Couverture de IMIN_037

Article de revue

Une cimaise pour divan

Pages 155 à 166

1 « Quand je vois un dessin qui sort, comme ça, sans que je l’ai prévu, je me dis que je n’en ai pas fini de voir mon psychanalyste », ainsi s’exprime Richard Laillier, dans un film de Wladimir Vatsev qui lui est consacré (Richard Laillier est un artiste contemporain qui vit et travaille à Paris). En qualité d’organisateur d’expositions, j’étais justement, à installer les œuvres de cet artiste, dans la Chapelle Sainte Anne à Tours, quand est venue d’une amie psychanalyste l’idée d’écrire un article qui pourrait rendre compte de ma double activité de psychanalyse et de curateur. Le télescopage d’idées qui s’en est suivi ne pouvait pas instaurer une opportunité plus stimulante, tant Richard Laillier établit une continuité naturelle et féconde entre son travail de plasticien et sa cure et qu’il existe des liens très étroits, des articulations pertinentes entre l’art de la monstration et le travail de psychanalyste. En écho à la remarque de l’artiste dans son rapport à l’inconscient, je me suis laissé aller à la rêverie, à penser à mes patients, à l’expérience de l’écoute, aux multiples retentissements psychiques éthiques et esthétiques que cela induit et je me suis dit que décidément à entendre les bruissements subtils des inconscients, je n’en avais pas fini avec la peinture.

2 Nous voilà en chemin pour un voyage métaphorique où humains et œuvres d’art se confondent en un objet de découverte, de recherche et de soin d’appréhension analytique. Regarder et exposer des œuvres d’art comme s’il s’agissait de patients, écouter des patients comme on contemple une œuvre d’art. Appréhender le mystère des langages, en tenter l’analyse en instaurant, pour les humains l’ordre du transfert et pour les objets d’art des espaces signifiants que nous nommerons exposition.

3 Evoquons les occurrences d’un lieu, maison d’habitation et espace culturel, pour aujourd’hui territoire d’expositions et pour la simplicité du propos, expositions de peintures, de sculptures et en réduisant encore, monstration d’un art désigné actuellement comme néo expressionniste, (les associations qui s’autorisent d’une lecture psychanalytique des œuvres de thématique ou de matérialité différentes restent possiblement pertinentes. La lecture d’œuvres néo-expressionnistes est plus exemplaire en ce sens que ne s’érigent aucune barrière, aucune défense dans l’affirmation imagée de l’intime et de l’affect.)

4 Nommons maintenant une activité, une profession qui rencontre un renouveau de succès dans les lieux les plus sélects de l’art contemporain et qui se substitue non sans un certain snobisme à celui de commissaire d’exposition, il s’agit du terme de curateur qui vient de l’anglais to cure lequel dérive du latin curare qui signifie « prendre soin ». Le curateur déploie un empan de compétences multiples relatives à la conception d’expositions, il en est le commissaire, le critique d’art, l’architecte, le commercial. C’est dans son acception « prendre soin » que nous l’évoquerons dans notre propos, à quoi nous rajouterons tout un pan de notre pratique, qui consiste à assumer la totalité des actes nécessaires au montage d’une exposition, c’est-à-dire la manipulation réelle des objets, de l’atelier des artistes à l’installation proprement dite. Le « prendre soin » s’entend dès lors dans un sens très large où celui qui prescrit le soin est celui qui le donne, ce qui modifie très sensiblement le mouvement de l’acte de création d’une exposition.

5 Pour des raisons d’allégement de la lecture de ce texte, nous ferons l’économie de l’évocation régulière, systématique de la dialectique analyste-curateur, il revient au lecteur d’établir les correspondances, similarités, des processus en cours dans le soin psychanalytique et l’édification d’une exposition. Mutatis mutandis, il est des rapprochements, en pensée, en acte, entre la consultation psychanalytique et l’organisation et le montage d’une exposition. Gardons à l’esprit le déroulement classique d’une consultation, pouvant conduire à un soin de type thérapie ou cure. L’appréhension de la demande du futur patient s’effectue par un intense travail de concentration où la psyché du thérapeute et celle du patient doivent trouver un territoire dialectique dont découlera un contrat d’écoute. Puis s’édifie l’architecture de la prise en charge principalement axée sur l’attention au transfert et de ses fruits par la résolution des conflits par l’interprétation. Enfin la question de la clôture du processus de prise en charge se pose comme une castration, quelque chose se rompt pour un surcroit de jouissance.

