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Article de revue

Le Serpent biblique : modes d’emploi ou « quand la Bête fait l’Ange »

Pages 11 à 24

Notes

  • [1]
    Le contenu de ce paragraphe est nourri d’exemples fournis par le Dictionnaire des symboles (sous la direction de Jean Chevalier), Paris, Robert Laffont, 1969, articles « serpent », « ouroboros », « anneau », et par le Dictionnaire des religions (d’après Mircea Eliade, revu par Ioan I. Couliano), Paris, Plon, I990, articles « Grèce », « Bouddhisme », « Judaïsme ». Les citations littéraires incluses entre parenthèses sont de Friedrich Nietzsche, « Les sept sceaux ou le chant du oui et de l’amen », traduction française dans Pierre Garnier, Nietzsche, Paris, Seghers, 1957, p.157, Guillaume Apollinaire, « Cors de chasse », dans Alcools, repris par André Billy, Apollinaire, Paris, Seghers, 1947, p. 122. Victor Hugo, « Le parricide », La Légende des siècles, X, 1, v.3, Paris, G.F., 1967, p.217. « L’aurore aux doigts de rose » (Éôs rhododactylos) est une expression homérique.
  • [2]
    Exemples fournis par Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1982, articles « Orphée », « Laocoon », « Méduse ».
  • [3]
    Nombres, 21, 4-9. Tous nos emprunts au texte biblique renvoient, sauf avis contraire, à la traduction française de l’« École biblique de Jérusalem » : La Sainte Bible, Paris, Cerf, 1956.
  • [4]
    Genèse.3, 1 : « le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que Yahvé Dieu avait faits ».
  • [5]
    Nous renvoyons à notre étude « L’invention du diable et les métamorphoses de Satan », dans nos Mythologies de l’Occident, Paris, Ellipses, 2007, chapitre X ; nouvelle édition, Paris, Ellipses-poche, 2011, p. 301 sqq. L’idée du Démon infus dans le corps du Serpent biblique, associé à une image négative d’Ève responsable du péché originel, est une idée liée à la forte misogynie des premiers temps du christianisme, qui a longtemps persisté (la sculpture du porche nord de Notre-Dame de Paris, représentant « la tentation » donne au Serpent un buste féminin).
  • [6]
    Nous puisons l’essentiel de nos informations sur les sectes des chrétiens gnostiques dans les commentaires des professeurs R. Kasser, M. Meyer et G. Wurst, qui accompagnent la traduction du texte de L’Évangile de Judas, Paris, Flammarion, 2006.
  • [7]
    Sur l’hermétisme, nous renvoyons essentiellement aux travaux de Jacques-André Festugière, le spécialiste le plus reconnu, notamment dans La Révélation d’Hermès Trismégiste, Paris, Les Belles-Lettres, 1944-1954, 4 vol. ; nouvelle édition en un volume, ibid.). Id., Hermétisme et mystique païenne, Paris, Aubier-Montaigne, 1967. Un condensé de la doctrine a été fourni par Françoise Bonardel, L’Hermétisme, Paris, PUF, 1985. Ce mouvement, philosophique et religieux, s’est constitué à Alexandrie d’Égypte, vers le troisième siècle avant notre ère, lors de la grande fusion des cultures grecque et orientales qui a donné la civilisation hellénistique. Son nom vient de ce que la fondation légendaire en a été attribuée aux dieux Hermès et Thot, dont le nom a été condensé plus tardivement sous le nom d’« Hermès trismégiste ». Au cours des premiers siècles de notre ère, en même temps que se rédigeaient les commentaires rabbiniques, que se répandaient les premiers écrits gnostiques et chrétiens, un ensemble de textes d’inspiration hermétiste a été publié sous le titre de Corpus hermeticum. Une partie des traités, acquise au XVe siècle par Cosme de Médicis, a partiellement été traduite en latin par Marsile Ficin. Une traduction française du premier livre, intitulé Poimandrès (Pimander en latin) faite par François de Foix-Candale a été publiée sous le titre : « Le Pimandre de Mercure Trismégiste, de la philosophie chrestienne, cognoissance du Verbe divin, et de l’excellence des œuvres de Dieu », Bordeaux, Simon Millanges, 1579. Hermès trismégiste a été considéré comme un prophète inspiré, soi-disant prêtre de Thot, associé à Moïse, et apparu en Égypte à la même époque que lui. L’accueil plutôt favorable qui a été fait à l’hermétisme à partir de la Renaissance vient des ressemblances établies avec la doctrine chrétienne.
  • [8]
    Le mot vient de Dêmos, le peuple, qui s’adjective en dêmios, public, et de ergon, le travail, d’où Dêmiourgos, celui qui travaille pour une œuvre collective.
  • [9]
    On appelle « entropie » une caractéristique physique qu’a l’énergie à se transformer en perdant chaque fois une part de sa puissance. Le principe d’entropie a fait l’objet d’autres applications que d’ordre physique : il est utilisé en particulier pour signifier les transformations subies par un message (c’est l’angelos, de l’ordre du logos) lorsqu’il passe d’un émetteur à des receveurs successifs.
  • [10]
    La dynastie des Sassanides, qui prend le pouvoir en Perse au troisième siècle de notre ère, a restauré, sous une forme moderne qui a pris les noms de mazdéisme, ou zurvanisme, la religion ancienne de Zoroastre, adoptée au cinquième siècle avant notre ère par les rois achéménides. Les Sassanides ont commandé une rédaction, sous le nom de l’Avesta. de l’ensemble des règles et croyances religieuses. Cette religion se caractérise par l’existence d’un principe divin, appelé Ahriman, opposé au Dieu du bien, Ormuzd. L’existence du bien et du mal permet aux hommes d’exercer en toute connaissance, et donc en toute responsabilité, leurs choix au cours de leur existence. C’est une religion du « libre arbitre » humain, dont l’exercice est lié à une connaissance du bien et du mal léguée aux hommes et expliquée comme une révélation religieuse (Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, traduction française, Paris, Payot, 1976-1983, 3 vol, tome 2 (1978), chap. 27 « Nouvelles synthèses iraniennes »).
  • [11]
    Les dates de la vie de Marcion, appelé Marcion de Sinope ou Marcion du Pont (on nomme ainsi les rives orientales de la mer Noire) se situent entre 80 et 160. L’épisode romain prendrait place vers 140. À Rome, Marcion aurait été mal reçu par la communauté chrétienne dirigée par l’épiscope Pius (le « Pape Pie Ier » de l’Église catholique, mais il n’y a pas de papauté au deuxième siècle), car son paulinisme se heurte à la double réaction des « pétriniens » (favorables à Pierre, jugé plus modéré dans ses innovations, contre Paul), et à celle des Ébionites, partisans d’un retour vers l’origine juive de la religion chrétienne. C’est pourquoi Marcion aurait quitté Rome pour reprendre son œuvre en Orient. La première étude importante consacrée à Marcion et au marcionisme est l’œuvre de l’historien allemand des religions (protestant libéral), Adolf Von Harnack, qui publie en 1921 Marcion. Histoire du dieu étranger (traduction française, Paris, Cerf, 2005). Voir également (avec des auteurs catholiques) Histoire du christianisme (sous la direction de Jean-Marie Mailleur et alii), Paris, Desclée, 2000, tome I.
  • [12]
    Genèse, 3, 20. Le nom d’Adam (mot associé à la terre de couleur rouge, stérile, du désert, opposée à la terre noire, le limon fertile, dont il a été créé) remplace brutalement Ish en n’apparaissant pour la première fois qu’en Genèse, 4, 25 : « Adam connut sa femme : elle enfanta un fils et lui donna le nom de Seth ».
  • [13]
    La distinction des trois natures, venue sans doute des trois « âmes » aristotéliciennes (la végétative, la sensitive et la rationnelle), est fondamentale et se reproduit dans tous les domaines. Les êtres humains sont formés de trois éléments qui peuvent être ou non activés. Un corps matériel, un « esprit » intellectuel (la conscience) et une « âme » active chez les initiés et permettant d’avoir accès à la conscience du vrai royaume du Serpent/Barbelo. Dieu est de nature spirituelle, (la plus haute), le Démiurge est de nature intellectuelle (c’est un technicien pourvu d’une conscience, mais dépourvu de morale), et toute l’Humanité a une nature matérielle. Dans l’humanité, il faut distinguer les individus qui n’activent que leur nature matérielle, d’autres pourvus d’une nature intellectuelle et matérielle (qui peuvent s’élever jusqu’à la conscience démiurgique), et d’autres pourvus d’une triple nature, qui constituent les Initiés. Pour les « caïnites », seul Caïn est pourvu d’une triple nature, Abel n’a accès qu’au Démiurge, et Seth représente la matérialité. Pour les « séthiens », l’initié est Seth, le dernier né, qui dépasse la querelle de ses deux aînés pourvus seulement de deux natures (Abel) ou d’une seule (Caïn). Pour les « pérates », la classification n’est pas rigide, le Logos divin permet le passage d’une catégorie à une autre.
  • [14]
    Genèse, 4, 1. La traduction « grâce à Dieu » (la Bible de Jérusalem traduit « de par Dieu ») est ambiguë : elle peut signifier soit littéralement « avec Dieu », selon une tradition païenne et chrétienne, c’est-à-dire « en m’unissant à Dieu », soit « avec l’aide de Dieu », selon la tradition hébraïque et juive selon laquelle tout enfant est un don de Dieu, mais naît selon les lois habituelles de la biologie, avec un homme pour père. Dans le texte en question, c’est ce deuxième sens qui est manifestement le bon. Les « caïnites » ont choisi l’interprétation donnée à la naissance de Jésus par une partie des Chrétiens (car une autre partie, au début du christianisme, ne l’accepte pas). Les caïnites justifient par leur choix le nom donné ultérieurement à la Vierge Marie de « nouvelle Ève », puisque le mode d’enfantement du premier fils de la première Ève est le même (voir nos Mythologies de l’Occident, éd. de 2013, p.235-238, 345-349 et 362-375). Mais la plupart d’entre eux se rallient en fait à la doctrine gnostique, qui fait de « Christos » un « éon » directement issu du Père sans intervention humaine, pas même féminine.
  • [15]
    Genèse, 4, 3-5. L’attitude apparemment étonnante du dieu biblique est interprétée généralement comme expression de la liberté divine qui conteste le droit humain d’aînesse (même attitude avec Ismaël et Isaac, Ésaü et Jakob, Rachel et Léa, etc...)
  • [16]
    Genèse, 4, 15 « Yahvé mit un signe sur Caïn, afin que le premier venu ne le frappât point ». Genèse, 6 « les fils de Dieu trouvèrent que les filles des hommes leur convenaient ». Ce texte obscur, qui a donné lieu au mythe des anges rebelles, est généralement interprété comme désignant les deux lignées parallèles de Caïn et de Seth, autorisées à s’unir entre elles (voir nos Mythologies de l’Occident, p.304-305). Le nom d’Hénoch est également donné à la première ville de l’histoire, construite par Caïn (Genèse, 4, 17).
  • [17]
    Nombres, 21, 4-9. Les seraphim ou « brûlants » sont plusieurs fois cités dans la Bible (Isaïe, 14,29, 30, 6 ; Deutéronome, 8,15). Ces « dragons volants » peuvent être également considérés comme des météores, ou comme des métaphores de la chaleur. Dans Isaïe 6, 2-6, ils apparaissent comme des figures célestes qui ornent le trône de Dieu, analogues aux Keroubim qui ornent l’arche d’alliance.
  • [18]
    Exode, 3, 15. Le nom donné est lisible, mais non prononçable, ce qu’il doit être. Les Bibles chrétiennes, le rendant prononçable, l’ont traduit par Jéhovah ou Yahvé.
  • [19]
    Exode, 25, 18-20. De même le candélabre est orné de fleurs d’amandier (Exode, 25, 33- 35). La manière d’interpréter le deuxième commandement donnera lieu, chez les Hébreux et ensuite les Juifs, à deux attitudes à l’égard de la représentation des objets, un iconoclasme absolu chez les fondamentalistes et une autorisation à l’image, attitude plus modérée, pourvu qu’elle n’entraîne pas d’idolâtrie. Notons que l’étendard au serpent d’airain (il n’est pas sûr que ce fût l’original) n’a été enlevé du Temple, au temps du roi Ézéchias (celui qui est célébré par Isaïe sous le nom de l’« Emmanuel »), que lorsqu’il y a eu danger d’idolâtrie (2 Rois, 18, 4).
  • [20]
    Voir Mythologies de l’Occident, chap. VII, p.279 et sqq.
  • [21]
    Le texte appelé L’Évangile de Judas, signalé par saint Irénée dans son traité sur La dénonciation de la gnose au nom mensonger, appelé généralement Contre les hérésies, est apparu avant 180. Des informations concernant les « caïnites » sont lisibles dans des textes chrétiens des IIIème et IVème siècles. Le texte disparaît ensuite. En 1978, un exemplaire est trouvé en Égypte. Après être passé par divers propriétaires, les fragments retrouvés ont été publiés en 2006 (voir l’histoire du manuscrit par Rodolphe Kasser, dans L’Évangile de Judas (cité en note 6), p.63-96). Le texte, longtemps attribué à des caïnites, est plutôt considéré comme séthien par Martin Meyer, « Judas et la secte gnostique », ibid., p.161-194. Sur la distinction entre « caïnites » et « séthiens », voir note 13.
  • [22]
    L’histoire de Balaam et de son ânesse est le seul récit de la Bible où il est dit ouvertement que Dieu emprunte une forme animale pour s’exprimer (Nombres, 22, 28 « Yahvé ouvrit la bouche de l’ânesse et elle dit à Balaam : « Que t’ai-je fait/.../? »). C’est un argument en faveur de la thèse soutenue par les ophites qui donnent au serpent de l’Éden la voix de Dieu.

