Notes
-
[1]
Halévy D. (1909).
-
[2]
« Les curiosités esthétiques sont un grand livre, un jugement sur le siècle ».
-
[3]
Andréas-Salomé L. (1894).
-
[4]
zweig S. (1919).
-
[5]
Wotling P. (1999).
-
[6]
Audi P. (2003).
-
[7]
Fragments posthumes in Friedrich Nietzsche, Œuvres, Robert Laffont, « Bouquins », 2000. Toutes les œuvres citées réfèrent à cette édition.
-
[8]
Nietzsche, L’Herne, 2000.
-
[9]
Cf. Aulagnier P. (1984) et Filloux J. (2006).
-
[10]
Nietzsche F. (1888 a).
-
[11]
Nietzsche F. (1888 b).
-
[12]
Nietzsche F. « La philosophie au marteau », in Le crépuscule des idoles.
-
[13]
Nietzsche F. (1886).
-
[14]
Nietzsche F. (1878).
-
[15]
Dostoïevski F. (1864).
-
[16]
Nietzsche F. Fragments posthumes.
-
[17]
Nietzsche. (1881).
-
[18]
Nietzsche F. (1887).
-
[19]
Nietzsche F. (1883-1887).
-
[20]
Nietzsche F. (1886).
-
[21]
Nietzsche F. (1888 b).
-
[22]
Nietzsche F. (1888 b).
-
[23]
Nietzsche F. (1883-1885).
-
[24]
Sand G. (1904).
-
[25]
Gombrowicz W. (1937).
-
[26]
Perrier F. « Séminaire sur l’amour », in La chaussée d’Antin, nouv. éd. Albin Michel, 1994.
1« Un monologue idéal : toute l’œuvre de Nietzsche est cela ; un solitaire qui se parle à lui-même et qui repose et résout tous les problèmes comme si personne avant lui ne les avait abordés, solitude et altérité d’une pensée par nature étrangère à toute autre », c’est ainsi que D. Halévy [1] nous propose d’aborder Nietzsche et ses refus fondamentaux.
2Penseur, créateur solitaire, Nietzsche n’est pourtant pas un penseur isolé. Il se reconnaît des ancêtres : Héraclite, Empédocle, Spinoza, Goethe... et sa pensée s’est construite en relation étroite avec la culture européenne qui lui était contemporaine. S’il admire Stendhal, si sa rencontre avec Dostoïevski a été décisive pour penser le mal et s’il trouve chez Baudelaire [2] un écho si profond à sa critique de la modernité qu’il voit un temps en lui un double de sa personnalité, il ne se détourne pas de la compassion schopenhauerienne, du romantisme de la pitié et de l’amour, pour accepter le romantisme inverse de la violence et de l’énergie. Il faut sans doute suivre Lou Andréas Salomé [3] lorsqu’elle affirme dans le livre qu’elle lui consacre que c’est « Nietzsche en personne que nous retrouverons constamment dans son œuvre ». Nietzsche approuve cette idée de ramener les systèmes philosophiques aux actes personnels de leur auteur ; « c’est l’idée d’une âme sœur » lui écrira-t-il. La démarche de connaissance est bien par nature pour lui langue du subjectif, du privé. Il y a là une divergence importante avec ce que sera la démarche freudienne, l’exigence de rationalité que Freud ne cessera de mettre en avant. Si tous deux se rencontrent sur l’intrication du monde des instincts et du monde de la raison, pour reconnaître la précarité de la prise humaine sur la naturalité et la place de la négativité, ils se séparent sur le mode de traitement de cette négativité. Nietzsche ne cessera de dénoncer le danger de la rationalité moderne, du rabattement initié par Socrate du savoir sur la vérité, de mettre en question ce que le recours à la rationalité et à la science peut avoir de défensif contre l’instinct, quand Freud, à l’opposé, affirmera la nécessité du primat de la raison et par voie de conséquence la nécessité d’une démarche scientifique pour fonder la connaissance. Ce qui sépare ces deux « incurables désillusionnistes », pour reprendre une expression de Stefan zweig [4] appliquée à Freud, c’est que là où pour Freud la voix de l’intellect est malgré ses échecs la seule raison d’espérer pour l’avenir de l’humanité, l’unique moyen de salut pour l’homme et pour l’humanité car « nous n’avons pas d’autres moyens que notre intelligence pour dominer notre vie instinctive », – il soutiendra encore dans sa dernière œuvre que « le primat de l’intellect se trouve, certes, mais dans une région lointaine, mais probablement pas accessible » –, Nietzsche voit dans la morale, dans le dieu des chrétiens comme surmoi intériorisé, dans tout ce qui contribue à la restriction des instincts l’origine du mal. La défaite de l’humanité, sa décadence c’est dans le rejet ou la restrictivité imposée aux instincts qu’il faut l’interpréter. Démontrer cette vérité en faisant une généalogie de la morale est la tâche à laquelle il va s’assigner. Ainsi, prendre parti pour la prépondérance de la raison ou de l’instinct est en son fondement ce qui les oppose, l’écart qui les sépare est creusé de la valeur qu’ils confèrent l’un et l’autre à la connaissance. On comprend comment Freud s’est toujours défendu d’un contact avec la pensée de Nietzsche et en contrepoint l’attrait exercé par ce poète lyrique de l’animalité originaire et de la liberté nomade que Nietzsche s’affirme être.