6 La scène où se jouent quelque chose de l’art en analyse est à Tours, dans une chapelle du seizième siècle désacralisée à la Révolution et devenue depuis maison d’habitation, mais aussi théâtre au dix-neuvième siècle, et lieu d’exposition et de vente de la soie au début du vingtième siècle. Elle reste aujourd’hui lieu d’habitation et espace culturel, d’expositions, de concerts, de danses, etc.

7 En cet espace, chargé d’histoire, beau en ses marques cicatrices, en ses signifiants puissants inscrits dans la mémoire des pierres, s’interroge depuis son origine en la nomination de Sainte Anne une question toujours reconduite sur la fécondité et la sexualité. En effet, deux beaux reliefs de Marc Antoine Charpentier viennent décorer le Chœur, ils représentent deux épisodes de la vie de Joachim et Anne, dont l’infortune était qu’ils étaient inféconds, jusqu’à l’apparition d’un ange de l’annonciation. Comme à la génération suivante c’est l’intervention divine qui libère le couple d’un destin funeste. Les processus de pensée et les actes qui aboutissent à la construction d’une exposition, dans ce contexte, en sont prédéterminés.

8 Le projet d’une exposition débute par la rencontre avec un artiste et son œuvre, son projet, ses attentes ; il n’aboutit que d’une adéquation, quasi une osmose, des univers esthétique et éthique de l’ensemble des acteurs, il s’agit de s’entendre sur un chemin à parcourir de concert, dont nous nommons l’aboutissement « objet exposition ». L’enclenchement des gestes pour une installation, s’effectue à l’atelier, là où se fomente, en pensée et en acte, une œuvre globale homogène ou non, dont un certain nombre d’éléments seront choisis, en concertation, par l’artiste et les curateurs.

9 L’atelier, antre mystérieux, lieu principal de l’origine de la création, où tout est signe et signifiant, indice d’une quête paisible ou tempétueuse, de joie et de souffrance, de doute, d’incertitude, de jouissance extrême ou partielle, lieu de la transparence du dessein de l’artiste de ses hésitations, de ses désirs les plus intimes. Le choix des œuvres, leur extraction de l’atelier, sont actes complexes et requièrent une empathie, une attention extrême, un respect de l’émotion qui s’empare du créateur au moment de donner un nouveau statut à son travail, de s’en séparer, et celle du curateur qui découvre un nouvel objet tout de force et de fragilité avec lequel commence un puissant échange qui augure d’une expérience dont les articulations conscientes et inconscientes sont résolument engagées. Ce moment de colloque permet d’entendre quelques recommandations de bons soins suggérés par l’artiste pris dans cet instant par l’ambivalence le doute et la souffrance de séparation. Evocation d’un climat d’accrochage, des liens de proximité ou d’éloignement, de la lumière, bref de la construction du cadre. Le transport peut commencer, la migration de la collection se fait en timidité, nous ne sommes pas encore familiers de ces objets captifs, en errance, sans lien avec leur créateur et pas encore intériorisés ni sécurisés dans notre psyché.