1 Le serpent est un animal dont le symbolisme recouvre, dans des directions opposées, jusqu’aux limites extrêmes de son réseau de sens. Dans ses aspects positifs, il s’élève au statut de divinité. Il est le plus ancien et le premier né des dieux masculins. Dieu, il représente l’émergence la plus archaïque de la vie organisée, premier fils d’une terre-mère encore vierge. À Delphes, fils de Gaia, on l’appelle Python. Dans le Mexique précolombien, il était paré de plumes et avait nom Quelzalcoatl. C’est lui, sous l’espèce du cobra, qui a sauvé le Bouddha du déluge. Il entoure l’univers émergé qu’il enserre, comme une proie, en ses anneaux, et dont il tient le temps de vie en son bon plaisir. Lorsqu’il resserrera ses anneaux, le monde verra sa fin. Il prend nom d’Ouroboros lorsqu’il se mord la queue, et donne un supplément de sens au Temps. Kronos, Saturne, appelé aussi par apparentement phonétique Chronos, le Temps, et sa faux en forme de croissant, ne manie qu’un arc de cercle. Le Serpent mythique renvoie à une figure accomplie, parfaite, du temps, celle du cercle entier représentant l’éternité ou l’éternel retour. C’est bien lui qui fait dire à Nietzsche : « Comment alors ne brûlerai-je pas du désir de l’éternité et du nuptial anneau des anneaux, l’anneau du Retour. Que ce soit donc cette femme que j’aime : car je t’aime, ô Éternité ». Voilà donc le Serpent mué en l’Éternel, comme on appelle celui qui est, l’Alpha et l’Oméga réunis en une figure géométrique de plénitude circulaire. C’est lui encore qui a volé l’élixir de vie rapporté par Gilgamesh de sa visite au seul rescapé du Déluge : c’est le produit de ce vol qui lui permet d’avoir plusieurs vies en changeant chaque fois de peau. Dans la Grèce antique, qui hérite sur ce plan de la Mésopotamie, on l’appelait aussi Okeanos, et c’est dans son lit que s’immerge chaque soir, au son des cors « dont meurt le bruit parmi le vent », pour la nuit, « aveugle immense » jusqu’aux trompettes de l’aube « aux doigts de rose », le char du soleil. Son anatomie, qui rappelle une forme phallique, en fait le symbole même de la virilité et d’un Éros fécond, porteur et diffuseur de vie, à travers les générations, dans les siècles des siècles [1].

