Couverture de IDEE_195

Article de revue

Marcel Roncayolo (1926-2018), l’un des « pères fondateurs » des SES et de leur esprit

Pages 69 à 78

Notes

  • [1]
    Allusion est faite ici à la réforme des programmes de 2010 et au passage au statut d’enseignement d’exploration en classe de 2de avec un horaire hebdomadaire sensiblement réduit. Des craintes ont également pesé sur une fusion entre les SES et l’économie-gestion.

1 M. Roncayolo, pouvez-vous pour commencer récapituler votre parcours intellectuel ?

2 Je me suis développé intellectuellement dans une atmosphère où les sciences sociales semblaient devoir jouer le rôle principal. C’est-à-dire dans un monde où l’histoire et la géographie regardaient du côté de la sociologie et de l’économie. Je suis historien-géographe de formation, j’ai passé une agrégation de géographie, mais je me sens plutôt historien. Et ce qui m’intéressait, c’était au fond de voir l’articulation entre la géographie et l’histoire : la géographie sociale était selon moi plutôt le résultat de l’histoire que la condition de l’histoire. D’habitude, on place toujours la géographie en tête et après on dévide le fil à partir d’elle, ce que l’on a reproché un peu à Fernand Braudel justement. […] Ensuite, durant ma formation à l’École normale supérieure, je me suis baladé dans les rayons de la bibliothèque – il n’y avait pas encore de bibliothèque de sciences sociales à l’époque, il s’agissait en fait de la bibliothèque du sociologue qui avait été l’adjoint du directeur de l’école dans les années 1920. Et cette bibliothèque était très riche : il y avait notamment toutes les œuvres de François Simiand et Maurice Halbwachs. Je m’y suis plongé et cela m’a profondément influencé, me convainquant de la nécessité de fonder l’histoire sur l’économie et réciproquement, comme le faisait Simiand. D’autre part, Halbwachs, tout en disant beaucoup de mal de l’histoire, a selon moi mis en évidence les conditions d’une démarche historique appliquée à des phénomènes économiques. Et en particulier les phénomènes économiques de construction de la ville, qui ont fait l’objet de son premier travail important, plus précisément la formation des prix des terrains à Paris durant l’hausmannisation.

3 C’est cela qui m’a formé. Qui m’a même plus que formé, qui m’a orienté d’une façon plus que définitive puisque je suis en train d’en parler ! [Rires.] Alors le problème était né, puisque je m’intéressais assez à la politique depuis ma jeunesse. Parce que je suis né dans une famille de droite modérée, traditionaliste même par certains côtés, mais du côté de ma mère, j’avais un jeune oncle qui était partisan du Front populaire : j’ai vécu cette tension, mais de manière très positive ! Je lisais des journaux de droite chez moi, et chez mon oncle, qui avait dix ans de moins que ma mère et représentait plutôt un grand frère si j’ose dire, je lisais les journaux de gauche le vendredi. Le premier travail de géographie électorale que j’ai effectué, c’était en 1936 : j’avais 10 ans, j’ai acheté l’almanach Vermot de la rentrée et me suis mis à faire la carte électorale de la France ! [Rires.] Cette géographie électorale ne m’amenait pas simplement à regarder qui était élu, mais à me demander pourquoi à tel endroit 30 communistes étaient élus, là 30 représentants de la droite, etc. Et dans le fond, c’est un peu cette sociologie électorale qui m’a conduit vers la sociologie tout court. Et d’ailleurs, le premier ouvrage que j’ai publié, c’est une géographie électorale que j’ai effectuée avec un camarade de lycée, celle des Bouches-du-Rhône en 1956. Elle n’a été publiée qu’en 1961 à cause d’élections partielles survenues plus tardivement. Ensuite, j’ai connu la période de la guerre, dans de bonnes conditions parce que j’étais à Marseille, qui n’a pas connu l’occupation comme le Nord de la France. On ne dit pas assez les avantages que procurait la zone libre : j’ai reçu un enseignement au lycée qui n’était pas de circonstance. Sauf la dernière année, en 1941-1942, où j’ai eu comme professeur quelqu’un qui avait été ministre dans le premier gouvernement de Léon Blum et maire de Dijon : un historien qui travaillait sur des sujets très classiques, comme le gallicanisme en France au XVIIe siècle, Robert Jardillier. Évidemment il n’avait pas pu rentrer à Dijon après l’invasion, d’autant plus que, ayant reçu beaucoup d’étudiants tchèques après l’Annexion, il était visé par les Allemands, et je l’ai eu en classe de terminale. Alors lui aussi nous parlait de politique, très prudemment, il avait d’ailleurs voté les pleins pouvoirs à Pétain, mais il s’en expliquait… C’était un type vraiment remarquable, un grand type à mon avis, qui est mort peu après, complètement isolé. En classe de terminale, il avait intégré l’histoire et la géographie : c’est sans doute aussi pour cela que j’ai toujours ressenti le besoin de ne pas diviser les différentes sciences sociales. Certes, elles ont des méthodes différentes, il faut le reconnaître, mais ce qui est intéressant, c’est la convergence et l’articulation entre tous ces points de vue sur les mêmes données. Pour moi, c’est vraiment fondamental. Plusieurs de mes amis partageaient ce point de vue, avec mon ami Guy Palmade, qui était historien et a été le premier inspecteur général des sciences sociales. Il est resté longtemps en poste, jusqu’à sa mort car il n’avait pas encore pris sa retraite. Même Jacques Le Goff…

4 Vous voyez le type d’historiens que j’ai fréquentés, des proches de Fernand Braudel, qui n’était pas éloigné de cette tendance. Le seul reproche que je lui fais, c’est d’avoir mis la géographie en amont et non en aval de l’histoire. Nous étions quand même très proches de la position des Annales. J’avais été pendant deux ans, après l’agrégation, professeur à Marseille puis ai été recruté comme caïman à l’École normale supérieure de Paris. Je me retrouvais ainsi dans un bain pluridisciplinaire par nécessité, parce qu’à l’École normale, des échantillons de toutes les disciplines se mélangent dans une promotion, et échangent volontiers. Nous avions formé un petit groupe dans lequel on disait : « S’il y avait une agrégation de sciences sociales du supérieur, ça serait bien ! » On avait même composé le jury ! [Rires] C’est donc une vieille rengaine chez moi ! J’ai ensuite écrit un ouvrage d’histoire contemporaine dans la lignée de cet enseignement que j’avais reçu en classe de philosophie, et mes positions n’avaient pas changé de ce point de vue. Dans mes recherches également qui portaient sur Marseille, où j’avais vécu jusqu’à la khâgne puis comme enseignant après l’agrégation. J’y étais très attaché familialement, sentimentalement. C’est dans cet esprit que j’ai abordé mes travaux de recherche, avec comme grande référence Maurice Halbwachs, même s’il avait horreur de l’histoire. Je m’efforçais aussi comme François Simiand de saisir les forces collectives en jeu, même si chez Simiand, elles restaient un peu trop mécaniques à mon sens : c’est la monnaie qui fait les activités économiques, etc. Halbwachs, de plus en plus, expliquait ces phénomènes par l’opinion. Alors c’est cette articulation dans le fond entre la matérialité des choses, la manière dont elle était plus ou moins valorisée, distinguée finalement dans ses éléments par l’opinion, qui a été la base de mes recherches et l’est restée. Tout cela me conduisait à me sentir un peu de toutes les disciplines de sciences sociales.

5 On arrive ainsi au milieu des années 1960...

6 Alors on arrive au milieu des années 1960, je suis élu comme géographe en 1965 à l’École des hautes études, directeur d’études en géographie, mais on était avant tout directeur d’études sur un sujet que l’on choisissait, la discipline n’était pas fondamentalement exprimée. Et là, phénomène de hasard – il faut bien en introduire dans l’histoire ! [rires] enfin ce n’était pas tout à fait un hasard, il se trouve que j’étais dans la promotion de 1946 de l’École normale, et en 1966 on célèbre le 20e anniversaire de notre entrée à l’École normale. Et je me trouvais assis à table à discuter à côté de Jean Knapp, qui était un philosophe de ma promotion. […] Jean Knapp était au cabinet du ministre de l’Éducation nationale Christian Fouchet. Et ce n’était pas que l’on souhaitait alors beaucoup de réformes, juste avant 1968 – on croit souvent que le mouvement de 1968 est parti des étudiants, mais en fait, il a résulté surtout d’une certaine lenteur et d’une absence d’initiatives concrètes de la part du gouvernement, et plus largement des intellectuels qui nous dirigeaient. Il y a eu le célèbre colloque de Caen, qui justement posait le problème du rapport entre les disciplines académiques, d’inspiration mendésiste. Dans le fond, c’était une réforme par le haut, un peu technocratique, mais qui était plutôt en faveur des sciences sociales. Et donc, j’en parle à Jean Knapp, qui me dit : « Ah mais vraiment, ça m’intéresse, parce qu’on est en train de créer un baccalauréat intermédiaire, parce qu’il y a de moins en moins de gens qui font du latin et du grec. Et ils ne sont pas capables non plus de faire des mathématiques à haut niveau. Alors il faudrait trouver un contenu. » Il me dit « chercher du côté de l’économie, de la sociologie, etc., on pourrait faire quelque chose du côté des sciences sociales ». Je lui ai exposé le type de relations que je voyais entre ces disciplines et il me dit : « Ça me dit tout à fait. » Il m’a fait convoquer par Fouchet, qui m’a ensuite chargé de créer une commission pour rédiger le programme et la définition de cette nouvelle discipline, puis de la mettre en œuvre.

7 J’ai donc été chargé à partir du 1er janvier 1967 de cette mission qui a pris l’allure d’une mission d’inspection générale, enfin, il fallait trouver une appellation classique car il n’existait pas de poste à proprement parler. Cette commission, c’est moi qui l’ai formée bien entendu, en demandant l’autorisation du ministère et du cabinet, mais ce dernier comprenait des proches, puisqu’il y avait Charles Morazet qui était le second de Braudel aux Hautes études, Jean Knapp, et un secrétaire du ministère de l’Éducation dont on a dit beaucoup de mal, parce qu’il était très « gaullo-autoritaire », mais qui m’a beaucoup aidé, Pierre Laurent. Celui-ci m’a immédiatement fait totalement confiance. J’ai alors commencé à constituer cette commission, il y avait des doyens tel que cet économiste, qui venait d’être nommé recteur à Lyon. Il y avait un juriste qui était le grand patron du droit à l’époque… J’avais inclus Alain Touraine, et on avait sollicité le très en vue directeur de la Prévision au ministère des Finances, Jean Saint-Geours. Celui-ci avait délégué son adjoint pour faire partie de la commission, c’est-à-dire Michel Rocard. Ill était un peu plus jeune que nous et se sentait peut-être un peu moins légitime parce qu’il n’était pas économiste de formation. Alors j’ai assisté à des engueulades entre deux personnes qui étaient très amies par ailleurs, Alain Touraine et Jean Saint-Geours, via Rocard, sur l’importance relative de la sociologie et l’économie. Mais dans ce brouhaha général, on est arrivé à faire un programme. J’avais demandé à mon ami Guy Palmade, très au courant de ces problèmes-là, qui avait travaillé sur l’école d’économie libérale de la fin du XIXe siècle, de nous rejoindre. Il y avait aussi quelqu’un qui était devenu caïman d’économie, à l’École normale, Jean Ibanès, qui est devenu ensuite député et est mort jeune…

8 Donc on a dû également organiser la formation des professeurs, parce qu’il y avait eu des expérimentations, mais il n’y avait pas de programme. Ces enseignants venaient tantôt de l’histoire-géographie, tantôt de l’enseignement de techniques de l’économie et de la gestion, un double personnel, qui se regardait en chiens de faïence, mais on a organisé quand même des stages de formation, les Rencontres de Sèvres, qui ont à mon avis beaucoup apporté, y compris pour les relations de ces deux courants, si l’on peut dire, que l’on avait essayé de réunir parce que l’on n’avait pas le temps de former des professeurs à neuf si l’on voulait commencer tout de suite à enseigner cette discipline. Et c’est comme ça qu’Henri Lanta notamment a été un des premiers convertis et même convaincus à cette discipline.

9 Et quand vous dites qu’il y a eu des tensions dans la commission entre Touraine et Rocard...

10 C’était dans la commission, ce n’était pas dans les colloques. Et cela venait des économistes surtout. Parce que les économistes venaient de prendre leur indépendance par rapport aux juristes dans les facultés de droit, alors que jusque-là ils étaient très enveloppés et dominés par ces derniers. Vraiment, les économistes étaient d’étroits spécialistes, si j’ose dire, dans un ensemble qui fonctionnait vraiment sur des principes très différents. Alors qu’ils venaient à peine d’acquérir leur indépendance, ils se voyaient de nouveau menacés d’être subordonnés à ces derniers. Mais finalement, on a été très soutenus : il y a eu de gros débats à la faculté de droit et de sciences économiques de Paris, mais on a été très soutenus par Raymond Barre.

11 Dans quel sens ?

12 En disant : il faut laisser faire l’expérience. Il a fait en sorte que les économistes de la faculté de droit de Paris, qui pouvaient constituer un groupe de pression extrêmement puissant, ne jouent pas contre la discipline, ne descendent pas dans la rue pour nous interdire de faire ça ! Et d’ailleurs, les deux économistes de la commission étaient dans la section de sciences sociales dirigée par Fernand Braudel à l’École des hautes études. […] Alors c’est cet ensemble-là qui a permis de faire fonctionner le groupe, je ne m’étais pas seulement servi de ceux qui étaient les plus proches de moi, ce qui aurait été quand même un peu stupide. Pour les économistes, j’avais demandé l’aide de quelqu’un que je connaissais un peu, qui était un élève de Raymond Aron pour tout dire – et Aron commençait à être célèbre donc n’avait pas trop le temps –, mais il avait désigné l’un de ses meilleurs élèves, Jean-Claude Casanova. Je le connaissais un peu par des relations communes, il était dans la commission. […] Mais Aron était derrière. Il faut bien dire qu’on a accusé mon opération d’être par certains côtés un peu trop proche du marxisme, même si elle ne se voulait pas marxiste. Et Aron nous a toujours couverts. Et au fond, c’était assez cohérent, parce que sur le plan intellectuel, comme discipline, c’est ce qui équivalait à son approche de la société industrielle… […]

13 Et comment se fait-il que, alors qu’il y avait un juriste dans la commission, il n’y ait pas eu de droit dans l’enseignement des SES ?

14 Parce qu’on ne voulait pas y mettre le droit, même lui. On considérait le droit comme une science professionnelle, professionnalisée. Alors que là, les sciences sociales ne se voulaient pas un enseignement professionnel. Le contraire d’un enseignement professionnel même. C’était le but : donner un enseignement du monde moderne, du monde dans lequel ils se trouvaient – et pas seulement le meilleur de notre monde industrialisé –, aux jeunes gens qui passaient le bac. Les remettre dans leur époque, pas seulement dans des époques historiques passées, ou à plus forte raison dans des langues anciennes. La formule qui revenait souvent dans la commission était : il faut les rendre capables de lire Le Monde. C’était un peu la ligne. Mais c’était non professionnel. C’est-à-dire que l’on ne voulait pas former des gens pour faire de l’économie, mais pour comprendre le monde dans lequel ils vivaient, c’est un peu différent. Et bien entendu, le patronat de l’époque, ce n’était pas encore le Medef, était intéressé par ce qu’on faisait, mais il ne comprenait pas très bien : j’ai rencontré un de ses représentants, qui m’a dit : « Ah oui, cela peut être intéressant si vous leur apprenez à lire une feuille de Sécurité sociale, etc. » [Rires.] C’était donc du côté du consommateur qu’il voyait l’intérêt de la discipline, pas de celui du producteur.

15 Vous disiez que depuis tout jeune, vous aviez ce souci de croiser les disciplines, mais était-il partagé dans la commission ?

16 Dans la commission, non, c’était des gens qui, par leur carrière, étaient nécessairement un peu liés aux différentes disciplines existantes. Alors inégalement, avec des sentiments qui n’étaient pas forcément bienveillants vis-à-vis d’autres disciplines. Mais il y avait la commission d’une part, et de l’autre les intervenants que je faisais venir pour ces colloques de formation, et dont le recrutement était plus large et plus jeune que celui de la commission. Dans celle-ci, c’étaient surtout des notables, alors que pour les colloques, j’avais fait venir des gens d’un niveau hiérarchique un peu plus bas, mais qui avaient du temps à y consacrer : Bourdieu, avec qui j’avais de bons rapports, et qui était capable plus que Touraine peut-être d’enseigner une attitude méthodologique. Et d’autre part, j’avais de bons rapports avec des normaliens plus jeunes que moi, comme Yves Grafmeyer, Jean-Claude Chamboredon, etc. Et donc c’était ce type de gens qui sont venus participer et enseigner à des gens, qui ignoraient tout en principe de la sociologie, ce qui pourrait leur être utile. S’agissant de la mise en place de la discipline, pour rester à l’étage des organismes officiels : j’avais été très soutenu par le Conseil supérieur de l’enseignement, par les scientifiques à proprement parler. Il était assez favorable à cette démarche : c’était les scientifiques de l’époque du grand nucléaire, c’était l’époque où les normaliens physiciens étaient les directeurs de l’EDF, ils avaient vraiment le vent en poupe, et considéraient finalement que notre discipline correspondait à leur désir de nouveauté.

17 Et en même temps, le choix était fait de créer une filière spécifique et non un enseignement transversal comme l’histoire-géographie par exemple. Comment ce choix-là a-t-il été opéré ?

18 Pour moi et pour les autres membres de la commission, il n’était pas envisageable d’accéder aux sciences sociales sans une dimension historique, mais il ne fallait pas non plus que cela double l’enseignement de l’histoire. Je dirais volontiers que si l’histoire-géographie avait pu se renouveler entièrement, elle aurait pu remplacer cet enseignement. Mais comme l’histoire et la géographie restaient dans leur canon très traditionnel, cela nous permettait de faire autre chose. On nous a fait le reproche d’être trop historiens par certains côtés, alors que les économistes veulent au fond que leur discipline soit anhistorique. Voilà, c’était le gros conflit. Il y a eu des tensions, cela a joué y compris au moment des concours, quand on a recruté des professeurs. Il y avait des gens qui se voulaient plus historiens, et des gens qui se voulaient plus économistes. Et la sociologie était un peu divisée entre les deux camps.

19 On aurait aussi pu faire en sorte que tous les élèves puissent suivre cet enseignement plutôt que de l’inclure dans une série spécifique...

20 Cela a été une grosse question. Au départ, l’idée était de créer une section pour des gens qui n’étaient plus littéraires, qui n’étaient pas assez intéressés par les langues anciennes, mais pas non plus voués à l’École polytechnique. Parce qu’en même temps il y avait une évolution… « math[ématique]s élém[entaires] » à mon époque, c’était scientifique à un niveau très élevé. Et dans le fond, les scientifiques ne rêvaient pas de former beaucoup de gens, mais plutôt une minorité d’étudiants très doués dans le domaine scientifique. Alors que jusque-là, on prenait maths élém parce qu’on n’aimait pas la philo[sophie], mais il n’y avait pas une grande différence, et il y avait souvent des gens qui passaient les deux bacs, tandis que là, il y avait l’idée de créer un autre type de culture générale. Comme les autres bacs à visée générale : quelqu’un qui apprenait le latin et le grec n’était pas forcément destiné à enseigner le latin et le grec…

21 Et quand vous avez rendu votre copie, quand la commission a proposé les résultats de ses réflexions, quelles réactions avez-vous rencontrées ?

22 Nous avons commencé par proposer un programme d’essai, qui était le résultat du travail de la commission et des colloques, et on a ensuite essayé de produire un programme expérimental pour voir comment les professeurs essayaient de l’enseigner, etc. En étant chargé de mission, j’ai passé une année à l’inspection générale, en 1967-1968. Après, il y a eu les événements de mai-juin 1968, ce qui a forcément fait déraper notre réforme. Qui était un peu technocratique, mais qui était dans le fond dans l’esprit des colloques de Caen et du mendésisme. Elle a basculé sous la forte pression non seulement marxiste, mais maoïste, etc. Alors j’ai réussi à trouver un équilibre : dans une réunion de jeunes professeurs, qui demandaient à ce qu’on discute avec eux dans le plus pur style de 1968, j’ai réussi à leur faire entendre qu’ils pouvaient être rouges, mais qu’ils devaient être des experts aussi. La formule a eu beaucoup de succès… Et c’est là que les juristes ont commencé à s’inquiéter. Et dans le fond, la discipline a été soutenue par Alain Peyrefitte, qui a été ministre de de Gaulle en 1968. Mais ensuite, le gouvernement Pompidou a été remplacé par le gouvernement Couve de Murville, avec à l’Éducation nationale Edgar Faure. Lui-même était copain avec tout le monde, c’était un esprit très intelligent, il avait de bonnes relations avec certains chercheurs qui montaient aux Hautes études, comme François Furet, mais il avait pris comme directeur de cabinet M. Alliot, le mari de Michèle Alliot-Marie, un juriste ambitieux… Je l’ai alors rencontré chez des amis communs, et il m’a fait une sortie que je n’ai pas supportée, en disant que c’était ces incapables de professeurs d’histoire-géographie qui venaient faire l’enseignement de l’économie, que ce n’était pas sérieux, etc.

23 D’autre part s’est posée la question de savoir si je prenais la tête de l’Inspection générale, mais je ne tenais pas à abandonner les Hautes études. Vous savez qu’aux Hautes études, il y a des gens qui ne sont pas à temps plein, qui sont associés. J’avais donc demandé à Braudel s’il estimait que je pouvais prendre l’Inspection générale de SES, en restant un directeur d’études associé et il m’a dit non. Braudel avait en effet de fortes réserves à l’égard de l’Inspection générale : il faut dire que certains inspecteurs généraux d’histoire-géographie étaient alors très conservateurs. J’ai donc choisi de rester aux Hautes études. Comme Guy Palmade, qui était d’ailleurs beaucoup plus doué que moi sans doute pour administrer. Moi j’étais capable de faire un coup de force, j’y allais de tout mon cœur. Mais ensuite, administrer la chose, la gérer, cela me séduisait moins, je ne suis pas un gestionnaire. Du tout. Et donc Palmade était beaucoup plus capable que moi : il était beaucoup plus diplomate dans les relations personnelles. Je me souviens, le passage de relais s’était fait avant la chute du gouvernement Pompidou, chez Alain Peyrefitte, qui était de la promotion immédiatement antérieure à la nôtre, à l’École normale [supérieure]. Il nous avait reçus très gentiment en disant : « Maintenant, on prend les inspecteurs généraux au berceau ! », parce que Palmade n’avait pas encore 40 ans, moi tout juste [rires]. À l’époque, cela faisait scandale.

24 Vous n’avez ressenti aucune hostilité du côté du ministère à cette époque ?

25 Au contraire, on a été soutenus, jusqu’au départ de Peyrefitte en tous les cas. Je représentais alors pour eux une sorte de sécurité. Entre les marxistes et les autres. Autrement dit cela permettait que l’opération ne soit pas prise en main par des marxistes purs. Et le 8 mai, qui était un des grands jours révolutionnaires de 1968, j’ai été reçu chez Pompidou, non pas par Pompidou lui-même, mais par son cabinet pour parler de la discipline, et l’accueil a été assez favorable. Pour compliquer les choses, […] les petits copains qui soutenaient Braudel, c’est-à-dire Emmanuel Leroy-Ladurie, François Furet et quelques autres, avaient proposé à Braudel que je devienne secrétaire aux Hautes études. Parce qu’à l’époque, il y avait des présidents pour les quatre sections des Hautes études, pour les six sections en fait parce qu’il y avait des scientifiques, et Braudel était président d’une section. Au moment de la « Révolution » comme on disait, il fallait un secrétaire pour assurer l’administration. Nous avons en fait été deux, l’autre était Charles Morazet qui n’était pas en odeur de sainteté auprès des révolutionnaires.

26 C’est donc moi qui ai eu à gérer en même temps, la section des Hautes études et la mise en place du nouvel enseignement des sciences sociales au lycée… Il fallait que je défende Braudel, absent, que je résiste à toute une série de règlements de comptes. Il fallait que je tienne un peu le milieu étudiant, mais cela s’est très bien passé […]. Je me souviens avoir eu de très bonnes relations avec le fils d’un mollah iranien, qui était très bien, je ne sais pas ce qu’il est devenu par la suite. C’était lui qui représentait les étudiants en partie, avec quelques autres [rires]. J’avais de bonnes relations avec la CGT qui n’était pas favorable au mouvement. Et d’autre part, ses militants tentaient de l’orienter vers des revendications sectorielles. Alors j’avais aussi à discuter ce type de questions. En particulier, il y avait le gros problème des vacataires provisoires, comme aujourd’hui on parle des intermittents. Une de mes gloires est d’avoir réussi à stabiliser un certain nombre de ces vacataires.

27 Vous avez alors lâché la bride des SES ?

28 Non, je ne pouvais pas, parce que la passation n’était pas encore faite, c’était 1968, j’avais deux enfants sur les bras.

29 Et pourtant, ce qui peut sembler étonnant, c’est que la mise en place des SES s’est effectuée très rapidement...

30 On a fait le premier bac en 1969, je me souviens être allé avec Palmade en province, parce qu’il n’y avait pas de sujets nationaux, il y en avait trois différents fixés respectivement à Nancy, Toulouse et Paris. Nous sommes allés voir les trois régions pour vérifier et donner le feu vert à ces sujets avant qu’ils ne rentrent en circulation. Entre 1967 – parce que c’est fin 1966 que j’ai repris ce dossier – et 1969, quand je l’ai laissé à Palmade, tout était fait. J’ai fait une première inspection générale dans les Alpes. Ça a été très rapide, et d’ailleurs le directeur des enseignements secondaires – qui avait changé entre-temps –, le premier, un mathématicien, était très favorable au projet et m’avait beaucoup aidé. On n’avait pas alloué beaucoup de moyens à mon service, je n’avais pas de secrétariat, et donc il fallait compenser : il a personnellement transporté à Sèvres les textes correspondant aux interventions avec sa voiture, c’est dire à quel point on en était ! [Rires.] Le nouveau directeur des enseignements secondaires, qui avait été recteur à Alger, était un drôle de type, mais considérait que c’était un miracle car c’était la première fois qu’il y avait une réforme qui était faite dans l’Éducation nationale ! [Rires.] Bon, je m’envoie un peu des fleurs, mais les difficultés sont venues après… Alors moi, j’étais hors de responsabilités officielles, mais je continue à être très lié avec Palmade, on en parlait tout le temps. Il était devenu le patron de la discipline et de l’inspection générale. Et on a mis en place le Capes et l’agrégation, et j’ai siégé aux deux jurys.

31 La création d’une agrégation en SES a été assez contestée parmi les professeurs, non ?

32 Moi-même, au départ, je n’étais pas très favorable. Mais étant donné que 1968 avait amené un retour de flamme… S’il n’y avait pas eu 1968, on aurait pu peut-être se passer d’une agrégation.

33 Pourquoi ?

34 Il y avait le risque d’un retour de flamme institutionnel, et il a fallu être aussi organisé que les autres, aussi traditionnellement organisé que les autres [disciplines scolaires], pour tenir le coup. Parce que dans le fond, quelles que soient les petites réformes qui ont été menées, le rôle d’Edgar Faure était alors de rétablir l’université. Il y avait quelques réorganisations par-ci par-là, mais on a rétabli l’université [dans son état antérieur]. On a réuni les anciennes facultés en universités, etc., mais on n’a pas changé profondément la nature des enseignements.

35 Henri Lanta m’a raconté lorsque je l’ai rencontré qu’aux stages de Sèvres, au début, ils vous regardaient à la tribune avec les autres professeurs d’économie et gestion en disant « Roncayolo, c’est l’ennemi ! » Vous l’avez ressenti comme cela vous aussi ?

36 Je l’ai ressenti tout à fait comme ça. C’était normal d’ailleurs, parce qu’eux rêvaient dans le fond de couronner leur enseignement en lui donnant une place culturelle et non plus simplement professionnelle, alors c’est vrai qu’on les prenait un peu trop à contre-courant, et qu’on était aidés par les historiens-géographes qui n’étaient pas par définition spécialistes [de ces questions]. Enfin ce n’était pas Braudel qui dirigeait l’histoire et la géographie : c’était encore très traditionnel comme enseignement. Alors on a réussi à en convaincre quelques-uns. C’est vrai qu’il y en a qui n’étaient pas convaincus [par le projet], mais qui ont réussi à faire carrière dans les SES malgré tout. Quoiqu’il en soit, il était possible de discuter avec eux de manière assez ferme […]. Ces historiens-géographes étaient des volontaires, cela ne leur apportait rien [du point de vue de la carrière]. C’était une entreprise qu’ils tentaient, pour un changement d’orientation, de façon, j’allais dire d’enseigner, de but, mais cela ne changeait pas leur fonction qui était déjà d’ordre culturel. Tandis que pour les autres, c’était peut-être plus fort. Mais ensuite, lorsque la section de l’enseignement technique a été créée à l’École normale supérieure, ils ont pris de jeunes caïmans qui ont fait du très bon travail. Non, cette question-là s’est réglée plus facilement qu’avec les professeurs des facultés de droit qui ont repris du terrain en grande partie grâce à la présence de M. Alliot chez Edgar Faure – comme directeur de cabinet, c’est-à-dire finalement l’homme le plus puissant du cabinet –, et qui ne nous a pas aidés. Concrètement [cela s’est traduit notamment par des nominations], c’est-à-dire que, autant Guy Palmade était un inspecteur général de grande classe qui convenait parfaitement à la discipline, autant ensuite on a placé à l’inspection générale de la discipline des gens du cabinet qui n’avaient pas forcément vocation à y figurer.

37 Il y a eu rapidement une déperdition, heureusement que Palmade était assez actif pour tenir cela en main, mais cela a quand même affaibli la discipline. Ensuite, il y a eu la séquence des réformes successives qui ont fait que l’on a professionnalisé progressivement cet enseignement. C’est quand l’idéologie de l’entreprise [s’est imposée] – moi je suis venu à une époque où les économistes étaient des macroéconomistes. Et ensuite quand est venu le grand courant néolibéral américain, la grande période du développement de l’entreprise, y compris sous ses dehors les plus insupportables, à savoir la comptabilité, dans la discipline. Un jour, durant la brève période où j’ai fait fonction d’inspecteur général, six mois ou un an, je me suis trouvé dans un lycée technique – puisqu’ils avaient créé la section également dans les lycées techniques, j’avais été mal orienté, dans un cours de comptabilité des plus traditionnels. Ce que j’ai pu souffrir pendant ce cours ! [Rires.] Alors je leur ai expliqué que ce n’était pas exactement cela, qu’il y avait une erreur qui avait été faite, c’était de l’enseignement professionnel au sens le plus élémentaire du terme. Mais c’était la macroéconomie qui l’emportait à l’époque. Cela allait à peu près. Mais après, on a voulu renforcer le côté [connaissance de l’]entreprise, si bien que c’est l’économie d’entreprise qui a fini par monter et par écœurer beaucoup de candidats pour cette section.

38 Mes petits-enfants ont tous plus ou moins tenté cette section, mais sont ensuite tous passés dans la section littéraire ou scientifique. Malgré le conflit entre techniciens, c’est-à-dire ceux qui venaient de l’enseignement technique, et les généralistes, qui avaient fait autant de progrès pendant ces colloques ; entre ces deux groupes qui constituaient le corps enseignant, et ensuite avec la création d’un Capes propre et d’une agrégation propre à cette nouvelle discipline, finalement, les choses avaient été gagnées. C’est sur la macroéconomie que reposait tout de même le planisme initial de la Ve République. Et c’est au moment de la crise des années 1970 que l’on a subi le plus d’attaques… Enfin, ensuite cela s’est stabilisé, il y avait des enseignants qui étaient bons, il y en avait des moins bons, il y a eu des programmes qui ont changé, qui de plus en plus se sont tournés vers l’entreprise… […]

39 Pourriez-vous revenir sur la manière dont les colloques de Sèvres étaient organisés ?

40 Aux colloques de Sèvres du début – ce sont les seuls que j’ai suivis, je ne sais pas s’il y en a eu d’autres ensuite. Mais aux deux premiers colloques, avec les enseignants qui voulaient tenter l’expérience en présence de gens qui représentaient la discipline, non pas notre discipline, mais les disciplines concurrentes. Ce domaine disciplinaire n’était pas encore créé, donc on les laissait faire en quelque sorte. Il y avait tous ceux qui voulaient enseigner, qui sont restés dans le coup, certains se sont retirés, mais beaucoup sont restés dans le coup tout en étant soit historiens, soit techniciens d’origine. Après, je n’ai pas beaucoup suivi les colloques, mais je siégeais dans les jurys du Capes et de l’agrégation quand même. Et j’ai orienté des normaliens vers ces concours. Alors le problème ensuite, c’est qu’en 1976 je suis devenu sous-directeur de l’École normale supérieure, avec l’objectif d’essayer de l’ouvrir vers ce courant. Et ensuite, je suis devenu directeur-adjoint, avec la charge de l’école littéraire et de ce nouveau secteur, entre 1981 et 1987, 1987 étant le moment où l’on a fusionné Sèvres et Ulm, ce qui a occasionné un remaniement de direction qui m’a amené à la quitter. J’ai néanmoins entre-temps eu l’occasion d’intervenir d’une autre manière pour les SES : en créant un concours d’entrée à l’École normale supérieure par les sciences sociales. Cela a marché tant bien que mal, même si l’on n’a jamais recruté un grand nombre d’étudiants par cette voie. Avant même que ne soit créé le concours d’entrée spécifique, en 1986, le concours avait été mis en commun entre Sèvres et Ulm. Je présidais alors le jury du nouveau concours, et cela s’est très bien passé, il n’y a pas eu de problème.

41 Et est-ce que vous avez été sollicité au moment des attaques contre les SES qu’il y a eu au début de cette décennie-là ?

42 Quand il y avait du grand danger, on me mobilisait un peu…

43 Les gens de l’APSES ?

44 Oui, ce sont les professeurs qui m’ont contacté. Je me situais un peu à l’articulation des centres de formation, de l’École normale et de la discipline. Et surtout par l’intervention d’Henri Lanta quand Guy Palmade a disparu. Dans ce cas, jusqu’au bout, même quand il y a eu la grande crise il y a deux ans je crois [1] , j’ai encore été sollicité, on est allé à l’École normale, il y a eu une petite réunion, d’où est sortie une lettre qui a été publiée dans les journaux, une lettre diplomatique j’allais dire, sur cette question-là. Mais finalement, le danger a disparu. Non, je considère toujours que c’est mon enfant, si vous voulez, même s’il y a plusieurs pères, c’est la mode maintenant ! [Rires.]

45 Et auparavant, Guy Palmade vous sollicitait de temps en temps ?

46 On se voyait tout le temps, c’était mon ami le plus proche. On parlait des SES entre autres choses. Il avait un grand talent, d’autant plus qu’il a été pris dans le cabinet d’Olivier Guichard, ça c’était une opération de François Furet. Celui-ci m’avait offert de rentrer au cabinet de Guichard pour défendre les créations de 1968. C’est-à-dire les nouvelles disciplines, mais aussi les nouvelles universités, Vincennes et Villetaneuse. Mais j’avais refusé pour les mêmes raisons, parce que j’en avais un peu assez à l’époque. Mais j’ai dit à Furet : « Demande à Palmade ! » Et donc Palmade était à la fois doyen de l’Inspection générale et membre du cabinet du ministre, ce qui a renforcé la discipline, pendant les deux ou trois ans où Guichard a été ministre de l’Éducation nationale. Et Palmade s’en est très bien sorti. Le problème, c’est qu’après, pour le récompenser, on l’a nommé directeur de l’Institut pédagogique national. Il est resté doyen de l’Inspection générale, mais quand même, cela l’a un peu écarté de la décision. Heureusement, il y avait Henri Lanta, qui a été remarquable, c’est lui qui a fait la continuité, avec nos difficultés à Palmade et moi. C’était lui qui était devenu la référence des gens qui croyaient dans les SES.

47 C’est intéressant quand vous dites : qui croyaient...

48 Il y a un côté d’attachement maternel, je ne sais pas ! [Rires.] Mais ce sont des choses que l’on apportait, vraiment. Et Henri Lanta aussi a pris cette attitude. C’était une stratégie, alors qui est complètement remise en question par l’évolution même du marché du travail. Nous étions encore à l’époque où les élèves se professionnalisaient après le bac[calauréat]. Or maintenant, de plus en plus on demande une professionnalisation déjà orientée par le bac. Évidemment, ça ne favorise pas tellement la discipline. Parce qu’en dehors du journalisme, de Sciences Po, des filières comme cela, les SES ne proposent pas une professionnalisation. Elles étaient conçues comme un enseignement culturel, je le répète. La culture, ce n’est pas que les Beaux-Arts, les musées ou le rap…

49 Et selon vous, cette approche culturelle se perd ?

50 Cette notion se perd et c’est très grave. Cela s’intègre parfaitement à l’individualisme actuel, c’est-à-dire que l’on est dans une société individualiste où chacun s’efforce d’accumuler les signes du succès. Nous subissons un changement de société qui nous dépasse, mais qui va un peu à l’encontre des intérêts de ce type de formation. Enfin, c’est comme ça…

51 Et est-ce qu’à la création des SES, vous vous viviez comme des pionniers dans les pédagogies actives ?

52 J’étais contre la dissertation. Je n’avais pas souffert de la dissertation, mais j’avais trop considéré que la dissertation était avant tout un exercice rhétorique pour ne pas essayer de faire autre chose, en faisant réagir les élèves aux documents, quitte même à les critiquer. Dans le fond on était passé de la dissertation au travail le plus noble du journaliste si j’ose dire [rires]. Et je trouve que c’était quand même une évolution désirable. Et dans le fond, cela correspond beaucoup plus à ce qui est demandé maintenant dans les métiers intellectuels. On ne demande plus de belles rhétoriques, il n’y a rien à faire, ça ne passe plus.