10 La collection est transportée dans le lieu d’exposition elle est généralement déposée dans le chœur de la chapelle qui est également la pièce d’entrée ; les œuvres sont posées à même le sol ou appuyées contre les murs ou quelques objets supports, sans classement, sans à priori thématique, dans un chaos primordial ; elles sont là, libérées de leur protection dans un éclairage jour. Elles s’offrent à notre appréhension timide mais décidée. Cela procède d’une lente déambulation du regard par mouvements circulaires ou spiralés lents ou précipités, par frôlements, fixations, détachements, de nouveau rapprochements et éloignements, en sorte que de ce ballet baroque se produisent une appropriation, une identification au mystère de l’objet, de l’énigme, de ce donner à voir, à envisager, à prendre et à interpréter, cela procède de l’introjection, c’est le moment le plus intime, le plus émouvant, éprouvant peut être, le plus fort à faire émerger ou jaillir le commencement d’une lecture interprétative, une (re)connaissance, une jouissance dans la saisie de l’objet, une intuition sur le désir de l’artiste déposé en son dessin, dépôt conscient inscrit dans un projet plastique précis, mais plus encore inconscient qui augure des transformations, des identifications, des sublimations en ceux qui, spectateurs, se réjouirons de la contemplation de l’œuvre. L’expérience de cette réception suppose le cadre physique décrit et une acuité psychique qui ne saurait être une évidence. Ce moment de rencontre et d’introjection des images est inscrit dans l’obligation, il peut durer plusieurs jours avant que nous ne commencions à imaginer des déplacements des peintures ou sculptures dans les lieux d’installation. Ce n’est qu’après cette lente appropriation que nous commençons à imaginer l’architecture de l’exposition, sa scénographie. Quelque chose s’autorise de cette première expérience, une prospective d’installation, nous venons de l’évoquer, mais aussi un mouvement de saisie des œuvres, une prise au corps des objets dont les dimensions et poids variables imposent des sensations et impressions très variées qui sont des indications riches de cette connaissance que nous commençons à identifier. La migration commence dans les espaces dédiés aux expositions. Les œuvres sont pré-accrochées de manière souple, nous ne savons pas encore comment nous établirons précisément la matérialité du support, il s’agit avant tout à ce stade de vérifier quelques hypothèses nées de nos premières lectures interprétatives, en sorte que le statut topographique des œuvres est incertain et fragile, c’est une mise en suspens et pourquoi pas en suspense tant est aléatoire la suite. Quelque fois ce mouvement est lent et laborieux, le geste hésite ou s’affirme, péremptoire dans une précipitation instinctive. Rarement les œuvres trouvent immédiatement leur bonne place, chacune peut s’expérimenter en plusieurs endroits et les groupements éventuels connaissent, de même, de nombreuses variantes. Ainsi se construit une pré-architecture, intuitive en partie, et éclairée de nos premières compréhensions. Cette organisation, ces migrations multiples, ce commencement d’accrochage, peuvent nous prendre plusieurs jours, c’est une mise en réflexion, en tension, en expectative, en ouverture imaginaire, intenses. Tout de la perception, de l’attention, du respect, de la sollicitude, est mobilisé en nous. Les images se brouillent, les signifiants s’entremêlent, le télescopage, les entrelacements des histoires, des thématiques, donnent l’impression d’un tohu bohu, d’une tourmente, qui ne cessent que d’un commun accord des deux acteurs éreintés, qui arrêtent leur geste, dorment quelques heures avant d’inviter l’artiste au spectacle de son œuvre mise en architecture, organisée par le fantasme des responsables de l’installation. Se poursuit alors le colloque ouvert au tout début du projet, mais enrichi de l’expérience puissante des curateurs qui ont entré en eux le propos et la production signifiante de l’artiste. Se confrontent alors deux univers mentaux à la recherche d’un consensus interprétatif pour un acte d’installation unique. Cette rencontre et son cheminement sont d’une importance capitale en ce qu’ils énoncent la force du lien entre un artiste et les installateurs. Quand il est rencontre et unanimité sur la lecture proposée, ce pourrait être entendu comme une autorisation à l’enclenchement du geste suivant, c’est parfois vrai, mais c’est aussi possiblement l’ouverture d’un doute sur une appropriation trop véhémente de l’œuvre et une suggestion oppressante faite à l’artiste, une adhésion trop rapide ouvre souvent à un surcroit de réflexion et induit de nouveaux gestes afin que l’accordage psychique soit le plus vrai possible. S’il est identifiée une divergence, que ne s’observe pas une coïncidence de perception relativement au désir de chacun des acteurs, un hiatus s’est produit qui évoque une erreur de lecture, une interprétation erronée, une appréhension précipitée imprudente, tout peut être remis à l’ouvrage, la migration des œuvres recommence, l’organisation interprétative invente de nouvelles hypothèses de nouveaux parcours, jusqu’à ce que la solution consensuelle soit trouvée et validée entre nous et l’artiste.

