1 Une malédiction plane au-dessus de tout auteur : voir son nom reconnu, sans pour autant être lu. Nicholas Georgescu-Roegen fait partie de ces victimes : s’il a été sorti de l’anonymat par les tenants du courant de la décroissance, qui l’ont érigé comme l’une de leurs figures tutélaires, ses travaux n’en ont pas pour autant – ou justement ? – gagné l’attention qu’ils méritent dans la sphère académique. Pourtant, celui-ci ne se considérait pas tant comme un militant politique que comme un économiste rigoureux, soucieux de discuter des fondements épistémologiques de sa discipline.
2 Naviguant entre Harvard, sa Roumanie natale ou encore Strasbourg, sa carrière universitaire l’a ainsi amené à côtoyer des figures comme Schumpeter ou, plus ponctuellement, Hayek, et à en consacrer la première moitié, des années 1930 à 1960, à des travaux microéconomiques « standard ». C’est à ce moment qu’il opère une véritable conversion – au sens sociologique du terme –, en fréquentant les recherches en biologie évolutionniste et en thermodynamique, cette branche de la physique, initiée par Augustin Cournot en 1824, étudiant les échanges énergétiques. De la biologie évolutionniste, il retient, au-delà des apports fondamentaux de Charles Darwin, les analyses bio-anthropologiques qui les ont complétés, comme le fait de considérer avec Alfred Lotka que l’espèce humaine se distingue des autres par le développement d’instruments exosomatiques – qui dépassent le corps d’un individu –, sans se réduire à l’utilisation de ses fonctions endosomatiques – internes au corps. De la thermodynamique, dans son courant classique et non ses prolongements microscopiques, il s’intéresse en particulier à ses deux premiers principes, le premier affirmant que la quantité d’énergie présente dans un système fermé reste stable, tandis que le second, autrement appelé « loi de l’entropie », pose que cette énergie connaît cependant une dégradation inéluctable d’un point de vue qualitatif.
3 Or, les approches économiques dominantes à son époque, tant néoclassiques que marxistes, restent sourdes à ces apports et continuent de s’appuyer sur un référent calqué sur la physique mécanique newtonienne. Celui-ci pêche pourtant à rendre compte des phénomènes que la discipline prétend étudier, de par une approche irréaliste du temps notamment, posé comme homogène et réversible. C’est donc une véritable révolution scientifique – pour reprendre le concept de Thomas Kuhn – qu’entreprend Nicholas Georgescu-Roegen en proposant de substituer le paradigme dominant dans sa discipline par un nouveau qu’il qualifie de « bioéconomique ». Et c’est donc ce dernier que détaille ce petit opus, composé d’une présentation très pédagogique de l’auteur et de son cadre théorique par Antoine Missemer, assistant de recherche au centre Vilfredo Pareto de l’université de Lausanne, et de la reprise d’un article de Nicholas Georgescu-Roegen lui-même, paru en 1978 dans la Revue d’économie politique, où il défend son programme de recherche. À près de quarante ans de distance, on y (re) découvre toute la pertinence des remarques de leur auteur, qui, tout à ses préoccupations scientifiques, n’en formule pas moins des propositions éminemment politiques, dont l’acuité est on ne peut plus d’actualité. Dans une verve qui n’est pas sans évoquer celle d’un Ivan Illich ou d’un André Gorz, il note par exemple toute l’absurdité d’une société qui recherche à produire toujours plus et plus efficacement, sans réelle finalité. Ainsi de l’exemple du « cyclondrome du rasoir électrique », qui désigne les efforts que mettent en œuvre certains pour mettre au point un rasoir permettant de se raser plus vite, afin d’avoir plus de temps pour concevoir… un rasoir encore plus rapide ! Bref, Nicholas Georgescu-Roegen montre que l’on peut allier rigueur et humour, et surtout, qu’il est plus que temps d’amender nos outils économiques pour analyser le monde et prendre en compte un certain nombre d’enjeux dont nous avons pourtant conscience, écologie et énergie en tête.