2 Dans ses sens négatifs, il est le page de Thanatos. C’est sa morsure, parfois mortelle, qui en est cause. Eurydice et Cléopâtre ont été ses victimes les plus illustres. Sa constriction l’est aussi, comme l’illustre la mort de Laocoon et ses fils. D’autres encore ont péri, pétrifiés par la chevelure, forêt de serpents, de Méduse [2]. Dans la Bible, il est « le brûlant » (saraph) et il fond, depuis le ciel, en pluie de feu, sous forme de dragons ailés (seraphim) sur le peuple des Israélites, qui a démérité [3]. Mais ces monstres sont, malgré tout, les traits envoyés par Dieu et gardent quelque chose de leur origine divine. C’est d’ailleurs la forme d’un serpent, vulgarisée sous le nom du « serpent d’airain », que Dieu choisit pour guérir les morsures. Esculape aussi, le dieu guérisseur, avait les serpents pour emblème, et Hermès, dans son caducée. De ces monstres bibliques, les seraphim, les Chrétiens ont fait des Anges, les Séraphins. C’est un exemple de la facilité qu’a le Serpent à se métamorphoser et à passer du pire au meilleur, en jouant sur l’ensemble de son clavier de sens symboliques. Revenons au pire : le serpent qui tente Ève, dans la Genèse, est dit « le plus rusé des animaux » [4]. La ruse du serpent, opposée à la force du lion et associée à la ruse du renard, deviendra un stéréotype. Le glissement s’effectue avec facilité de la ruse à la sournoiserie et à l’expertise en fait de mensonges et de manipulations. Le Serpent se machiavélise. On voit alors poindre derrière le Serpent l’image du « Malin ». La Bible juive ne connaît pas le Diable, ni le mythe des Anges rebelles ni Lucifer et n’utilise Satan, dans le Livre de Job, que comme une émanation divine appelée « fils de Dieu », qui joue le rôle du procureur, officier du Juge suprême, au tribunal divin. Il fallut attendre le christianisme pour qu’on pût loger la voix du Démon, puis la tête du Démon, et parfois son buste, émergeant d’un corps de reptile, dans le corps du serpent biblique [5].

3 Contre cette interprétation, qui leur semble une fondamentale erreur, s’élève la doctrine d’un groupe de chrétiens gnostiques, apparus au cours du deuxième siècle. Les chasseurs d’hérésies les appellent les « ophites » ou les « naasséniens », les « adorateurs du Serpent », ou plus exactement les « adeptes de la religion du Serpent » [6]. Ce groupe appartient à un courant plus large, appelé la « Gnose » chrétienne. Alors que la doctrine chrétienne la plus répandue, qui s’officialisera en religion d’État à la fin du IVe siècle, greffe sur une base empruntée au judaïsme des éléments de culture ou de mythologie païennes, les gnostiques chrétiens partent d’une base de philosophie et de culture helléniques pour greffer sur elle des éléments de la culture religieuse juive et du christianisme naissant qui en est originellement issu.

4 Pour comprendre la manière dont s’est constituée la doctrine des ophites, il faut la mettre en rapport avec deux mouvements contemporains ou un peu antérieurs, l’hermétisme et le marcionisme, qui ont pu lui fournir des modèles ou qui offrent en tout cas un témoignage d’affinités.