3Nietzsche né en 1844, meurt en 1900, année de naissance de la psychanalyse avec la parution de L’interprétation des rêves, après dix années de silence consécutives à l’effondrement vécu, en janvier 1889 à Turin, lorsqu’il est témoin de la maltraitance d’un cheval par son charretier. Il n’a donc pu se confronter avec la pensée freudienne. A partir de sa rupture avec la tradition métaphysique qui prétend rendre d’emblée raison de l’instance la plus complexe, la pensée, celle du cogito cartésien, ce qu’il dénonce est la psychologie préfreudienne qui exige de l’individu la répression des instincts par la raison. Car, pour lui, la pensée n’est ni une unité ni une instance première. Seuls les préjugés moraux ou les raisons d’utilité sont en faveur de l’unité et de la certitude mais tout n’est qu’apparence et incertitude, il n’y a pas d’en soi. C’est pourquoi ce n’est pas la pensée mais le corps qui, dans sa prodigieuse diversité, peut permettre d’étudier et de comprendre la diversité des phénomènes. Dans son travail sur Nietzsche et le problème de la civilisation Patrick Wotling [5] éclaire comment le terme corps désigne pour Nietzsche une instance de structure plurielle constituée par la pluralité des instincts et des affects, pour voir dans le privilège que la pensée nietzschéenne accorde au corps comme instance la plus saisissable, la plus immédiatement accessible aussi, non une hypothèse ontologique mais une hypothèse méthodologique. Si Nietzsche privilégie notre monde d’appétits et de passions c’est parce qu’il constitue l’unique réalité à laquelle nous ayons accès et pour laquelle il est possible d’élaborer un système de représentations permettant de le décrire grossièrement. Hypothèse méthodologique aussi parce que cela lui permet de rompre avec toute conception idéaliste, de s’opposer au christianisme qui prétend éradiquer les passions. Il dira : « nos passions sont les roches nues de la réalité ». En étant affirmation de la suprématie de la sensorialité contre tout idéalisme, la psychologie de Nietzsche se veut interprétation du corps pulsionnel, du corps qui éprouve, du corps qui souffre. Ni unité ni instance première, la pensée n’est qu’une instance dérivée descriptible à partir du jeu des instincts, des passions et des besoins qui constituent le corps. Elle se greffe directement sur le vécu corporel. On peut ainsi dégager chez lui une topique à deux termes, faite d’un soi et d’un moi, exclusive du surmoi de la topique freudienne et de l’anankè, la nécessité que Freud formulera en ces termes : « là où le ça était le moi doit advenir », pour autant qu’on puisse faire correspondre le soi nietzschéen au ça freudien. Avec Paul Audi [6] on soulignera que dans cette topique c’est le moi qui se trouve dans une complète soumission aux injonctions affectives émanant du soi maître le plus puissant qui dit au moi : habite ta chair, souffre, éprouve des joies etc. obligeant ainsi le moi à penser, à se défendre contre ses injonctions pour reconquérir une souveraineté sur le démon qui l’excède et le déborde, pour faire avec cette « poussée faustienne » dont parle Stefan zweig. C’est donc l’excédence du pulsionnel et de l’affectif en moi qui constitue mon individualité la plus absolue. L’inconscient est chez Nietzsche langage direct des pulsions ; il revalorise l’image (du corps) en l’absence d’une théorie de la représentativité qui, avec Freud, rend possible un savoir indirect mais objectif sur la pulsion. C’est en cela que Freud peut dire que le système projectif de Nietzsche lui a fait rater la théorie des pulsions. Il résulte de cette soumission du moi aux forces pulsionnelles affectives, qu’il n’y a pas qu’un moi, que le moi est divers, pluriel. Et cela est vrai pour Nietzsche lui-même. Il n’y a pas un mais plusieurs Nietzsche. D’où sans doute la fascination qu’il exerce et la multiplicité des interprétations auxquelles il se prête, y compris des plus malveillantes et des plus nocives tant il est vrai que le désir d’emprise par la pensée rend cruel, confronté à l’errance, à l’incertitude, à l’imprévisible, et c’est précisément ce désir d’emprise et cette cruauté que Nietzsche va mettre au fondement même de l’histoire de la culture et de sa conception du mal.
4Pour comprendre la précocité de son exigence de penser le mal, de cette nécessité interne qui l’habite, il faut partir de son histoire. C’est d’abord, à six ans, la mort du père et du petit frère : Dieu est mort. Puis à treize ans survient la catastrophe initiale : le passage de la maison pastorale, du village natal de Roecken à la vie urbaine, à Naumbourg. Pour ce fils de pasteur luthérien, né dans une famille royaliste d’une haute exigence spirituelle, la perte du monde de l’enfance, le passage du paradis à l’enfer, ouvre sur une intuition inoubliable : il lui faut réintégrer l’enfer, le diable, force créatrice se dévorant elle-même, transfigurer le feu brûlant en source lumineuse.
5Mais c’est l’échec. Dieu est mort, et avec sa mort les sources d’espérance et d’amour sont taries. Depuis qu’il n’y a plus de Dieu la solitude est devenue intolérable. Nietzsche envisage à peu près le problème comme Pascal, mais il lui donne une autre solution. Là où celui-ci refuse l’ordre du monstrueux et du chaotique et parie pour la foi, Nietzsche ne recule pas, ne voyant d’autres prémices possibles pour l’homme que d’accepter le chaotique et le monstrueux et de tenter un effort désespéré pour obtenir que le monde puise en soi la capacité de se transcender. Dans cette recherche de transcendance il assume l’effroi de la pensée tel que, selon lui, il avait droit d’existence dans le monde homérique avec l’apparition de Dionysos, dieu immoral, figuration du monstrueux, du chaotique, de la barbarie, face d’ombre de la figure du héros solaire apollinien sur la scène de la tragédie attique ou pessimiste, celle d’Eschyle et de Sophocle qui dit la douleur de l’existence. La référence à la douleur est centrale pour comprendre son œuvre. Lou Andréas Salomé en parle comme d’une « biographie de la douleur ».