11 S’ouvre alors le temps de l’accrochage proprement dit, qui se fait avec d’infinies précautions dans le choix des supports, dans les techniques de suspension. Ce moment est propice à une certaine exaltation quand le geste est fluide, que les matériaux s’accordent, trouvent une harmonie, mais il arrive que la rencontre entre l’œuvre et son support soit problématique, quelque chose résiste, sans que l’on en saisisse immédiatement la raison. Il se produit un arrêt de l’installation possiblement anxiogène en ce qu’il peut indiquer une inadéquation ponctuelle entre un espace, un matériau et l’œuvre, qui se résout simplement par un changement infime de disposition dans l’espace, de hauteur, de décollement du support, etc. ; mais il se peut que cela soit le signe d’une problématique plus complexe aboutissant à une remise en question de tout ou partie de l’installation. Cette expérience, qui peut être douloureuse, induit parfois un étrange et paradoxal sentiment de doute sur la validité de nos choix, qui à l’extrême génère un sentiment de haine pour l’objet qui résiste. Le temps est long, quelquefois, qui donne soulagement et rétablissement de la confiance en soi pour la poursuite du processus. Il est troublant de constater que cette « résistance » de l’objet est toujours en lien à notre propre point aveugle, à une lecture interprétation erronée, mais de fait, l’erreur se révèle souvent de détail, toujours en lien étroit avec le sens global de l’exposition, elle est défaut de ponctuation, plus rarement erreur grammaticale.

12 Une fois la totalité des questions d’accrochage réglée, quand chaque œuvre a trouvé sa juste place, que l’espace est dégagé du chaos des matériels d’installation, des quelques œuvres qui ne trouveront pas leur place dans l’exposition, commence le travail d’éclairage. Jusque là l’accrochage se fait dans une lumière intense, homogène, qui occupe la totalité du volume, où tout est égal, pour l’objet accroché, pour l’objet de support, nous sommes dans une crudité de la monstration qui justifie, pour bien des organisateurs d’expositions, le point final de l’installation. Notre cheminement est autre, qui poursuit la lecture interprétative et la met en acte ; il est d’inscrire en majesté l’œuvre dans le contexte expositionnel, de lui donner un souffle, qui procède certes d’un arbitraire de point de vue, mais qui nous apparaît comme un donner vie décisif. La lumière doit venir de l’œuvre et non du contexte, quelle que soit la beauté intrinsèque du lieu d’exposition, elle se doit d’être en modestie, en discrétion, pour la mise en exergue de l’œuvre en sa lumière propre. Enfin, il est un possible apport complémentaire, laissé à la décision des artistes, c’est la sonorisation de l’exposition. Elle ne se justifie qu’en ce qu’elle est partie intégrante de l’œuvre, articulée à elle dans un rapport de fusion ; le son, la musique (en général construits spécialement pour l’exposition) à l’instar de la lumière, doit venir de l’œuvre, elle en est un langage. Le son, comme la lumière, participent de la mise en valeur de l’œuvre, ils ne doivent pas se substituer à elle ou imposer une grille de lecture univoque, trop orientée, au spectateur.

13 Le statut du vernissage d’une exposition est complexe et paradoxal en ce qu’il est une ouverture massive, envahissante, une déferlante intranquille du groupal sur l’intime. Il s’y produit une hystérisation inquiétante qui pourrait s’apparenter à une effraction anxiogène. Nonobstant, ce passage de l’un à l’autre apporte la touche finale d’une installation, il justifie et donne un sens définitif au don généreux des artistes et à l’attention et intentions des curateurs. Le vernissage est une castration, un passage difficile mais nécessaire à l’accomplissement du désir du don de ce quelque chose de soi en plus qui peut nourrir l’attente avide du spectateur à l’expérience d’émotions esthétiques. Cette exhibition impudique est rendue possible par la volonté des exposants de mettre en quelque sorte une barrière entre une œuvre et son fantasme extemporané, par le projet de création d’une globalité d’exposition, dont l’objectif est que la groupalité protège, défend l’intrusion en l’objet unaire. Ainsi la globalité de l’exposition, son homogénéité, la cohérence de sa grammaire, établissent une transition de réassurance pour l’artiste et une autorisation pour les spectateurs de se laisser aller à la jouissance esthétique dont l’éventuelle impudeur est protégée par les autres réjouissances du rassemblement, gratifications orales, plaisir de l’échange, des retrouvailles et de la rencontre.

