Notes
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[1]
Le compte-rendu de la conférence d’Éric Maurin a été réalisé par Jean-François Bacot, professeur de SES au lycée Lakanal de Sceaux (92).
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[2]
Bigot R., « Les classes moyennes sous pression », Cahiers de recherche du Crédoc, n° 249, déc. 2008.
-
[3]
Giscard d’Estaing V., Deux Français sur trois, Paris, Cie 12, 1984.
-
[4]
Wauquiez L., La Lutte des classes moyennes, Paris, Odile Jacob, 2011.
-
[5]
Voir Desrosières A., Thévenot L., Les Catégories socioprofessionnelles, Paris, La Découverte, Repères n° 62, 1988.
-
[6]
« En 2007, l’Insee recensait 14 600 sans-abris ; si l’on retient le chiffre de 100 000 personnes avancé par les associations d’aide aux SDF, on peut calculer que 0,16 % de la population vit dans la rue. Or, d’après un sondage réalisé en 2006, 48 % des Français pensent qu’ils pourraient un jour devenir SDF ; deux ans plus tard, avec la récession, cette peur s’est encore accrue, 60 % des personnes s’estimant désormais menacées. » [1, p. 6].
-
[7]
Jacquot A., « La crise du logement résulte-t-elle d’une offre quantitative insuffisante ? », in Mistral J. (dir.), Loger les classes moyennes, rapport n° 82 du Conseil d’Analyse Economique (CAE), 2009, pp. 83-112.
De qui les « classes moyennes » sont-elles le nom ?
1 Peut-on cerner les contours des « classes moyennes », les concevoir autrement que sur le mode d’un simple fourre-tout, d’une collection éparpillée de positions sociales située entre le « très haut » et le « très « bas » de la stratification sociale ?
2 Devenues l’objet d’un surinvestissement du discours politique, les classes moyennes, présentées comme très largement majoritaires, seraient appauvries par un véritable « matraquage fiscal » pour les partis de droite et du centre, alors que, pour la gauche, elles seraient trop souvent abandonnées au profit des exclus et des précaires et pourtant menacées par le même déclassement irrémédiable.
3 D’un point de vue sémantique, le concept de « classes moyennes » relève un peu de l’oxymore, au sens où il fait se côtoyer deux représentations a priori contradictoires de l’organisation sociale : l’une discontinue (les classes) et l’autre continue (moyennes). Les différents usages contemporains de ce terme peuvent en fait, selon moi, être regroupés selon trois grandes perspectives concurrentes.
Une perspective politique
4 Elle repose sur une définition très extensive de la notion de classe moyenne, allant des simples employés d’exécution aux cadres supérieurs, c’est-à-dire la quasi-totalité de la population à l’exclusion des situations extrêmes, les très riches rentiers d’un côté, les exclus de l’autre. Cette conception possède la vertu d’être assez en phase avec la sociologie spontanée de nombreux acteurs, dont la conscience de classe se limite à percevoir qu’ils ne sont pas aux marges, qu’ils appartiennent au monde commun. Lorsqu’on pose la question de façon suffisamment large, plus des deux tiers de la population peuvent ainsi se déclarer spontanément comme appartenant aux classes moyennes [2] .
5 Néanmoins, la capacité analytique de cette perspective demeure faible. Une vision aussi extensive et floue conduit à gommer certains des clivages majeurs au sein de la société, et particulièrement au sein du salariat, entre cols bleus et cols blancs notamment.
6 Utilisée naguère par Valéry Giscard d’Estaing [3] comme aujourd’hui par Laurent Wauquiez [4] , cette définition très extensive des classes moyennes est en réalité au service d’un usage du concept que l’on peut qualifier de « performatif ». On cherche à faire advenir politiquement ce grand groupe central en commençant par le nommer, par lui donner vie dans les représentations. Si cette notion extensive des « classes moyennes » se retrouve plutôt dans le discours du personnel politique classé à droite, cela tient sans doute au fait que cette conception a tendance à faire passer au second plan la question des inégalités au sein du salariat.
Une perspective économique
7 Elle est particulièrement sollicitée dans nos débats sur les politiques fiscales, où la position de classe coïncide avec la position dans l’échelle des revenus courants. Il s’agit notamment d’identifier qui sont les gagnants et les perdants des politiques de redistribution.
8 Dans cette perspective, les ménages sont typiquement réputés appartenir aux classes moyennes quand leurs revenus courants se situent dans l’un des deux quartiles du milieu de la distribution. La principale limite de ce type de définition tient au fait que le revenu courant n’est pas un indicateur très fiable de la position sociale réelle des ménages ou des individus.
9 De fait, il y a énormément de mobilité d’une année sur l’autre entre les différents quartiles de la distribution des revenus : un tiers environ des ménages situés aujourd’hui dans le quartile du bas seront l’année prochaine dans un des quartiles du milieu et vice versa. Cette définition conduit à opposer chaque année des gagnants et des perdants qui sont en réalité des ménages très similaires observés dans des conjonctures ponctuellement différentes. Beaucoup des classes moyennes inférieures, dont on dit ainsi aujourd’hui qu’elles sont « matraquées par l’impôt », sont en réalité les classes modestes d’hier, qui étaient alors stigmatisées comme les principales bénéficiaires des politiques de redistribution. Si les données sur la redistribution étaient disponibles en panel, il serait beaucoup plus pertinent de repérer les ménages à partir de leur « revenu permanent », c’est-à-dire grosso modo de la moyenne des revenus courants sur des périodes de plusieurs années. Il s’agit d’un indicateur beaucoup plus stable et fiable du niveau de vie réel des ménages. Un épisode de chômage, ou inversement, l’obtention de primes exceptionnelles, peuvent faire varier considérablement le revenu courant sans pour autant modifier le niveau de consommation ou les capacités d’emprunt et d’investissement, à long terme, des ménages.
