de l’État administratif par fragmentation, privatisation, déconcentration ou décentralisation s’est doublée d’un processus parallèle de renforcement des capacités et des organisations de contrôle intra-étatique. D’un point de vue fonctionnaliste, d’ailleurs, ces deux logiques sont complémentaires. La désagrégation des structures administratives (multiplications des bureaux, création d’agences, contractualisation avec des acteurs tiers publics ou privés, etc.) pose d’importants problèmes de contrôle et de coordination. Elle entraîne le développement parallèle, dans les États, d’organismes, de règles et de procédures destinés à recréer et à défendre de nouveaux instruments d’intégration. Les enjeux aussi stratégiques que l’allocation des ressources aux services, la définition des règles constituantes concernant les finances ou le personnel, ou encore le suivi des objectifs et des performances des services constituent les domaines privilégiés de ce mouvement de re-centralisation et de formalisation.

14Les transformations de l’État britannique offrent un terrain d’expérimentation particulièrement révélateur de ce phénomène. Une série d’enquêtes menées depuis la fin des années 1990 et dirigées par Christopher Hood soulignent l’évolution paradoxale de l’administration au Royaume-Uni. Parallèlement aux réformes ayant favorisé l’externalisation de la production de biens publics, ces chercheurs ont observé la réactivation et la différenciation de multiples instances de régulation du gouvernement (regulation inside government) internes à l’État et en charge de fonctions d’audit, d’inspections, d’évaluation et de surveillance, voire du suivi des plaintes et récriminations diverses [19]. On assiste ainsi à la constitution d’un champ spécialisé de contrôle administratif caractérisé par des organes publics de plus en plus nombreux, aux statuts variés (services du Trésor, National Audit Office, services de directions d’administrations centrales, Commission d’audit et inspections, etc.), centralisant ressources et effectifs croissants. De 1976 à 1995, le nombre d’agents publics occupant des fonctions dans les organes de régulation internes à l’État britannique a augmenté de 90 %, tandis que le nombre de fonctionnaires du Civil Service diminuait globalement de 30 % et de 20 % pour les fonctionnaires. Les réformes Next Steps de 1988, transformant des départements ministériels en agences d’exécution [20], ou la politique de régulation des collectivités locales et du domaine de la santé (régime dit “Best Value”) du gouvernement Blair [21] se traduisent toutes par le développement de formes variées de gouvernement à distance au moyen d’objectifs, de standards ou d’indicateurs de suivi des résultats et des performances des administrations, etc.

15On aura compris, troisièmement, que cet éclairage britannique ne doit pas laisser insensible l’observateur hexagonal. Certes, l’explosion de l’audit outre-Manche pourrait être analysée comme une forme de rattrapage de la surveillance pratiquée dans des États dont les inspections générales sont historiquement développées (comme en France) ou dont les Parlements ont de puissants pouvoirs d’enquête [22]. Mais l’État administratif en France est également gagné, surtout depuis le début des années 2000, par le mouvement de développement des systèmes de contrôle de gestion et de suivi des performances. Les repères en sont connus. Même inégalement suivi, le Comité interministériel pour la réforme de l’État (CIRE) du 12 octobre 2000 n’avait-il pas décidé la généralisation du contrôle de gestion dans tous les ministères ? Le vote de la LOLF et sa mise en œuvre constituent un vecteur autrement contraignant. Dans le nouveau cadre budgétaire, les services devront définir et s’engager ex ante sur des objectifs dans le cadre des projets annuels de performance (PAP) et analyser les résultats dans les rapports annuels de performance (RAP), tous deux destinés au Parlement. De très nombreux indicateurs de performance sont ainsi élaborés dans les ministères pour formaliser l’activité administrative et favoriser les activités de contrôle. Même si la traduction et la diffusion de la Nouvelle Gestion publique sont antérieures à la LOLF [23], celle-ci rend opérationnelles, démultiplie et systématise les possibilités d’un gouvernement à distance et d’une gestion de l’État par la performance.

16Les effets de ces politiques en France et dans les administrations occidentales restent largement à analyser, mais beaucoup de travaux mettent déjà en garde contre les effets pervers et les écueils de ces programmes. La création de nouvelles bureaucraties entièrement dédiées au contrôle et à la régulation interne indique déjà assez que les risques de technocratisation des systèmes de gestion, liés à l’hyper-rationalisme de ces activités, ne sont pas nuls. L’émergence de nouveaux “régulateurs”, des administrations spécifiquement en charge du contrôle interne à l’appareil d’État produisent plus de procédures, plus de règles explicites et plus d’instruments de mesure. Déjà, les premières voix s’élèvent pour dénoncer la dimension inextricable du système de gestion mis en place avec la LOLF, tandis que d’autres soulignent que les indicateurs élaborés par les ministères ont été mal choisis [24]. Classiquement, l’élaboration et l’usage des indicateurs génèrent des insatisfactions, des conflits d’interprétation et des biais en raison du caractère irréductiblement construit et “artefactuel” de ces instruments. Des problèmes de responsabilité sont également susceptibles d’être soulevés. D’une part, inévitablement, la question du contrôle de ces nouvelles instances de contrôle (Who regulates the regulators ?) ne manquera pas, tôt ou tard, d’être posée. D’autre part, des jeux ou des tricheries sur la répartition des responsabilités sont prévisibles. Dans les cas de crise, les élus politiques pourront être tentés de reprendre l’autonomie octroyée aux gestionnaires, et les conflits d’imputation en responsabilité se multiplieront. Face aux contraintes de transparence et de formalisation, la manipulation des indicateurs ou des comptes rendus de performance deviennent des stratégies rationnelles afin d’éviter les risques de sanction et de blâme [25].

