Notes
-
[1]
La première loi d’indemnisation de certaines victimes d’infractions pénales date du 3 janvier 1977.
-
[2]
De nombreuses données sont aujourd’hui disponibles sur le site de l’Observatoire scientifique du crime et la justice, oscj.cesdip.fr
-
[3]
Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, à l’époque CNRS/ministère de la Justice.
-
[4]
Voir par exemple l’EU Business Crime Survey,www.transcrime.it/en/pubblicazioni/la-criminalita-contro-le-imprese-in-europa-unindagine-pilota
-
[5]
En France, celles-ci sont constituées du dénombrement de crimes et délits (les contraventions n’y sont pas incluses), présentés selon 103 catégories, qui ayant fait l’objet d’un procès-verbal dit « de constatation » sont transmis au procureur de la République.
-
[6]
Entre 1987 et 2013, ce taux d’élucidation n’a jamais dépassé 12 %.
-
[7]
Les dernières enquêtes indiquent des taux de plainte entre 55 et 60 %.
-
[8]
Interprétation confirmée par deux rapports d’inspection sur les pratiques d’enregistrement des plaintes en France [6] et dans le ressort de la préfecture de police de Paris [7].
-
[10]
En ligne sur le site de Réseau Canopé, reseau-canope.fr (ndlr).
1 L’enquête de victimation est un dispositif de connaissance, et notamment de mesure, du crime, mis au point dans le dernier tiers du XXe siècle par les sciences sociales. Plus précisément, il s’agit d’appliquer la technique des sondages, c’est-à-dire des enquêtes sur échantillon, à un phénomène social qui n’avait traditionnellement été mesuré qu’à travers des données administratives.
2 Un bref retour sur l’histoire permettra de mieux comprendre l’émergence de ces enquêtes. Le souci de compter le crime se fait jour dans l’Europe des Lumières de la fin du XVIIIe siècle et prend toute son ampleur dans les grands États nationaux du début du XIXe. C’est alors qu’apparaît le « crime » comme concept générique, une idée qui était absente de l’Europe de l’Ancien Régime [1]. C’est alors également qu’émerge la notion de statistique, même si c’est seulement de manière progressive qu’elle revêtira son sens actuel de mesure chiffrée.
3 Seulement, pendant un siècle et demi, la mesure de la délinquance est restée prisonnière des comptages d’activité des différentes agences pénales, et son histoire a été celle d’une errance d’une source institutionnelle à l’autre : on s’est servi des condamnations prononcées par les tribunaux – c’est ainsi qu’en France, jusqu’à la fin des années 1970, la seule mesure de la délinquance a été le nombre de condamnations figurant dans le Compte général de l’administration de la justice criminelle créé en 1827 –, des décisions de poursuite des procureurs, de l’activité des organes d’exécution des peines (essentiellement des prisons) et finalement, au XXe siècle, des enregistrements opérés par les services de police. Mais, pendant tout ce temps, le principe du comptage est resté le même : on mesurait la délinquance par l’activité des professionnels des institutions pénales.
4 Il n’avait certes pas échappé aux utilisateurs de ces données que ces statistiques institutionnelles étaient incomplètes, parce que de nombreuses infractions à la loi pénale, ne parvenant jamais à la connaissance des institutions chargées de les réprimer, ne pouvaient apparaître dans les statistiques que celles-ci produisaient. La connaissance du phénomène criminel au-delà de ce qui ressortait de ces statistiques relevait davantage de la conjecture que du savoir systématiquement élaboré, à la fois quant à son volume et quant à la précision avec laquelle l’ensemble de la criminalité commise était représentée par les infractions enregistrées. L’hypothèse était cependant couramment admise que cette représentativité était bonne : non testée, l’affirmation resta plutôt un postulat indémontrable et faute d’autre mesure disponible, Shigema Oba, chef de la police de Tokyo, recourut à la poésie : pour désigner l’inconnaissable délinquance non enregistrée, il lui donna au tout début du XXe siècle le joli nom de « chiffre noir ».
5 La dépendance aux statistiques pénitentiaires, judiciaires, policières fut rompue, pour la connaissance du crime, à partir du milieu des années 1960, aux États-Unis pour commencer. C’était le dernier domaine des sciences sociales où s’effectua la « révolution des statistiques du gouvernement » qui remettait en cause le monopole des statistiques administratives [2]. Discréditées avec la crise de 1929 dans le domaine économique, et largement supplémentées, voire remplacées alors dans ce pays par les enquêtes sur échantillon [3], ces statistiques résistèrent cependant encore une trentaine d’années dans le domaine de la délinquance, jusqu’à ce que la question criminelle se posât avec une acuité nouvelle : à partir de 1960, les statistiques officielles montrèrent un accroissement important des taux de criminalité, au point que, pour la première fois en 1964, la question du crime prit suffisamment de relief politique pour devenir un enjeu électoral et acquérir rapidement un statut de problème social dans les sondages d’opinion. Les défauts des statistiques criminelles étaient de peu d’importance tant que le thermomètre restait à peu près stable, mais quand il a commencé à grimper et à indiquer un état de fièvre, on se souvint de ses défauts et on se mit en quête de mesures alternatives.
6 C’est la President’s Commission on Law Enforcement and Administration of Justice, dite Commission Katzenbach, qui fit « faire enquête » : les premières enquêtes de victimation furent conduites pour elle au milieu des années 1960. Elles firent confiance à la victime, qui devenait un informateur privilégié sur la nature et l’étendue de la criminalité, pour témoigner de la délinquance. Il s’agissait, grâce à ses dires, de construire une base de données récoltées au plus près de l’occurrence des événements, sans l’intervention des filtres qui triaient dans les affaires connues de la police, dans les décisions des procureurs et dans celles des tribunaux. Plus que cela, conçues notamment par des sociologues formés loin de la criminologie, ces enquêtes prenaient place au sein de tout un mouvement d’indicateurs sociaux qui a exporté à la fois ses problématiques et ses chercheurs dans ce nouveau champ : le niveau de criminalité, devenu soudain mesurable, considérait-on, avec une bonne fiabilité, devenait un indicateur social décrivant la qualité de la vie, les « états sociaux » en termes objectifs, exactement comme les indicateurs économiques plus traditionnels qu’étaient le niveau de chômage, le PNB ou la prévalence de certaines maladies. En peu d’années, un effort de recherche considérable fut concentré dans ce domaine – chercheurs, moyens – au point qu’on a pu dire que rarement, dans l’histoire de la recherche en sciences sociales, on a tant fait à propos d’un seul problème en si peu de temps.