Les classes sociales (effectifs en milliers)
1962 | 2009 |
Variations 2009/1962 | |
Classes supérieures | 991 | 4371 | +341 % |
Classes moyennes | 4080 | 7658 | + 87,7 % |
Classes populaires | 13887 | 13497 | - 2,8 % |
Les classes sociales (effectifs en milliers)
Une perspective sociologique
10 Les classes moyennes sont définies comme l’agrégation de différentes catégories non-cadre et non-ouvrière de la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) [5] .
11 Il s’agit très souvent d’une définition que l’on peut qualifier d’« extensionnelle », c’est-à-dire par énumération des catégories socioprofessionnelles composant la classe sociale que l’on cherche à circonscrire. Elle place au cœur des classes moyennes contemporaines ceux que la grille de l’Insee désigne sous l’appellation « professions intermédiaires ». Ce terme désigne un large spectre de professions salariées, incluant les professeur (e) s des écoles, les infirmier (e) s, l’ensemble des cadres B de la fonction publique mais également, dans le secteur privé, les comptables, les techniciens, les commerciaux ou les agents de maîtrise… Selon l’Insee, ce « salariat intermédiaire » représentait, en 2009, près du quart de la population active, soit environ 6,5 millions d’actifs. Ce groupe dépasse donc aujourd’hui en effectifs celui des ouvriers (6,4 millions d’actifs), tout en restant beaucoup plus large que celui des « cadres et professions intellectuelles supérieures » (4,4 millions d’actifs). Si l’on ajoute à ces « professions intermédiaires » le petit patronat traditionnel (petits commerçants et artisans), on obtient le noyau central des classes moyennes, représentant environ 30 % de population active, alors que les catégories supérieures (cadres, professions libérales et intellectuelles supérieures, chefs d’entreprise) en composent moins de 20 % et les ouvriers et employés 50 % (tableau 1).
Un « capital humain » plus spécifique
Diplôme le plus élevé | Taux de chômage | Formation continue* | Salaire mensuel | |||
Supérieur à bac+2 | Bac+2 | Sans dipôme | ||||
Cadres | 61,5 | 14,8 | 1,8 | 4 | 0,24 | 3000 |
Professions intermédiaires | 19 | 31,4 | 5,3 | 4,9 | 0,3 | 1830 |
Employés | 5,8 | 10,9 | 20,0 | 9,5 | 0,28 | 1240 |
Ouvriers | 1,2 | 3 | 33,4 | 13,5 | 0,19 | 1400 |
Un « capital humain » plus spécifique
* L’indicateur de formation continue correspond au nombre de jours de formation sur un mois, parmi les 15 ans et plus ayant terminé leurs études initiales.Lecture : parmi les actifs professions intermédiaires, 31,4 % sont bac+2, le taux de chômage est de 5,3 % et le salaire moyen de ceux qui occupent un emploi salarié est de 1830 euros. Le nombre de jours de formation continue par mois est en moyenne de 0,36.
12 Ainsi circonscrites, les classes moyennes agrègent des groupes sociaux en apparence très divers mais partageant, en réalité, quelques traits sociologiques profonds. Un des traits communs les plus décisifs est sans doute de correspondre chacun à une façon de s’élever dans la société : les positions de cadres B de la fonction publique sont, par exemple, celles que logiquement peuvent rejoindre les simples employés de niveau C ; les positions de techniciens ou de contremaîtres sont celles que peuvent atteindre les ouvriers de type industriel ; les positions d’artisans sont obtenues à terme par les ouvriers de type artisanal, etc. C’est sans doute la définition la plus profonde des classes moyennes : l’ensemble des façons de s’élever dans la société, l’ensemble des premières grandes étapes susceptibles de jalonner les trajectoires d’ascension sociale.
13 Il y a autant de classes moyennes que de façon de s’élever dans la société pour les personnes d’origine modeste. En tant que positions tremplins, les différentes classes moyennes partagent d’autres traits sociologiques importants. En termes de diplômes, de revenus, de patrimoine ou de logement, elles disposent de ressources réelles, clairement supérieures à celles des ouvriers ou des employés (tableau 2). Néanmoins, leurs acquis sont souvent récents et elles ne bénéficient pas de la sécurité propre aux couches supérieures de la société. Par comparaison avec la catégorie des « cadres et professions intellectuelles supérieures », les ressources des classes moyennes restent finalement plus locales, plus spécifiques à un contexte particulier, et par conséquent, plus fragiles.
14 Si les membres des classes moyennes sont aujourd’hui en majorité diplômés de l’enseignement supérieur, ils le sont beaucoup plus fréquemment à l’issue de formations technologiques courtes (BTS), beaucoup moins générales que celles suivies par une majorité de cadres, moins faciles à transférer et à faire valoir d’un secteur professionnel à l’autre. Leurs positions professionnelles résultent d’ailleurs plus souvent que celles des cadres d’une promotion interne et spécifique à l’entreprise. Leurs parcours professionnels résultent également plus souvent des possibilités de formation continue accordée par l’employeur. Ils sont dépositaires de savoirs et de savoir-faire souvent plus spécifiques que ceux des cadres, savoir-faire dont leurs employeurs peuvent difficilement se passer, mais qui sont aussi plus difficiles à monnayer ailleurs en cas de faillite ou de licenciement économique.
