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Article de revue

Transfert et contre-transfert, deux leviers solidaires et puissants du travail analytique

Pages 91 à 100

1La parole et l’écoute sont la base de tout travail analytique et de ses dérivés, comme par exemple la psychothérapie analytique, de soutien (et certaines formes de thérapies familiales.) Cette prise de parole et cette écoute se font à travers une relation, unique en son genre. C’est une relation à la fois authentique et artificielle, comme celle d’un laboratoire vivant dans lequel le patient peut (et même « devrait ») tout dire. L’analyste est le support inconscient des projections de son patient qui « transfère » sur lui des sentiments déjà vécus et plus ou moins latents ou même refoulés. Ces sentiments remontés à la surface, la personne en thérapie peut les reconnaître et les revivre autrement. Il est possible de les analyser grâce à cette relation « transférentielle » dans laquelle le patient ne se sent pas en danger, du moins en général, lorsque le transfert est plutôt positif. Le transfert négatif pose des problèmes particuliers dont je ne parlerai pas ici.

2Voici une anecdote parmi d’autres : une patiente à qui je venais de consacrer du temps, entend sonner à ma porte et me dit : « Pourquoi recevez-vous d’autres gens que moi ? Cela m’exaspère ». Si j’avais répondu : « Cela fait cinquante minutes que je m’occupe de vous et vous n’êtes encore pas contente, quelle insatiable vous faites ! », le résultat aurait été catastrophique, bien sûr. Tenant compte de la souffrance de cette dame, j’ai répondu dans la situation transférentielle : « En dehors d’aujourd’hui, avez-vous déjà ressenti ce genre de souffrance auparavant dans votre vie ? ». Elle a pu alors commencer de raconter la jalousie qui la dévorait depuis toujours par rapport à sa sœur. Notre relation a servi en quelque sorte de relation prototypique reproduisant, dans des circons - tances différentes, ce qu’elle avait déjà souffert. Cette remontée des souvenirs pénibles n’a pas été dangereuse pour elle, mais libératrice. Elle ne s’est pas sentie jugée, elle avait le droit d’exprimer ses sentiments négatifs en étant comprise, elle a pu les intégrer en se sentant moins coupable.

3Mais on ne peut séparer le transfert de son corollaire, le contre-transfert qui est l’ensemble des réactions éprouvées par l’analyste au cours de son écoute, ce qui le touche, l’émeut, l’énerve, l’agace, le déséquilibre. Ce phénomène est très complexe car il renseigne l’analyste sur lui-même, mais aussi sur son patient : il y a de grandes chances pour que ce que le patient fait éprouver à son analyste, il le fasse éprouver à d’autres personnes. Les patients savent faire ressentir à autrui ce qu’ils ressentent eux-mêmes. L’analyste, au lieu d’en être dérouté, peut s’en servir. Le contre-transfert est indispensable à connaître et à utiliser avec discernement. Il fait progresser l’analyste dans la connaissance de soi et de l’autre.

4Il a été longtemps de règle que l’analyste ne laisse rien apparaître de ce qu’il ressentait. C’était une erreur car le patient le ressentait aussi confusément et cela pouvait conduire à des impasses. Une grande partie des analystes actuels préconisent de faire part, avec des mots, dans certains cas, de ce qu’ils ressentent. Ils « prêtent » ainsi leur moi psychique à leur patient.

5Le livre édité sous la direction d’Edmond et Marie-Cécile Ortigues : Que cherche l’enfant dans la psychothérapie ? en donne de nombreux exemples.

6Mony El-Kaïm, brillant thérapeute familial et psychanalyste, a proposé d’appeler ces deux mouvements transférentiels et contre-transférentiels : la “résonance” entre les deux protagonistes.

7Une de mes patientes tenait un discours qui, depuis quelque temps, m’agaçait beaucoup sans que j’aie pu comprendre cette impression ni l’analyser. Il me semblait qu’elle cherchait tout le temps à « me mettre dans son camp ». J’ai utilisé cette impression en lui en faisant part, avec le plus de tact possible. Elle m’a répondu : « ah ! oui j’agace tout le monde avec ce besoin de me justifier toujours, et ça exaspérait mon père qui me battait ». De là est venu un discours très long et très émouvant sur son enfance. Si je n’avais pas dit mon « ressenti », elle serait restée peut-être avec ce discours répétitif et stérile.