14 Envisageons quelques instants la nécessité, à chaque étape de l’installation, de la prise dans l’écriture de l’expérience de la rencontre d’une œuvre. La prise en nous, la réception, le dépôt, qui se donnent à recevoir dans la psyché en des territoires libres et cultivés de notre expérience, satisfait les pulsions orales d’appréhension, de toucher, de regard, l’ensemble des sens mobilisés pour l’appropriation dynamique et éthique. Il en advient simultanément une mise en mots, un discours sur cet art, hic et nunc, universel ou non, mis en réserve féconde ou mortifère. Dans notre conduite les mots qui expriment la réception, la captation, des images, s’écrivent dans une nécessité de transmission, de connaissance, l’acmé de notre compréhension nécessite, oblige, au texte qui propose une interprétation fantasmagorique en ce qu’elle procède de la subjectivité comme éthique pour l’art. Sans doute atteignons-nous les limites de la comparaison curation-analyse, qui tient à ce que le contre transfert en analyse est cette part de la psyché qu’il convient de retenir quand dans la contemplation artistique, il est fécond de laisser aller la part de soi qui est séduite à un énoncé qui enrichit l’œuvre en notre moi. Le contretransfert à l’œuvre est promotion de son message et accroissement de la jouissance scopique.

15 Ainsi avons-nous témoigné du travail de Richard Laillier : « le théorème de l’assassin ». Cet artiste ouvre les yeux du noir néant, absolu du verbe, au risque de l’auto-engendrement et de la lyse ; il invente la lumière de la nuit invertie ; il éloigne la folie du cauchemar à l’alchimie des sombres plis et replis de la pensée inconsciente. Voyage multiforme au fond de la psyché, la sienne certainement, mais au-delà, celle de l’humanité, une humanité souffrante qui s’interroge en émotions sur son destin tragi-comique. Merveilleux dessinateur, Richard Laillier découvre avec la pierre noire une technique qui inverse le geste - l’image apparaît par soustraction de matière - il révèle par gommage le sujet de la création qui est toujours une partie de son être en quête de vérité et d’absolu. Le rapport à l’analyse y est constant qui cherche sans relâche dans les méandres de l’inconscient une vérité sur le désir d’être et de mourir. Le travail à la pierre noire révèle autant qu’il cache, il suggère autant qu’il démontre, au fond il affirme avec détermination l’invisible, l’indicible, et l’impensable. Quand se dissout et se perd l’image de soi dans le miroir du dessin, surgit l’humain universel, et ses doutes, et ses pleurs et ses rires. A chaque regard dans le miroir, il croise quelque chose de Richard Laillier, mais aussi une foule d’Autres, petits et grands, héroïques et minables, d’une beauté sidérante ou d’une extrême laideur, des anges, des démons, des fous et des génies, bref l’humanité entière dans sa dramatique quête de savoir.

16 Nous pouvons témoigner d’autres travaux d’artiste exposés dans notre espace comme celui de Lydie Arickx dont nous avions titré l’exposition par « la femme des peaux cédées ». L’œuvre de Lydie Arickx est une quête frénétique de l’absolu, qu’elle soit peinte ou sculptée, elle est une déferlante de force, de générosité que rien ne semble pouvoir limiter. Peinture pulsatile, tempétueuse incandescente, de l’urgence, et du temps révolu. Elle est une lutte incessante contre la destruction, pour la vie. Où nous pourrions soupçonner une étrange fascination pour la mort, elle se passionne pour le vivant, ce ne sont pas des cadavres qu’elle dessine mais l’empreinte de la vie des corps martyrs qui, en leur chair dépecée, gardent la marque de l’espoir, elle nous désigne une transmission du sublime en ce qui reste de la dépouille. A regarder les corps des vivants, elle y pressent le tragique destin de finitude, alors qu’à se fasciner à l’écorce des morts, elle en extrait les précieuses poussières de vie, l’indicible ou l’impensable du dedans évanoui qui est la part de l’autre en elle, obsédant, cruel et caressant. Au dedans du dedans réside le mystère, inlassablement Lydie Arickx s’y prend au risque d’y consommer son corps sacrificiel, en fatigue du commencement du monde, puis en repos de la jouissance accomplie. Le corps de désir et de devoir n’y suffit plus de nourrir la mort, il lui sacrifie sa peau, ses viscères, sa sève nourricière, puis tel le phénix se relève de la pesanteur en une jaculatoire éclosion, torsions infinies de la chair, en tout sens et de tous les sens pour en montrer l’ultime dimension des écritures internes, et, jaillissant des ténèbres, l’idée, l’affect, impératifs, urgents, irréductibles, inconditionnels, s’imposent à notre regard trans-temporel, ouvrant au désordre des générations convoquées. La peinture est calvaire, la peinture est passion, elle est souffrance et plaisir mêlés, toute trace sur la toile est jouissance, torsion de l’âme, caresses et maltraitances en des traits de révolte et d’amour. Les déchirures de la peau dessinent les interstices d’où se devinent l’indicible de l’histoire et l’impensable des douleurs, le fascinant et infini mystère du désir incarné. Ses doigts envisagent, ils palpent, caressent et affirment que le trait, la couleur, sont témoignages d’un intime en générosité sacrificielle. Le don chez Lydie Arickx est jusqu’à sa propre chair offerte à son amour d’avant que de naître…