15 Les emplois des membres des classes moyennes sont finalement aussi stables et protégés que ceux des cadres, mais leurs marges de manœuvre sur le marché du travail sont plus faibles. Leurs démissions sont plus rares et, en cas de perte d’emploi, leurs capacités de rebond sont plus réduites. Ce groupe central est ainsi caractérisé par une certaine fragilité des acquis, une incertitude plus grande pesant sur l’avenir. En période de récession, ses membres sont davantage hantés par la peur du déclassement que les autres [6] .
Importance et centralité croissantes des classes moyennes
Importance et centralité croissantes des classes moyennes
ENCADRÉ 1. Métamorphoses de la structure sociale française (effectifs 2009/1962)
Sur la même période, les classes moyennes non salariées ne représentaient plus que 6 % de la population active, contre 10 % en 1962, soit une perte de 4 points.
Globalement, entre 1962 et 2009, les effectifs des classes moyennes se sont donc significativement accrus de 9 points.
Entre ces deux dates, les « classes populaires », quant à elles, reculent et se transforment. Les frontières entre ces deux groupes tendent à s’estomper :
- Les ouvriers ne représentaient plus que 22 % de la population active en 2009 contre 39 % en 1962, soit une forte régression de 17 points.
- Les employés constituaient 29 % de la population active en 2009 contre 18 % en 1962, soit une progression de 11 points.
- Les agriculteurs ne composaient plus que 2 % de la population active en 2009 contre 17 % en 1962, soit une perte de 14 points.
16 C’est cette approche des classes moyennes, comme carrefour des flux de mobilité au cœur de la société, qui me paraît aujourd’hui la plus pertinente pour comprendre les évolutions et les clivages de notre société. Comme l’avait remarqué il y a plus d’un siècle Georg Simmel (1858-1918) : « Ce que la classe moyenne a de vraiment original, c’est qu’elle fait de continuels échanges avec les deux autres catégories (inférieure et supérieure) et que ces fluctuations perpétuelles effacent les frontières » [2]. Contrairement au discours convenu et ressassé sur une « panne de l’ascenseur social », la société française demeure traversée par de puissants flux de promotion sociale dont les classes moyennes constituent toujours la plaque tournante. Il s’agit du groupe social le plus perméable aux flux d’entrées et de sorties en provenance et en direction des autres groupes sociaux. Cette caractéristique engendre des frontières incertaines, des contours relativement flous et des marges encore plus épaisses que celles des autres grandes catégories sociales. Sur un intervalle de cinq ans, entre 1998 et 2003, on dénombre autant de personnes appartenant continûment aux classes moyennes (soit près de 5 millions) que de personnes ayant rejoint ou quitté ces mêmes classes moyennes au cours de la période.
Voyage au centre de la société : la dynamique des classes moyennes
17 Au début des années 1980, les ressorts de la croissance économique changent brutalement : à la phase de modernisation et de rattrapage de l’après-guerre succède une période de croissance beaucoup plus lente et heurtée, reposant davantage sur les potentialités d’innovation et de commercialisation des entreprises que sur la capacité d’une production de masse de marchandises standardisées. L’emploi industriel traditionnel subit très directement les effets de ces mutations. L’extension des stratégies d’externalisation ainsi que celles de sous-traitance contribuent à la fragmentation et à la précarisation du salariat. Comme en témoigne le conflit de l’hiver 1995, la question des protections liées aux statuts d’emplois hérités des Trente Glorieuses devient une préoccupation centrale et les luttes pour leur conservation se multiplient.
Les classes moyennes : expansion et ascension sociale
18 Au cours des trente dernières années, la morphologie de la société française a profondément changé, sous les coups de la désindustrialisation et de la fragilisation des statuts d’emplois (encadré 1). En 2009, les ouvriers ne pèsent plus que 22 % de la population active, soit près de dix points de moins qu’au début des années 1980. Quant aux agriculteurs, ils sont désormais passés sous la barre des 2 %.
19 En revanche, durant cette même période, les « professions intermédiaires salariées » voient leurs effectifs croître de plus de 50 % (passant de 4 à 6,2 millions entre 1982 et 2009), tandis que les couches moyennes non salariées enrayent leur chute séculaire avec des effectifs se stabilisant autour de 1,5 million.
