Couverture de INKA_163

Article de revue

Soins palliatifs familiaux : enjeux de la prise en charge et rôle déstabilisateur du mensonge dans la relation de soins

Pages 143 à 147

Introduction

1Ce travail décrit une démarche de soins palliatifs conduite en soutien à une femme dans une perspective de psychologie clinique. Assistant impuissante aux décès de ces deux enfants respectivement âgés de 12 et 15 ans des suites du VIH/Sida. L’environnement où nous vivons notre processus de soins est non spécialisé en approches palliatives, mais il y règne l’esprit des soins palliatifs grâce aux multiples formations qu’offre la structure. En effet les personnes comme cette femme sont nombreuses en Afrique, et éprouvent une souffrance énorme par manque de psychologues et de spécialistes en soins palliatifs dans les unités de soins. Malheureusement, les soins palliatifs comme concept et discipline ne sont pas bien compris dans toute l’Afrique et leur développement est encore embryonnaire dans de nombreux pays [1]. Comme déjà souligné, le vécu clinique que nous allons aborder a été un tableau complexe, car il était constitué d’un ensemble de trois situations réunies en une seule. Il s’agit d’une mère à soutenir, deux adolescents à accompagner et c’est ce squelette qui explique notre situation clinique. Dès lors nous nous retrouvions en présence de soins palliatifs de famille concept non existant dans nos approches de soins et demandant beaucoup de tact et de précision dans la prise en charge. Il est à souligner que la bonne mise en route des soins palliatifs dans le contexte de pathologie chronique demande la mise en place des groupes de parole animés par un psychologue qui peut être extérieur ou non au service et ouvert à tous les professionnels [2]. Au regard de cette assertion, il reste difficile de présenter la famille dans le contexte de soins donc nous l`abordons comme groupe au sens singulier du terme. La question de la thérapie palliative familiale dépassait ainsi une simple rencontre entre les personnes souffrant d’une même pathologie et embrassait la notion d’ontogenèse, de l’idiosyncrasie, devenant plus complexe que les approches de groupe de parole. En effet chaque personne du groupe était semblable et différente des autres, exigeant des compétences et les expériences diversifiées.

Exposé de la situation : de la rencontre aléatoire en regard d’une relation centrée sur les soins palliatifs

2Nous étions au mois d’octobre, durant le tour de reconnaissance de l’infirmier coordinateur des soins de garde des services de l’hôpital. La situation dans une des salles de pédiatrie l’a obligé à rester un instant avant de continuer. Ivan était assis sur son lit d’hôpital, cachectique, avec ses lunettes et lisant une bande dessinée offerte par une religieuse. A côté, et dans la même salle, Sandra, grande de taille vêtue d’un pull vert qui masquait sa maigreur. Sandra faisait ses besoins dans un bassin de lit soutenue par une femme grande de taille (Mirabelle), âgée d’une quarantaine d’année et forte de caractère. La chaise à côté était occupée par une adulte jeune très stressée. Mirabelle était meurtrie par l’évènement qu’elle traversait, et même dans son semblant de sourire on apercevait une angoisse et de la douleur. Cette douleur assimilée aux douleurs physiques, portant sur la partie du corps lésée, ou psychiques, portant sur la perte de l’objet, peuvent se trouver apparentées dans l’investissement narcissique [3]. Elle vivait impuissante la perte inéluctable et imminente de ses deux enfants avec qui elle a développé un attachement très sécurisant dans la perspective de Bowlby [4], le SIDA dont souffrent ses enfants est probablement vu par Mirabelle comme un imposteur qui lui inflige une blessure sur ce qu’elle a de plus nu : son estime de soi.

3En ce moment même, nous nous apercevons qu’une nouvelle période d’intense activité de soins palliatifs et d’accompagnement psycho-social venait de débuter. Le premier contact en salle a encouragé Mirabelle à revenir plus tard au bureau afin de partager son histoire avec nous, en effet elle vient d’un département situé à environ 90 km de notre hôpital. Cette nuit-là, il était deux heures du matin quand elle entrait dans le bureau de garde sous prétexte d’avoir besoin d’une ordonnance pour prendre du paracétamol en pharmacie. Comprenant la douleur qui était sienne, une chaise lui a été offerte et son soupir a prouvé qu’elle en avait besoin. Mirabelle commence alors à poser des questions de curiosité sur notre structure et notre unité de prise en charge VIH/SIDA. Elle a fait un exposé de sa situation de vie depuis le décès de son mari, père de ses enfants sans faire allusion à la cause du décès ni de sa propre situation. La maladie de ses enfants restait au centre de son discours, ce qui reflétait un comportement d’évitement. Selon Solano [5], l’évitement comme mécanisme de défense est un comportement qui consiste à éviter ce qui confronterait l’homme à ses angoisses. L’attitude d’écoute adoptée a permis à Mirabelle de prendre tout son temps. Elle révéla que c’est dans le drame existentiel dans lequel elle est immergée, voyant la dégradation progressive de l’état de santé des enfants qui poussèrent une femme suivie dans notre Unité de Prise En Charge (UPEC) à lui conseiller de s’y rendre.