7 L’Europe, de son côté, prit ce train avec quelque retard : il est vrai que la technique des sondages n’avait commencé à s’y généraliser dans les administrations et dans la recherche en sciences sociales qu’après la Seconde Guerre mondiale, à la faveur de la reconstruction. Mais alors que la planification économique favorisait le développement de nouvelles méthodes statistiques dans les secteurs que l’État s’efforçait de redresser, on cherchait plutôt dans le pénal à sauver les meubles, en relançant de vieilles séries plus ou moins ravaudées, naguère prestigieuses, dont la publication avait été interrompue pendant la guerre, comme en France et en Angleterre [4]. L’enquête de victimation s’est finalement répandue en Europe à partir des années 1980, sous des formes nationales, parfois urbaines et également sous un format international. En France, elle a fait une apparition relativement tardive par rapport aux grands pays comparables, par rapport aux préoccupations politiques aussi qui ont conduit à mettre sur pied des mesures en faveur des victimes avant même qu’aient été conçus des dispositifs de recherche permettant de construire quelque connaissance à leur sujet [1] .
8 Mais aujourd’hui finalement, la France n’est plus si démunie et dispose d’un stock d’enquêtes couvrant différentes grandeurs territoriales [2] :
- enquêtes nationales : la première d’entre elles, conduite par le Cesdip [3] , date du milieu des années 1980, mais il a fallu attendre dix années de plus pour que la pratique prenne un tour régulier. À partir de 1996, l’Insee a introduit un module de victimation dans ses Enquêtes périodiques sur les conditions de vie des ménages (EPCVM). Celles-ci ont été démantelées en 2006 et depuis 2007, l’Insee conduit une enquête de victimation autonome (Conditions de vie et sécurité, CVS) ;
- par ailleurs, on dispose, depuis 2001, d’une série d’enquêtes régionales en Île-de-France menées une année sur deux, la huitième donc en 2015 ;
- parallèlement, les premières enquêtes urbaines ont été tentées à partir de la fin des années 1980 et en 2005, le Forum français pour la sécurité urbaine a fait faire une série d’enquêtes urbaines ; l’Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux (ORDCS) en a conduit également en région Paca.
- il faut encore mentionner qu’en dehors des enquêtes territorialement définies, un certain nombre de travaux en France usent des enquêtes de victimation pour traiter de questions spécifiques comme les violences envers les femmes, les violences entre jeunes, notamment à l’école.
10 Reste que, pour mesurer la délinquance, l’enquête de victimation n’est pas la panacée : elle comporte des limites et des contraintes.
Limites et contraintes des enquêtes de victimation
11 Toutes les délinquances n’en sont pas justiciables. L’enquête de victimation ne renseigne évidemment pas sur la délinquance sans victime directe (comme la fraude fiscale ou l’immigration irrégulière). Elle ne couvre pas non plus toute la criminalité à victime directe : elle laisse de côté les cas où la victime n’a pas survécu pour répondre à l’enquêteur (homicide) ou bien ceux où la définition de la victimation est trop complexe pour permettre une formulation simple susceptible d’être entendue de la même manière par tous les enquêtés (par exemple, l’escroquerie ou l’abus de confiance). Elle ne convient pas non plus aux infractions de nature consensuelle ou conspiratoire (comme la vente de produit prohibé ou la corruption). En fait, les enquêtes de victimation couvrent habituellement les agressions non mortelles, différentes sortes de vols et les destructions et dégradations. En se concentrant sur des atteintes banales contre les biens et les personnes, elles sont donc partielles. Divers Business Crime Surveys les ont cependant configurées pour mesurer un certain nombre d’atteintes à des entreprises qui vont au-delà des vols ou du vandalisme et y inclure la corruption, le racket, la contrefaçon ou l’usure [4] .
12 Par ailleurs, toutes les victimes ne parviennent pas à entrer dans les échantillons. La technique du sondage, adaptée au recueil d’information que chacun est susceptible de fournir à tout instant (ainsi des opinions, pour la mesure précise desquelles un échantillon de 1000 personnes est suffisant en France), l’est moins pour saisir des événements statistiquement rares, inégalement distribués dans la population et situés dans un passé plus ou moins lointain : au cours d’un laps de temps assez bref pour rester accessible à une mémoire précise, peu de gens subissent une victimation et, qui plus est, on trouve généralement un rapport inverse entre la gravité d’une infraction et sa fréquence. Statistiquement, par ailleurs, le crime est inégalement réparti dans la population et un échantillon standard risque de ne pas inclure des populations pourtant très vulnérables (les immigrants de fraîche date, les sans domicile fixe, ceux qui vivent en collectivité ou en institution ou dans des logements précaires). Des tailles importantes d’échantillon, éventuellement des échantillons très ciblés, sont une contrainte pesant lourdement sur le financement de ces enquêtes.
13 Enfin, certaines victimations émergent moins aisément que d’autres : soit parce que l’on n’aime guère en parler (comme les agressions sexuelles ou celles par un proche), soit parce qu’on peine à se les remémorer en raison de leur banalité et de leur éloignement dans le temps, soit encore parce qu’on ne fait pas spontanément le lien entre une situation vécue et l’étiquette suggérée par l’enquête : un jeune homme peut penser la bousculade à laquelle il a participé comme une franche et joyeuse bagarre, pas comme une agression.
14 Bref, pour qu’un acte qui intéresse le chercheur apparaisse dans une enquête de victimation, il doit passer par une série de filtres qui diminuent ses chances de survie statistique : la victime doit entrer dans l’échantillon ; une fois retenue, elle doit encore se remémorer un événement peut-être lointain et d’importance souvent mineure. Si elle s’en souvient, il lui faudra encore le désir de le rapporter à l’enquêteur et la capacité de le verbaliser ; autant dire que cet événement se sera à grand-peine échappé des oubliettes de l’Histoire.
15 Dans ces conditions, comment user de ces enquêtes pour mesurer le crime ? Répondre à cette question demande un retour au concept même de crime. Celui-ci est un objet socialement construit : pour compter un comportement comme une infraction, il faut d’abord qu’une norme particulière, le droit, le définisse, abstraitement, comme tel : « Le vol est la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui ». Il faut ensuite qu’un acteur social habilité, le juge, vérifie que tel acte concret correspond bien à cette définition abstraite. Encore cette construction théorique ne correspond-elle pas d’emblée à ce qui est observable dans la vie sociale : l’intervention du juge demande que le cas parvienne à sa connaissance et là est en jeu toute une série de décisions provisoires de qualification du comportement en cause, de la part de divers acteurs. Immédiatement avant le juge interviennent des professionnels comme le policier ou le procureur. Mais eux-mêmes dépendent du jugement provisoire qu’opèrent encore en amont soit d’autres professionnels, comme par exemple les agents de sécurité privée, soit des profanes comme les victimes ou les témoins, qui interprètent une mésaventure comme constituant une infraction, et décident éventuellement de la porter à la connaissance des autorités. Chacun de ces acteurs poursuit, à travers sa décision, des logiques qui lui sont propres : pensons seulement à la victime qui, non assurée, juge le dommage subi trop faible pour consacrer du temps à déposer une plainte ; ou au policier qui préférera fermer les yeux sur une petite vente de drogue en échange d’informations par le dealer sur des trafics plus importants ; ou à l’inspecteur du travail qui, constatant que les peintres dans une usine respirent des vapeurs toxiques, préfère se contenter de menaces de poursuites contre l’entrepreneur pour obtenir la mise aux normes de son installation, protégeant ainsi de manière plus efficace la santé des travailleurs qu’en passant par une longue procédure judiciaire.