20 Dans les années 1960, les « catégories populaires » agrégeaient les trois quarts de la population, alors que les classes moyennes n’en représentaient qu’à peine 20 %, majoritairement situées tout en haut des hiérarchies de revenus ou de diplômes : elles n’avaient alors au-dessus d’elles qu’une mince fraction de cadres et professions intellectuelles supérieures. Les classes moyennes n’avaient alors, en réalité, de « moyennes » que le nom. Trente ans plus tard, avec l’érosion des classes populaires au-dessous d’elles et l’expansion des cadres au-dessus, la situation des classes moyennes a complètement changé : il ne s’agit plus d’une minorité très favorablement située au sein des hiérarchies professionnelles et des distributions de ressources, mais d’un groupe représentant plus du tiers de la population et situé au cœur des distributions de ressources, à une place pivot, juste au-dessus de la médiane (graphique 1). Un basculement s’est opéré qui place désormais les classes moyennes au centre de gravité de la configuration sociale. Jamais par le passé, ces classes n’avaient autant mérité l’appellation de « moyennes ». Contrairement à une idée véhiculée par les médias et largement partagée par l’opinion publique, on ne constate par ailleurs aucun déclin significatif des classes moyennes en termes de revenu relatif. De même, les personnes « déclassées » socialement par rapport à leurs parents ne forment, aujourd’hui encore, qu’une petite minorité des classes moyennes. Comme par le passé, elles restent beaucoup moins nombreuses que les personnes en ascension sociale par rapport à leurs parents. En 2009, parmi les 30-39 ans, on comptait au sein du « salariat intermédiaire » à peine 13,5 % de personnes « déclassées » par rapport à leurs parents, contre 46 % en ascension sociale par rapport à la position de leurs parents. Le déclassement reste une menace et une peur avant d’être une expérience effectivement subie. Les classes moyennes demeurent une zone de transit de l’espace social, beaucoup plus fréquemment traversée par des lignées en voie d’élévation sociale que par des familles affectées par un processus de régression sociale.
Les déplacements de la « compétition scolaire »
21 En France, comme dans la plupart des autres pays développés, durant la seconde moitié du XXe siècle, la volonté de démocratiser la formation scolaire (au travers des réformes Berthoin en 1959, Capelle-Fouchet de 1963, Haby en 1975) eut pour premier effet de réduire considérablement le nombre de jeunes se présentant sur le marché du travail sans la moindre qualification secondaire. La proportion des individus sans diplôme ou juste avec le certificat d’études primaires passa ainsi de 40 % pour la génération d’après-guerre à 25 % pour celle née au début des années 1960.
22 En quelques décennies, l’école est en réalité devenue une institution dominante dans les processus d’affectation des emplois et des positions sociales. Elle est devenue l’institution structurant non plus seulement l’accès à une certaine élite, mais la société tout entière. Loin de se dévaluer, les diplômes ont peu à peu acquis une valeur exorbitante dans l’ensemble des milieux sociaux. Il n’a jamais été aussi crucial de réussir sa scolarité ni aussi pénalisant d’y échouer, personne n’échappe désormais à cette règle. Les observateurs s’alarment souvent du fait que les situations auxquelles ont accès aujourd’hui les bacheliers ne sont plus celles auxquelles avaient accès leurs homologues des années 1950. Ils semblent ignorer que la valeur d’un titre scolaire ne se mesure pas à ce qu’il permet dans l’absolu d’atteindre, mais à la différence entre la situation qu’il rend accessible et celle que l’on obtiendrait si l’on en était dépourvu
23 De ce point de vue, avec la crise de l’emploi, le différentiel entre bacheliers et non bacheliers n’a jamais été aussi vertigineux. Le taux de chômage des jeunes sans le moindre diplôme, cinq ans après leur sortie de l’école, est de 41 % ; près de deux fois supérieur à celui des détenteurs d’un CAP (23 %) ; trois fois plus élevé que celui des bacheliers des filières professionnelles (13 %), alors qu’il n’excède pas 10 % pour les bacheliers de l’enseignement général.
Proportion de personnes ayant au moins un diplôme qualification par cohorte de naissance et origine sociale
Proportion de personnes ayant au moins un diplôme qualification par cohorte de naissance et origine sociale
24 L’impact des diplômes est également très net sur les rémunérations obtenues. L’abandon du service national en 1997 l’a illustré de façon assez éclatante. Il s’est traduit en effet par une augmentation du décrochage scolaire des garçons entre 17 et 19 ans, notamment dans les milieux modestes, puisque poursuivre ses études cessait de présenter l’intérêt d’obtenir un sursis. On a pu mesurer que ces abandons eurent par la suite pour conséquence une baisse sensible de leurs salaires après leur entrée sur le marché du travail. Selon cette expérience naturelle, chaque année de scolarité secondaire en moins se traduit par des salaires en moyenne 15 % moins élevés.
25 Sans surprise, tous les milieux sociaux sont désormais sous pression face aux risques d’échec scolaire, mais les classes moyennes sont celles pour lesquelles cette inquiétude semble la plus vive. Contrairement aux classes supérieures, elles ne peuvent pas faire bénéficier leurs enfants de la transmission de réseaux ou d’un patrimoine. L’école est pour elle le seul vecteur susceptible d’aider à la promotion attendue pour leurs enfants. C’est pour elles que les destins scolaires sont aussi les plus incertains et, partant, les plus inquiétants. Quand on compare les trajectoires scolaires au sein des fratries, c’est au sein des familles de classes moyennes que l’on constate les divergences les plus marquées entre les enfants. La démocratisation de l’école « par le bas » (les milieux modestes ayant été les premiers bénéficiaires de la politique d’unification du collège) a, en réalité, profondément transformé les données de la concurrence entre les groupes sociaux. Elle a peu à peu déplacé les enjeux du secondaire vers le supérieur, au fil de l’allongement des parcours scolaires. En termes de durée de scolarité et de proportion de personnes qualifiées au sein de chaque génération, l’avantage des classes moyennes sur les enfants des classes populaires (ouvriers, paysans) s’est d’abord rapidement réduit et ce, alors que la situation des classes supérieures variait peu (graphique 2). La proportion d’enfants d’ouvriers obtenant au moins le bac passa de 15 % pour les générations du début des années 1960 à 50 % pour celles des années 1970. Pour les classes moyennes, l’ouverture du premier cycle du secondaire aux enfants des classes populaires eut pour conséquence d’intensifier la concurrence, d’accroître la menace d’un rattrapage et d’un déclassement scolaire de leurs propres enfants. Simplement pour maintenir son « rang », il convint bientôt de prolonger ses études au-delà du professionnel court, dans le second cycle du secondaire ou le supérieur. Le mouvement étudiant de 1968 et les réformes qu’il suscita, contribuèrent à faire sauter les verrous qui fermaient l’entrée des enfants des classes moyennes dans les formations universitaires. En pénétrant massivement dans les premiers cycles universitaires, les classes moyennes parvinrent à maintenir les classes modestes à distance, tout en poussant les enfants des classes supérieures dans des parcours scolaires plus longs encore. Chaque fois que les chances tendent à s’égaliser, les milieux les plus favorisés déplacent ainsi les objectifs de scolarité de leurs enfants un cran plus loin, en sorte de toujours garder un niveau d’avance (graphique 3). Les différences se creusent aujourd’hui davantage dans l’enseignement supérieur que dans le secondaire.