Discussion

Longue saison de soins palliatifs set d’accompagnement psychosocial

4La bonne réussite dans le cadre de l’accompagnement en soins palliatifs exige une acceptation sans condition des deux parties. Nous avons réussi à établir une véritable relation de soins avec la famille ; et Mirabelle ne cessait de demander si nous avons souvent eu de pareils clients. A chaque sollicitation, nous préparions la mère au pire et ceci l’amenait à savoir que les cas peuvent être semblables, mais avec des pronostics différents.

5Ivan semblait se remettre plus que Sandra, car cette dernière toujours grabataire souffrait de diarrhée chronique. La toux dont souffrait Ivan l’amenait de temps à autre à être très asthénique, la recherche des BAAR (Bacille Acido Alcalino-Résistant) dans les crachats étaient toujours négatifs et Mirabelle insistait pour qu’il soit soumis aux tests antituberculeux, mais le centre de prise en charge des tuberculeux n’avait pas toujours d’argument pour considérer son cas comme une tuberculose pulmonaire à microscopie négative. En mi-novembre, Ivan avait beaucoup récupéré et accusait Sandra, clouée au lit et développant une hémiplégie gauche d’être à l’origine de leurs malheur. Pour Ivan ils devraient déjà être de retour en famille si sa sœur ne développait pas ces multiples pathologies. Face à ce nouveau tableau clinique, le médecin a institué un protocole anti-toxo-plasmose. La maladie ne régressait toujours pas et le stress s’intensifiait chez Mirabelle.

6Mirabelle avait une capacité d’intellectualisation très remarquable, tous ou presqu’une majeure partie de l’équipe de soins pensaient qu’elle était au-dessus du traumatisme. En effet elle avait toujours gardé le sourire. A chaque entretien avec elle, Mirabelle finissait toujours par pleurer. Ces affects exprimés par Mirabelle nous ont à chaque fois rassurés sur le fait que le refoulement très dangereux dans un tel contexte n’était pas dominant. Nos rapports s’inscrivaient dans la maîtrise d’une logique des soins palliatifs décrits par Astudiillo et al [6], pour eux, la dissimulation mutuelle, la loi du silence empêche d’établir une communication interactive entre le patient et les soignants. Avec Mirabelle on avait déjà abordé la question du deuil à ce stade de l’accompagnement.

7A fin novembre, pendant qu’Ivan faisait déjà des petits tours à l’hôpital, nous baladions Sandra en chaise roulante malgré son hémiplégie. Quelques jours après cette période de petite rémission, tout a basculé ; Sandra n’arrivait plus à bouger du lit et Ivan devenait asthénique et dyspnéique. La force de caractère qui qualifiait Ivan permettait qu’il pût continuer à donner l’espoir à leur maman.

L’évidence de la mort perçue comme l’aboutissement logique d’une attaque par les sorciers

8Les nouveaux tableaux cliniques des enfants ont fait évoluer le discours de Mirabelle qui justifiait désormais tout par la sorcellerie. En effet son grand-père maternel qui est marabout lui aurait dit que le successeur de son père avait pour projet de tuer les enfants par la sorcellerie. Elle était désormais attachée à cette dimension de la pensée. Par cette évolution dans le discours, notre relation de soins marquait ainsi la dimension spirituelle et anthropologique des soins palliatifs, le tout couronné par le déplacement dans une perspective de défense psychique. Le déplacement dans une telle situation où Mirabelle était menacée par un sentiment de culpabilité devait lui donner la force de continuer à affronter ses peurs, ses remords. En effet le déplacement permet de circonscrire la peur à une situation évitable et résoudre un conflit d’ambivalence [7]. Ainsi dit, Mirabelle voyant l’évidence de la mort et la souffrance des enfants devenait plus soucieuse. S’identifiant aux enfants du fait qu’elle est aussi séropositive au VIH, il est évident qu’elle pense inéluctablement qu’elle finira aussi comme eux.