8Cette connaissance du patient à travers le contre-transfert est indispensable, mais il ne faut pas oublier que ce ressenti interne nous fait aussi réfléchir sur nous-mêmes et découvrir des horizons cachés, fort utiles. Il a donc deux fonctions.

9Cela me fait penser à cette si belle phrase de André Breton : « un étranger est venu me voir, il m’a donné de mes nouvelles ». Naturellement, le superbe livre de Searles, Le Contre-transfert, est indispensable à connaître pour bien voir ces deux fonctions. Il nous dit que : « Le contre-transfert est le symptôme du patient. » Mais il nous fait voir aussi comment les patients, surtout psycho-tiques, connaissent nos failles.

10Une autre de mes patientes m’a ainsi mise en face d’un de mes problèmes. Au cours d’une séance, elle m’a dit : « J’ai beaucoup de soucis d’argent ». J’ai immédiatement pensé : « Je la fais payer trop cher ». Au lieu de la laisser parler de ce problème, étourdiment, je lui ai rétorqué : « Vous savez, si vous trouvez que je vous demande trop cher, je pourrais baisser mes prix - Ah ! je savais bien que vous n’étiez pas claire avec l’argent…» a-t-elle répondu. Ce qui était parfaitement vrai. Je lui ai donc dit la fois suivante : « Vous savez, quand vous m’avez dit que je n’étais pas claire avec l’argent, vous avez mis le doigt sur ma difficulté à faire payer mes patients… Je préfère que l’on puisse en parler de façon à ce que mes problèmes ne pèsent pas sur vous ». A ce moment elle a éclaté en pleurs, en me disant : « Vous êtes la première personne à me dire que vous ne voulez pas peser sur moi, tout le monde a l’habitude de me coller des fardeaux sur le dos, je me sens comme sous le poids d’une pierre tombale, sans pouvoir la soulever. » En ne passant pas sous silence mon erreur et en analysant mon contre-transfert devant ma patiente, j’ai pu entraîner toute une chaîne de réactions verbales très importantes chez elle. De plus, j’ai pu lui montrer que cette culpabilité qu’elle avait provoquée chez moi, elle l’induisait aussi chez d’autres personnes et que d’une certaine manière, elle suscitait ce poids qui l’écrasait.

11Il y a des analystes, comme M. de M’Uzan dans son ouvrage, De l’art à la mort, qui pensent qu’il n’y a qu’un inconscient pour deux dans une cure et que le transfert et le contre-transfert sont constamment liés.

12Je vais essayer de montrer, avec des vignettes cliniques, différentes formes de ces mouvements transférentiels.

Transfert, non-dit et confusion : l’histoire d’Henri

13Henri (9 ans) est venu me voir pour un dégoût scolaire complet, je dirais même un dégoût de la vie. C’était un enfant pénible à voir, qui ne parlait que par monosyllabes, qui avait l’air de s’ennuyer mortellement. Je ne savais absolument pas comment l’aborder, je me sentais incapable d’établir une communication avec lui. Les parents, M. et Mme X, étaient tout à fait sympathiques, vivants, chaleureux, très inquiets pour leur fils.

14Peu de temps après, Henri est parti en vacances. A son retour, j’ai voulu le faire un peu parler de ses vacances, je lui ai demandé s’il était allé chez ses grands-parents : “Oui” me dit-il - Silence. « Comment tu appelles ta grand-mère ? » Silence. « Je ne sais pas - Et ton grand-père ? – Je ne sais pas – Est-ce qu’ils jouent avec toi ? – Un peu”. Silence. J’avais beau essayer de trouver une ouverture et de prendre mon ton le plus suave, le dialogue restait tout à fait mort. Il en fut de même pendant quelques séances encore : j’avais une impression terrible de vide, de flottement, de confusion, d’absence de points solides sur lesquels m’appuyer, impression qui reflétait sûrement ce qu’Henri ressentait. Nous étions en pleine relation transférentielle confusionnelle. Il m’entraînait avec lui.