16 On n’a donc pas – on ne peut pas avoir – de mesure de la délinquance en soi, mais seulement des comptages qui dénombrent, en tel ou tel point du processus, les désignations opérées par divers acteurs, professionnels ou profanes, qui ont traité comme délictueux certains comportements. Aucun de ces acteurs n’a de raison de prendre en considération le fantasme du chercheur – ou de l’homme politique – qui voudrait pouvoir connaître, de façon certaine, le nombre total d’infractions commises sur un territoire au cours d’une période donnée.
17 User des enquêtes de victimation, comme user d’autres modes de comptage, pour connaître le crime amène donc à se conformer à quelques règles cardinales : modestie – ne jamais considérer le thermomètre qu’on a entre les mains comme l’instrument parfait –, prudence – mesurer la délinquance consiste à bâtir un système de confrontations systématiques entre sources pour comprendre leurs concordances ou divergences –, et longueur de temps – mener ces confrontations sur les tendances : un film en dit plus long qu’une photographie.
18 En matière de délinquance banale contre les biens et les personnes, les deux sources d’information chiffrée les plus proches de la description du phénomène désormais à notre disposition sont les données d’enquête et les statistiques de police [5] . Nous allons d’abord examiner quel savoir sur le niveau et l’évolution de cette délinquance tirer de leur confrontation. Mais les enquêtes de victimation ne sont pas seulement des compteurs : s’intéressant plus largement à la condition de la victime, elles permettent, parmi de multiples objets, d’aborder un acteur essentiel de la justice pénale et de construire une géographie sociale de la victimation et du sentiment d’insécurité.
Quelques indicateurs mesurés dans les enquêtes de victimation
Le taux de risque mesure la prévalence des seules personnes (ou ménages) susceptibles, en raison de leur équipement, de subir une victimation donnée : ainsi, seuls ceux qui possèdent un véhicule peuvent se le faire voler ou dégrader.
La multivictimation (homogène) est le nombre moyen de faits similaires par victime au cours de la période observée.
Le taux d’incidence mesure le nombre de faits subis pour 100 répondants au cours de la période de référence ; il correspond au produit du taux de prévalence par la multivictimation.
Le taux d’incidence pour les ménages équipés indique l’incidence rapportée aux seuls ménages à risque.
Le taux de renvoi est la proportion de victimes qui disent avoir alerté la police ou la gendarmerie.
Le taux de plainte est la proportion de victimes disant avoir déposé plainte.
Quand le taux d’incidence est multiplié par le taux de plainte, on obtient le taux d’incidence apparente, celle dont gendarmerie ou police peuvent avoir connaissance par l’effet des plaintes que les victimes disent avoir déposées.
Prévalence, risque, incidences sont toujours calculés dans un intervalle de confiance : l’observation d’un échantillon ne permet pas de prédire exactement leurs valeurs dans toute la population, mais seulement de dire, avec une probabilité fixée ici à 95 %, qu’elles se situent entre un minimum et un maximum ; on peut représenter le taux en forme résumée par la valeur à mi-chemin des deux branches de la fourchette.
Enfin, les enquêtes mesurent un phénomène de nature différente de la victimation, le sentiment d’insécurité, à travers deux indicateurs : un taux de préoccupation envers la délinquance comme problème social et différents taux de peur de la délinquance, chez soi, le soir dans son quartier, dans les transports publics, pour les enfants.
Des mesures de la délinquance et de son évolution en France
19 Nous allons présenter une série de cas de figure choisis pour la diversité des rapports entre les deux sources de données qu’ils illustrent, en matière de violence et d’atteintes aux biens.
Les agressions
20 Parmi toutes les délinquances, les agressions constituent la matière la plus sensible, celle qui soulève le plus de controverses, d’initiatives politiques et législatives. C’est malheureusement aussi celle où la mesure de l’évolution est la plus délicate.
21 Les agressions couvrent une gamme large, allant du simple coup de poing à la blessure. Nous porterons notre attention sur les plus caractérisées d’entre elles, pour lesquelles les enquêtes françaises ont retenu le seuil légal traditionnel d’une incapacité de travail supérieure à huit jours. La figure 1 montre que le périmètre des victimes (la courbe vert foncé) se trouve à la limite de ce qui est statistiquement observable, entre un et deux dixièmes de point.
22 Le délit de coups et blessures volontaires constitue – avec un tout petit nombre de tentatives d’homicides et d’autres violences qualifiées de crimes – le principal terme de comparaison du côté des statistiques policières. Or, cette comparaison avec les enregistrements policiers de délits de violences dessine une image étrange : depuis le milieu des années 1990, la série policière dépasse – et dépasse de plus en plus – les données d’enquête. C’est un résultat que l’on n’observe jamais : il y a toujours plus de victimations rapportées par les enquêtes que de faits analogues recensés par les données policières – c’est d’ailleurs pour cela que l’on a inventé les enquêtes. L’explication se trouve dans la multiplication des lois qui, depuis 1981, mais surtout depuis le milieu des années 1990, ont considérablement étendu la portée du délit de violences de l’article 222-13 du Code pénal en y faisant entrer des violences n’ayant pas entraîné plus de huit jours d’incapacité de travail – et même aucune incapacité de travail. Le législateur entend ainsi réprimer davantage les atteintes causées soit à des personnes vulnérables, soit commises par des auteurs ou dans des circonstances considérées comme particulièrement répréhensibles, ou encore contre certaines professions auxquelles il veut accorder une protection particulière.
Agressions physiques caractérisées, incidence et prévalence en France entre 1984 et 2012 (en %)
statistiques de police
% victimes de violences caractérisées selon enquêtes (prévalence)
Agressions physiques caractérisées, incidence et prévalence en France entre 1984 et 2012 (en %)
Champ : France métropolitaine.Note : les barres au sommet des colonnes de l’histogramme représentent l’intervalle de confiance.
23 En fin de compte, la mesure des agressions caractérisées fournie par les enquêtes et celle avancée par les statistiques policières ne sont plus comparables. Depuis le milieu de la décennie 1990, les enregistrements policiers sont plus un indicateur de la frénésie législative que de l’évolution de la violence sérieuse et seules les enquêtes sont désormais utilisables pour avoir une idée de son niveau et de son évolution. Elles suggèrent qu’après avoir probablement augmenté entre le milieu des années 1980 et le milieu de la décennie suivante, cette violence a oscillé pendant dix ans sans tendance claire avant d’afficher une propension à la baisse depuis 2002-2003. Mais tout ceci se passe dans des ordres de grandeur d’importance limitée. En taux, il s’agit d’un ordre de grandeur du 1/10e de % de la population affectée sur 2 ans, après avoir connu une poussée à ¼ de % entre le milieu des années 1990 et le milieu des années 2000.