6Le seul problème devient ainsi pour lui celui de la culture, de l’intégration de la nature à la culture et celui du devenir de l’humanité. « Quand on parle d’humanité, on s’imagine un ordre de sentiments par où l’homme se distingue de la nature et s’en sépare. Mais une telle séparation n’existe pas – les qualités dites « naturelles », les qualités dites humaines croissent ensemble et mêlées. L’homme en ses aspirations les plus nobles reste marqué par la sinistre nature. Ces redoutables tendances et qui nous semblent inhumaines, sont peut-être le sol fécond qui porte toute l’humanité, ses agitations, ses actes et ses œuvres. C’est ainsi que les Grecs, les hommes les plus humains qui furent jamais, restent cruels, heureux dans la destruction ». [7] La positivité attribuée aux redoutables tendances ne permet pas d’opposer humain à inhumain, « humain trop humain » sera la formule pour se soustraire à cette opposition néfaste car mensongère. « Etre forcé de lutter contre les instincts c’est là la formule de la décadence : en tant que la vie est ascendante, bonheur et instinct sont identiques ». Socrate ce fondateur de la rationalité moderne n’est qu’un malade, mais « l’inconscient est plus grand que le non-savoir de Socrate », la mort de Socrate est l’aveu même de l’échec du rationalisme moderne. Ce que l’on peut appeler l’énergétisme de Nietzsche implique la suppression de la loi intériorisée, de l’intériorisation du surmoi, pour lutter contre la décadence et ouvrir à un devenir possible.
7Comme nombre de ses contemporains il fait le constat d’une décadence de la culture contemporaine, « chose lamentable », « brouet à l’odeur de pourriture », un constat sur lequel il construit son projet de débrouiller cet enchevêtrement de valeurs diverses qui paralyse et stérilise l’européen du 19ème siècle finissant et de mener à bien la tâche d’élucider l’origine des valeurs humaines afin de les réviser, ou mieux de les transvaluer. On ne peut comprendre ses intuitions, le côté prophétique, visionnaire, de ses écrits qu’en référence au travail d’ascèse méthodologique auquel il va alors se consacrer et se brûler, de même qu’on ne peut saisir son style qu’en rapport avec son effort démesuré pour trouver un langage conforme aux données de l’expérience intime de sa pensée. « L’avenir parle déjà par mille signes, écrit-il en 1887-1888 [8], le destin s’annonce partout (il s’agit de l’avènement du nihilisme) : pour cette musique de l’avenir toutes les oreilles sont d’ores et déjà affinées. Notre culture européenne toute entière se meurt depuis longtemps déjà, avec une torturante tension qui croit de décennies en décennies, comme portée vers une catastrophe : inquiète, violente comme un fleuve qui veut en finir, qui ne cherche plus à revenir à soi, qui craint de revenir à soi ». Autrement dit, la culture moderne, à l’inverse de la culture homérique des Grecs, se révèle impuissante à « maîtriser ses explosifs internes », à contraindre le chaos qui est au fond de l’humain à devenir forme, et c’est dans ce défaut de liaison qu’elle porte en elle que réside sa capacité de se détruire. L’histoire donne raison à Nietzsche lorsqu’il affirme qu’on ne le comprendra qu’après la prochaine guerre, quand la destructivité à l’œuvre dans la civilisation se sera affirmée dans toute sa vérité et que c’est seulement à l’horizon de l’an 2000 qu’il sera possible de lire (d’entendre) Par delà le bien et le mal. Nous y sommes, la balle est bien dans notre camp tel que l’histoire du 20ème siècle et le legs freudien nous sollicitent à l’explorer là où l’œuvre de ce que les psychanalystes appellent pulsion de mort a trouvé dans les systèmes totalitaires une possibilité de se manifester sans limite pour donner réalité au « pire des mondes » [9]. C’est en 1888 qu’il écrit encore : « [...] ma vérité est effroyable : car jusqu’alors on appelait le mensonge vérité [...] conversion de toutes les valeurs : c’est ma formule pour désigner un acte suprême par lequel l’humanité prend conscience d’elle-même [...] nous vivons des convulsions telles que jamais il n’y en eut – le concept de politique est complètement évaporé dans une guerre d’esprits, toutes les images de puissance ont volé en éclats, – il y aura des guerres comme il n’y en eut jamais sur la terre... » Voilà ce qui fait la trame de la « folie » de Nietzsche.
8Ce mensonge appelé vérité c’est bien évidemment ce qui nie le monde violent des instincts, le monde des ténèbres, ou qui prétend lui imposer silence. Pour en reprendre l’inventaire c’est : l’idéalisme, la religion – le christianisme pour l’essentiel et ce qu’il appellera le bouddhisme européen – la rationalité moderne initiée par Socrate, l’idéologie du siècle des Lumières. Tuer les passions, là est la source du mal. « Tous les dinosaures de la morale sont d’accord sur ce point : il faut tuer les passions. L’église combat les passions par l’excision, c’est le « castratisme ». Cette inimitié radicale, cette haine à mort de la sexualité constitue le plus grave des symptômes » [10].