17 Les écrits sur les œuvres participent largement par induction des choix d’installation, mais ils sont plus, en ce qu’ils assoient mieux encore les œuvres dans la culture et en insufflent une vitalité signifiante qui leur donne accès au statut décisif d’œuvres d’art. Il en va de même pour la transformation de la clinique en théories dont l’universalité scientifique est la justification finale.

18 Dans notre description de l’expérience de curateur nous confirmons la pertinence de l’outil psychanalytique à décrire ce qui est engagé dans le rapport à l’objet œuvre dans son appréhension, sa lecture, sa compréhension, son interprétation au final qui autorise les processus conscients et inconscients d’introjection et de déclenchement en miroir des sublimations du sujet qui regarde et re-crée une néo-œuvre qui échappe au créateur et prend ainsi une valeur étendue à des groupes restreints ou larges, voire universel selon la puissance du don de l’artiste et de la qualité, nous l’avons évoquée, de la monstration.

19 L’inconscient donné dans l’œuvre est le même que celui de nos patients qui nous en livrent des fragments déchiffrés ou non, toujours offerts à notre psyché curieuse, généreusement déposé dans nos oreilles du désir d’en connaître un peu plus du mystère de l’être et de l’existence.

20 Regarder une peinture, écouter une musique, entendre des voix au théâtre, admirer le corps en mouvement du danseur, procèdent du même désir, de la même éthique que celle de la psychanalyse, participer modestement mais résolument au combat contre la ténèbre, les obscurantismes, les entraves à l’épanouissement et au bonheur.

21 L’artiste, au moment de montrer son travail inscrit les signifiants qu’il porte dans un mouvement transférentiel généralisé au corps social lequel, quand il le reçoit, déclenche du contre transfert édifiant d’un état de compréhension et d’émotion

22 L’invention, dans le soin psychanalytique, est un jaillissement euristique qui se produit à la condition de ce que la psychologie désigne par empathie. Celle du psychanalyste peut ne pas se dire ni même se percevoir, mais elle est inscrite résolument dans le processus qui s’accomplit dans la rencontre ; l’invention dans le projet expositionnel procède de la même empathie discrète dont une des productions est l’installation qui fait rencontre avec les artistes et le public.

23 L’acte de création dans la cure est le moment où se met en place le transfert, ou plutôt c’est l’advenue du transfert qui autorise l’enclenchement des processus de pensée qui libèrent quelque chose de l’inconscient en forme de rêves de lapsus d’actes manqués et d’interprétations, invention de l’analysant mais également du psychanalyste dont l’audace à entrevoir quelque chose du système mental du patient procède de la création. C’est invariablement la suggestion généreuse du patient qui ouvre aux processus novateurs chez le psychanalyste. L’invention interprétative est ce qui unit deux langages dans l’harmonisation de la séance. Il en va de même dans le processus d’installation, l’œuvre en tant qu’elle est fantasme extemporané se donne à lire, en tout cas pour le curateur, comme un rêve ou un lapsus, son interprétation, nous l’avons vu, justifie le choix installatoire.