26 Reste ce sésame de la réussite sociale que constituent les grandes écoles. De ce point de vue, l’idée selon laquelle les années d’après-guerre auraient constitué un âge d’or de notre méritocratie apparaît, au vu des statistiques, comme un mythe. Lorsque l’on compare les destinées des générations nées juste après-guerre avec celles nées au milieu des années 1960, on constate en réalité une complète stabilité de l’inégalité des chances d’accès aux grandes écoles, avec tout au long de cette période 10 % d’enfants de cadres accédant à ces prestigieuses institutions, contre 2 ou 3 % pour les enfants de classes moyennes et quasi zéro pour les enfants de « milieux populaires ». À la fin des années 1980, le système s’est entrouvert et les chances se sont légèrement égalisées grâce, en particulier, à la création de multiples « petites » grandes écoles. Pour les générations nées dans les années 1950, les enfants de cadres avaient trois à quatre fois plus de chances d’intégrer une grande école que les enfants de classes moyennes. Ce rapport tombe à deux pour les générations nées au milieu des années 1970, avec des probabilités d’accès voisines de 15 % pour les enfants de cadres et de 8 % pour les enfants des professions intermédiaires.
27 Si les inégalités d’accès à cette « élite scolaire » demeurent évidemment très élevées, elles tendent à s’atténuer progressivement plutôt qu’à se durcir. De façon plus générale, sous les effets combinés de la démocratisation scolaire et des mutations technologiques favorables aux emplois qualifiés, la situation des enfants des classes moyennes a eu finalement tendance à s’améliorer, tant vis-à-vis des enfants des autres milieux sociaux que vis-à-vis de leurs propres parents. Les descendants des classes moyennes nées au début des années 1970 (et ayant eu trente ans au début des années 2000) sont ainsi plus souvent en situation d’ascension sociale (et moins souvent en situation de déclassement social) par rapport à leurs parents que leurs homologues nés vingt ans plus tôt.
28 Le lieu commun selon lequel la défiance des classes moyennes et populaires vis-à-vis des institutions et, en premier lieu, de l’école, serait due à des promesses non tenues ne résiste donc pas vraiment à l’examen. Le malaise, si malaise il y a, ne provient donc pas d’une détérioration de la valeur des diplômes acquis mais bien plutôt de la persistance de formes archaïques d’inégalité à l’école et sur le marché du travail. De fait, les enfants des classes moyennes demeurent non seulement désavantagés dans l’accès aux filières scolaires d’élites (classes préparatoires, grandes écoles), mais désavantagés également par la suite sur le marché du travail face aux diplômés issus des classes sociales supérieures, bénéficiant de meilleurs réseaux pour l’accès aux meilleurs emplois. Un enfant de cadre échouant dans ses études supérieures conserve, par la suite, à peu près autant de chance de devenir cadre qu’un enfant de profession intermédiaire ayant décroché un diplôme du supérieur.
Proportion de titulaires d’un diplôme supérieur à bac+2, par cohorte de naissance et origine sociale
Proportion de titulaires d’un diplôme supérieur à bac+2, par cohorte de naissance et origine sociale
Le maintien des distances dans le cadre d’une mosaïque des territoires
29 Le quartier de résidence demeure une source essentielle de statut social. Selon ses revenus, chacun cherche à rejoindre puis à rester dans le meilleur quartier possible pour lui-même et pour ses proches. L’espace résidentiel est façonné par l’âpreté de cette concurrence pour les quartiers perçus comme les plus sûrs et les mieux fréquentés. Entre la fin des années 1990 et celle des années 2000, les prix du logement ont progressé en France, en euros constants, de 9 % l’an, soit deux fois plus rapidement que le revenu disponible des ménages et six fois plus vite que les prix à la consommation [7] . On aurait pu imaginer qu’une telle flambée des prix de l’immobilier, particulièrement nette en Île-de-France, se serait traduite pour les classes moyennes par un déclassement résidentiel, par une relégation loin des centres-villes, à proximité des cités populaires.