5 Le courant antique, appelé hermétisme, est issu de certaines idées du platonisme [7]. Au deuxième siècle de notre ère, à l’époque même des ophites, la doctrine est publiée en dix livres qui constituent le Corpus hermeticum. Les platoniciens disaient que tout acte créateur comporte trois phases : sa conception, sous forme de pensée, son élaboration verbale, sous forme de projet lisible, et sa réalisation matérielle. Lorsque le platonisme, à l’époque hellénistique, a investi l’Égypte, il a été contaminé par la mentalité théologique du pays, qui transforme les faits naturels en actions divines. Les trois phases de l’élaboration d’une œuvre ont été placées sous la garde de trois divinités : Noûs, la pensée organisée, devient le dieu originel, premier moteur de la création du monde, qu’il engendre sous forme de pensée. Pour les suites de l’opération, il se forge deux autres dieux, qui sont à la fois ses « fils » engendrés tout en étant consubstantiels à sa nature : c’est Logos, le discours formalisé (qu’on traduit en français par une forme empruntée au latin de la Vulgate, le « Verbe »). Cette seconde personne de la trinité céleste transpose la pensée divine ou l’Idée originelle en message audible et lisible. Démiourgos, l’autre « fils » (très exactement l’« artisan travaillant pour le public » [8], qu’on pourrait traduire par l’« entrepreneur », mais qu’on a d’une manière plus élémentaire traduit par « le Démiurge ») se charge de la transposition en ouvrage matériel du projet fourni par Logos. Les imperfections et les ratés que l’on peut constater entre l’Idée première, qui est parfaite, et sa réalisation, l’univers où vivent les humains, qui laisse à désirer, s’explique par le principe platonicien de la « dégradation », quand on passe de l’idéal (l’Idée inspiratrice, d’ordre spirituel) à la réalisation matérielle, d’un degré inférieur. Mais l’imaginaire religieux alexandrin procède, pour sa part, à une surenchère sur cette explication naturelle, qui n’est en somme que la forme ancienne du principe d’« entropie » [9]. Alexandrie d’Égypte est en effet le lieu d’élaboration de la doctrine vers le troisième siècle avant notre ère, à l’heure et dans le lieu où les Septante sont censés traduire en grec la Bible. La doctrine hermétique subit sans doute, pour une part, l’influence de la religion mazdéenne, venue de Perse, qui comporte un dieu du mal, appelé Ahriman. Il existe en effet dans l’Alexandrie hellénistique une colonie perse, moins importante que celle des Juifs, et bien entendu que celle des Grecs, mais suffisamment cultivée pour répandre au-dehors quelques éléments de sa culture et de sa religion, dont le contenu vient d’être publié en ancien persan, sous le nom d’Avesta, sur ordre des souverains sassanides [10]. Le Démiurge va, sous cette influence, devenir un enfant rebelle, qui souhaite accaparer pour lui-même l’œuvre collective qui a été créée avec l’aide des dieux intègres, Noûs et Logos. C’est cette interprétation particulière qui passe dans la Gnose : l’univers a été réalisé sous sa forme matérielle par un dieu pervers, qui veut accaparer tous les pouvoirs, en tyrannisant les créatures, dont les hommes, placés sous sa juridiction, en faisant croire qu’il est le seul vrai dieu créateur de l’univers, en leur interdisant d’avoir tout contact avec les divinités supérieures qui détiennent la juste parole et l’idée juste, et en pratiquant un gouvernement fait d’impostures, de mensonges et de violences. C’est ainsi que les hommes vivent, prisonniers du Démiurge, enfermés dans leur prison matérielle, mais en ayant une vague conscience, réservée à quelques-uns d’entre eux seulement, qu’il y a autre chose. Car ceux-ci sont dotés d’un « esprit » non détérioré par les mensonges du Démiurge (animus en latin, du grec anemos, le vent de l’esprit) qui les met en rapport avec Logos et d’une « âme » (anima en latin, pneuma en grec, le souffle de Dieu) qui leur permet d’entrevoir le royaume des Idées dont Noûs est le maître. Ce ne sont que lueurs d’un au-delà magnétique, perçues du fond des ténèbres matérielles, mais la force de l’aimant est telle qu’elle enflamme, avec une intensité permanente et irrépressible, le désir de connaître « la douceur d’aller là-bas, vivre ensemble ».

6 Si l’hermétisme reste intérieur au paganisme, et ne touche le christianisme que par voie oblique à partir du deuxième siècle, le marcionisme est une doctrine directement issue d’un évangélisateur chrétien oriental [11], qui se fait le défenseur de l’Occident païen jugé menacé par l’immigration et l’investissement sournois des idées issues du judaïsme. Marcion, né vers la fin du premier siècle, fils d’un riche armateur de Sinope, sur le bord oriental de la mer Noire, est un fervent admirateur de saint Paul, l’« apôtre des gentils » (c’est-à-dire des goyim, les non-juifs) actif un demi-siècle plus tôt, et né pas loin de là, à Tarse, en Cilicie. Il admire en Paul celui qui a su donner une dimension universelle au Christ en le libérant d’une partie des croyances et des rites liés à son milieu juif originel. Marcion apporte avec lui à Rome, où il vient dans la première moitié du deuxième siècle, l’Évangile de Luc et dix Épitres de Paul, qui sont pour lui tout ce qu’il faut retenir pour établir une saine doctrine chrétienne. Il faut rejeter en particulier le contenu de la Bible juive, qui reste l’ouvrage fondamental de référence des premiers Chrétiens, comme un livre totalement dépassé, empli d’erreurs et de mensonges. Il fait un travail considérable d’éditeur et de diffuseur à Rome (notamment des Épitres attribuées à Paul). L’approfondissement de ses idées, accompagnées peut-être d’une rencontre avec la Gnose, l’amènent à penser que le dieu de la Bible juive pourrait bien être le « Démiurge » des gnostiques, ou en tout cas un dieu imparfait, ne connaissant que la loi, la force de la loi, et la loi de la force, pour agir et faire plier les hommes à sa volonté. Ce ne peut être le Dieu de Jésus, tout amour et bienveillance. Pour se détacher de l’emprise qu’exerce le texte de la Bible, il en propose une lecture critique où il apparaît que celui qui se fait appeler Dieu pourrait bien être un imposteur qui veut cacher l’existence d’un dieu supérieur, enseignant l’amour et la bonté. En tout cas, il s’agit d’une puissance de second ordre, en retard sur la révélation de l’amour, et qui veut par tous les moyens en empêcher la diffusion. Cette doctrine, qui entend refuser au christianisme des origines culturelles juives, où l’on a vu une des sources de l’antijudaïsme religieux du Moyen Âge chrétien, s’apparente fort à l’idée de la création démiurgique colportée par les gnostiques, qu’il introduit ainsi dans l’univers mental des Chrétiens. Marcion, quittant Rome où il n’arrive pas à faire valoir ses idées, revient en Orient et y organise des Églises marcionites, très actives, aux statuts très fermes et à la doctrine élaborée, qui survivront jusqu’au VIe siècle.

7 Les ophites, dont l’activité est contemporaine de l’âge où s’épanouit le marcionisme et où se fixent en écriture l’hermétisme et les commentaires talmudiques, ainsi que les premiers textes chrétiens très divers parmi lesquels se trouvent ceux qui, retenus comme canoniques, constitueront le Nouveau Testament, se font une image particulière de Dieu. Ils retiennent d’abord, en suivant la Bible, sa transcendance, qui le rend invisible et inconnaissable aux hommes dans sa nature fondamentale. Ils lui attribuent d’autre part une sollicitude paternelle à l’égard de l’humanité. C’est pour eux le « Grand Esprit Invisible ». Pour faire connaître à l’humanité son existence sans dévoiler sa nature, Dieu s’est forgé deux manières de s’exprimer : il se fait voir sous une forme empruntée, celle du plus intelligent et du plus ancien des animaux, le Serpent, et il se fait comprendre sous un nom qui est à la fois son « royaume » habitable, et son signe identitaire lisible, « Barbelo ». Si l’on comprend « Barbelo » comme formé à partir des racines bar (le fils) et bel (nom oriental de Dieu), Barbelo représente le royaume dévoilé et annoncé comme accessible par le « fils de Dieu », Jésus, qui serait le modèle céleste de ce que fut le Paradis terrestre, le jardin d’Éden. Ce « royaume » est la part enviable, désirable, attirante de Dieu en sa manifestation divine d’objet de désir : c’est une manifestation céleste, à tonalité nettement féminine. Si l’on fait venir Barbelo de arb (quatre) et de bel (Dieu), on obtient un « dieu en quatre », qui renvoie aux quatre lettres du tétragramme : Yod, Aleph, Vau, Hé, par lesquelles Dieu accepte de se faire connaître à Moïse. Cette forme verbale, don de Dieu fait aux hommes, ressort elle aussi d’un symbolisme féminin. Ainsi, Dieu, le Grand Esprit Invisible, inaccessible à l’homme, se manifeste en deux apparences théophaniques, l’une masculine et visible, prend la forme du serpent, l’autre, féminine et lisible (mais non prononçable), prend le nom de Barbelo. Nouveau trio théologique qui peut rappeler ce qui, dans le taoïsme, est appelé le Yin et le Yang, hypostases accessibles par leurs qualités tangibles, du tao qui ne se laisse pas directement appréhender.