9Ce carnage psychique mettait Mirabelle entre amour et haine pour ses enfants devenus objet d’humiliation. De tous ces facteurs, la mort n’était plus maîtrisable, le VIH non plus. Elle les a déplacés dans la sorcellerie ethniquement maîtrisable selon ses représentations culturelles. Il était difficile de faire comprendre à Mirabelle autre modèle que celui déjà intégré, plusieurs fois elle nous a demandé des entretiens qui lui permettaient de libérer d’importantes énergies psychiques. La relation de soins déjà à ce niveau devenait envahissante, en effet l’approche utilisée pour aider cette famille exigeait désormais un travail psychique énorme.

10Décembre a débuté avec une dégradation des situations et Sandra ne cessait de dire « Tonton, j’ai mal. Tonton j’ai peur ». Contre toute attente, la bronchopathie d’Ivan a décompensé pendant une nuit en début décembre et il mourut. La maman et l’équipe de garde prirent la résolution de ne pas dire la vérité à Sandra de peur qu’elle se retrouve dans un état de choc difficilement gérable. A son réveil, elle a été informée que la maladie de son frère s’est compliquée et il a été évacué à l’hôpital régional de Bafoussam, chef-lieu de la région de l’Ouest. A notre arrivée le matin, un infirmier s’est précipité vers nous pour nous livrer la confidence ce que nous n’avons pas apprécié. Nous nous sommes rendus dans leur salle comme d’habitude, à l’entrée Sandra fixa notre regard quelques secondes sans rien dire : elle attendait de nous la « vérité ». Sa mère était trahie par l’attachement et l’amour qui régnait entre eux. Pour Sandra, il est impossible qu’on emmène Ivan sans lui dire au revoir : Sandra était convaincue que quelque chose de dramatique s’était produit.

11Sandra clouée dans son lit vivait une insécurité suite au doute qui l’envahissait. Notre concertation en équipe n’a pas permis de révéler la vérité à Sandra. Pour une première fois, Mirabelle a été surprise en pleurs dans la cuisine de l’hôpital. Nous sommes allés au bureau et elle a déclaré : « Mes enfants sont pris dans la sorcellerie, ma grande sœur et mon père en savent quelque chose, elle m’a appelé pour savoir si Ivan faisait encore les selles liquides et si Sandra a déjà les premières règles. Pourtant elle n’est jamais venue nous rendre visite à l’hôpital, mais elle a eu le temps pour aller au village enterrer mon fils. » Cette déclaration fortement symbolique et pleine de sens pour elle venait de consolider ses pensées et il était désormais plus difficile de la défaire de son hypothèse de sorcellerie. Cet entretien riche de compassion et d’empathie s’est achevé par un prochain rendez-vous.

Le coût psychique du mensonge dans la relation de soins

12Sandra ne posait plus de question sur la situation d’Ivan, une preuve qu’elle connaissait une vérité cachée et notre rôle d’accompagnateur devenaient de plus en plus étouffant. Nous recevions déjà un coup psychique, le mensonge avais mis fin à la compassion et la sympathie avait pris la relève dans la relation de soins. La souffrance de cette famille devenait un fardeau pour l’équipe de soins. Il était désormais difficile de faire une thérapie centrée sur la personne au sens de Schmid [8]. Les conditions n’étaient plus réunies, cependant l’équipe faisait toujours l’effort de se rendre au chevet de Sandra et de continuer à disposer de temps pour écouter Mirabelle ; plus rien n’était objectif. Il a été démontré que l’impossibilité de parvenir à une fin de vie proche de l’idéal professionnel peut ainsi devenir une source non négligeable de tension ou de souffrance au travail [9].

13Au début du mois de janvier, Sandra ne pouvait plus bouger du lit, son cou était flasque, il lui fallait porter une ceinture cervicale pour soutenir son cou. Mirabelle ne parlait plus de sorcellerie, la mort semblait être acceptée et nous recherchions les moyens d’intervention en cas de décès de Sandra. Les moyens pour nous protéger ainsi que protéger Mirabelle afin de lui assurer un meilleur travail de deuil après la mort de Sandra. C’est à dire garder la juste distance et rester nous-mêmes. Le mensonge comme mécanisme de défense du soignant a été décrit par Grillon comme mécanisme le plus dommageable en contexte de soins palliatifs. Elle souligne :

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… qu’il s’agit du mécanisme causant le plus de dommages. C’est dire qu’il s’agit d’un polype au lieu d’un cancer du sein, d’une anémie au lieu d’une leucémie, d’une hépatite au lieu d’un cancer du foie. Pourquoi ? Au départ pour protéger le malade, pour gagner du temps ou reporter l’angoisse. Le problème est que cette réaction coupe tout dialogue autour de la maladie et rompt la relation de confiance. Et donne des effets pervers d’un choc de la découverte de la réalité plus tard parfois par hasard et sans préparation [10].