9Confronté à l’effondrement de l’Europe, écho de son propre effondrement psychique, la nécessité d’un travail d’interprétation du mystère s’impose pour Nietzsche comme exigence pour fonder une philosophie de l’avenir, le temps des épousailles entre les ténèbres et la lumière. La critique de l’âme moderne, qui s’incarne dans le bavardage démodé d’un Wagner et sa musique de l’avenir, doit aboutir à son dépassement (« Wagner n’est pas le prophète d’un avenir, comme nous pourrions être tentés de le croire, mais l’interprète et le glorificateur d’un passé »). Et puisque Dieu n’est plus à l’origine, et qu’il n’y a plus que le nihilisme, il va s’agir de donner aux hommes du 19ème siècle un nouveau mythe : ce sera la pensée de l’éternel retour qu’il construit sur une conception de la nature : « que tout revienne sans cesse, c’est l’extrême rapprochement d’un monde du devenir et d’un monde de l’être : sommet de la méditation » ; et puisque l’homme de ce siècle est décadent penser une race d’hommes forts, « le grand homme rival de la grande nature », l’être fort qu’il voudrait être : le surhomme. L’éternel retour est la métaphore de la loi de conservation des forces [11], elle symbolise l’éternité. L’image du cercle en donne la nature féminine. Le surhomme est l’homme nouveau déterminé par la volonté de dépassement. La bisexualité s’inscrit ainsi au cœur du devenir ; « l’éternité, assure-t-il, est la compagne du surhomme ». Nietzsche le destructeur, briseur des tables de la loi, vise à devenir le législateur capable de lier à nouveau les forces déréglées de sorte qu’elles ne se détruisent plus en se heurtant. Tel zarathoustra, son double, atteindre la béatitude du créateur : être « celui qui dicte les valeurs pour 1000 ans » (Moïse/zoroastre/ Jésus), aboutir à une synthèse entre celui qui crée, aime, détruit, mourir de pitié et de joie en contemplant son œuvre et couvert de louanges. C’est là sans doute mouvement d’élation narcissique, mais, on le sait, ce sont les forces de déliaison qui domineront la fin de sa vie.
10Et puisque la morale est mensonge, manifestation de la culture contre nature, s’impose la nécessité de mettre les choses en lumière, de mettre en parole ces vérités qui s’accumulent : « Les vérités s’accumulent, réclament la lumière, l’air, la liberté, la parole », « et si la vérité doit détruire les hommes et bien soit » [12]. Les philosophes de l’au-delà – Au-delà du bien et du mal – sont des interprètes placés devant un texte mystérieux et non encore déchiffré, dont le sens se révèle à eux, de plus en plus. « Maintenant le monde rit, le rideau cruel se déchire, le temps des épousailles vient pour la lumière et les ténèbres ». Le philosophe-interprète doit montrer l’origine des valeurs dans l’inconscient de l’homme, mener une enquête sur la généalogie de la culture et pour ce faire se centrer sur les problèmes de l’homme intérieur. Le projet nietzschéen de généalogie, qui attribue à la Psychologie le statut de science maîtresse, anticipe ici le projet freudien. Ce que Freud reconnaîtra en dépit de ses farouches et permanentes dénégations de sa connaissance de l’œuvre de Nietzsche en lui accordant dès 1908 un statut de maître en la matière : « le degré d’introspection atteint par Nietzsche n’a jamais été atteint par personne avant lui et ne le sera sans doute plus jamais » dira-t-il dans une séance de la Société de Vienne.
11C’est dans La généalogie de la morale que la question qui fonde son projet de généalogie se trouve clairement formulée : « dans quelles conditions l’homme s’est-il inventé à son usage ces deux jugements de valeur bien et mal : et quelle valeur ont-ils par eux-mêmes ? Ont-ils jusqu’à présent entravé ou favorisé le développement de l’humanité ? » Qu’en est-il de la justification du mal humain ? Sa réponse, certes condensée, pourrait se formuler ainsi : par souci d’autoconservation de l’espèce, par peur de la vie, peur de ce qui est nouveau, imprévisible, peur de la liberté. On peut le lire dans Aurore : « L’homme libre est immoral puisqu’en toutes choses il veut dépendre de lui-même et non d’un usage établi d’une tradition : dans tous les états primitifs de l’humanité « mal » est synonyme d’« individuel », « libre », « arbitraire », « inaccoutumé », « imprévu », « imprévisible ». Dans ces mêmes états primitifs, toujours selon la même évaluation : si une action est exécutée non parce que la tradition la commande, mais pour d’autres raisons et même pour des raisons qui autrefois ont établi la tradition, elle est qualifiée d’immorale et considérée comme telle, même par celui qui l’exécute : car celui-ci ne s’est pas inspiré de l’obéissance envers la tradition. Qu’est-ce que la tradition ? une autorité supérieure à laquelle on obéit non parce qu’elle commande l’utile mais parce qu’elle commande. En quoi ce sentiment de la tradition se distingue-t-il d’un sentiment général de crainte ? [...] L’instinct de conservation est l’essence de notre espèce et de notre troupeau (Spencer et Darwin) et la crainte est mère de la morale ». Bref, il affirme : « toutes les idées qui ont présidé à la formation de la morale me restent dans la gorge ». La morale, « cette Circé [...] ce danger des dangers [...] tout ce qui élève l’individu au-dessus du troupeau et apeure le prochain voilà ce que désormais on appelle le mal, tandis que les sentiments modestes, humbles, conformistes et respectueux de l’égalité, la médiocrité des désirs, sont honorés et salués comme moraux » [13]... « un narcotique qui fait vivre le présent aux dépens du passé ». On pense ici à la formule de Marx : « la religion est l’opium du peuple ». A cela il oppose sa conception de l’être comme un éternel devenir, deviens ce que tu es est sa devise, et tout ce qui s’oppose à ce devenir est le grand péril de l’humanité, se retourne contre la vie. Dans l’histoire de l’homme comme dans l’histoire de la nature : « les forces les plus sauvages ouvrent la voie, tout d’abord par la destruction, mais néanmoins leur action était nécessaire pour que plus tard des mœurs plus douces y missent leur demeure. Ces énergies terribles – ce qu’on nomme le Mal – sont les architectes et les pionniers cyclopéens de l’humanité », « les cyclopes de la civilisation » [14]. En ce sens, on pourrait dire que pour Nietzsche la civilisation est déculturante et la culture décivilisatrice.