15Pour sortir de ce désarroi, subitement, au cours d’une séance, j’ai songé au génogramme, cette méthode d’établissement d’un arbre généalogique introduite par les thérapeutes familiaux, qui donne souvent des résultats surprenants. J’ai demandé à la mère, qui attendait seule à côté, si son mari ou elle-même accepterait de faire un arbre généalogique de la famille d’Henri, car j’avais l’impression qu’il était incapable de se repérer dans la compréhension des liens familiaux. Elle accepta tout de suite, en me disant qu’elle le ferait elle-même, car son mari n’aimerait pas aborder ce sujet, étant brouillé avec plusieurs personnes de sa famille. A ce moment, une relation transférentielle s’est établie entre sa mère et moi, de façon harmonieuse. Dans les thérapie où plusieurs personnes sont présentes, le transfert ne se présente pas de la même façon avec tous les protagonistes. Les transferts latéraux ne sont pas toujours simples à gérer, mais dans ce cas c’est ce qui a remis de l’ordre dans le chaos.

16La séance suivante a été fascinante. Mme X a déroulé devant nos yeux de plus en plus émerveillés (ceux d’Henri et de moi-même), le tableau d’une famille d’une richesse et d’une complexité incroyables, avec des adoptions, des filiations étrangères, des remariages, des brouilles, des retrouvailles, des deuils non-dits, et même un centenaire ! J’ai d’abord compris que la grand-mère paternelle d’Henri, celle que je croyais qu’il avait vue pendant ses vacances et qu’il ne savait pas comment appeler, était morte depuis un certain temps. J’ai appris, de plus, que M. X venait de se réconcilier avec son propre père, après une longue brouille, et qu’Henri avait revu pendant ses dernières vacances ce grand-père dont il ne se souvenait plus. Il y avait de quoi ne pas savoir comment les nommer ! J’ai su aussi que Mme X avait été adoptée, mais qu’elle connaissait bien sa famille d’origine, qui était grecque. Chacun faisait des métiers amusants et inattendus.

17Beaucoup de chaleur et d’émotion se sont mises à circuler. Je voyais les yeux d’Henri qui s’arrondissaient, il s’agitait, s’intéressait, posait des questions; à la fin, il demanda à rencontrer l’arrière-grand-père centenaire, dont il ne connaissait même pas l’existence. Mme X souriait, elle était heureuse de présenter à son fils sa famille et celle de son mari, qu’elle connaissait très bien. Elle ne lui en avait jamais parlé. Pourquoi ?

18Elle expliqua que, par suite de circonstances variées, son mari s’était trouvé coupé de sa propre famille, et venait tout juste de renouer avec son père, comme je l’ai indiqué; il avait beaucoup souffert de cet isolement, et il était encore incapable d’en parler. Quant à elle, elle n’était pas brouillée avec qui que ce fût, mais sa famille d’adoption, comme sa famille biologique, étaient très éloignées d’elle géographiquement, elle les voyait peu, et n’avait pas expliqué sa double filiation à son fils : l’enfant connaissait certains des membres de chacune de ces familles, sans connaître leurs véritables liens de parenté avec sa mère. Il était donc en proie à des non-dits de nature très différente : l’occultation quasi-totale de sa famille paternelle, et de ses deuils comme celui de la grand-mère, et la profusion désordonnée de sa famille maternelle. La relation transférentielle était à l’image de cette confusion.

19La mise en place, la mise en ordre et la mise en récit, sous les yeux d’Henri, de l’ensemble de cette famille, la révélation des non-dits, ont tiré Henri définitivement de sa confusion. Cela lui a permis de nouer avec moi une vraie relation, de se réintroduire dans l’histoire de sa famille. Il a pu suivre à nouveau à l’école, et lorsqu’il est revenu pour sa dernière séance, quelques semaines plus tard, il m’a dit : “Il faut que je vous dise quelque chose : je vais me faire historien !”. J’étais si contente que j’en aurais battu des mains. La rapidité de la disparition des symptômes ne m’a même pas permis d’approfondir les raisons pour lesquelles le père s’était brouillé avec sa famille d’origine et n’avait pas pu en parler avec son fils, ni celles pour lesquelles la mère n’avait pas jugé utile de lui expliquer qu’elle avait “deux familles”. C’est un travail qu’il aurait été sûrement intéressant de poursuivre; mais les parents m’ont affirmé qu’ils allaient essayer de le faire avec leur fils.