8 Dieu, dans la doctrine ophite, est le créateur d’un monde parfait, à son image, mais le gouvernement de ce monde a été accaparé par une autre trinité d’esprits pervers qui voudrait en faire son image à elle, et utilise dans ce but les moyens que lui donne la tyrannie, la force et la ruse. La principale force démoniaque, appelée Ialdabaoth, joue le rôle du Démiurge. Il est assisté par deux assesseurs : Nebrô « le Sanglant » (où l’on peut sans doute lire le nom de Nemrod, le tyran légendaire de Babel) est chargé de la conduite de l’histoire, et Saklas, « l’Insensé » de la conduite des hommes qu’on souhaite ignorants et asservis. Le livre de la révélation, la Bible, donné au départ par la divinité en quatre lettres, Barbelo, a été perverti par les interpolations qu’y a ajoutées la trinité démiurgique, se faisant passer pour le vrai Dieu, de sorte qu’une confusion s’instaure dans le texte. Une lecture critique des textes bibliques s’impose donc, destinée à faire la part de la révélation vraiment divine et de celle qui ressort aux usurpateurs de la Démiurgie, qui se font passer pour le Dieu véritable.

9 La confusion des origines s’installe dès le début de la Genèse. Il est dit que Dieu mit le premier humain (Ish, modèle archétypal de l’humanité, ce que signifie ce mot en hébreu) à l’intérieur d’un jardin parfait. Dieu « planta un jardin en Éden, et il y mit l’Homme qu’il avait modelé » (Gen., 2,8). Dieu fit alors « pousser du sol toute espèce d’arbres séduisants à voir et bons à manger ». Parmi eux, se trouve un « arbre de vie » qui permettait à l’Humain installé dans le site d’assurer son existence dans le temps, et un arbre de « la connaissance du bien et du mal », qui permettait d’assurer lucidement sa conduite. Or voici qu’un ordre inattendu intervient concernant l’arbre de la connaissance : interdit de toucher aux fruits ! On peut s’interroger sur la logique d’un Dieu qui place un arbre en bonne place pour qu’on s’en serve, et qui interdit de s’en servir ! La réponse, pour les ophites, est claire : l’arbre mis à la disposition de l’Humain est l’œuvre du vrai Dieu ; l’interdiction ne vient pas de lui, mais du Démiurge, qui refuse aux hommes la connaissance parce qu’il craint qu’ils ne découvrent sa véritable identité d’usurpateur. Il les veut ignorants pour pouvoir régner en maître absolu. Dieu, le Grand Invisible, ne tarde pas à réagir : il a fait à l’Humain une compagne sur mesure : c’est Isha, l’Humaine, elle aussi modelée par ses soins et avec encore plus de sollicitude, puisqu’il la tire non du limon de la terre, mais de la chair vivante de Ish. Puis il prend la forme visible du Serpent, « l’animal le plus rusé », et il va dire à Isha, parce qu’il sait qu’elle le comprendra mieux, qu’elle est autorisée à cueillir le fruit de l’arbre interdit par le Démiurge. C’est ce qu’elle fait : elle possède alors la connaissance du bien et du mal, et la fait partager à son compagnon. Le Démiurge l’apprend : il réagit à son tour et chasse le couple humain du Paradis, en les menaçant de toutes sortes de maux pour leur existence future. Dieu n’abandonne pas le couple exilé : il le suit à la trace, et trouve le moyen de manifester à leurs yeux qu’il existe et qu’il continue à prendre soin d’eux, malgré tous les efforts du Démon démiurgique pour l’en empêcher.

10 L’exil hors du royaume de Barbelo n’a pas permis au couple humain de goûter au fruit de l’arbre de vie. Ils sont condamnés à vivre une vie éphémère et précaire. C’est alors que Dieu suggère à Ish, l’Humain, de donner à Isha, l’Humaine, un nom plus approprié : ce sera celui d’Havva, la Vie. L’Humain (il s’appelle toujours Ish et ne prend que plus tard le nom à consonance strictement matérielle d’Adam, le limon de la terre d’où il est né) « appela sa femme Havva, la Vie, parce qu’elle fut la mère de tous les vivants » [12]. Grâce à Ève, se trouve donc compensée, par la possibilité de la procréation, la perte du fruit de l’arbre de vie qui donnait l’éternité dans le royaume de Barbelo. Ève, « la mère de tous les vivants » retrouve ainsi, dans le contexte biblique, le rôle joué par la Grande Déesse des paganismes divers, la première et la plus ancienne des déités, Gaia, la Mère de l’Ida, Cybèle, et de toutes les Vénus, de celle de Brassempuy à celle d’Éphèse, qu’on appelle improprement Artémis. Elle est également, selon les ophites, la première des initiées à la connaissance du vrai dieu, parce qu’elle a une triple nature, matérielle, intellectuelle et spirituelle, que signifient symboliquement son corps, son esprit et son âme. Elle aura trois enfants : Caïn, qui possède la triple nature, Abel, qui ne possède que la matérielle et l’intellectuelle, comme son père, doté d’un corps et de la connaissance grâce à l’influence d’Ève, et Seth, qui ne possède que la matérielle, comme son père, passé d’Ish en Adam[13]. Caïn, selon la doctrine des ophites caïnites, n’est pas le fils d’Ish : c’est Dieu lui-même qui l’a conçu avec Havva, la Vie : « elle conçut et enfanta Caïn et elle dit : “j’ai acquis (qâna, acquérir, rapproché de qaïn) un homme grâce à Dieu” » [14]. En raison du symbolisme donné à tous les membres de la première famille humaine de la Bible, le meurtre d’Abel par Caïn revêt lui aussi un caractère symbolique : Caïn, initié à la vérité du Serpent/Barbelo, lui fait des offrandes. Abel, initié seulement à la chair et à la connaissance du Démiurge (le dieu mécanicien qui a seulement donné une mécanique à l’ordre du monde) fait des offrandes au Démiurge, en croyant les faire au seul vrai Dieu. Lorsque le texte biblique dit que Dieu agrée les offrandes d’Abel, et rejette celle de Caïn [15], il faut comprendre que c’est le Démiurge qui donne une préférence à Abel, en se faisant passer pour Dieu, et en créant la zizanie entre les frères. Le meurtre d’Abel signifie la victoire de la vérité, celle du vrai Dieu, que connaît Caïn, et la déroute des ruses du Démiurge, se faisant passer pour le vrai Dieu aux yeux d’Abel qui est dupé sans comprendre la duperie. Dieu marque bien ensuite que Caïn est son protégé, en mettant sur lui un signe d’élection, en reconnaissant sa descendance comme celle des « fils de Dieu », et en inspirant pour nom à son fils celui d’Hénoch, qui veut dire « celui qui sait », l’initié [16].