Les violences sans contact
24 Une partie notable des violences déclarées dans les enquêtes n’impliquent pas d’atteinte physique : il n’y a eu ni blessures ni même coups. Il peut alors s’agir de menaces, d’attitudes menaçantes, de racket, voire même de vol de force réduit à un simple arrachage sans autre violence. Il est utile d’évaluer leur évolution, dans la mesure où elles peuvent témoigner d’une violence de basse intensité qui traduit une rugosité sociale, une difficulté de coexistence.
25 Jusqu’en 2003-2004, cette victimation augmente régulièrement en France métropolitaine : le périmètre des agressés passe de 2 à plus de 4 % (figure 2). Mais l’évolution ultérieure est surprenante : cette prévalence double brusquement en 2004-2005 et à nouveau en 2005-2006. On a là les effets de la modification du questionnaire. En effet, la première fois, la question a été modifiée pour préciser explicitement à l’enquêté qu’il devait tenir compte des agressions seulement verbales ; la seconde fois, les nouvelles enquêtes CVS ont substitué au module unique sur les agressions des modules particuliers sur les agressions physiques, les vols violents, les menaces et les injures. L’effet de ces changements a été dramatique.
26 Cette interprétation est soutenue par l’observation des enquêtes en Île-de-France dont le protocole n’a pas changé depuis l’origine. Elles présentent bien, au milieu des années 2000, une légère bosse – ensuite résorbée – des agressions sans contact physique, mais son ordre de grandeur n’a aucun rapport avec les décrochages de la courbe nationale. Par la suite, les deux courbes s’accordent pour indiquer un mouvement de baisse (interrompue toutefois en fin de période).
27 L’ordre de grandeur indiqué par les dernières enquêtes nationales n’est pas plus faux que le précédent ; simplement, il ne mesure pas la même chose parce qu’il ne pose pas la même question. Du coup, cet indicateur devient incapable d’estimer l’évolution sur le long terme des agressions non physiques. On voit, par là, l’importance du respect de la stabilité du protocole de mesure.
28 La statistique de police indique un ordre de grandeur tout à fait disproportionné par rapport à celui suggéré par les enquêtes (même avant les maladresses du milieu des années 2000). La raison en est un taux de plainte très faible, de surcroît déclinant au long de la période observée pour s’établir récemment autour de 6 %. On a même l’impression que la propension à la plainte varie en sens inverse de l’accroissement du périmètre de ces agressés sans contact physique. Se découragent-ils, au fil du temps, d’informer les autorités (peut-être parce qu’ils ont constaté l’inefficacité de cette démarche ?) ou se mettent-ils à mentionner des faits qu’ils auraient précédemment écartés comme trop menus et dont ils n’oseraient pas faire part à la police ou à la gendarmerie ? Les données disponibles ne permettent guère de trancher. Les chiffres policiers se situent toujours très en dessous du nombre de plaintes, ce qui permet de supposer que nombre de cas ne débouchent pas sur un procès-verbal de délit qui sera inclus dans le comptage statistique, mais plutôt sur une contravention ou sur un enregistrement en main courante qui ne le seront pas. Malgré la disproportion des deux sources cependant, la statistique policière indique une croissance continue (de 0,05 à 0,38 % sur 2 ans, à peine visible cependant sur un graphique dont l’échelle doit s’étendre au-delà de 40 %). Jusqu’au milieu des années 2000, ce mouvement était bien corrélé avec celui indiqué par les enquêtes, dont il traduisait la tendance sinon l’ordre de grandeur. Au contraire, on ne retrouve pas dans les données policières les plus récentes l’érosion que laissent à voir les CVS. Faut-il en déduire que l’ancienne cohérence entre les deux sources a désormais disparu ?
Agressions sans contact physique en France métropolitaine (1984-2012) et en Île-de-France (1998-2012)
15 %
20 %
25 % questionnaire
30 %
35 %
40 %
45 %
0 %
5 %
1984-85
1985-86
Victimes violences sans contact selon enquêtes Île-de-France (prévalence)
Victimes violences sans contact selon enquêtes France (prévalence)
Statistiques de police
Violences sans contact avec dépôt de plainte selon enquêtes France (incidence apparente)
Violences sans contact selon enquêtes (incidence)
1986-87
1987-88
1988-89
1989-90
1990-91
1991-92
1992-93
1993-94
1994-95
1995-96
1996-97
1997-98
1998-99
1999-00
2000-01
2001-02
2003-04
modification
2002-03
2004-05
2005-06
2006-07
2007-08
2008-09
2009-10
2010-11
2011-12
Agressions sans contact physique en France métropolitaine (1984-2012) et en Île-de-France (1998-2012)
Champ : variable selon les enquêtes.Note : les barres au sommet des colonnes de l’histogramme représentent l’intervalle de confiance.
Les atteintes aux biens
29 Les cambriolages de résidence principale ne touchent qu’une petite fraction des ménages de France métropolitaine : dans aucune enquête de la série, elle n’a atteint 5 % pour une période de deux ans et maintenant, ce taux est tombé un peu au-dessus de 3 %.
30 Dans nombre de pays industrialisés d’Europe, la longue croissance des atteintes aux biens – notamment des cambriolages – qui a accompagné la mise en place des sociétés de consommation finit par s’essouffler, se stabiliser, voire amorcer une décrue plus ou moins tard au cours des décennies 1990 ou 2000 [5]. En France comme ailleurs, l’extrême faiblesse du taux d’élucidation des cambriolages [6] exclut que l’action policière puisse rendre compte de la période de baisse. Le développement des dispositifs de protection des logements contre les intrusions semble y jouer un rôle central, encore que depuis le milieu des années 2000, le mouvement de baisse semble interrompu.
31 D’abord, l’introduction explicite, à partir de 2007, de la tentative dans la formulation de la question posée aux enquêtés s’est accompagnée d’une hausse immédiate de l’ensemble des cambriolages, mais les cambriolages réussis (en pointillés), eux, ont poursuivi leur baisse : cette modification de la question semble bien avoir incliné les enquêtés à mentionner les tentatives plus systématiquement. Toutefois, à partir de 2008-2009, même les cambriolages réussis se sont mis à croître.
32 L’écart entre les données d’enquêtes et les statistiques policières est important : il excède toujours un rapport de 2 à 1 et frôle même maintenant 3 à 1.
33 Comment expliquer cette différence ? La propension des victimes à informer la police (ou la gendarmerie) [7] doit en bonne logique expliquer la différence entre les deux sources. Elle ne le fait ici que très partiellement, puisque, comme le montre la figure 3, les colonnes de l’histogramme des cambriolages pour lesquels les victimes disent avoir déposé plainte continuent à se situer nettement au-dessus de la courbe des enregistrements policiers.