Transfert, gestes d’af fection et sexualité : histoire de Christine

20Christine était une jeune femme de trente ans, blonde, gaie, ouverte. Rien ne laissait supposer ses souffrances ni son histoire si inhabituelle. Elle était venue pour me parler de son fils, qui lui causait beaucoup de soucis à la maison et à l’école. Après avoir longuement parlé avec elle et avec son fils, je compris que je ne pourrais rien pour aider son fils Tony seul, car ses symptômes semblaient découler directement du malaise familial. Christine disait elle-même : “Il est le symptôme de la famille”. Finalement, après un long entretien que j’ai eu avec le couple parental, Christine a demandé à travailler seule avec moi. Elle souffrait personnellement beaucoup de difficultés de communication avec son entourage, spécialement avec son mari et ses enfants. Elle se plaignait aussi d’angoisses très fortes. Je m’en aperçus très vite, car elle m’annonça presque d’emblée qu’il lui serait impossible de me voir à mon cabinet, et qu’il faudrait que je marche avec elle dans le Parc de Sceaux; en effet, disait-elle, elle ne pourrait se confier qu’en marchant, elle ne pourrait jamais dire “des choses aussi terribles” en face de quelqu’un. Je me demandais ce que cela pouvait bien être. J’acceptai cette façon bizarre de travailler, dans la mesure où cela me semblait la seule qu’elle puisse supporter. Ce n’était pas très orthodoxe, mais Freud, Ferenczi et Winnicott en ont fait bien d’autres !

21Je n’oserai pas me permettre de comparer nos promenades avec celle de Freud avec Gustave Malher… Rencontre, qui a permis au compositeur de composer à nouveau.

22Si l’on veut “rejoindre son client”, comme disent les thérapeutes familiaux américains, si l’on veut commencer le travail, établir une alliance, une relation transférentielle, il faut mesurer ce que le client peut supporter et parfois modifier le cadre. Ce n’était pas encore le moment de donner à Christine une interprétation sur ce besoin de rester dehors : j’en avais plusieurs en tête, mais je n’en étais pas sûre. La plus probable est qu’elle fuyait la proximité physique avec moi dans un lieu fermé, mais aussi qu’une culpabilité intense l’empêchait de supporter mon regard en face à face.

23Petit à petit, elle me raconta son enfance difficile, marquée par des maladies, de nombreuses séparations, des réinsertions malaisées dans le sein d’une famille de huit enfants. Christine se sentait mal aimée, elle n’arrivait pas à communiquer avec ses parents : elle était “en trop”. Vers l’âge de dix ans, elle a commencé à ressentir une colère terrible qui éclatait de plus en plus souvent et de manière de plus en plus violente : c’était sa manière de souffrir. Un jour, à onze ans, sa colère fut si forte et tellement impossible à calmer qu’elle se réfugia chez un “gentil voisin” d’environ soixante ans. Elle arriva chez lui dans tous ses états. Il la prit sur ses genoux, lui parla gentiment, et … la pénétra. Ce “traitement” eut le don de la calmer. Elle me raconta qu’elle n’avait pas du tout compris de quoi il s’agissait; elle n’éprouvait rien de spécial, sinon un abaissement important de sa tension, et donc un grand soulagement. Cet apaisement fut le refuge des colères suivantes, et l’habitude en fut prise, même sans colère. Cela dura jusqu’aux seize ans de Christine, sans qu’elle en parle, car cela ne lui posait aucun problème.

24Mais un jour, à l’occasion d’un retard de règles, constaté par le “voisin” inquiet, Christine lui a demandé quel rapport il pouvait bien y avoir entre ce “jeu” pratiqué avec lui et un retard de règles. C’est alors que cet homme lui a expliqué tout ce qu’elle ignorait sur la sexualité, les rapports entre leur “jeu” et la grossesse. Le choc a été terrifiant pour elle, comme si le monde avait basculé et changé de sens. Le sermon d’un prêtre, entendu à cette époque, l’a culpabilisée à mort : la peur d’avoir “péché” et la peur d’être enceinte se disputaient la première place dans son esprit. Elle s’est arrêtée brusquement, mais non sans chagrin, de voir le voisin; et c’est à ce moment-là que les ravages ont commencé. Elle n’avait pu parler de tout cela à personne avant le jour où elle me l’a raconté.

25A l’époque où je l’ai vue, elle n’osait approcher ses enfants, qui avaient sept et neuf ans, les câliner, les embrasser, de peur de “se tromper” et d’avoir avec eux des rapports qui seraient sexuels malgré elle, puisqu’elle n’avait pas compris la différence pendant si longtemps. Elle avait peur de franchir des limites sans s’en rendre compte, ce qui l’angoissait horriblement. Les rapports sexuels avec son mari étaient très intermittents et souvent sans plaisir.