11 Un autre épisode biblique célèbre, généralement connu sous le nom de « le serpent d’airain » fait l’objet d’une réinterprétation dans un sens qui se veut plus logique [17]. L’interprétation commune est la suivante : à la suite d’un différend survenu, au milieu du désert, entre Moïse et son peuple, Dieu « envoya contre le peuple les serpents brûlants, dont la morsure fit périr beaucoup de monde ». L’envoi de ce fléau fait réfléchir le peuple qui demande alors à Moïse d’intercéder auprès de Dieu. Celui-ci répond favorablement à Moïse et lui demande de faire couler dans le bronze une figurine représentant un serpent qu’on fixera au sommet du mât qui soutient l’étendard. Il suffira de lever la tête pour regarder le « serpent d’airain » et être guéri des morsures. Les ophites contestent cette interprétation qui attribue à Dieu une conduite versatile. Il faut donc comprendre, selon eux, que la querelle entre le peuple d’Israël et son chef est une aubaine pour le Démiurge qui saisit toutes les occasions pour semer la discorde. Il incite donc le peuple, par l’envoi du fléau des « serpents de feu », à rebrousser chemin et à ne pas suivre la volonté du chef inspiré par le vrai Dieu. Mais Moïse, qui est un initié et connaît le vrai Dieu, a compris la ruse du Démiurge et adresse une prière à celui qui lui a dit son nom, YHVH, le dieu en quatre lettres [18], pour contrer l’action démiurgique. Il obtient satisfaction, mais la nature du remède pose un nouveau problème. Moïse a reçu sur le Sinaï le livre des dix lois. Le deuxième interdit, suivant l’interprétation commune, de représenter des figures d’êtres créés : « tu ne te feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux là-haut, ou sur la terre ici-bas, ou dans les eaux au-dessous de la terre ». (Exode, 20, 4) Cette règle d’iconoclasme absolu n’est pas dictée par Dieu, mais par le Démiurge. On voit bien qu’elle s’inscrit dans la volonté d’obscurantisme du Démiurge qui, après avoir interdit aux hommes l’accès à la connaissance veut les priver de l’accès à l’art. Il s’agit là d’un rajout introduit par le Démiurge à ce qu’a édicté le vrai Dieu, « Tu ne te prosterneras pas devant les images ni ne les serviras » (Ex., 20, 5). L’interdiction divine ne concerne que le culte des objets, appelé idolâtrie, qui est une aberration, mais leur reproduction, qui donne naissance à l’art, est licite. Voilà pourquoi Moïse est autorisé à représenter des animaux ou des formes naturelles, comme il le fera dans l’ornementation de l’arche où sont sculptés des Keroubim, figures chimériques plutôt repoussantes, destinées à faire fuir les voleurs, dont les Chrétiens ont fait par renversement des Anges, les Chérubins [19]. Le regard élevé vers le serpent d’airain n’est pas un acte cultuel, mais une simple posture thérapeutique. Pourtant, lorsque l’étendard, avec son serpent, sera placé à l’intérieur du Temple, un roi d’Israël, Ézéchias, le fera enlever par crainte d’une idolâtrie.

12 La tradition ophite touche également à l’interprétation commune donnée au message évangélique apporté par Jésus à l’humanité et au rôle qu’aurait joué Judas. L’opinion commune a fait de Judas le type même du traître, et toutes sortes de noms d’animaux détestables lui ont été réservés dans le lynchage multiséculaire dont il a fait l’objet dans les siècles du christianisme triomphant. Il y a peu de temps seulement que cette conception, utilisée avec des arrière-plans d’antijudaïsme, a été revue [20]. La redécouverte d’un texte gnostique, l’Évangile de Judas, connu dès la fin du deuxième siècle, mais que l’on croyait perdu, propose une interprétation paradoxale du rôle de Judas, dont le renversement par rapport à la norme, fait penser qu’il est issu du milieu ophite, caïnite ou plus vraisemblablement séthien [21]. Jésus est l’envoyé du vrai Dieu, qui s’est déjà fait connaître sous la forme du Serpent ou comme le maître du royaume de Barbelo. Une ruse du Démiurge a réussi à enfermer cette émanation céleste, véritable « fils de Dieu » dans un corps matériel. Jésus, ayant rempli son rôle d’annonciateur aux hommes de l’existence du vrai Dieu d’amour, cherche à se libérer du corps que lui a imposé le Démiurge. Parmi ses disciples, seul Judas l’a compris. C’est pourquoi Jésus lui demande de le dénoncer auprès des autorités pour qu’il puisse, par la mort, retrouver son statut spirituel et rejoindre le royaume du Père. Car ce dieu s’est manifesté, d’Ève à lui, Judas, en passant par Caïn et les autres grands initiés qui n’ont pas confondu les messages du vrai Dieu, celui qui a pris pour s’exprimer la forme du Serpent et les quatre lettres de Barbelo, et les fourberies verbales de l’imposteur qui gouverne le monde.

13 L’existence de cette doctrine, paradoxale par rapport à la tradition chrétienne qui deviendra la norme, montre à la fois la richesse du symbolisme qui innerve les textes de référence et les difficultés à les restreindre à des messages monosémiques. Le symbolisme animal contenu dans la Bible obéit aux mêmes principes et engendre les mêmes attributs contradictoires. Il y aurait des animaux nobles, comme l’aigle ou le lion, d’autres qui ne le sont pas et forment le vulgum pecus des roturiers, et d’autres enfin qui sont les parias de cette société animale arbitrairement hiérarchisée par l’imaginaire humain. L’imaginaire des adeptes du Serpent rappelle que la plus haute autorité du monde, le vrai Dieu, père et mère, qui peut se manifester aussi bien dans une forme visible (le Serpent et l’Âne [22] de la Bible) et audible (c’est la voix de Dieu qui se fait entendre dans le Serpent de l’Éden et dans l’ânesse de Balaam) que dans une forme lisible (les lettres du tétragramme), n’établit pas de hiérarchie dans les espèces qu’il sauvera du Déluge déchaîné par le Démiurge. Toutes les espèces ne sont pas semblables, mais ne sont pas non plus confinées dans des places hiérarchisées et fixées pour l’éternité. Qui veut faire l’ange peut faire la bête, mais il n’est pas interdit aux plus bêtes de se faire les porte-paroles, sans même en avoir conscience, des messages transportés par les Anges. L’inconscient, que l’on enferme communément dans les caves du psychisme, peut également faire entendre, à travers les barreaux de sa cage, son langage et emboucher les trompettes de la renommée, en se faisant connaître comme un nouveau fruit du savoir cueilli par infraction sur l’arbre interdit de l’Éden.