12Il faut donc balayer « tous les dinosaures de la morale » et renouer avec le sens tragique de l’existence, en retrouver les fondements. C’est ainsi que s’inspirant du Prométhée d’Eschyle, dans La naissance de la tragédie, il en fonde l’origine avec le mythe de Prométhée, dans la portée que ce poète tragique a donnée au mythe qui n’épuise cependant pas « l’étonnante et effroyable profondeur du mythe ». La légende de Prométhée, propriété, dit-il, originelle de la race aryenne, témoigne de son don (celui de la race aryenne) pour la profondeur tragique, aussi ne pourrait-il pas être invraisemblable que ce mythe eût la même signification pour la race aryenne que la légende de la chute de l’homme pour l’âme sémitique, et qu’il existât entre ces deux mythes un degré de parenté semblable à celui d’un frère et d’une sœur. L’importance de ce mythe est dans la valeur inestimable accordée au feu par l’humanité primitive qui ne pouvait le considérer que comme un vol fait à la nature divine, un sacrilège. « Ainsi le premier problème philosophique établit d’emblée entre l’homme et le dieu un douloureux et insoluble conflit, et le pousse, comme un bloc de rochers, en travers du seuil de toute civilisation ». La conception aryenne contraste avec le mythe sémitique qui voit l’origine du mal dans des sentiments plus spécifiquement féminins : la curiosité, le mensonge, la convoitise, puisqu’elle s’en distingue par l’idée sublime d’un péché actif considéré comme une véritable vertu prométhéenne. Le sens profond du mythe se révèle comme la nécessité (l’anankè) du sacrilège, du crime imposé à l’individu qui veut s’élever jusqu’à Titan. Ce que l’humanité peut acquérir de plus précieux et de plus haut, elle l’obtient par un crime, il lui faut en accepter les conséquences, c’est-à-dire tout le torrent de maux et de tourments dont les êtres célestes offensés doivent affliger la race humaine dans sa noble ascension.
13La justification du mal humain, de la faute de l’homme, comme des souffrances qui en sont la conséquence, donne ainsi pour lui la clef du fondement éthique de la tragédie pessimiste. Le mal est la contradiction logée au cœur du monde qui se manifeste à l’homme aryen comme un chaos de mondes différents – monde humain et monde divin par exemple – chaos qu’il doit affronter pour son individuation dans la souffrance et en commettant un sacrilège. La conception pessimiste est non apollinienne, car Apollon, figure paternelle, est le dieu de l’individuation et des limites imposées par l’esprit de justice. Contre le risque apollinien d’une immobilisation du processus d’individuation dans une forme rigide, il faut que la haute marée dionysienne vienne bouleverser la volonté apollinienne d’apaiser les individualités en traçant entre elles des lignes de démarcation dont le dieu fait les lois du monde les plus sacrées en exigeant la connaissance de soi-même et la mesure. Il faut donc réintroduire le conflit là où il tend à être évacué par les lois divines. Dans la tragédie d’Eschyle, Prométhée est le masque de Dionysos, sa nature est double à la fois dionysienne et apollinienne ; elle pourrait être exprimée « par cette formule abstraite : tout ce qui existe est juste et injuste, et dans les deux cas également justifié ». Cette abstraction laisse bien à penser que Nietzsche n’ignore pas les difficultés de se référer à un mythe ancien pour le rattacher à la modernité, de tenter de concilier passion et raison. Mais elle indique clairement l’hypothèse méthodologique qui fonde sa pensée sur la coexistence des contraires : les contraires coexistent sans s’opposer ni s’exclure. Il n’y a pas le bien et le mal opposés, il faut penser « Par-delà bien et mal ». Il faudrait ajouter la double nature de Dionysos, à la fois homme et femme, ce qu’il ne relève pas. Alors qu’il s’oppose à tout dualisme de la pensée, la question de la bisexualité psychique est présente dans le thème, constant dans son œuvre, de la dualité. On l’a vu avec le surhomme et l’éternel retour, la différenciation entre mythe aryen et mythe sémitique sur l’origine du mal, cela est vrai aussi pour la connaissance scientifique : « pour assurer l’avenir de la science une civilisation doit, dit-il, donner à l’homme un cerveau double, quelque chose comme deux compartiments du cerveau, pour sentir, d’un côté la science, de l’autre ce qui n’est pas la science existant côte à côte, sans confusion, séparées, étanches : c’est là une exigence de santé ». La mise en scène du double, clairement explicitée dans le Zarathoustra, habite son œuvre et Freud en parlera à nouveau comme d’un système projectif. Doit-on y voir avec J. Gillibert les retombées de sa structure maniaco-dépressive ?