26Les révélations qu’elle m’a faites m’ont surprise au dernier point. Je ne pensais pas que des relations sexuelles pédophiliques pouvaient devenir malfaisantes seulement après plusieurs années, ce qui tend à prouver que ce qui est important est le sens qui leur est donné, et comment elles sont intégrées dans le contexte. Lorsque la personnalité se réorganise à la puberté, apparaît la véritable signification de l’acte et sa culpabilisation intense – en tout cas, c’était vrai pour Christine.

27Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. Après avoir longuement parlé avec moi de ce véritable séisme dans sa vie, et de la solitude terrible qu’elle avait vécue ensuite, elle a raconté pourquoi ce “jeu” ne l’avait nullement traumatisée à l’époque, ni même étonnée. C’est parce que ce “jeu”, qui lui faisait tant de bien et qu’elle recherchait pour apaiser ses colères, en fait elle le connaissait déjà : elle y avait joué avec son frère aîné entre ses huit et ses dix ans (il en avait lui-même entre quatorze et seize). Ce frère aîné la brutalisait souvent; “au moins, me dit-elle, quand on jouait à ça, il ne me tapait pas”. C’est après m’avoir parlé de son voisin qu’elle a subitement fait le lien avec son frère, lien qu’elle n’avait jamais fait consciemment jusque là.

28Après ces paroles capitales, les choses n’ont pas changé du jour au lendemain pour elle, mais elles ont changé avec moi. Elle a supporté de venir à mon cabinet pour ses séances. Un autre type de transfert allait s’installer, très difficile à gérer. Il s’est produit très rapidement un événement important : soudain je l’ai vue perdre presque connaissance; elle était en proie, comme elle me l’a expliqué plus tard, à une très forte crise de spasmophilie. Le seul remède que j’ai trouvé fut de la prendre dans mes bras pour calmer ses soubresauts. A la fin de la crise, elle m’a dit qu’elle avait pu la surmonter grâce au contact physique avec moi, contact empreint de sollicitude et non sexualisé. Les semaines qui ont suivi ont été entièrement consacrées à restaurer une possibilité de ce type de contact physique. Elle se lovait contre moi, avec la tête sur mon épaule; de temps en temps, elle s’accrochait à moi comme une petite fille qui se noierait et voudrait se rattraper. Elle parlait peu, elle faisait un tout autre travail, infra-verbal. Nous étions en plein transfert régressif. Pendant toute sa thérapie, j’ai demandé une supervision de mon travail avec elle, pour être sûre de ne pas dériver. Si j’avais fait la moindre erreur, Christine se serait vraiment noyée … Après avoir tellement eu peur du rapprochement physique, elle devait l’expérimenter comme positif, mais à cause de son passé, qui l’avait conduite à mélanger le sensuel, le corporel et le sexuel génital, il fallait qu’elle introjecte les différences et les limites entre ces divers domaines; il fallait aussi que nous puissions mettre des mots sur ces nouvelles découvertes pour sortir du transfert régressif. Je n’avais jamais pratiqué de cette façon jusqu’alors. J’y ai été conduite par Christine : les patients savent toujours ce qu’il leur faut. Elle a mobilisé chez moi toutes mes capacités de holding (maternage), par ses demandes intenses de chaleur, de sécurité, d’enveloppement, de “cocooning”. Je n’avais qu’à répondre.

29La peur de tomber dans une relation sexuelle totalement incompatible avec la relation psychanalytique conduit beaucoup de psychanalystes à redouter toute espèce de contact physique avec leurs patients. On commence maintenant à s’apercevoir que c’est dommage : on se prive ainsi d’un moyen supplémentaire de restaurer la personnalité du patient. Freud n’avait pas peur de masser ses clientes. Beaucoup de psychanalyses, surtout de psychotiques, se passent maintenant grâce à des contacts corporels relayés par des paroles; nous avions eu sur ce point quelques grands précurseurs : Ferenczi, Winnicott, Masud Khan, Sèchehaye (voir à ce propos son admirable Journal d’une schizophrène ). Le transfert est ici différent, beaucoup plus fusionnel, au moins au début.