Mots-clés éditeurs : Gnose, Évangile, Caïn, Ève, Serpent, Judas, Bible, Polysémie, Symbolisme animal, Ophites

Date de mise en ligne : 04/09/2015.

https://doi.org/10.3917/imin.033.0011

Notes

  • [1]
    Le contenu de ce paragraphe est nourri d’exemples fournis par le Dictionnaire des symboles (sous la direction de Jean Chevalier), Paris, Robert Laffont, 1969, articles « serpent », « ouroboros », « anneau », et par le Dictionnaire des religions (d’après Mircea Eliade, revu par Ioan I. Couliano), Paris, Plon, I990, articles « Grèce », « Bouddhisme », « Judaïsme ». Les citations littéraires incluses entre parenthèses sont de Friedrich Nietzsche, « Les sept sceaux ou le chant du oui et de l’amen », traduction française dans Pierre Garnier, Nietzsche, Paris, Seghers, 1957, p.157, Guillaume Apollinaire, « Cors de chasse », dans Alcools, repris par André Billy, Apollinaire, Paris, Seghers, 1947, p. 122. Victor Hugo, « Le parricide », La Légende des siècles, X, 1, v.3, Paris, G.F., 1967, p.217. « L’aurore aux doigts de rose » (Éôs rhododactylos) est une expression homérique.
  • [2]
    Exemples fournis par Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1982, articles « Orphée », « Laocoon », « Méduse ».
  • [3]
    Nombres, 21, 4-9. Tous nos emprunts au texte biblique renvoient, sauf avis contraire, à la traduction française de l’« École biblique de Jérusalem » : La Sainte Bible, Paris, Cerf, 1956.
  • [4]
    Genèse.3, 1 : « le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que Yahvé Dieu avait faits ».
  • [5]
    Nous renvoyons à notre étude « L’invention du diable et les métamorphoses de Satan », dans nos Mythologies de l’Occident, Paris, Ellipses, 2007, chapitre X ; nouvelle édition, Paris, Ellipses-poche, 2011, p. 301 sqq. L’idée du Démon infus dans le corps du Serpent biblique, associé à une image négative d’Ève responsable du péché originel, est une idée liée à la forte misogynie des premiers temps du christianisme, qui a longtemps persisté (la sculpture du porche nord de Notre-Dame de Paris, représentant « la tentation » donne au Serpent un buste féminin).
  • [6]
    Nous puisons l’essentiel de nos informations sur les sectes des chrétiens gnostiques dans les commentaires des professeurs R. Kasser, M. Meyer et G. Wurst, qui accompagnent la traduction du texte de L’Évangile de Judas, Paris, Flammarion, 2006.
  • [7]
    Sur l’hermétisme, nous renvoyons essentiellement aux travaux de Jacques-André Festugière, le spécialiste le plus reconnu, notamment dans La Révélation d’Hermès Trismégiste, Paris, Les Belles-Lettres, 1944-1954, 4 vol. ; nouvelle édition en un volume, ibid.). Id., Hermétisme et mystique païenne, Paris, Aubier-Montaigne, 1967. Un condensé de la doctrine a été fourni par Françoise Bonardel, L’Hermétisme, Paris, PUF, 1985. Ce mouvement, philosophique et religieux, s’est constitué à Alexandrie d’Égypte, vers le troisième siècle avant notre ère, lors de la grande fusion des cultures grecque et orientales qui a donné la civilisation hellénistique. Son nom vient de ce que la fondation légendaire en a été attribuée aux dieux Hermès et Thot, dont le nom a été condensé plus tardivement sous le nom d’« Hermès trismégiste ». Au cours des premiers siècles de notre ère, en même temps que se rédigeaient les commentaires rabbiniques, que se répandaient les premiers écrits gnostiques et chrétiens, un ensemble de textes d’inspiration hermétiste a été publié sous le titre de Corpus hermeticum. Une partie des traités, acquise au XVe siècle par Cosme de Médicis, a partiellement été traduite en latin par Marsile Ficin. Une traduction française du premier livre, intitulé Poimandrès (Pimander en latin) faite par François de Foix-Candale a été publiée sous le titre : « Le Pimandre de Mercure Trismégiste, de la philosophie chrestienne, cognoissance du Verbe divin, et de l’excellence des œuvres de Dieu », Bordeaux, Simon Millanges, 1579. Hermès trismégiste a été considéré comme un prophète inspiré, soi-disant prêtre de Thot, associé à Moïse, et apparu en Égypte à la même époque que lui. L’accueil plutôt favorable qui a été fait à l’hermétisme à partir de la Renaissance vient des ressemblances établies avec la doctrine chrétienne.
  • [8]
    Le mot vient de Dêmos, le peuple, qui s’adjective en dêmios, public, et de ergon, le travail, d’où Dêmiourgos, celui qui travaille pour une œuvre collective.
  • [9]
    On appelle « entropie » une caractéristique physique qu’a l’énergie à se transformer en perdant chaque fois une part de sa puissance. Le principe d’entropie a fait l’objet d’autres applications que d’ordre physique : il est utilisé en particulier pour signifier les transformations subies par un message (c’est l’angelos, de l’ordre du logos) lorsqu’il passe d’un émetteur à des receveurs successifs.
  • [10]
    La dynastie des Sassanides, qui prend le pouvoir en Perse au troisième siècle de notre ère, a restauré, sous une forme moderne qui a pris les noms de mazdéisme, ou zurvanisme, la religion ancienne de Zoroastre, adoptée au cinquième siècle avant notre ère par les rois achéménides. Les Sassanides ont commandé une rédaction, sous le nom de l’Avesta. de l’ensemble des règles et croyances religieuses. Cette religion se caractérise par l’existence d’un principe divin, appelé Ahriman, opposé au Dieu du bien, Ormuzd. L’existence du bien et du mal permet aux hommes d’exercer en toute connaissance, et donc en toute responsabilité, leurs choix au cours de leur existence. C’est une religion du « libre arbitre » humain, dont l’exercice est lié à une connaissance du bien et du mal léguée aux hommes et expliquée comme une révélation religieuse (Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, traduction française, Paris, Payot, 1976-1983, 3 vol, tome 2 (1978), chap. 27 « Nouvelles synthèses iraniennes »).
  • [11]
    Les dates de la vie de Marcion, appelé Marcion de Sinope ou Marcion du Pont (on nomme ainsi les rives orientales de la mer Noire) se situent entre 80 et 160. L’épisode romain prendrait place vers 140. À Rome, Marcion aurait été mal reçu par la communauté chrétienne dirigée par l’épiscope Pius (le « Pape Pie Ier » de l’Église catholique, mais il n’y a pas de papauté au deuxième siècle), car son paulinisme se heurte à la double réaction des « pétriniens » (favorables à Pierre, jugé plus modéré dans ses innovations, contre Paul), et à celle des Ébionites, partisans d’un retour vers l’origine juive de la religion chrétienne. C’est pourquoi Marcion aurait quitté Rome pour reprendre son œuvre en Orient. La première étude importante consacrée à Marcion et au marcionisme est l’œuvre de l’historien allemand des religions (protestant libéral), Adolf Von Harnack, qui publie en 1921 Marcion. Histoire du dieu étranger (traduction française, Paris, Cerf, 2005). Voir également (avec des auteurs catholiques) Histoire du christianisme (sous la direction de Jean-Marie Mailleur et alii), Paris, Desclée, 2000, tome I.