Le décès de Sandra et la fin de l’accompagnement

15Sandra décéda une nuit du mois de janvier. Nous arrivions quand la voiture transportant Mirabelle et le corps de Sandra quittait l’hôpital. Mirabelle a fait signe d’au revoir par un geste de main.

16Jusqu’à ce moment, on a pensé que l’équipe de soins avait échoué dans le suivi. Cependant deux semaines après, nous avons reçu un appel de Mirabelle nous remerciant pour tout le soutien, une phrase a été retenue : « Grâce à votre soutien, j’étais préparée pour tout. » Cette déclaration nous a permis de revisiter tout le processus d’accompagnement et d’en tirer les leçons. Ceci a démontré le rôle positif de la persévérance et la confiance dans le suivi des soins palliatifs…

Conclusion

17La relation de soins avec Mirabelle et ses deux enfants nous a permis de mettre à profit nos compétences diversifiées pour aborder une situation de drame existentiel. Le souci d’aider une personne ou plutôt une famille en souffrance nous ont poussé plus loin et ont semblé dépasser nos capacités thérapeutiques. L’analyse de ce vécu thérapeutique a permis de revoir les difficultés qui peuvent faire échouer une bonne maitrise de l’accompagnement psycho-social en situation de soins palliatifs de famille. Le manque de collaboration qui a produit le mensonge en est un exemple. Il est logique que chaque échec comme chaque réussite nous permette d’en tirer les leçons et de mieux aider les personnes en situation de soins tout en nous trouvant dans un contexte difficile de soins. Cependant la volonté et l’amour du prochain ne peut nous pousser à aller que de l’avant. Depuis Mirabelle nous avons soutenu d’autres patients avec satisfaction au sein de notre structure. C’est pourquoi le cas de Jeanne, souffrant d’un carcinome hépatocellulaire pourra faire l’objet d’un autre travail.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • 1
    African Palliative Care Association. Un Manuel de Soins Palliatifs en Afrique. Kampala : African Palliative Care Association, 2010.
  • 2
    Laval G, Villard ML, Comandini F, Carlin N : Soins palliatifs pluridisciplinaires chez un malade en fin de vie : accompagnement d’un mourant et de son entourage(69), Faculté de Médecine de Grenoble, 2003.
  • 3
    Marie J : L’angoisse dans la clinique : de Freud à Lacan, la dimension structurelle et la place de l’angoisse. Psychologie. Université Toulouse le Mirail – Toulouse II, 2011. Francais. <NNT : 2011TOU20080>. <tel-00713104>.
  • 4
    Labbé J : La théorie de l’attachement. Université de Laval, nd.
  • 5
    Solano C. L’évitement, un mécanisme de défense contre l’angoisse. Auteur, 2009.
  • 6
    Astudiillo W, de Chabot G, Lyeb AS, Mendinueta C : Comment aider un malade en phase terminale ? Palliatif sans frontière, Cameroun, 2015.
  • 7
    Chabrol H : Les mécanismes de défense. Recherche en soins infirmiers 2005 ; 82 : 31-42.
  • 8
    Schmid PF, Zeler O, Priels JM : Interpellation et réponse. La psychothérapie centrée sur la personne : une rencontre de personne à personne. Pratique et recherche 2009 ; 1 : 48-85. DOI 10.3917/acp.009.0048.
  • 9
    Castra M : L’émergence d’une nouvelle conception du « bien mourir ». Les soins palliatifs comme médicalisation et professionnalisation de la fin de vie. Revue internationale de soins palliatifs 2010 ; 25 : 14-17. DOI 10.3917/inka.101.0014
  • 10
    Grillon I : Fin de vie d’un patient, émotions de soignants. Jusqu’à la mort, accompagnons la vie. Mémoire de fin d’étude pour le diplôme d’Etat Infirmier. IFSI Roger Prévôt de Moisselles. France. 2012.

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