30Il existe également, bien sûr, de nombreuses sortes de thérapies corporelles non psychanalytiques mais qui ne se servent pas du transfert de la même façon. D’une certaine manière toute relation entre deux êtres comporte des éléments transférentiels : entre professeur et élève, entre soignant et soigné, dans les amitiés, dans les amours. Mais cette forme de transfert n’a plus ce caractère primordial de levier thérapeutique pour faire changer les choses en les analysant.

31Pour finir, je dirai que Christine est arrivée à sortir de la confusion entre la vie affective et la sexualité génitale; elle a même pu aller revoir l’homme qui “soignait” si bien ses colères, elle a pu discuter avec lui pour essayer de comprendre ce qui s’était passé; elle lui a pardonné, et elle a été émue et heureuse de pouvoir terminer ce douloureux périple de manière positive; lui aussi, semble-t-il. Cette rencontre était vraiment nécessaire à Christine pour terminer son élaboration du sentiment d’horreur et de haine qui avait succédé brutalement à son affection pour lui. Nos relations transférentielles sont devenues plus « adultes ».

Le transfert et la confusion des statuts : histoire de Sylviane M.

32J’avais suivi la famille M. pendant quelques mois dans le dispensaire où je travaillais, à cause des difficultés de leur fils. La mère, Sylviane (quarante ans), a désiré plus tard faire une thérapie personnelle avec moi. Malheureusement, à ce moment, le dispensaire a renvoyé ses vacataires, dont j’étais; je ne pouvais plus voir Sylviane gratuitement au dispensaire, et elle ne pouvait pas payer ses séances en libéral. Le problème d’argent se posait donc avec acuité. Nous avons cru trouver une solution idéale et équilibrée : Sylviane payait ses séances en tapant le manuscrit d’un livre que j’écrivais. Personne n’exploitait personne. Mais cette solution s’est révélée très mauvaise : j’étais à la fois la thérapeute et “l’employeur” de Sylviane, deux relations absolument incompatibles : nous étions en fait chacune la cliente de l’autre. Le transfert et le contre-transfert étaient complètement gauchis et inutilisables.

33Sylviane était en proie à des moments de dépressions très douloureux, suivis de moments d’exaltation. Elle me parlait de la violence qui était en elle à l’égard de son fils, et de sa difficulté à la contrôler. Je pensais qu’en parler allait suffire à en venir à bout. Mais les paroles extraites de la situation transférentielle, sorties du cadre ne servent à rien. Plus tard, elle m’a dit qu’elle avait ressenti qu’elle appelait à l’aide, qu’elle criait au secours, et que je ne l’entendais pas. La transgression des règles du statut de chacune de nous s’est révélée catastrophique, le transfert était complètement faussé, plus personne n’avait le contrôle de notre travail. Comme le dit Françoise Dolto, “nous ne contrôlons pas notre client, mais nous contrôlons la cure”. Ce n’était plus le cas. Notre relation bancale engendrait une confusion complète. Tout était mélangé; or, on le sait bien, le mélange engendre la violence. Je ne pouvais plus l’aider à surmonter sa violence avec son fils. La crise a donc éclaté, brutale et terrible elle a maltraité son fils plus gravement qu’elle ne l’avait jamais fait. Pour en sortir, il a fallu faire appel à des tiers, psychiatre et assistante sociale; pour protéger Sylviane de sa propre violence, il a été décidé de placer l’enfant pendant quelque temps. Elle l’a ressenti à la fois comme un immense soulagement et un terrible échec. Moi aussi, dans ce cas, je n’avais vraiment pas mis toutes les chances de mon côté. Sylviane ne pouvait pas exprimer verbalement de violence à mon endroit, puisque j’étais son employeur; et de mon côté, je n’analysais plus ce qui se passait, toute à l’idée qu’elle me rendait service. Nous ne remplissions plus nos rôles d’analyste et d’analysant, la relation transférentielle était dangereuse et la réalité est venue nous rappeler à l’ordre, et nous imposer la loi.

34A travers ces exemples, j’ai essayé de montrer la variété, en même temps que l’importance cruciale des mouvements transférentiels au cours d’un travail analytique. C’est notre levier principal, il faut pouvoir l’adapter aux personnes, à leur souffrance. Il faut aussi respecter son statut particulier : à la fois réel et fantasmatique sans oublier de l’articuler au cadre, essentiel lui aussi, en conservant rigueur et souplesse.


Mots-clés éditeurs : refoulement, transfert, cadre, Transfert, contre, thérapeutique

https://doi.org/10.3917/imin.002.0091

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