17La croissance des formes et des instruments de régulation et de contrôle internes à l’État n’est donc pas prête de s’interrompre. Légitimée par la force d’une doctrine protéiforme, soutenue par l’émergence d’institutions spécialisées et endossée par les élus politiques, cette nouvelle étape de la rationalisation des fonctionnements publics constitue une caractéristique majeure de la transformation contemporaine des États. Ses bénéfices mais aussi les nombreux problèmes et effets pervers qu’elle soulève sont d’ores et déjà l’enjeu de débats et devront être, il faut le souhaiter, l’objet de nombreuses enquêtes en sciences sociales.


Date de mise en ligne : 01/05/2008.

https://doi.org/10.3917/inso.126.0026

Notes

  • [1]
    Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) no 2001-692 du 1er août 2001.
  • [2]
    Michael Power, La société de l’audit. L’obsession du contrôle, Paris, La Découverte, 2004.
  • [3]
    Voir Jacques Chevallier, Science administrative, Paris, PUF, 2002.
  • [4]
    Voir James Iain Gow, Caroline Dufour, “Is the New Public Management a Paradigm? Does it Matter?”, International Review of Administrative Sciences, vol. 66, 2000, p. 573-597 ; Christopher Hood, “A Public Management for All Seasons?”, Public Administration, vol. 69, Spring, 1991, p 3-19 ; François-Xavier Merrien, “La Nouvelle Gestion publique : un concept mythique”, Lien social et politiques/RIAC, n° 41, printemps 1999, p. 95-103.
  • [5]
    Il s’agit de Margaret Thatcher, de Ronald Reagan et de Brian Mulroney. Voir Donald J. Savoie, “Les réformes de la fonction publique : l’empreinte de la nouvelle droite”, Politiques et management publique, vol. 12, n° 3, septembre 1994, p. 65-89.
  • [6]
    Voir, par exemple, Colin Campbell, Governments under Stress: Political Executives and Key Bureaucrats in Washington, London and Ottawa, Toronto, University of Toronto Press, 1983.
  • [7]
    Voir, sur ce point, P. Aucoin, “Administrative Reform in Public Management : Paradigms, Principles, Paradoxes and Pendulums”, Governance, vol. 3, n° 2, avril 1990, p. 115-137.
  • [8]
    Par exemple, R. Waterman et T. Peters, Le prix de l’excellence, Paris, Interéditions, 1983, ou I. Orgogozo, H. Sérieyx, Changer le changement. Pour en finir avec les bureaucraties, Paris, Le Seuil, 1989.
  • [9]
    Christopher Hood, “Doing Public Management the Egalitarian Way ?”, The Art of The State. Culture, Rhetoric and Public Management, Oxford, Clarendon Press, 1998.
  • [10]
    Christopher Pollitt, Managerialism and the Public Services. The Anglo-American Experience, Oxford, Basil Blackwell, 1990.
  • [11]
    Albert Ogien, L’esprit gestionnaire, Paris, Éditions de l’EHESS, 1995, p. 67.
  • [12]
    P. Hoggett, “New Modes of Control in the Public Service”, Public Administration, vol 74, n° 1, p. 9-32, 1996.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Denis Segrestin, “Les progiciels de gestion intégrés : le mythe du pilotage automatique”, Les chantiers du manager, Paris, Armand Colin, 2004, p. 305-338.
  • [15]
    Philippe Bezes, “« L’État-stratège » : conflits de pouvoir autour d’une nouvelle forme organisationnelle dans l’administration française des années 1990”, Sociologie du travail, n°4, 2005 (à paraître).
  • [16]
    Pour une exception, Denis Saint-Martin, Building the New Managerial State. Consultants and the Politics of Public Sector Reform in Comparative Perspective, Oxford University Press, 2001.
  • [17]
    Ce double développement est repéré et formalisé pour la première fois par Christopher Hood, Colin Scott, “Bureaucratic Regulation and New Public Management in the United Kingdom: Mirror-Image Developments?”, Journal of Law and Society, vol. 23, n° 3, septembre 1996, p. 321-345.
  • [18]
    Tom Christensen, Per Lægreid (éds.), New Public Management. The Transformation of Ideas and Practice, Aldershot, Ashgate, 2002.
  • [19]
    C. Hood, C. Scott, O. James, G. Jones, T. Travers, Regulation inside Government Waste-Watchers, Quality Police and Sleaze-Busters, Oxford, Oxford University Press, 1999.
  • [20]
    Oliver James, The Executive Agency Revolution in Whitehall, Basingstoke, Palgrave, 2003.
  • [21]
    Pour une synthèse, Oliver James, “The Rise of Regulation of the UK Public Sector”, Sociologie du travail, n° 3, 2005 (à paraître).
  • [22]
    Voir C. Hood, O. James, G. Peters, C. Scott, Controlling Modern Government : Variety, Commonality and Change, Edward Elgar, 2004.
  • [23]
    Philippe Bezes, “L’État et les savoirs managériaux : essor et développement de la gestion publique en France”, in F. Lacasse, P.-É. Verrier, Trente ans de réforme de l’État, Paris, Dunod, 2005.
  • [24]
    Rapport d’information n° 220 (2004-2005) de M. Jean Arthuis fait au nom de la commission des finances, déposé le 2 mars 2005, Sénat.
  • [25]
    C. Hood, “The Risk Game and the Blame Game”, Government and Opposition, vol. 37, 2002, p. 15-37.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.91

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions