Notes
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[1]
Les indications de pagination entre parenthèses sont issues de l’ouvrage Nudge [1], sauf mention contraire.
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[2]
Blanchard M., Cayouette-Remblière J., « Penser les choix scolaires »,Revue française de pédagogie, n° 175, 2011.
-
[3]
Attali J. (dir.), Pour une économie positive, Paris, Fayard, La Documentation française, 2013.
-
[4]
Tilly Ch., “War Making and State Making as Organized Crime”, in Evans P., Rueschemeyer D., Skocpol T. (Eds.), Bringing the State Back In, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 35-60. L’impôt, héritier de la nécessité de l’État-nation d’asseoir militairement sa domination, serait l’instrument emblématique d’un état de guerre et de l’État comme ayant le monopole légitime de la contrainte.
-
[5]
Rosanvallon P., La Crise de l’État-providence, Paris, Seuil, 1981.
-
[6]
Voir le numéro coordonné par Marc Fleurbaey « Applications de l’économie normative »,Revue d’économie politique, vol. 117, n° 1, 2007, p. 1-5.
-
[7]
Ce périmètre clair est moins catégorique dans la pratique, voir Fernandez F., Lézé S., Strauss H., « Comment évaluer une personne ? L’expertise judiciaire et ses usages moraux », Cahiers internationaux de sociologie, n° 128-129, février 2011, p. 177-204.
-
[8]
Voir Le Lec F., Tarroux B., “Is More Choice Always Preferred ? Experimental Evidence”, Working Paper, université de Rennes 1, 2015. Les résultats empiriques montrent un effet d’aversion au choix : les consommateurs ont préféré choisir des paniers de biens plus réduits en taille.
-
[9]
Le nudge est d’ailleurs plus facile à implémenter si les acteurs économiques ont des préférences proches, notamment pour que l’architecte du choix puisse les connaître ou les étudier. Mais les implications éthiques ne sont pas développées par Thaler et Sunstein.
-
[10]
Voir Bernardi B., Le Principe d’obligation, Paris, Vrin-Éditions de l’EHESS, 2007. Nous n’aborderons pas ici la question de savoir comment un individu libre, capable de faire des choix, peut ou doit se soumettre à l’État.
-
[11]
Sunstein montre que ces « voyous » peuvent aussi court-circuiter le nudge ex post en produisant un « contre-nudge » pour préserver leurs intérêts [7].
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[12]
Ces deux termes font fortement écho aux débats sur la « bonne gouvernance ».
-
[13]
Boussaguet L., Jacquot S., Ravinet P. (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Les Presses de Sciences Po, p. 326.
-
[14]
De Quervain D. J. F., Fischbacher U., Treyer V., Schellhammer M., Schnyder U., Buck A. et al., “The Neural Basis of Altruistic Punishment”,Science, 305 (5 688), 2004, p. 1 254-1 258.
Qu’est-ce qu’un nudge ?
1 Les usages « politiques » ou l’étiquetage nudge de certains dispositifs se sont parfois éloignés du cadrage scientifique effectué par Richard Thaler et Cass Sunstein au sein de l’ouvrage fondateur Nudge [1]. Le programme Opportunity New York City a ainsi parfois été qualifié de nudge alors qu’il repose sur un système de récompenses monétaires [2]. Il est donc nécessaire de rappeler les fondements théoriques de cet « outil ». Toutefois, questionner la rationalité ne permet pas de statuer sur la nature du nudge.
Mobiliser l’irrationalité : la théorie
2 Les fondements théoriques du nudge sont issus du champ émergent de la « science du choix », mêlant les apports de l’économie comportementale, de la psychologie et des neurosciences [1]. Le nudge suit le principe du « tout compte » ; le contexte dans lequel s’effectue le choix n’est jamais neutre et influe sur la prise de décision. Cette déclaration intuitive, selon laquelle l’homme est un « simple mortel », remet toutefois en cause le concept d’homo œconomicus dont les décisions sont guidées par la rationalité et l’intérêt individuel [3].
3 Contrairement à une littérature émergente sur les comportements prosociaux [4], le nudge repose uniquement sur la critique de la rationalité, comme en témoignent les sections de la première partie théorique de l’ouvrage Nudge : « Des biais et des bourdes » et « Résister à la tentation ». Les discussions autour de cette propriété et de ses limites sont anciennes au sein de l’économie comportementale : Herbert Simon puis Daniel Kahneman et Amos Tversky développent l’idée d’un modèle cognitif imparfait. Thaler a notamment contribué à l’application des résultats sur les heuristiques de raisonnement et les biais à l’étude du comportement du consommateur dans les années 1980 [4]. Si chaque mécanisme décrit par Thaler et Sunstein a fait l’objet d’études théoriques et empiriques, le canal précis à l’œuvre dans chaque programme n’est pas toujours mis en évidence. Le programme de retraite « demain, j’épargnerai plus » (p. 185-206 [1] ) repose ainsi sur l’idée qu’épargner demande un effort cognitif pour se projeter dans le futur en même temps qu’il mobilise l’aversion à la réduction de la consommation présente pour un bénéfice futur… [5].
4 Thaler et Sunstein ne considèrent pas seulement la dimension individuelle de la prise de décision, ils développent l’existence de « comportements grégaires » (p. 101) permettant par des mécanismes de mimétisme d’influencer un grand nombre de personnes : c’est le nudge social. Ce procédé ne repose pas sur l’hypothèse d’une bonne « nature » humaine, mais plutôt sur des mécanismes de contagion où les émotions s’opposent à la raison, sur un modèle cartésien [6] : « les simples mortels » sans être des « moutons » se « laissent tout de même facilement influencer » (p. 102) par l’information, le regard des autres. Ainsi, « si de nombreuses personnes font ou pensent quelquechose, leurs actions et leurs pensées transmettent une information concernant ce que vous devriez peut-être faire ou penser. […] Si vous attachez de l’importance à ce que les autres pensent de vous […] alors vous préférez peut-être faire comme tout le monde » (p. 103-104). Ces mécanismes collectifs restent toutefois flous [5] ; le conformisme social n’est pas nécessairement irrationnel, puisqu’on peut en tirer certains bénéfices liés à l’appartenance à un groupe [6]. De plus, Thaler et Sunstein ne précisent pas comment la prise de décision est encastrée dans des déterminants socioéconomiques [2] ni comment ils se transmettent par la socialisation, alors qu’ils mentionnent explicitement que « les jugements du groupe s’internalisent profondément » (p. 109).
L’insaisissable nature du nudge
5 La discussion autour de la rationalité n’est pas centrale dans la définition du nudge (cf. encadré « Ce qu’on dit et ce qu’on ne dit pas sur le nudge »), comme en témoigne la structure de l’ouvrage éponyme. L’accroche se présente sous une forme pragmatique, une situation quotidienne et fréquente : l’ordre de présentation des aliments dans un buffet. Le choix est inévitable, on ne peut pas éviter d’ordonner le buffet. De plus, les auteurs appliquent un principe de précaution. Puisque les détails ne sont jamais neutres, il existe un risque important d’une issue néfaste pour l’individu et la société. En outre, il ne faut pas exclure qu’un acteur intéressé par son gain individuel tire profit de cette faille. Parmi les multiples architectes du choix, l’État semble le moins susceptible d’être un « voyou de l’architecture du choix » (p. 378). Ce pragmatisme mute pour augurer « une voie nouvelle », dont l’ampleur couvre un ensemble vaste et essentiel d’interrogations : légitimité de l’intervention de l’État, moyens de son intervention, ampleur budgétaire, finalité de l’action publique, construction de consensus dépassant les frontières partisanes… Le sous-titre programmatique de l’édition anglo-saxonne souligne ainsi l’amélioration des décisions de santé, de la richesse et du bonheur des individus. Ces objectifs font écho à la prise en compte de facteurs plus qualitatifs, subjectifs ou environnementaux du bien-être, d’une « croissance responsable, durable et inclusive » où la création de richesse permet de « servir des valeurs supérieures, altruistes [3] ». Cependant, le nudge est développé dans un cadre anglo-saxon et y connaît d’ailleurs son plus grand succès institutionnel avec les gouvernements Cameron en Grande-Bretagne et Obama aux États-Unis. Dans son analyse comparatiste sur les politiques sociales, Élisa Chelle souligne que les nombreuses expérimentations qui concernent l’emploi, la protection sociale, la lutte contre la pauvreté sont teintées de couleur nationale [2]. Ainsi, l’implication de l’individu – et de sa responsabilité – s’exprime différemment au sein de chaque domaine de l’action publique. Le programme de retraite « Save more tomorrow » (épargner plus demain) n’a de sens que dans un contexte où le risque vieillesse n’est pas mutualisé et fait l’objet d’une décision individuelle, où même les taux de cotisation peuvent être négociés.
6 À la question des « fins » s’adjoint celle des moyens, que le sous-titre de l’édition française met à l’honneur : « La méthode douce pour inspirer la bonne décision ». Le nudge se situe à l’opposé de la figure de l’État-nation qui structure la société par des moyens plus ou moins coercitifs avec des fins belliqueuses ou de contrôle de sa population [4] . Ce glissement n’est pas sansrappeler l’évolution des travaux de Michel Foucault, dont l’analyse du pouvoir repose sur les techniques d’encadrement de la population puis sur le concept de gouvernementalité, la « conduite des conduites » : lenudge oriente, pilote, sans jamais contraindre. Enfin, il coûte peu en n’utilisant pas d’incitations financières et repose sur des « détails » simples. Dans un contexte de déficits publics contraignant l’intervention étatique, de doutes sur les instruments plus traditionnels et de critiques de la complexité bureaucratique, cet outil semble donc répondre aux crises de l’État-providence [5] . L’engouement pour le nudge a donc bénéficié d’un contexte institutionnel et conjoncturel favorable mais sa simplicité ainsi que son caractère inoffensif et bienveillant ont largement contribué à sa popularité médiatique et politique. Certes, la petite mouche dessinée sur l’urinoir pour aider les hommes à bien viser peut sembler anecdotique voire « futile » [7] mais une émoticône, aidant les ménages à situer leur performance par rapport à celle de leurs voisins, peut aussi accroître le tri des déchets. Pourtant, ces grandes caractéristiques ne définissent pas de contours précis à « cette troisième voie ». Le nudge semble se définir comme une alternative médiane et inévitable entre la totale inaction et la contrainte, visant à inciter l’individu à faire un « choix actif » (p. 382).
Peut-on évaluer le nudge ?
7 La première difficulté dans l’évaluation du nudge est d’identifier les dispositifs existants puisqu’ils ne sont pas soumis à un cadre légal, à la différence d’autres méthodes d’expérimentation [2]. La traçabilité est aussi complexe du fait de l’implication d’une multitude d’acteurs et d’institutions. Au-delà de cet obstacle pratique, les résultats espérés sont tels que l’adage « La fin justifie les moyens » apparaît en filigrane. En rappelant le conséquentialisme, le nudge a soulevé de nombreuses questions éthiques [8, 9] qui s’articulent avec des enjeux pratiques d’évaluation [6] [5].
Processus délibératif, autonomie et préférences
8 Fonder théoriquement le nudge sur l’irrationalité questionne le statut accordé aux capacités réflexives [8, 9]. Ces aspects sont largement évacués par Thaler et Sunstein qui affirment par exemple en introduction : « La question est-elle fondamentalement différente si les clients sont des adolescents voire même des adultes ? » (p. 34). Or, par les concepts de majorité et d’incapacité, le droit circonscrit un périmètre clair [7] sur la responsabilité des individus. Ces aspects légaux autour de la capacité à prendre une décision informée et volontaire ouvrent sur le concept économique de préférence [8]. L’exemple des bouteilles de vin dans le cadre de la microéconomie du consommateur (p. 146) est révélateur de cette arlésienne de la théorie du nudge. Dans le modèle de concurrence pure et parfaite, le prix doit être fonction de la qualité du vin. Thaler et Sunstein soulignent que ce signal peut être altéré par un groupe de « consommateurs irrationnels » qui « choisissent une bouteille parce qu’ils trouvent que l’étiquette est jolie ». Mais qui sont ces consommateurs ? Ils sont certes probablement sous-informés et font face à une offre démultipliée où les biens varient selon les caractéristiques minimes [8] , mais ils sont aussi des individus majeurs dont on juge qu’ils sont aptes à prendre des décisions. Dans un contexte de concurrence pure et parfaite, le choix entre différentes alternatives permet d’identifier les préférences ; ce contexte n’étant pas observable sur la plupart des marchés, cette identification est compromise. Pour autant, le choix d’une bouteille agrémentée d’un emballage attrayant peut tout aussi bien être le résultat de stratégies d’entreprises « tentées de jouer sur les faiblesses humaines et de les exploiter » (p. 143) que celui de l’expression de véritables préférences pour un produit bien marqueté. Thaler et Sunstein décrivent les conditions où les acteurs économiques pourraient faire un choix non optimal :
Ce qu’on dit et ce qu’on ne dit pas sur le nudge
Cet extrait ne suffit pas à caractériser le nudge mais il présente l’aspect essentiel du nudge selon Thaler et Sunstein : la dimension normative visant à préserver la liberté de choix. Ce « nouveau mouvement » est aussi interventionniste, puisqu’il modifie le choix : il s’agit donc d’un « paternalisme libertaire ».
Le terme nudge apporte des compléments intéressants, expliquant son maintien dans la traduction française. Tout travail de définition constitue une opération logique à partir d’un postulat ou d’un axiome, dont découlent des propriétés explicitées par des règles de déduction. Or, le néologisme nudge s’appuie sur un verbe aux multiples connotations ; certaines propriétés économiques du nudge découlent donc de la linguistique.
Il est en effet difficile de traduire les subtilités de cet anglicisme. Au sens littéral, il signifie « pousser doucement du coude pour attirer l’attention » et, au sens figuré, il suggère une idée d’encouragement. Le nudge est donc indolore, oriente de façon « bienveillante » les individus vers de meilleures décisions. L’expression française « coup de pouce » souvent utilisée restitue également une idée d’un mécanisme positif, ponctuel, inoffensif, de faible ampleur, non invasif. Toutefois, elle ne permet pas de suggérer un des vecteurs importants d’un point de vue théorique, qui est celui d’« attirer l’attention » puisque le simple mortel n’est pas aussi rationnel que l’homo œconomicus.
Les économistes apprécient ces jeux de mots mais l’implicite et la polysémie complexifient la tâche de définition. Ainsi, dans un article sur l’éducation “Turning a Shove into a Nudge ?” [1] (transformer une poussée franche en coup de pouce), Esther Duflo propose d’attirer l’attention des individus sur la finalité du programme, tandis que l’effet d’atténuation linguistique entre « shove » (la poussée franche) et nudge réfère aussi explicitement au coût financier initial du programme.
9 – l’importance de la dimension temporelle : le temps séparant bénéfices et coûts ;
10 – la difficulté entendue comme technicité ;
11 – la possibilité et la vitesse du retour d’information : si on peut savoir quel effet la décision prise peut avoir, on peut modifier son comportement en conséquence ;
12 – la fréquence du choix : cet élément joue à la fois sur la possibilité d’apprentissage et sur la construction des préférences parmi différentes alternatives.
13 Ce contexte ne fournit donc aucun élément sur l’élicitation des préférences, pourtant le nudge vise à « promouvoir les intérêts des gens, tels qu’ils les conçoivent eux-mêmes » (p. 24), contre les hypothèses formulées par « quelque lointain bureaucrate » (p. 32). Théoriquement, la possibilité de refuser le coup de pouce « facilement et à moindres frais » prémunit le nudge de tout jugement et effet sur les préférences ; son échec met parfois en évidence des préférences marquées et constitue la preuve de son caractère non contraignant. Sunstein souligne que le nudge peut devenir un outil détecteur permettant de faire un diagnostic et une hiérarchie entre différents instruments [7, p. 4]. Si les individus agissent en fonction de ce qu’ils jugent bon pour eux, alors une mesure législative les aurait contraints à modifier leur comportement.
14 Luc Bovens [8] distingue trois cas : l’individu dispose d’une préférence marquée pour une alternative ; l’individu dispose d’une préférence mais semble incapable d’être cohérent dans son choix ; l’individu n’a pas de préférence sur cet ensemble de choix. À partir de ces trois situations, il distingue les implications pratiques et éthiques. Tout d’abord, les individus ayant une préférence affichée sont-ils particulièrement résistants à une influence ? Selon Bovens, rien ne permet de certifier que cela ne sera pas le cas, on prend alors le risque de contrevenir à l’autonomie de cet individu et de le manipuler [9] . Deuxièmement, si le nudge ne repose pas sur une préférence existante, son effet risque d’être de court terme car il n’a pas pour vocation initiale de susciter l’acquisition d’une force de caractère [8, p. 10]. De plus, comme son action est ponctuelle, il ne peut pas développer durablement le goût pour certains comportements. La question de la structure globaledes préférences et de leur cohérence est souvent négligée [8, 9], ce qui peut aboutir à des effets adverses. Supposons qu’un individu présente une forte préférence pour sa consommation présente et qu’on l’incite à épargner pour sa retraite, quelle est la probabilité pour qu’il change effectivement son comportement ? Ne prend-on pas le risque qu’il fasse défaut sur ses cotisations puisqu’il ne réduit pas assez sa consommation courante ? Enfin, Bovens montre que les canaux visant à effectuer le coup de pouce, bien que « doux », ne sont pas tous équivalents en termes éthiques. Il est intéressant de noter que la plupart des articles scientifiques consacrés aux nudges [2, 7, 8] utilisent des études de cas pour évaluer l’efficacité d’un nudge du fait d’une grande hétérogénéité des objectifs (individuel, collectif), des canaux de transmissions et de l’existence de préférences individuelles non homogènes.
Un guide pratique pour la conduite publique et efficace du nudge
15 Le rapport du gouvernement britannique et de l’institut pour le gouvernement [3] consacre une partie importante à l’acceptabilité des politiques publiques [10] engageant les comportements. Trois dimensions complémentaires sont mentionnées : la cible, le type de comportement souhaité et le moyen employé. Dans ce cadre précis, le nudge devient un instrument, car il vise par une action particulière (le canal théorique) à inciter les agents à adopter un comportement voulu (l’objectif) en créant les conditions pour rendre ce comportement plus favorable. Il est donc à la fois plus transparent et évaluable par une méthode coût-bénéfice en fonction du critère normatif choisi [9]. En articulant qui/quoi/ comment, le rapport Mindspace (espace mental) délimite des zones plus ou moins sensibles [3, p. 29] : inciter un enfant à ne pas nuire à autrui en jouant sur le fait qu’il ait donné sa parole semble moins problématique qu’utiliser des mécanismes de priming (voir encadré « Le rapport Mindspace et la cartographie des influences non coercitives ») pour qu’un adulte adopte un meilleur comportement alimentaire [3, tableau 11 p. 68]. Ces précautions n’apparaissent pas comme une « objection » parmi l’ensemble listé dans le chapitre XV dans l’ouvrage Nudge. Dans les développements récents sur les « nudges qui échouent », Sunstein mentionne « les intérêts d’une tierce personne » [7, p. 11] sur un modèle rappelant le droit civil comme limite à l’action de la méthode douce : l’interdiction ou l’obligation semblent plus appropriées. Mais l’auteur reste évasif sur le contenu du terme « intérêt ».
16 L’articulation entre les différents instruments disponibles pour modifier les comportements est de façon générale peu abordée par les fondateurs dunudge. Les aspects juridiques sont placés sur un pied d’égalité avec une « centaine d’autres contraintes », sans hiérarchie entre les différents aspects « pratiques » (p. 21). Il semblerait que « l’architecte du choix » (p. 20) se trouve sur une terre vierge, sans aucune prescription légale ou relation marchande préexistante. Pourtant, les fins affichées des nudgestelles que la santé, la protection de l’environnement, les risques collectifs appartiennent à des domaines hautement régulés. En effet, ils sont caractérisés par l’existence d’externalités et d’inégalités socioéconomiques marquées. De plus, ces secteurs nécessitent que l’activation des comportements rencontre une offre cohérente et plurielle afin que la liberté de choix soit effective [10].
17 Penser la justice sociale et les défaillances de marché souligne le rôle de l’État dans la conduite des politiques comportementales. Till Grüne-Yanoff et Ralph Hertwig construisent une grille comparatiste centrée sur les « architectes du choix » avec huit critères [11], parmi lesquels la connaissance de la population ciblée, l’identification précise des biais cognitifs, le statut de l’expert dans le diagnostic etla neutralité ou bienveillance du décideur sont des éléments décisifs dans l’arbitrage ex ante entre les différents outils disponibles.
Le rapport Mindspace et la cartographie des influences non coercitives
Incitations : la réponse aux incitations est aussi fonction de raccourcis cognitifs et d’aversion à la perte.
Normes : l’individu est un être social.
Défaut : par inertie, le choix se porte sur les options présélectionnées.
Salience (mise en évidence) : l’attention peut être attirée par la mise en avant d’un élément.
Primat du signal (priming) : il existe des signaux, des associations subconscientes qui modifient nos actes, comme le café chaud qui rend plus sociable.
Affects : les émotions jouent sur les décisions et les actions.
Commitments (engagements) : les personnes n’aiment pas « perdre la face » et tiennent leurs promesses publiques.
Ego : les actions sont dirigées dans le but de réalisation personnelle, de valorisation de l’image.
18 Comme mentionné plus haut, Thaler et Sunstein considèrent qu’il existe des « voyous » [1] cherchant à manipuler les individus [11] . Mais l’État ne doit pas être plus soupçonnable de ces travers que d’autres institutions et organisations, la transparence et la responsabilité publique [12] propres à l’État semblent au contraire garantir la visée bienveillante de son action. Pourtant, la notion de paternalisme ne précise ni les moyens ni les fins de l’action [9] : elle indique seulement l’idée d’une intervention entre deux entités. Or, parler de paternalisme suppose de facto une certaine asymétrie en termes de ressources, de connaissance, de pouvoir. Le processus de marché, bien qu’imparfait, règle la question des inégalités entre les individus en produisant un espace anonyme où les transactions sont régulées par le signal-prix. Toutefois, la relation entre un individu et l’État dépasse largement le lien marchand : elle engage le pacte social, la conception de la solidarité et la désignation des domaines où les inégalités sont tolérables, elle suppose des droits civiques et, dans certains pays, des droits sociaux [2]. Pourtant, Thaler et Sunstein délimitent l’unique espace où une neutralité totale peut être exigée : les droits constitutionnels. Cette vision très marquée par le contexte américain rend complexe l’exportation du nudge au sein d’autres contextes institutionnels. Par exemple, le service public à la française est caractérisé par l’obligation de continuité, d’égalité et d’adaptabilité. Il n’est donc ni légal ni même envisageable de créer des disparités entre les citoyens sur un certain nombre de biens et de services. Selon les secteurs, la possibilité de préserver la liberté de choix peut entrer en conflit avec ces missions de service public.
19 Enfin, parmi les nombreux « architectes du choix », la nature spécifique de l’autorité étatique n’est pas développée. Le rapport de France Stratégie souligne cette stature spécifique concernant les préoccupations environnementales. Dans un contexte de « green washing », les acteurs économiques sont en demanded’une information fiable dont l’État peut se faire vecteur [10]. Une institution publique peut donc représenter le « m » de messager (voir l’encadré « Le rapport Mindspace et la cartographie des influences non coercitives ») par sa crédibilité. De plus, en tant qu’institution publique, l’État doit faire preuve d’une transparence accrue sur les moyens qu’il emploie pour parvenir à ses fins. Or, la plupart des mécanismes desnudges fonctionnent mieux dans l’obscurité [8]. Il y aurait donc un conflit entre la recherche d’une efficacité maximale et la divulgation des mécanismes mobilisés lorsque le nudge est utilisé dans le cadre de politiques publiques, c’est-à-dire « les interventions d’une autorité investie de puissance publique et de légitimité gouvernementale sur un domaine spécifique de la société ou du territoire [13] ». Une distinction majeure est la frontière entre sphère publique et sphère privée et les possibles dangers ou conséquences adverses qui peuvent émerger lorsque l’État intervient dans ces domaines. Lorsqu’un publicitaire vante les vertus de l’allaitement maternel sous un angle affectif pour vendre un produit, son impact n’est pas comparable à celui d’une campagne nationale et publique pointant les bénéfices collectifs en termes d’immunisation et de santé infantile. Car du fait de sa légitimité, l’État dispose d’une crédibilité forte. Diffuser une information avec une intention bienveillante peut suggérer qu’il existe un comportement désirable. Or la frontière est mince entre une recommandation et une injonction morale. Un choix privé peut donc conduire à la marginalisation, l’exclusion, voire même à la stigmatisation d’un individu ou d’un groupe social. Ce risque n’est pas propre à l’intervention de l’État : les femmes mariées gardent rarement leur nom de jeunes filles même quand l’option par défaut sur les formulaires maritaux le propose, principalement en raison de normes sociales fortes [7]. Mais lorsqu’une autorité publique met en lumière l’existence de bénéfices pour la collectivité, le risque de sanctions à l’égard des « déviants » accroît aussi [14] .
Conclusion
20 L’ouvrage de Thaler et Sunstein affirme une dimension programmatique forte mais l’aspect synthétique et didactique de l’ouvrage laisse de côté des aspects déterminants : durabilité des effets, modification des préférences, articulation voire arbitrage entre intérêts individuel et collectif, acceptabilité des comportements ciblés… L’article « Des nudges qui échouent » [7] apporte des précisions sur quelques éléments mais ne répond pas de façon exhaustive à ces interrogations. Thaler et Sunstein jouent aussi du caractère simple et inoffensif du nudge et suggèrent – de façon peu transparente – que les critiques émises à l’égard de la méthode douce sont réactionnaires [7, p. 3] ou qu’elles reposent sur un traditionalisme éculé, réfractaire au changement (p. 373). Or, ces critiques ne portent pas nécessairement sur l’aspect « futile » ou « moderne » du nudge. La plupart d’entre elles pointent les manquements théoriques et pratiques nécessaires pour affirmer la légitimité et l’opérabilité du nudge dans l’arsenal bien particulier des politiques publiques.
Bibliographie
- [1] THALER R., SUNSTEIN C., Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision, Paris, Vuibert, 2010.
- [2] CHELLE E., Gouverner les pauvres. Politiques sociales et administration du mérite, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.
- [3] “Mindspace. Influencing Behaviour through Public Policy”, Institute for government, 2010.
- [4] NAGATSU M., “Behavioral Economics, History of”, in International Encyclopedia of the Social and Behavioral Sciences, Amsterdam, Elsevier Science, 2015.
- [5] GRÜNE-YANOFF T., “Why Behavioural Policy Needs Mechanistic Evidence”, Economics and Philosophy, 2015, p. 1-21..
- [6] PETIT E., Économie des émotions, Paris, La Découverte, Coll. « Repères », 2015.
- [7] SUNSTEIN C., “Nudges That Fail”, 2016. En ligne : http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2810191
- [8] BOVENS L., “The Ethics of Nudge”, in Grüne-Yanoff T., Hansson S. O. (eds.), Preference change : Approaches from Philosophy, Economics and Psychology, Springer Science & Business Media, 2009.
- [9] NAGATSU M., “Social Nudges : their Mechanisms and Justification”, Review of Philosophy and Psychology, 6 (3), 2015, p. 481-494.
- [10] « Incitations comportementales et environnement », actes de séminaire, France Stratégie (conseil d’analyse stratégique), mars 2011.
- [11] GRÜNE-YANOFF T., HERTWIG R., “Nudge versus Boost : how Coherent are Policy and Theory ?”, Minds and Machines, 26, 2016, p. 149-183.
Notes
-
[1]
Les indications de pagination entre parenthèses sont issues de l’ouvrage Nudge [1], sauf mention contraire.
-
[2]
Blanchard M., Cayouette-Remblière J., « Penser les choix scolaires »,Revue française de pédagogie, n° 175, 2011.
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[3]
Attali J. (dir.), Pour une économie positive, Paris, Fayard, La Documentation française, 2013.
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[4]
Tilly Ch., “War Making and State Making as Organized Crime”, in Evans P., Rueschemeyer D., Skocpol T. (Eds.), Bringing the State Back In, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 35-60. L’impôt, héritier de la nécessité de l’État-nation d’asseoir militairement sa domination, serait l’instrument emblématique d’un état de guerre et de l’État comme ayant le monopole légitime de la contrainte.
-
[5]
Rosanvallon P., La Crise de l’État-providence, Paris, Seuil, 1981.
-
[6]
Voir le numéro coordonné par Marc Fleurbaey « Applications de l’économie normative »,Revue d’économie politique, vol. 117, n° 1, 2007, p. 1-5.
-
[7]
Ce périmètre clair est moins catégorique dans la pratique, voir Fernandez F., Lézé S., Strauss H., « Comment évaluer une personne ? L’expertise judiciaire et ses usages moraux », Cahiers internationaux de sociologie, n° 128-129, février 2011, p. 177-204.
-
[8]
Voir Le Lec F., Tarroux B., “Is More Choice Always Preferred ? Experimental Evidence”, Working Paper, université de Rennes 1, 2015. Les résultats empiriques montrent un effet d’aversion au choix : les consommateurs ont préféré choisir des paniers de biens plus réduits en taille.
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[9]
Le nudge est d’ailleurs plus facile à implémenter si les acteurs économiques ont des préférences proches, notamment pour que l’architecte du choix puisse les connaître ou les étudier. Mais les implications éthiques ne sont pas développées par Thaler et Sunstein.
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[10]
Voir Bernardi B., Le Principe d’obligation, Paris, Vrin-Éditions de l’EHESS, 2007. Nous n’aborderons pas ici la question de savoir comment un individu libre, capable de faire des choix, peut ou doit se soumettre à l’État.
-
[11]
Sunstein montre que ces « voyous » peuvent aussi court-circuiter le nudge ex post en produisant un « contre-nudge » pour préserver leurs intérêts [7].
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[12]
Ces deux termes font fortement écho aux débats sur la « bonne gouvernance ».
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[13]
Boussaguet L., Jacquot S., Ravinet P. (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Les Presses de Sciences Po, p. 326.
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[14]
De Quervain D. J. F., Fischbacher U., Treyer V., Schellhammer M., Schnyder U., Buck A. et al., “The Neural Basis of Altruistic Punishment”,Science, 305 (5 688), 2004, p. 1 254-1 258.