53 Et il y avait aussi l’idée de ne pas faire de cours magistraux et de mettre les élèves toujours en activité...

54 C’est bien ce que je veux dire : le problème n’est pas de recevoir un enseignement, mais c’est d’y participer, étant donné que le professeur et les élèves réagissent – alors pas de la même manière, ni avec le même savoir au départ bien entendu –, mais ils réagissent à partir d’un même document qui est externe aux uns comme aux autres. Justement, cela m’avait toujours troublé que l’histoire et la géographie s’enseignaient essentiellement à l’époque par ce que pensait [et disait] le professeur. Et non pas avec la réaction du professeur et des élèves par rapport à un même document.

55 Et vous aviez donc l’impression que vous étiez pionniers dans le lycée de l’époque avec ces méthodes actives ?

56 On n’est jamais renseigné sur ce qui se fait par ailleurs, mais enfin, dans nos disciplines – dans les disciplines scientifiques comme la biologie, je ne sais pas ce qui se faisait –, mais dans les disciplines dites littéraires, enfin non scientifiques si vous préférez, c’était évidemment tout à fait nouveau.

57 Ce sentiment de représenter une discipline pionnière me semble toujours vivace parmi les collègues.

58 À mon avis, quel que soit le contenu, c’est ce qui résistera le mieux au temps, cette expérience d’enseignement sur le document. Le sentiment d’être pionnier, c’est un sentiment personnel, ou d’une génération, mais cela s’oublie rapidement. C’est de la satisfaction personnelle, mais cela ne reste pas dans l’histoire. On n’en tient pas compte dans l’histoire. On a eu l’impression de créer quelque chose. Et ça, peut-être que je ne l’avais plus. C’est pour cela que je résiste un peu, parce que c’était un petit peu plus personnel que pour ceux qui ont pris la suite dans [l’animation de] cet enseignement. Alors Palmade connaissait parfaitement mon point de vue là-dessus – lui-même était plus classique de ce côté-là. La preuve, c’est qu’ensuite, j’ai occupé la direction adjointe de l’École normale et continué à travailler aux Hautes études, mais je n’enseignais pas énormément. J’enseignais d’ailleurs ex cathedra aux Hautes études, mais c’est un autre rapport pédagogique. C’est ce que vous dites qui doit être critiqué, pas un document : le document c’est vous dans un séminaire des Hautes études. Vous voyez, c’est différent : on se soumet soi-même à la discussion. Et il m’est arrivé ensuite, à la fin de ma carrière, d’enseigner à l’université de Nanterre pendant trois ans. J’y ai alors introduit le travail sur documents en géographie. J’étais très content de ce que je faisais : on a travaillé un peu comme on travaillait en sciences sociales, c’est-à-dire sur des textes géographiques, qui pouvaient être des textes en français, mais aussi en anglais, ça remuait un peu les esprits des étudiants. C’était une habitude que j’avais prise en enseignant aux Hautes études, mais aussi avant à l’École normale. Parce que là, j’avais huit ou dix étudiants, et on discutait ensemble le cours à partir de tels documents que l’on avait étudiés. C’est quelque chose qui est finalement beaucoup plus pratique que le cours magistral. Nanterre était une université beaucoup plus démocratique dans ses principes que les grandes universités du centre de Paris. […] En découvrant les grands amphis de Deug, je me suis aperçu que je ne voyais pas les étudiants, ce n’était plus des individus avec lesquels j’avais une correspondance directe. Je parlais à mon micro, c’est mon micro qui était mon interlocuteur. Et surtout, cela rendait impossible la moindre opposition, le moindre doute, la moindre critique de ce que je disais, contrairement aux petits groupes. La moindre hésitation de ma part faisait déraper complètement le cours. Cependant, on avait créé un enseignement par petits groupes pour compléter l’enseignement magistral des grands amphithéâtres et cela fonctionnait bien. Et ça j’en ai conservé un très bon souvenir. […]

59 Vous avez entendu que les SES sont régulièrement attaquées parce qu’on leur reproche d’être trop critiques du monde dans lequel on vit. Pensez-vous inéluctable que les SES soient prises dans des querelles politiques ?

60 Il y a rien de plus dangereux que de considérer que la laïcité c’est le refus de la critique. Au contraire, c’est la possibilité de la critique. C’est-à-dire que toute croyance peut être soumise à discussion. Chacun croit ce qu’il veut, mais toute croyance peut être soumise à discussion. Par conséquent la vie dans une société démocratique ne peut que reposer sur cette liberté qu’ont les uns et les autres, sachant toutefois qu’une critique n’a de véritable valeur que si on y investit de la rigueur de pensée et de méthode.

Bibliographie

Quelques publications de Marcel Roncayolo

  • La Ville et ses territoires, Paris, Gallimard, 1990.
  • L’Imaginaire de Marseille : port, ville, pôle, Lyon, ENS Editions, coll. « Bibliothèque idéale des sciences sociales », 2014 (1990). En ligne : http://books.openedition.org/enseditions/370
  • Les Grammaires d’une ville. Essai sur la genèse des structures urbaines à Marseille, Paris, EHESS, 1996.
  • Marseille : les territoires du temps, Paris, Éditions locales de France, 1996.
  • Territoires en partage : Nanterre, Seine-Arche : en recherche d’identité(s), Marseille, Parenthèses, 2006.
  • L’Abécédaire de Marcel Roncayolo, entretiens entre Isabelle Chesneau et Marcel Roncayolo, Gollion, InFolio, 2011.
  • Le Géographe dans sa ville, avec Sophie Bertrand de Balanda, Marseille, Parenthèses, 2016.

Notes

  • [1]
    Allusion est faite ici à la réforme des programmes de 2010 et au passage au statut d’enseignement d’exploration en classe de 2de avec un horaire hebdomadaire sensiblement réduit. Des craintes ont également pesé sur une fusion entre les SES et l’économie-gestion.
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