  • [12]
    Genèse, 3, 20. Le nom d’Adam (mot associé à la terre de couleur rouge, stérile, du désert, opposée à la terre noire, le limon fertile, dont il a été créé) remplace brutalement Ish en n’apparaissant pour la première fois qu’en Genèse, 4, 25 : « Adam connut sa femme : elle enfanta un fils et lui donna le nom de Seth ».
  • [13]
    La distinction des trois natures, venue sans doute des trois « âmes » aristotéliciennes (la végétative, la sensitive et la rationnelle), est fondamentale et se reproduit dans tous les domaines. Les êtres humains sont formés de trois éléments qui peuvent être ou non activés. Un corps matériel, un « esprit » intellectuel (la conscience) et une « âme » active chez les initiés et permettant d’avoir accès à la conscience du vrai royaume du Serpent/Barbelo. Dieu est de nature spirituelle, (la plus haute), le Démiurge est de nature intellectuelle (c’est un technicien pourvu d’une conscience, mais dépourvu de morale), et toute l’Humanité a une nature matérielle. Dans l’humanité, il faut distinguer les individus qui n’activent que leur nature matérielle, d’autres pourvus d’une nature intellectuelle et matérielle (qui peuvent s’élever jusqu’à la conscience démiurgique), et d’autres pourvus d’une triple nature, qui constituent les Initiés. Pour les « caïnites », seul Caïn est pourvu d’une triple nature, Abel n’a accès qu’au Démiurge, et Seth représente la matérialité. Pour les « séthiens », l’initié est Seth, le dernier né, qui dépasse la querelle de ses deux aînés pourvus seulement de deux natures (Abel) ou d’une seule (Caïn). Pour les « pérates », la classification n’est pas rigide, le Logos divin permet le passage d’une catégorie à une autre.
  • [14]
    Genèse, 4, 1. La traduction « grâce à Dieu » (la Bible de Jérusalem traduit « de par Dieu ») est ambiguë : elle peut signifier soit littéralement « avec Dieu », selon une tradition païenne et chrétienne, c’est-à-dire « en m’unissant à Dieu », soit « avec l’aide de Dieu », selon la tradition hébraïque et juive selon laquelle tout enfant est un don de Dieu, mais naît selon les lois habituelles de la biologie, avec un homme pour père. Dans le texte en question, c’est ce deuxième sens qui est manifestement le bon. Les « caïnites » ont choisi l’interprétation donnée à la naissance de Jésus par une partie des Chrétiens (car une autre partie, au début du christianisme, ne l’accepte pas). Les caïnites justifient par leur choix le nom donné ultérieurement à la Vierge Marie de « nouvelle Ève », puisque le mode d’enfantement du premier fils de la première Ève est le même (voir nos Mythologies de l’Occident, éd. de 2013, p.235-238, 345-349 et 362-375). Mais la plupart d’entre eux se rallient en fait à la doctrine gnostique, qui fait de « Christos » un « éon » directement issu du Père sans intervention humaine, pas même féminine.
  • [15]
    Genèse, 4, 3-5. L’attitude apparemment étonnante du dieu biblique est interprétée généralement comme expression de la liberté divine qui conteste le droit humain d’aînesse (même attitude avec Ismaël et Isaac, Ésaü et Jakob, Rachel et Léa, etc...)
  • [16]
    Genèse, 4, 15 « Yahvé mit un signe sur Caïn, afin que le premier venu ne le frappât point ». Genèse, 6 « les fils de Dieu trouvèrent que les filles des hommes leur convenaient ». Ce texte obscur, qui a donné lieu au mythe des anges rebelles, est généralement interprété comme désignant les deux lignées parallèles de Caïn et de Seth, autorisées à s’unir entre elles (voir nos Mythologies de l’Occident, p.304-305). Le nom d’Hénoch est également donné à la première ville de l’histoire, construite par Caïn (Genèse, 4, 17).
  • [17]
    Nombres, 21, 4-9. Les seraphim ou « brûlants » sont plusieurs fois cités dans la Bible (Isaïe, 14,29, 30, 6 ; Deutéronome, 8,15). Ces « dragons volants » peuvent être également considérés comme des météores, ou comme des métaphores de la chaleur. Dans Isaïe 6, 2-6, ils apparaissent comme des figures célestes qui ornent le trône de Dieu, analogues aux Keroubim qui ornent l’arche d’alliance.
  • [18]
    Exode, 3, 15. Le nom donné est lisible, mais non prononçable, ce qu’il doit être. Les Bibles chrétiennes, le rendant prononçable, l’ont traduit par Jéhovah ou Yahvé.
  • [19]
    Exode, 25, 18-20. De même le candélabre est orné de fleurs d’amandier (Exode, 25, 33- 35). La manière d’interpréter le deuxième commandement donnera lieu, chez les Hébreux et ensuite les Juifs, à deux attitudes à l’égard de la représentation des objets, un iconoclasme absolu chez les fondamentalistes et une autorisation à l’image, attitude plus modérée, pourvu qu’elle n’entraîne pas d’idolâtrie. Notons que l’étendard au serpent d’airain (il n’est pas sûr que ce fût l’original) n’a été enlevé du Temple, au temps du roi Ézéchias (celui qui est célébré par Isaïe sous le nom de l’« Emmanuel »), que lorsqu’il y a eu danger d’idolâtrie (2 Rois, 18, 4).
  • [20]
    Voir Mythologies de l’Occident, chap. VII, p.279 et sqq.
  • [21]
    Le texte appelé L’Évangile de Judas, signalé par saint Irénée dans son traité sur La dénonciation de la gnose au nom mensonger, appelé généralement Contre les hérésies, est apparu avant 180. Des informations concernant les « caïnites » sont lisibles dans des textes chrétiens des IIIème et IVème siècles. Le texte disparaît ensuite. En 1978, un exemplaire est trouvé en Égypte. Après être passé par divers propriétaires, les fragments retrouvés ont été publiés en 2006 (voir l’histoire du manuscrit par Rodolphe Kasser, dans L’Évangile de Judas (cité en note 6), p.63-96). Le texte, longtemps attribué à des caïnites, est plutôt considéré comme séthien par Martin Meyer, « Judas et la secte gnostique », ibid., p.161-194. Sur la distinction entre « caïnites » et « séthiens », voir note 13.
  • [22]
    L’histoire de Balaam et de son ânesse est le seul récit de la Bible où il est dit ouvertement que Dieu emprunte une forme animale pour s’exprimer (Nombres, 22, 28 « Yahvé ouvrit la bouche de l’ânesse et elle dit à Balaam : « Que t’ai-je fait/.../? »). C’est un argument en faveur de la thèse soutenue par les ophites qui donnent au serpent de l’Éden la voix de Dieu.
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