14Avec le mythe de Prométhée, de tradition germanique, Nietzsche réintègre le feu vivant de Dionysos, métaphore des libres puissances, et inscrit la fonction du crime dans la culture : au début était le crime. Dans cette glorification de la violence primitive, il faut sans doute évoquer l’illumination, à l’origine de l’écriture de La généalogie de la morale, qui résulte de sa rencontre avec Dostoïevski et qui l’engage dans cette glorification de l’être doué d’instincts puissants : « ce n’est pas à tort, écrira-t-il, que Dostoïevski (qui comme on sait a été au bagne sibérien) a dit des habitants du bagne sibérien qu’ils formaient la fraction la plus vigoureuse et la plus estimable de la population russe ». Le criminel, volonté forte que l’esprit n’a pas touchée, est un homme de la nature et de la vérité. C’est dans Les carnets du sous-sol [15] que le narrateur raille l’usage destructeur de l’intelligence sans cesse occupée à verser du rien dans le vide. Destructeur des valeurs anciennes comme Dostoïevski, Nietzsche est, comme lui, acculé aux limites du nihilisme et de l’apocalyptisme. « Le chaos dostoïevskien rencontre le chaos nietzschéen » dit D. Halévy.
15L’histoire de l’homme peut alors se raconter comme les moyens de défense que l’âme met en œuvre contre la peur née de cette confrontation avec cette violence fondamentale, ce hors la loi de la nature. L’histoire de la culture recouvre l’histoire des interprétations élaborées par l’homme pour surmonter « la terreur de l’incompréhensible ». L’homme apprend à calculer pour maîtriser la nature, la diriger à son bénéfice et, par là, lui imposer un déterminisme qui n’est pas le sien au départ. « Le mal est de trois sortes : le hasard, l’incertain, le soudain [...] toute l’histoire de la culture représente une diminution de la crainte devant le hasard, l’incertitude, la soudaineté. Culture signifie en effet apprendre à calculer, à penser causalement, à prévenir, à croire à la nécessité. Avec la croissance de la culture l’homme en vient à se dispenser de cette forme primitive de soumission au mal (dite religion ou morale), de cette « justification du malheur ». [16] Il devient ainsi exigible de dénoncer cette imposition de formes pour rendre les choses identiques à l’homme, cette falsification par la connaissance de ce qui est polymorphe et non dénombrable, car cet anthropomorphisme suscité par la terreur de l’incalculable fonde l’histoire de l’homme sur la cruauté. Le résultat de son enquête généalogique le conduit à rejeter tout déterminisme et à assimiler histoire de la cruauté et histoire de l’homme : l’histoire de la culture est l’histoire de la cruauté. Il en expose les conclusions dans La généalogie de la morale : « la cruauté est l’un des soubassements les plus anciens et les plus essentiels de la culture ». Elle est la force élémentaire qui impose à chaque état de la culture sa configuration particulière, conclusion déjà en germes dans Aurore et dans Par-delà le bien et le mal lorsqu’il parle de « la spiritualisation, de la déification croissante de la cruauté qui ne cesse de marquer toute l’histoire de la civilisation supérieure (et qui même la constitue à proprement parler) ».
16Avec l’étude du sacrifice il tisse ensuite un lien entre cruauté et sentiment de puissance et entre sentiment de puissance et sentiment de plaisir. « Cette même cruauté que nous avons rencontrée au principe de toute civilisation appartient aussi à l’essence de toute religion puissante et surtout à la nature même du pouvoir qui est toujours mauvais » [17]. On peut évidemment penser ici au père de la horde primitive. Le sentiment de plaisir s’adjoint au sentiment de puissance comme en quelque sorte une valeur d’échange, la possibilité de compenser une perte par une action cruelle [18]. Le sentiment de plaisir assure ainsi une homogénéité entre perte et cruauté, et c’est pourquoi quand le sentiment de puissance décroît le sentiment de souffrance se met à croître.
17Nietzsche se demande également si la cruauté reste d’actualité dans les cultures nihilistes et sa réponse, particulièrement lucide, est que « la cruauté se raffine à l’époque de corruption » (la sienne, la nôtre) : « la cruauté, dit-il, se raffine parole et regards qui blessent, méchanceté, meurtre par la parole ils savent que tout ce qui est bien dit est bien accrédité » [19] ; « resque tout ce que nous nommons « civilisation supérieure » repose sur la spiritualisation et l’approfondissement de la cruauté : telle est ma thèse, bête féroce... divinisée » [20].
18Ce qu’il faut entendre avec lui par spiritualisation est une méthode spécifique de traitement des instincts et des affects qui se différencie tant de la décharge, du rêve cathartique, que de l’anéantissement, de la désensualisation opérée par le christianisme : « la spiritualisation consiste à surmonter un instinct non à l’éteindre mais à surmonter sa puissance en déplaçant sa manifestation ». Cette théorie peut paraître proche de celle de la sublimation freudienne, d’autant plus qu’on trouve parfois dans les traductions le terme sublimation comme équivalent de spiritualisation. Cliniquement le rapprochement est sûrement possible quand Nietzsche dit par exemple que les malades ne subliment pas, qu’ils se mutilent ; ou encore que le juge est un bourreau sublimé (grattez le juge vous trouverez un bourreau, disait V. Hugo). Mais d’un point épistémologique c’est sans doute plus périlleux. Non seulement parce que Nietzsche n’a pas, comme le lui a reproché Freud, élaboré la théorie freudienne des pulsions, mais encore parce qu’il rejette toute idée de désensualisation équivalente à l’idée freudienne de désexualisation. Il dit ainsi que l’amour est spiritualisation de la sensualité et non désensualisation chrétienne qui est « excision, castratisme ». Si l’on se réfère à la définition freudienne de la sublimation, contestable de nos jours, on peut penser qu’il y aurait vu une manifestation contre la vie, une expression de la pulsion de mort ou tout au moins un processus défensif lié à la rationalité moderne, ce qui pour lui en est proche, pour tout dire un reliquat de cet idéalisme qu’il n’a cessé de combattre. Contrairement à Freud, Nietzsche n’a pas admis l’idée de refoulement pulsionnel présente chez Schopenhauer. On pourrait même dire que son détachement de Schopenhauer, qui fut un de ses maîtres à penser, se joue sur le terrain de la sublimation, de la négation de la cruauté par la compassion comme antidote aux pulsions de cruauté de l’homme.