34 Autrement dit, police et gendarmerie sont loin de dresser un procès-verbal de cambriolage dans tous les cas où les victimes disent avoir déposé plainte. Ils hésitent à enregistrer sous la rubrique « cambriolages » des incidents – par exemple, une serrure endommagée – que l’enquêté, lui, interprète comme des tentatives de cambriolages [8] . D’ailleurs, la comparaison des données policières avec les seuls cambriolages réussis ressortant des enquêtes (figure 4) montre une courbe policière qui entre dans l’intervalle de confiance des colonnes de l’histogramme des cambriolages suivis de dépôts de plainte. Ce sont donc plutôt les cambriolages menés à terme qui sont enregistrés : les chances des simples tentatives d’y parvenir sont faibles.
35 Les deux sources, finalement, s’accordent pour indiquer une tendance globale à la baisse suivie d’une reprise en fin de période, mais la statistique policière atténue considérablement les évolutions suggérées par les enquêtes, notamment en raison d’un sous-enregistrement des tentatives.
36 Le périmètre des ménages, victimes d’un vol de ou dans leur voiture, et qui en sont possesseurs, s’est rétréci de manière pratiquement continue depuis le milieu des années 1990. Cette tendance est confirmée par les enquêtes sur l’Île-de-France : la tendance y est à la baisse, quoique dans un ordre de grandeur plus élevé qu’à l’échelle nationale. Cette survictimation s’accentue encore dans les quelques enquêtes urbaines ponctuelles.
37 Les taux de ces victimations sont, sur la période, toujours au moins 2 fois plus élevés que ceux enregistrés par la police (figure 5) – on voit même l’écart s’accroître nettement depuis 2004-2005.
38 On observe cependant que cette différence tient essentiellement à la décision des victimes de déposer ou non plainte. La courbe policière s’inscrit de mieux en mieux dans l’intervalle de confiance des données d’enquête. Les deux systèmes de comptage forment donc un ensemble cohérent dans la durée, avec au moins depuis le milieu des années 1990, une tendance à la baisse. Là encore, la faiblesse persistante des taux d’élucidation 9 ne permet guère d’attribuer ce mouvement aux performances des institutions policières. On peut, là aussi, y voir plutôt l’effet de l’amélioration des dispositifs de protection des véhicules, tout comme la chute plus ancienne des cambriolages avait été rapprochée du développement des protections anti-intrusion : le mouvement de baisse débute en effet à un moment où un protocole entre assureurs et constructeurs (1994) a donné un coup d’accélérateur à la pose systématique sur les véhicules de dispositifs de protection de plus en plus efficaces.
Cambriolages de la résidence principale en France métropolitaine (1984-2012)
1 %
2 %
3 %
4 %
5 %
6 %
7 %
1984-85
1985-86
% victimes de cambriolages réussis selon enquêtes (prévalence)
% victimes de cambriolages selon enquêtes (prévalence)
statistiques de police
% cambriolages avec dépôt de plainte selon enquêtes France (incidence apparente)
% cambriolages selon enquêtes (incidence)
1986-87
1987-88
1988-89
1989-90
1990-91
1991-92
1992-93
1993-94
1994-95
1995-96
1996-97
1997-98
1998-99
1999-00
2000-01
2001-02
2002-03
2003-04
2004-05
questionnaire
modification
2005-06
2006-07
2007-08
2008-09
2009-10
2010-11
2011-12
Cambriolages de la résidence principale en France métropolitaine (1984-2012)
Champ : France métropolitaine.Note : les barres au sommet des colonnes de l’histogramme représentent l’intervalle de confiance.
Cambriolages de la résidence principale réussis, enquêtes et statistiques policières en France entre 2003-2012 (en %)
2,00 %
1,00 %
0,00 %
2003-04 2004-05 2005-06 2006-07 2007-08 2008-09 2009-10 2010-11 2011-12
% cambriolages réussis selon enquêtes (incidence)
% cambriolages réussis avec dépôt de plainte selon enquêtes France (incidence apparente)
statistiques police
Cambriolages de la résidence principale réussis, enquêtes et statistiques policières en France entre 2003-2012 (en %)
Champ : France métropolitaine.Note : les barres au sommet des colonnes de l’histogramme représentent l’intervalle de confiance.
Vols de/dans/sur voitures, ménages équipés en France métropolitaine (1984-2012) et en Île-de-France (1998-2012)
12 %
14 %
16 %
18 %
20 %
22 %
24 %
26 %
0 %
2 %
4 %
6 %
8 %
1984-85
1985-86
% victimes vols de/dans voiture selon enquêtes Île-de-France (prévalence)
% ménages victimes de vols de/dans voiture selon enquêtes (prévalence)
statistiques de police
% vols de/dans voiture avec dépôt de plainte selon enquêtes France (incidence apparente)
% vols de/dans voiture selon enquêtes (incidence)
1986-87
1987-88
1988-89
1989-90
1990-91
1991-92
1992-93
1993-94
1994-95
1995-96
1996-97
1997-98
1998-99
1999-00
2000-01
2001-02
2002-03
2003-04
2004-05
2005-06
2006-07
2007-08
2008-09
2009-10
2010-11
2011-12
Vols de/dans/sur voitures, ménages équipés en France métropolitaine (1984-2012) et en Île-de-France (1998-2012)
Champ : variable selon les enquêtes.Note : les barres au sommet des colonnes de l’histogramme représentent l’intervalle de confiance.
39 Si l’on compare les deux cas de cambriolages et de vols de/dans les voitures, on voit que le premier se caractérise par un enregistrement policier qui reste systématiquement inférieur au nombre d’affaires que les victimes disent avoir signalées, tandis que les deux mesures se rapprochent et finissent par se confondre dans le cas des vols de/dans les voitures. On en déduit que l’enregistrement des plaintes est de plus en plus systématique en matière de vols liés aux voitures alors que police et gendarmerie semblent hésiter à enregistrer systématiquement comme cambriolages des tentatives que les victimes leur rapportent.
40 Cette dernière remarque pourrait nous conduire sur le terrain d’une sociologie du travail policier que permettent aussi, de façon inattendue, les enquêtes de victimation [6]. Nous nous concentrerons cependant sur deux questions que ces enquêtes permettent d’éclairer plus directement, celle du renvoi et celle de la distribution socio-spatiale de la victimation et de l’insécurité.
Renvoyer, porter plainte ou ne rien faire ? Un exemple francilien
41 Les victimes sont des acteurs-clés de la justice pénale, alors même qu’elles n’en sont pas des professionnels, mais de simples visiteurs de passage : sans elles, sans l’interprétation qu’elles font de leur situation comme relevant de son intervention, toute une partie de la loi pénale, celle qui traite des atteintes directes aux biens et aux personnes, resterait lettre morte, car les institutions n’en seraient pas saisies.