30 Or notre analyse d’une base de données inédites retraçant, de 2001 à 2010, la répartition de l’ensemble des ménages à travers le maillage des zones cadastrales du territoire, infirme complètement cette hypothèse. Notre enquête confirme en revanche l’extraordinaire capacité des familles de classes moyennes à se mobiliser contre toute forme de relégation territoriale. Leurs quartiers de résidence ne se sont en aucune façon appauvris, la distance qui les sépare des classes modestes est restée intacte. Les clivages territoriaux continuent ainsi de se creuser à tous les échelons de l’organisation sociale, et pas uniquement à ses extrêmes. Les classes moyennes sont des agents du séparatisme social généralisé aussi actifs que les autres, capables de se priver pour quitter les zones d’habitat collectif et s’installer dans des quartiers pavillonnaires périurbains, afin de mettre l’univers de « la cité » à distance [4]. À chacun « ses pauvres » qu’il s’agit de placer à bonne distance !
Composition sociale du voisinage des ménages, selon leur classe de niveau de vie
Île-de-France | Ratio nombre de riches / nombre de pauvres dans le voisinage | ||
2001 | 2005 | 2010 | |
Riches | 1,86 | 1,92 | 1,9 |
Classes moyennes supérieures | 1,12 | 1,14 | 1,13 |
Classes moyennes inférieures | 0,81 | 0,81 | 0,79 |
Pauvres | 0,58 | 0,55 | 0,57 |
Hors Île-de-France | Ratio nombre de riches / nombre de pauvres dans le voisinage | ||
2001 | 2005 | 2010 | |
Riches | 1,52 | 1,52 | 1,52 |
Classes moyennes supérieures | 1,11 | 1,11 | 1,11 |
Classes moyennes inférieures | 0,88 | 0,89 | 0,89 |
Pauvres | 0,67 | 0,67 | 0,67 |
Composition sociale du voisinage des ménages, selon leur classe de niveau de vie
Source : Filocom 2009, base CGDD-SOeS, repris in [3].31 Le problème de la ségrégation ne se réduit pas plus à la sécession de quelques enclaves d’ultra-riches nichées au cœur de villes toujours plus dispendieuses qu’à la dérive de quelques ghettos enclavés dans des banlieues déshéritées. Le territoire est un patchwork tout entier tendu par le désir de chacun de fuir les plus pauvres et de s’approcher des plus riches. Ce processus de mise à distance traverse toute l’épaisseur de la société et pas simplement ses marges. Lorsque l’on compare, en suivant ces données cadastrales exhaustives entre 2001 et 2010, l’évolution des voisinages dans lesquels résident les classes moyennes, on ne relève aucune trace de dilution sociale, aucun rapprochement avec les catégories populaires. La concurrence est intense, les prix deviennent exorbitants, mais personne ne lâche, ni les nantis, ni les classes moyennes : on constate un irréductible statu quo résidentiel, la persistance d’un inaltérable entre-soi des différents groupes sociaux (tableau 3).
32 La stabilité de la répartition des groupes sociaux sur le territoire ne signifie pas qu’il n’y a aucune mobilité résidentielle. C’est même tout le contraire : le territoire vibre d’incessants chassés-croisés, de continuels mouvements d’installations et de déménagements (10 à 12 % des ménages changent de lieu de résidence tous les ans). Et les données cadastrales démontrent que ces déménagements sont le support privilégié des stratégies de promotion résidentielle par lesquelles les classes moyennes parviennent à résister aux phénomènes de déclassement qui ne cessent de menacer leurs quartiers. Fuir pour ne pas déchoir. Par exemple, pour les ménages de classes moyennes supérieures (troisième quartile de la distribution des revenus par unité de consommation) ayant déménagé entre 2007 et 2009, le ratio de voisins riches sur le nombre de voisins pauvres dans le quartier est de 13 % plus élevé après le déménagement qu’avant. Au sein des classes moyennes inférieures (deuxième quartile), ce ratio s’élève à 18 % ! Une majorité de déménagements apparaît comme le support d’une ascension sociale, ou tout au moins d’une résistance au déclassement, et ce processus ne s’est en rien essoufflé au cours de la décennie 2000. Les classes moyennes n’ont lâché ni en termes de qualité du quartier de résidence, ni en termes d’accession à la propriété. Lorsque l’avenir des retraites devient incertain, la propriété constitue une forme d’assurance vis-à-vis de la hausse des loyers comme, plus généralement, du futur.
33 Au fil de cette décennie 2000, ce ne sont pas les classes moyennes qui ont subi de plein fouet les conséquences de la flambée des prix de l’immobilier, mais les catégories modestes, ouvriers et employés. Les inégalités face au statut de propriétaire se sont creusées entre catégories supérieures et intermédiaires d’un côté, et catégories modestes de l’autre. Le poste du logement est devenu le plus lourd dans les budgets des familles (graphique 4). Celui-ci atteint d’ailleurs des proportions d’autant plus importantes que le revenu du ménage est réduit. Selon l’Insee, le logement représente aujourd’hui près de 30 % du budget des familles les plus pauvres (dernier quintile) alors qu’il ne constitue moins de 15 % du budget des plus riches (premier quintile). Aucun autre poste budgétaire ne génère un tel différentiel ! En gardant leur statut de propriétaire, les familles des classes moyennes ont pu, mieux que celles des classes modestes, préserver leur budget du poids écrasant des dépenses de logement.
Pour conclure
34 Face au durcissement de la concurrence à l’école et sur le marché du travail, les classes moyennes opposent une résistance sans faille aux différentes formes de déclassement qui les menacent et continuent d’assurer à leurs enfants de réelles perspectives d’ascension sociale. Prises entre le déclin de la classe ouvrière et l’essor du groupe des cadres, elles ont peu à peu gagné une place pivot inédite au cœur des hiérarchies de revenus, de patrimoines ou de statuts. Leur expansion et leur déplacement au centre de l’échiquier social (et électoral) leur confèrent désormais un rôle d’arbitre qu’elles n’avaient objectivement jamais eu par le passé. Elles deviennent le juge de paix des nouveaux enjeux politiques et sociaux.