19De même, son concept central de volonté de puissance ne va pas dans le sens du concept de volonté schopenhauerien. C’est un concept énergétique, – il utilise parfois comme équivalent le concept de force mais pas au sens de la science physique d’une causalité mécanique –, conçu pour désigner un processus continu qui se manifeste de manière incessante, sans connaître ni neutralité ni repos, un courant de créativité originaire dont dérive le pouvoir de la raison jamais donc dissocié de cette puissance qui chez le créateur déborde le moi jusqu’à le faire succomber.
20Avec l’imagination lyrique de la figure du surhomme telle qu’elle se déploie dans Ainsi parlait Zarathoustra, fiction qui a pu donner lieu à de si tragiques malentendus sur sa pensée, Nietzsche va tenter de répondre à la question ouverte par son élucidation de la généalogie de la morale : comment penser la culture hors transcendance (la mort de Dieu, à entendre du dieu chrétien), comment la penser hors l’idéalisme de la morale et de la rationalité moderne ? Sa réponse sera : par la transcendance de l’humanité, l’émergence d’une race nouvelle d’hommes capables de renoncer au plaisir, au sentiment de plaisir lié au sentiment de puissance, à la jouissance. zarathoustra est l’annonciateur de ce nouveau type d’homme : « cette race d’homme qu’il conçoit, conçoit la réalité telle qu’elle est : elle est assez forte pour cela – elle ne lui est pas aliénée, soustraite, elle est elle-même cette réalité, et porte en elle tout ce que cette réalité a de terrible et de problématique : ce n’est qu’ainsi que l’homme peut atteindre à la grandeur » [21]. Mais entendons bien, il s’agit là d’un accomplissement supérieur, antithétique de ce type « idéaliste » d’une classe d’hommes mi-« saints » mi-« génies », « l’homme moderne » ou « l’homme bon » aux chrétiens et autres nihilistes. « Parmi le cheptel savant, d’autres m’ont, à cause de lui (zarathoustra), soupçonné de darwinisme : on y a même reconnu le « culte du héros » que j’ai pourtant si cruellement récusé... » [22] Quand zarathoustra dit « Je vous enseigne le surhomme, l’homme est quelque chose qui doit être surmonté » [23], il parle d’un au-delà de l’homme, car le terme Uber est utilisé par Nietzsche dans le sens d’au-delà. Le surmontement est à la fois acte critique du surhumain idéaliste et travail psychique sur soi, surmontement par un travail sur soi dont il donnait la mesure en parlant d’une « besogne de bourreau vis-à-vis de soi-même ».
21Avec la figure du surhomme, c’est à un travail de désaliénation des êtres opprimés et écrasés par de fausses valeurs que Nietzsche convie les hommes ; c’est pourquoi les deux fidèles compagnons de Zarathoustra, l’aigle et le serpent, sont symboles l’un de liberté, l’autre de prudence. Le surhomme est la parabole d’un type humain chez lequel l’épanouissement de la volonté de puissance se fait hors domination d’autrui. Il ne pose pas un problème d’évolution de l’espèce, d’hominisation, mais un problème d’évolution de la culture, d’humanisation. Il s’agit bien pour lui de se dégager de l’homme grégaire, l’homme du collectif, de la psychologie des masses, de se réapproprier l’héritage en se détachant du passé pour construire l’avenir d’une humanité libre de se déterminer, d’une humanité créatrice. La création, telle est la valeur des valeurs pour Nietzsche : « il faut porter en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante ».
22Pour le dire dans le langage métapsychologique de la psychanalyse, il s’agit pour lui de faire advenir l’au-delà de l’Œdipe, le dégagement de cette identification à des idéaux collectifs (le troupeau) créditrice de la décadence de la culture. Tel Moïse auquel, comme Freud, il s’identifie, le surhomme, figure de la solitude, représente, la figure du héros épique. Attelés tous deux à déchiffrer « une clinique du mal », Nietzsche et Freud, dans leur aptitude commune à affronter la réalité psychique, sont attirés l’un et l’autre au bout de leur voyage par cette petite lueur émanant de la figure du héros épique. C’est dans ce cosmos que, malgré leurs divergences, ils se rencontrent. Mais pourquoi ne pas construire un peu plus avant leur rencontre en proposant une analogie entre le cycle des trois métamorphoses de zarathoustra et une possible dynamique de la cure analytique ? Les trois métamorphoses de zarathoustra sont successivement : le chameau qui représente le bilan des traditions et des valeurs du passé et comme telles aliénantes : le lion qui, associé au désert comme espace de libération, symbolise le moment de négativité dans le combat destructif contre toutes les valeurs et les impératifs, la destruction des idéaux et du surmoi ; et, issu de ce moment de négativité qui ouvre sur tous les possibles, l’enfant qui incarne la forme de naïveté supérieure, l’innocence féconde, un mode d’existence « démoïsé » vouée au jeu. L’enfant rimbaldien du Bateau ivre qui accroupi au bord de la flache noire et froide lâche un bateau frêle comme un papillon de mai. L’enfant winnicottien pour qui le jeu est propédeutique à la réalité. Comparer le travail de la création dans la poésie et dans l’analyse c’est admettre que toute ouverture sur le devenir suppose l’accès à une liberté créatrice qui en passe par le dépouillement de l’égide minervienne adultomorphe pour de possibles retrouvailles non pas avec l’enfant en soi mais avec l’enfance, pour reconnaître et se laisser parler par « le chant de l’autre en soi » comme disait George Sand [24], pour retrouver une aptitude à l’immaturité de l’être étouffé par les convenances sociales et les aliénations transférentielles qui « cuculisent » pour Witold Gombrowicz [25], (processus de « cuculisation » comme forme moderne du processus de décadence dénoncé par Nietzsche). C’est, pour l’analyste, pouvoir soutenir qu’une analyse consiste à faire d’un adulte quelqu’un d’apte à l’enfance, que la visée d’une analyse n’est pas de constituer un moi fort, une armure adaptative et défensive, mais qu’elle est, à l’inverse, « d’essayer d’introduire dans la génitalité adulte le corps et le poème de l’enfant c’est-à-dire l’inconscient » [26]. Nietzsche n’a pas formalisé l’inconscient mais il en a saisi toute la vérité et le pouvoir au service non pas du mal mais des forces vitales et de création : « à partir de maintenant seulement, écrit-il dans Aurore, la vérité se fait jour en nous que la majeure partie de notre activité intellectuelle se déroule inconsciente et insensible à nous ». C’est en cela qu’avec Nietzsche, comme le dira Stefan zweig, « la création a cessé d’être un acte, un travail, elle est simplement un laissez-faire » et c’est aussi pourquoi, pour lui, la maturité de l’homme, celle qui peut-être peut ouvrir à une transcendance de l’humain par l’humain, sur une relation d’inconnu, c’est l’aptitude à retrouver le sérieux qu’on mettait dans les jeux d’enfants. C’est ainsi que parle zarathoustra...