42 La propension des victimes à opérer ce « renvoi » constitue donc une variable cruciale qui est explorée par les enquêtes de victimation. En France, le signalement aux autorités policières d’une victimation se présente sous des degrés de formalisme divers : on peut se borner à une simple information ou formellement déposer une plainte, cette dernière modalité étant la seule qui oblige le policier ou le gendarme à rédiger un procès-verbal destiné au procureur.
43 En toile de fond, retenons que les taux de renvoi varient largement en fonction des victimations : en France métropolitaine, au cours de la dizaine d’années écoulée, ils sont en moyenne autour de 70 % pour les cambriolages du domicile ou les vols de voiture, autour de la moitié des cas pour les vols personnels et les vols à la roulotte. Quant aux violences, renvoyées à 40 % en cas d’atteintes physiques, elles ne le sont qu’autour de 15 % pour les menaces, injures ou autres attitudes agressives.
Renvoyer : une question de gravité
44 Quant à ce qui pousse les victimes à ces signalements, le poids de la gravité de l’incident dans la décision ne fait guère de doute. Mais cette considération très générale ne revêt pas toujours le même contenu selon les victimations. Ainsi, pour les vols, l’idée globale de gravité du dommage encouru ne doit pas masquer la problématique plus spécifique des biens immatriculés : le portefeuille volé et son contenu monétaire ne valent sans doute pas une heure de peine, mais la carte d’identité, bancaire ou le chéquier qu’il contenait peuvent faire l’objet d’usages frauduleux dont il est impératif de dégager sa responsabilité. La question se pose dans des termes analogues pour les vols de véhicules à moteur : aussi vieille et déglinguée que soit la voiture qui vous a été volée, elle peut malgré tout causer un accident dont vous seriez juridiquement responsable si le vol n’était pas signalé.
45 En matière d’agressions, c’est une double échelle de gravité qui gouverne les renvois : celle du dommage personnel, qui peut s’étager des simples injures à la blessure grave en passant par quelques coups, mais aussi celle du dommage matériel qui favorise le renvoi des vols avec violence. Dans ce cas, est-ce le seul dommage matériel ou est-ce le caractère « cupide » de l’agression qui stimule la réaction de la victime, outre que l’existence d’une perte matérielle pose le problème de son éventuelle indemnisation ? En cas de violences sexuelles ou familiales, au contraire, c’est l’étendue des dommages physiques qui pèse le plus lourd.
46 Par ailleurs, le concept général de gravité oblitère d’autres déterminants plus discrets, mais non négligeables. Le plus important tient à la protection de la sphère privée, et pas uniquement pour le cambriolage – où le relief du vol prend en compte non seulement la valeur marchande des biens volés mais aussi leur valeur sentimentale, ainsi que le viol de l’intimité : on en retrouve aussi trace dans les atteintes aux véhicules, davantage dénoncées si elles se déroulent dans un espace privatif. Une intrusion survenue la nuit peut aussi pousser au renvoi, même dans des cas où le dommage est peu caractérisé. En sens inverse, les diverses victimations survenues dans des espaces publics – notamment dans les transports en commun – sont moins facilement portées à la connaissance de la police.
47 Un dommage assuré, indemnisable donc, incline au renvoi à la police, mais cette démarche est alors réduite à une simple formalité préalable à une déclaration de sinistre. Cette considération semble intervenir notamment pour pousser au renvoi dans des cas où il est généralement plus rare, comme la dégradation de véhicules ou le vol d’un vélo. À l’inverse, l’expérience antérieure de victimation décourage plutôt de se tourner vers la police ; il semble bien que soit alors en cause l’expérience négative de l’inutilité de cette démarche : on a perdu du temps, on n’a pas nécessairement été bien reçu et aucun retour positif n’a été obtenu des institutions pénales. En revanche, l’enquêté qui pense qu’il devrait y avoir plus de policiers est plus porté, toutes choses égales par ailleurs, à les informer de sa mésaventure.
48 Il est notable que les jeunes manifestent une réticence marquée à se tourner vers la police, un effet des relations particulièrement mauvaises que cette institution entretient actuellement en France avec cette classe d’âge, au-delà même des « jeunes de banlieue ». Mais ce trait témoigne aussi du fait que vols et agressions relèvent plutôt, pour les jeunes, des rapports un peu rudes qu’ils ont avec leurs pairs, mais qui n’appellent pas l’intervention des institutions publiques.
Le non-renvoi paradoxal
49 S’en tenir à une équation renvoi = gravité masque aussi l’existence d’un cas apparemment paradoxal, où l’affirmation de la gravité des dommages va de pair avec une absence d’appel à la police. Certes, ce cas de figure est minoritaire ; pour autant, il traduit des situations sociales qu’il est intéressant d’explorer.
50 De telles positions paradoxales apparaissent peu à propos des agressions et vols personnels. On les repère au contraire parmi les non-renvoyants victimes d’atteintes aux véhicules, ainsi que chez certains cambriolés. Ces non-renvoyants paradoxaux se partagent tendanciellement en deux profils.
51 Le premier – le plus répandu – concerne plutôt des résidents de la proche banlieue. Plus que la moyenne des non-renvoyants, ces enquêtés ont été victimes dans leur quartier, parfois même à leur domicile, de nuit, et souvent à répétition. Ils se plaignent de vivre dans des quartiers souffrant de problèmes de bandes, de drogues, de bruit… dont ils déménageraient volontiers, en eussent-ils les moyens. La peur d’être victimes de la délinquance (dans le quartier, mais aussi dans les transports en commun) ou la peur pour les enfants occupe dans ce profil une place prééminente. On y manifeste aussi une forte crispation sécuritaire – la délinquance y est tenue pour un problème majeur de société – et une xénophobie affirmée.
52 Il s’agit là, finalement, d’un syndrome d’habitants de banlieues difficiles, dotés de faibles ressources scolaires, professionnelles, économiques et assez convaincus de leur abandon par les autorités publiques pour renoncer à tout renvoi – surtout en matière d’« embrouilles » autour des voitures, une victimation typique de ces terrains urbains –, même s’ils sont très affectés par leur victimation. Si cette configuration est minoritaire, elle vient sérieusement tempérer le résultat rassurant de la domination du non-renvoi par la faiblesse des dommages. Il existe des fractions de population pour lesquelles cette liaison fonctionnelle ne joue pas du tout : ce n’est pas que l’on ne voudrait pas de l’aide, c’est qu’on a renoncé à en demander.
53 Un autre profil de non-renvoyants paradoxaux, plus minoritaires encore, concerne des résidents de lagrande couronne parisienne, plutôt propriétaires de pavillons. Ils ne se plaignent pas particulièrement de leur quartier ; d’ailleurs, rien n’indique que leur victimation y ait pris place. Ils n’expriment pas non plus de peurs très marquées. Ce sont les crispations sécuritaires qui caractérisent le plus clairement ce profil : ces enquêtés supprimeraient volontiers les allocations familiales aux parents de jeunes délinquants, reprochent à l’État de ne pas protéger la propriété privée, ne trouvent jamais les policiers assez nombreux et gémissent sur une justice laxiste qui traite le délinquant mieux que la victime ; surtout, leur xénophobie attribue l’insécurité à un excès d’immigrés. On peut se demander aussi si le petit nombre d’enquêtés qui se retrouvent dans ce profil ne sont pas, malgré leur faible exposition à la délinquance, tellement obsédés par l’insécurité qu’ils en viennent à déclarer (à l’enquêteur) « graves » des victimations qu’ils n’osent cependant pas déférer aux autorités tellement elles sont en fait peu caractérisées.