35 En période d’incertitudes économiques majeures, les nouvelles classes moyennes ne sont toutefois pas épargnées par la crainte de déchoir socialement ni par une anxiété toujours plus vive vis-à-vis du devenir scolaire et social de leurs enfants. Cette peur du déclassement s’accompagne d’une défiance croissante à l’égard des politiques sociales et fiscales en cours. L’idée s’est aujourd’hui largement répandue que les couches les plus modestes de la population seraient les bénéficiaires exclusives de la redistribution, tandis que les classes aisées parviendraient à contourner l’imposition. Selon cette nouvelle doxa, les classes moyennes resteraient les seuls contributeurs nets du jeu fiscal.
36 La première urgence nous semble de désamorcer cette représentation très simpliste des enjeux redistributifs, de faire valoir que les contributeurs d’aujourd’hui sont très souvent les bénéficiaires d’hier et vice versa. Au-delà, il serait important de revenir à des politiques sociales moins systématiquement ciblées sur des publics particuliers. Ces politiques ciblées associent à l’avantage apparent de concentrer les moyens disponibles sur les populations les plus en difficulté le danger de la stigmatisation des bénéficiaires, renvoyés à une représentation dévaluée d’eux-mêmes et désignés, aux yeux des autres, comme de simples parasites. Pour prendre l’exemple de l’école, on s’aperçoit aujourd’hui que les politiques d’aide individualisée aux seuls élèves en difficulté n’ont que très peu d’effets nets sur les bénéficiaires, les effets négatifs de la stigmatisation neutralisant les effets positifs du surcroît de moyens déployés pour les enfants en difficulté [5, 6].
37 Il faut revenir à des politiques universelles, seules susceptibles d’endiguer le ressentiment qui aujourd’hui gagne les classes moyennes et menace de déchirer l’édifice social. Le préalable à de telles réformes est évidemment de bien comprendre (et s’accorder sur) ce qui, dans le fonctionnement de l’école ou du marché du travail, produit tant d’échecs et d’exclusion. Là est le véritable défi.
Proportion de propriétaires (individus ayant entre 30 et 39), 1990-2009, selon CS
Proportion de propriétaires (individus ayant entre 30 et 39), 1990-2009, selon CS
L’unité profonde des différentes fractions de classes moyennes tient, selon moi, à ce qu’elles correspondent toutes à une même forme de situation de transition dans les processus de mobilité qui traversent la société, avec ce que cela implique de fragilité et craintes.
Pour les personnes issues de milieux modestes (ou ayant commencé en bas de l’échelle sociale), il y a ainsi autant de façon de monter dans la société qu’il y a de classes moyennes. Partageant un même rôle pivot, les différentes classes moyennes se retrouvent peuplées d’individus ayant des situations objectivement assez proches en termes de revenus, de patrimoine, de chômage, de lieux d’habitation, de niveau de formation.
Sur un plan plus subjectif, ils sont également souvent habités par une même crainte de déchoir, une même inquiétude vis-à-vis de la scolarité de leurs enfants, une même volonté aussi de se démarquer des classes populaires… L’historien Serge Berstein [8] va jusqu’à défendre l’idée que c’est cette « philosophie sociale » particulière, faite d’aspiration à la promotion sociale et de crainte du déclassement qui définit le mieux les classes moyennes, une vision du monde où le progrès ne s’obtient pas par la lutte collective, mais par la récompense et la promotion du mérite individuel.
Comment expliquez-vous que les médias reprennent avec une telle unanimité l’idée de classes moyennes déclinantes ou laissées à l’abandon par les pouvoirs publics ?
Les classes moyennes occupent aujourd’hui plus que jamais une place centrale dans l’espace social. Chacun a bien à l’esprit que leur effondrement serait celui de la société dans son ensemble, plus encore que dans les années 1930. En agitant la perspective de leur déclin ou de leur abandon, il s’agit comme souvent de mobiliser par la peur.
De François Guizot à Roland Barthes en passant par Alexis de Tocqueville, on n’a jamais cessé, en France, d’évoquer le poids des classes moyennes ; en quoi donc la situation que vous décrivez avec acuité serait-elle inédite ?
Dans les années 1960, les catégories populaires demeuraient largement majoritaires. Elles représentaient plus des trois quarts de la population active. Les classes moyennes constituaient alors une minorité plutôt privilégiée, une sorte d’élite pour les milieux populaires. Avec le gonflement de la catégorie des cadres et conjointement, le déclin des couches populaires, le groupe social intermédiaire a gagné en importance tout en se déplaçant vers le cœur des hiérarchies sociales. Contrairement à ce que prétendent certains, les classes moyennes n’ont jamais été aussi nombreuses ni, à maints égards, aussi centrales !
Vous rejetez l’idée, initiée par Henri Mendras, d’une tendance à la « moyennisation », alors conçue, non comme un nivellement général de la société, mais comme sa « centration progressive sur les classes moyennes ». Mais n’êtes-vous pas amené à décrire des dynamiques similaires ? Le concept de « société salariale » ne fait-il pas écho à un processus d’homogénéisation qui serait propre aux « sociétés postindustrielles » ?