Bibliographie
BiBLiographie
- ANDRÉAS-SALOMÉ L. (1894) Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres. Paris, éd. fr. Grasset, 1992.
- AUDI P. (2003) L’ivresse de l’art, Nietzsche et l’esthétique, Paris, Librairie générale française.
- AULAGNIER P. (1984) L’apprenti-historien et le maître-sorcier. Paris, P.U.F.
- DOSTOïEVSKI F. (1864) Les carnets du sous-sol, Actes Sud, 1992.
- FILLOUX J. (2006) « La langue des Khmers rouges : une opération sans reste », Topique, 96.
- FLAUBERT G. et SAND G. (1904). Correspondance. Paris, Flammarion, 1981.
- GOMBROWICz W. (1937). Ferdydurke. Paris, Bourgois, 10-18.
- HALÉVy D. (1909) Nietzsche. Paris, Grasset, nouv. éd. 2000.
- NIETzSCHE F. Œuvres, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 2000 (toutes les œuvres citées réfèrent à cette édition).
- NIETzSCHE F. (1878) Humain trop Humain.
- NIETzSCHE F. (1881) Aurore.
- NIETzSCHE F. (1883-1885) Ainsi parlait Zarathoustra.
- NIETzSCHE F. (1883-1887) Le gai savoir.
- NIETzSCHE F. (1886) Par-delà le bien et le mal.
- NIETzSCHE F. (1887) Généalogie de la morale.
- NIETzSCHE F. (1888 a) Le crépuscule des idoles.
- NIETzSCHE F. (1888 b) Ecce homo.
- NIETzSCHE F. Fragments posthumes.
- Nietzsche. (2000) Paris, L’Herne.
- PERRIER F. « Séminaire sur l’amour », La chaussée d’Antin. Paris, Albin Michel, nouv. éd. 1994.
- WOTLING P. Nietzsche et le problème de la civilisation. Paris, P.U.F., 2ème éd. 1999. zWEIG S. (1919). “Freud”, Trois maîtres. Paris, Belfond, 1988.
Mots-clés éditeurs : Culture et cruauté, Transvaluation des valeurs, Transcendance de l'humain par l'homme, Créativité originaire, Coexistence des contraires, Suprématie de la sensorialité
Mise en ligne 08/04/2008
https://doi.org/10.3917/imin.019.0069Notes
-
[1]
Halévy D. (1909).
-
[2]
« Les curiosités esthétiques sont un grand livre, un jugement sur le siècle ».
-
[3]
Andréas-Salomé L. (1894).
-
[4]
zweig S. (1919).
-
[5]
Wotling P. (1999).
-
[6]
Audi P. (2003).
-
[7]
Fragments posthumes in Friedrich Nietzsche, Œuvres, Robert Laffont, « Bouquins », 2000. Toutes les œuvres citées réfèrent à cette édition.
-
[8]
Nietzsche, L’Herne, 2000.
-
[9]
Cf. Aulagnier P. (1984) et Filloux J. (2006).
-
[10]
Nietzsche F. (1888 a).
-
[11]
Nietzsche F. (1888 b).
-
[12]
Nietzsche F. « La philosophie au marteau », in Le crépuscule des idoles.
-
[13]
Nietzsche F. (1886).
-
[14]
Nietzsche F. (1878).
-
[15]
Dostoïevski F. (1864).
-
[16]
Nietzsche F. Fragments posthumes.
-
[17]
Nietzsche. (1881).
-
[18]
Nietzsche F. (1887).
-
[19]
Nietzsche F. (1883-1887).
-
[20]
Nietzsche F. (1886).
-
[21]
Nietzsche F. (1888 b).
-
[22]
Nietzsche F. (1888 b).
-
[23]
Nietzsche F. (1883-1885).
-
[24]
Sand G. (1904).
-
[25]
Gombrowicz W. (1937).
-
[26]
Perrier F. « Séminaire sur l’amour », in La chaussée d’Antin, nouv. éd. Albin Michel, 1994.