Déposer plainte
54 Tous ceux qui signalent une victimation aux autorités policières ne vont pas jusqu’à formaliser leur plainte : entre 10 et 30 % ne le font pas… Pour les cambriolages, ce sont même 40 % des renvoyants d’Île-de-France qui ne vont pas au bout de leur démarche. Si bien que nous touchons, avec la plainte, au noyau dur des déterminants du renvoi ; ceux qui sont maintenant saillants viennent s’ajouter à ceux qui ont poussé à informer la police, en jouant en faveur d’un achèvement du processus par la formalisation d’une plainte. Le passage d’un simple signalement au dépôt de plainte est d’abord lié à une déclaration à l’assurance : plainte et déclaration de sinistre font couple et les variables relatives à l’incident lui-même (sa « gravité ») ne viennent qu’en renfort de cette détermination. La plainte n’est au fond qu’ancillaire dans la recherche d’une indemnisation : délivrer l’attestation auxquelles les compagnies d’assurance subordonnent l’éventuel octroi d’un dédommagement est généralement le maximum de ce que peuvent offrir les agences policières.
55 Une autre motivation apparaît cependant, dans certains cas, dans la plainte : la demande que le coupable soit puni. On la voit émerger en matière d’agression, mais aussi, de manière plus inattendue, quand il s’agit de vols de voiture. On peut y voir l’importance prise par les atteintes aux véhicules, en particulier dans les banlieues : ces victimations y compliquent suffisamment une vie déjà difficile pour qu’on appelle la sanction de l’auteur.
56 Finalement, si les victimes attendaient du renvoi aux institutions pénales une prise en charge de la délinquance ordinaire qui les frappe, la pratique aurait dû s’effondrer depuis quelque temps déjà. À des niveaux variables, cependant, elle demeure. Les enquêtes de victimation sont un instrument de recherche qui permet d’établir quelles sont les logiques qui la meuvent – problématique des biens immatriculés, recherche d’indemnisation sur le marché des assurances, dommages physiques attitudes relatives au territoire privé et punitivité – et celles qui la bloquent – revendications déçues, désespoir social, xénophobie.
Une géographie sociale de la victimation et du sentiment d’insécurité : encore un exemple francilien
57 Un troisième apport des enquêtes de victimation se trouve dans la combinaison qu’elles permettent des données de victimation avec celle du sentiment d’insécurité ; mieux encore, se glissant dans une vieille tradition d’analyse territoriale de la délinquance puis d’analyse sociale de l’insécurité, elles ouvrent la perspective vers une géographie sociale de ces combinaisons (voir la figure 6, « Victimation, insécurité et territoire en Île-de-France (1998-2008) [10] »).
58 Globalement, l’Île-de-France constitue par rapport au reste du territoire national une région où le risque de victimation est élevé ; cependant, la situation varie d’un endroit de la région à un autre.
59 Contre la victimation, s’éloigner de la capitale constitue la meilleure protection : ceux qui résident en grande banlieue y sont moins exposés et il n’est pas toujours nécessaire d’aller bien loin pour gagner une relative tranquillité : il suffit de choisir les zones résidentielles de la proche banlieue sud-ouest.
60 Les Parisiens, au contraire, sont plus exposés que la moyenne des Franciliens, notamment dans leur quartier ; mais le risque est plus accentué encore pour ceux qui habitent les arrondissements nord et est que pour les résidents des arrondissements plus cossus du centre, du sud et du sud-ouest de la capitale, que le prix de l’immobilier protège des voisinages à risque.
61 La proche banlieue populaire nord à forte densité de zones de relégation subit, elle, une forte pression délinquante, quoique finalement le risque soit au moins aussi élevé dans la partie nord-nord-est de la capitale immédiatement adjacente à cette banlieue.
62 En fin de compte, le risque de victimation dépend beaucoup de l’implantation : à Paris et sa proche banlieue nord, il est élevé, et on est plus que proportionnellement exposé à un risque de proximité lié au quartier où l’on vit ; dans le reste de la région, on est moins exposé et s’il arrive d’être victime, c’est plutôt loin de sa résidence, au travail ou dans les déplacements.
63 Le sentiment d’insécurité, lui, est davantage lié au rang social : bénéficier des divers capitaux sociaux – éducatifs, professionnels, financiers – protège des crispations sécuritaires. Exposés ou non à la délinquance, ces Franciliens n’y voient guère un problème sur lequel s’arrêter : les questions du chômage ou de la pauvreté leur paraissent bien plus sérieuses.
64 Cette relative tranquillité d’esprit se comprend sans peine pour les habitants de la proche banlieue résidentielle, où la pression de la délinquance est limitée. Mais les Parisiens eux-mêmes – qui y sont pourtant les plus exposés – ne sont pas très sensibles à la question. Reste que les habitants des arrondissements nord et est sont conscients des risques encourus dans leur voisinage immédiat : ils en dénoncent le bruit, la saleté, le vandalisme, la drogue ou les bandes. Pour autant, l’enjeu n’est pas tel au regard des avantages de la vie parisienne qu’il les fasse verser dans une crispation sécuritaire. Ils ne sont guère punitifs, ni xénophobes, malgré la forte composante migratoire de leur zone de résidence. Le risque de victimation représente seulement pour eux un « résidu » qu’il faut accepter et gérer si l’on préfère rester dans Paris.
65 L’insécurité est au contraire l’apanage des classes populaires et des petites classes moyennes, mais on la voit fonctionner de deux manières différentes : pour celles qui habitent la proche banlieue nord, les peurs concrètes sont à leur maximum et le risque élevé de victimation est vécu comme la pénible conséquence d’une assignation à résidence à laquelle on ne peut échapper, faute de moyens. Du coup, ces peurs s’accompagnent de très fortes crispations sécuritaires : bien entendu, ces enquêtés savent bien, comme tous les Franciliens, que les vrais enjeux sont l’accès à l’emploi et aux revenus, mais la délinquance vient encore renforcer les difficultés économiques dans lesquelles on se débat. Au plan politique, cela se traduit par une tentation abstentionniste qui fait concurrence au traditionnel tropisme favorable aux partis de gauche : ces couches populaires se retrouvent de moins en moins dans le jeu politique. On y observe aussi en clé mineure un vote protestataire pour les extrêmes.