24 Quand l’œuvre devient objet de monstration elle échappe à l’artiste, qui s’inquiète parfois de son devenir, de son nouveau statut sur la cimaise ; il s’inquiète de sa place dans l’espace d’exposition, il s’interroge sur la lumière qui permet sa mise en exergue ; il la redécouvre la réinvente et s’apprête à l’abandonner le temps de l’exposition et parfois plus définitivement à l’occasion d’une vente.

25 Le transfert pour le curateur, est ce qui se dépose en lui des désirs inconscients des artistes médiatisés par la matérialité de l’œuvre qui détient à l’instar du rêve dans l’ici et maintenant de la monstration, l’ensemble des expériences émotionnelles, langagières et comportementales, très largement complexifié par celles des installateurs.

26 Il se dépose en nous quelque chose des images inconscientes du corps de l’artiste en nos propres images, et ce dépôt, s’il est authentique, rend possible la modification, l’enrichissement de nos propres images, condition d’une lecture nouvelle originale dont on comprend que cette expérience induit une néo création de l’œuvre, elle devient mienne d’une certaine façon, je la recrée elle ouvre un nouvel espace de création en moi. Ce tableau que j’admire, que je contemple, il m’appartient, il est une partie de moi. Nous entendons bien que cet énoncé pourrait l’être dans le cadre d’un soin psychique, il s’agit bien, pour qu’advienne l’acte interprétatif, qu’il se produise cette jonction des images inconscientes du corps du patient avec celles du psychanalyste. C’est de cette complémentarité circonstancielle, qui ne dure que le temps de la séance, voire que quelques instants, que peut advenir l’expérience de l’interprétation, indifféremment de la bouche du psychanalyste, ou de celle du patient.

27 Un accrochage ne dit jamais tout à fait la vérité d’une œuvre, il n’en est qu’un énoncé partiel un accomplissement imparfait il est une castration symboligène au service des curateurs et des artistes. Il équivaut à une ou plusieurs séances d’analyse, en lesquelles ne se dit jamais la totalité du sujet.

28 Il est inscrit dans la matérialité de l’œuvre quelque chose de la structure psychique de l’artiste, de sa personnalité, voire de ses variations à la normale dont la différence est qualifiée parfois de pathologie. Personnalité obsessionnelle, qui purge une peine interminable, valorise des matières solides, pérennes que rien ne détourne de leur forme et de leur fonction (bronze, acier inoxydable), ou hystérique qui se dérobe de ne le faire, et annonce la terreur de la jouissance, et de l’imminence de la mort, choisira des matériaux fragiles (verre, faïence, cire etc.), ou psychotique, aux nœuds gordiens et clivages explicites, qui renoue l’impensé, préférera des matériaux clivables ou quasi impossibles à travailler (schistes, pierres à pyrites artéfact, silex etc.). Puis la forme que prend l’œuvre, la sculpture, le dessin, la peinture, l’installation, sont autant de dévoilement du sujet du désir, du sujet de l’art.

29 En ce bref parcours où se sont télescopées, quelques vérités d’expérience de curateur et de psychanalyste, s’est confirmée la proximité des processus psychiques en cours dans ces deux activités dans la nécessité de ne rien céder en l’exigence de la mise en langage des fragments de l’inconscient qui se donnent en analyse et en les œuvres d’art. Le travail interprétatif, pris dans le verbe et l’écrit, prend sa dimension éthique des chemins que prennent les pulsions pour s’accomplir dans des sublimations diffractées. L’installation c’est la mise en cure d’une œuvre, la cimaise est divan, le curateur, l’analyste. La cure c’est la mise en image de la psyché, le divan est cimaise, l’analyste, le curateur. La cure est un moment particulièrement créatif de notre vie parce qu’elle nous révèle à nous même par désintrication du mal entendu, des expériences douloureuses refoulées, des traumatismes non ou mal élaborés, elle reconsidère les pulsions en redonnant la justesse de l’éthique du désir. L’œuvre d’art, en espoir de monstration, est riche d’une puissance à dévoiler un foisonnement fantasmatique, prompt à délivrer en celui qui regarde des mouvements d’identification et de sublimation humanisantes.


Mots-clés éditeurs : Cure, Curateur, Sublimation, Art, Transfert, Monstration

Mise en ligne 01/10/2016

https://doi.org/10.3917/imin.037.0155
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