Ce serait un contresens que de parler de « moyennisation » au sens de dilution des différentes classes sociales au sein d’un même vaste groupe central. Qu’il s’agisse de revenus, de patrimoine ou d’exposition au chômage, les inégalités existantes entre les positions occupées par les membres des classes supérieures, des classes moyennes ou des classes populaires sont tout aussi fortes aujourd’hui qu’il y a trente ans. En d’autres termes, les distances entre grandes classes sociales ne se sont en rien estompées au cours de ces trente dernières années, aucune « moyennisation » n’est en cours. Ce qui a changé en revanche, c’est le poids relatif de ces différentes classes sociales dans la société et partant, le rang qu’occupent leurs membres dans les différentes hiérarchies scolaires ou sociales. Les classes supérieures se sont développées rapidement alors que les classes populaires continuaient de décliner. Prises entre ces deux tendances lourdes, les classes moyennes se sont trouvées déportées du haut des hiérarchies scolaires et sociales vers des positions sociales de plus en plus médianes, de plus en plus proches de la moyenne justement. Les classes moyennes occupent des positions de plus en plus moyennes, mais la société n’est pas pour autant en train de se « moyenniser », ce sont deux processus totalement différents.
La structure des emplois s’étant profondément transformée au cours des trente dernières années, comment pouvez-vous considérer qu’il s’agit, au fil du temps, de l’évolution d’un groupe identique à lui-même ? Les mêmes mots désignent-ils bien les mêmes réalités ?
Au-delà de la continuelle déformation de la structure des emplois, on constate une très grande stabilité des flux de mobilité entre grandes classes sociales à travers les générations et le temps. Les groupes sociaux que je propose d’appeler « classes moyennes » occupent ainsi les mêmes positions de tremplin entre le bas et le haut de la société aujourd’hui qu’il y a trente ou quarante ans. Le contenu des emplois change, mais ces positions sociales restent typiques de celles que rejoignent les enfants des classes populaires en cours d’ascension dans la société. De mon point de vue, c’est d’abord en cela que ce groupe social correspond à une réalité très stable dans le temps.
Cette évolution est-elle spécifique à la France ou se constate-t-elle également dans d’autres sociétés occidentales développées ?
Les comparaisons internationales rigoureuses sont malheureusement assez difficiles, les nomenclatures socioprofessionnelles et les grilles d’analyse variant beaucoup d’un pays à l’autre. Les Anglais et les Américains utilisent, par exemple, une notion de middle class plus proche de la notion de « cadres » que de celle de « classes moyennes » dans le contexte français. Néanmoins, selon les analyses du Crédoc, « dans aucun pays d’Europe, les classes moyennes ne se paupérisent : au cours des dernières décennies, leur niveau de vie a significativement augmenté, même si elles ont très souvent été distancées par les très hauts revenus. […] Selon les pays, elles représentent entre 35 et 63 % de la population. [9] » À l’échelle mondiale, l’OCDE souligne également l’essor des classes moyennes qui, selon ses projections, devraient passer de 1,8 milliard de personnes en 2009, à 3,2 milliards en 2020 pour atteindre 4,9 milliards en 2030. Cette expansion étant principalement due aux « classes moyennes émergentes [10] ».
Bibliographie
- [1] MAURIN É., La Peur du déclassement. Une sociologie des récessions, Paris, Seuil/La République des Idées, 2009.
- [2] SIMMEL G., « Comment les formes sociales se maintiennent », L’Année sociologique, 1896, pp. 71-109.
- [3] MAURIN É., GOUX D., Les Nouvelles Classes moyennes, Paris, Seuil/La République des Idées, 2012.
- [4] CARTIER M., COUTANT I., MASCLET O., SIBLOT Y., La France des petits-moyens, Paris, La Découverte, 2008.
- [5] KESLAIR F., MAURIN É., MC NALLY S., « Every Child Matter », IZA DP 6069, 2011.
- [6] MAURIN É., Le Ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Paris, Seuil/La République des Idées, Seuil, 2004.
Notes
-
[1]
Le compte-rendu de la conférence d’Éric Maurin a été réalisé par Jean-François Bacot, professeur de SES au lycée Lakanal de Sceaux (92).
-
[2]
Bigot R., « Les classes moyennes sous pression », Cahiers de recherche du Crédoc, n° 249, déc. 2008.
-
[3]
Giscard d’Estaing V., Deux Français sur trois, Paris, Cie 12, 1984.
-
[4]
Wauquiez L., La Lutte des classes moyennes, Paris, Odile Jacob, 2011.
-
[5]
Voir Desrosières A., Thévenot L., Les Catégories socioprofessionnelles, Paris, La Découverte, Repères n° 62, 1988.
-
[6]
« En 2007, l’Insee recensait 14 600 sans-abris ; si l’on retient le chiffre de 100 000 personnes avancé par les associations d’aide aux SDF, on peut calculer que 0,16 % de la population vit dans la rue. Or, d’après un sondage réalisé en 2006, 48 % des Français pensent qu’ils pourraient un jour devenir SDF ; deux ans plus tard, avec la récession, cette peur s’est encore accrue, 60 % des personnes s’estimant désormais menacées. » [1, p. 6].
-
[7]
Jacquot A., « La crise du logement résulte-t-elle d’une offre quantitative insuffisante ? », in Mistral J. (dir.), Loger les classes moyennes, rapport n° 82 du Conseil d’Analyse Economique (CAE), 2009, pp. 83-112.