66 À la périphérie de l’Île-de-France, l’insécurité prend une toute autre allure : de manière un peu paradoxale, elle se combine avec une exposition à la victimation plus faible qu’ailleurs dans la région. Plus précisément, les crispations sécuritaires abstraites, la punitivité et la xénophobie qui les accompagnent souvent, y sont au plus haut, mais les peurs concrètes, elles, ne se manifestent qu’à propos des transports en commun, notamment ferrés. L’environnement immédiat est apprécié, on n’y éprouve pas de crainte particulière et on ne souhaite guère le quitter. À son voisinage, on reproche seulement un sous-équipement typique de zones excentrées, qui contraint à des déplacements répétés par transports ; on ne sort donc pas beaucoup, les moyens sont limités : le gros investissement, c’est la propriété de la maison individuelle à laquelle on s’accroche comme au témoin d’une appartenance de moins en moins facile aux classes moyennes. Mais pour pouvoir accéder à la propriété, face à la pression considérable du marché immobilier, il a fallu s’écarter très loin des centres-villes et des villes centres, avec la lourde dépendance envers les transports que cela implique : rien d’étonnant à ce que ce soit la situation dans laquelle on se juge exposé. Notons que le score relativement élevé de l’extrême-droite, même dans une conjoncture qui lui était aussi défavorable que la présidentielle de 2007, signe une difficulté, surtout dans les fractions les plus populaires de ces populations de grande banlieue, à se trouver représenté dans le jeu politique.
67 Dans ce périurbain, où graphique et carte (figure 6) nous dessinent deux profils, l’un de classe moyenne, l’autre de classe populaire, le sentiment d’insécurité paraît jouer selon deux mécanismes. Dans le profil « classe moyenne », il s’agirait d’une hantise du déclassement, aiguë dans une société française particulièrement hiérarchisée selon les rangs et les statuts, où tout risque de chute prend un tour gravissime [10]. Cette peur de la chute s’accompagne d’une obsession pour les règles, d’une diminution de la tolérance à la déviance, d’une réponse disproportionnée aux violations des normes. Elle produit un ressentiment envers un monde populaire, notamment immigré, qui paraît séparé de la société « décente », dont il gaspillerait les impôts sans faire aucun effort. Dans le profil « classe populaire », il s’agirait plutôt, notamment à travers l’accession à la propriété, d’une ascension sociale en cours dans un contexte difficile ; lui aussi conduirait à souhaiter se distinguer des strates sociales dont on vient à peine de s’extraire.
68 Le contraste entre la puissance de ce sentiment d’insécurité et la relative immunité de ces périurbains conduit à se demander si la dénonciation de la délinquance n’est pas une euphémisation de la xénophobie : en s’en prenant au criminel, ne serait-ce pas l’étranger que l’on désigne ? La forte composante immigrée des catégories dont on cherche à se distinguer permet de brandir contre elles une double disqualification : comme étrangères et comme criminelles.
69 Regarder l’insécurité sous l’angle des territoires reconduit donc l’observateur à une question sociale : classes moyennes et classes populaires traditionnelles mobilisent la préoccupation sécuritaire pour rétablir la distance avec des catégories populaires plus mal loties et ainsi conjurer symboliquement la menace de précarisation. Pour des couches sociales qui savent qu’elles n’appartiennent pas aux élites, mais qui veulent à tout prix se distinguer du monde populaire, la délinquance devient alors, un enjeu de classement social.
70 Ainsi, les analyses présentées montrent que les enquêtes de victimation, si elles ont été un temps envisagées principalement comme un « simple » instrument de comptage alternatif d’une délinquance mal saisie par les statistiques administratives, ouvrent des champs d’analyse bien plus vastes.
Bibliographie
- [1] RAMSAY M. N., « L’évolution du concept de crime. L’étude d’un tournant : l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle », Déviance et Société, 3, 2, 131-147, 1979.
- [2] DUNCAN J. W., SHELTON W. C., « Revolution in United States Government Statistics, 1926-1976 », Washington D.C., U.S. Dept. of Commerce, Office of Federal Statistical Policy and Standards, 1978.
- [3] DIDIER E., En quoi consiste l’Amérique ? Les statistiques, le New Deal et la démocratie, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui/Anthropologie des sciences et des techniques », 2009.
- [4] CASTELBAJAC M. DE, Enquête sur des enquêtes : les enquêtes de victimation et la connaissance du crime, thèse de doctorat, Guyancourt, université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, UVSQ, 2014, 351 p.
- [5] ZAUBERMAN R., « La délinquance contre les biens : réflexions sur les travaux européens », Criminologie, 43, 2, 219-246, 2010.
- [6] ROUZEAU M., SINTIVE J.-C., LOISEAU C., SAVIN A., KABLA-LANGLOIS I., LORON C., Rapport sur l’enregistrement des plaintes par les forces de sécurité intérieure, Paris, 2013, IGA/IGPN/IGGN/IGI.
- [7] GAGNERON W., LEDORH M., JOBIC Y., PROIX É., L’enregistrement des plaintes par les forces de sécurité intérieure sur le ressort de la préfecture de police, Paris, IGA/IGPN, 2014.
- [8] ROBERT PH., ZAUBERMAN R., POTTIER M.-L., « La victime et le policier : point de vue profane et point de vue professionnel sur la délinquance », Sociologie du travail, 45, 3, 2003, p. 343-59.
- [9] ZAUBERMAN R., ROBERT PH., NÉVANEN S., BON D., « Victimation et insécurité en Île-de-France. Une analyse géosociale », Revue française de sociologie, 54, 1, 2013, p. 111-151.
- [10] MAURIN É., La Peur du déclassement, une sociologie des récessions, Paris, Le Seuil, coll. « La République des Idées », 2009.
Notes
-
[1]
La première loi d’indemnisation de certaines victimes d’infractions pénales date du 3 janvier 1977.
-
[2]
De nombreuses données sont aujourd’hui disponibles sur le site de l’Observatoire scientifique du crime et la justice, oscj.cesdip.fr
-
[3]
Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, à l’époque CNRS/ministère de la Justice.
-
[4]
Voir par exemple l’EU Business Crime Survey,www.transcrime.it/en/pubblicazioni/la-criminalita-contro-le-imprese-in-europa-unindagine-pilota
-
[5]
En France, celles-ci sont constituées du dénombrement de crimes et délits (les contraventions n’y sont pas incluses), présentés selon 103 catégories, qui ayant fait l’objet d’un procès-verbal dit « de constatation » sont transmis au procureur de la République.
-
[6]
Entre 1987 et 2013, ce taux d’élucidation n’a jamais dépassé 12 %.
-
[7]
Les dernières enquêtes indiquent des taux de plainte entre 55 et 60 %.
-
[8]
Interprétation confirmée par deux rapports d’inspection sur les pratiques d’enregistrement des plaintes en France [6] et dans le ressort de la préfecture de police de Paris [7].
-
[10]
En ligne sur le site de Réseau Canopé, reseau-canope.fr (ndlr).