Couverture de IDEE_170

Article de revue

Au-delà de la rationalisation du travail : la rationalisation des relations ?

Pages 25 à 31

Notes

  • [1]
    Cf. le dossier d’idées économiques et sociales, numéro 169.
  • [2]
    Les numéros entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’article.
  • [4]
    Les modèles ERGM consistent en des régressions logistiques qui expliquent les relations comme des variables dépendantes. Ainsi, on s’intéresse à la significativité de la présence de certaines sous-structures comme par exemple l’échange réciproque (A est en relation avec B qui est en relation avec C qui est en relation avec A) ou au lien entre l’existence des relations avec les attributs des acteurs.

1 Indéniablement, les réseaux sociaux sont à la mode [1]. Depuis l’invention d’Internet dans les années 1960, les notions de périphérie, de souplesse, de relations interpersonnelles se sont diffusées dans de nombreux domaines de la société. L’origine d’Internet repose en partie sur le besoin de l’armée américaine de créer, en pleine guerre froide, un réseau d’infrastructures à l’architecture moins centralisée. Ce besoin est hérité de l’idée qu’en cas d’attaque nucléaire cette structure décentralisée résisterait mieux. En effet, une fois les liens entre ordinateurs démultipliés à la périphérie, même si une menace vise et détruit un des nœuds centraux, les communications peuvent être relayées par d’autres canaux. Le réseau Internet a tissé sa structure autour de cette idée. Par ailleurs, sa naissance est également influencée par les mouvements sociaux des années 1960, qui revendiquent plus de liberté et d’autonomie pour les individus. Le phénomène numérique a donc pris corps autour de ces deux visions de l’autonomie. Il est depuis souvent qualifié de « révolution » et apporte avec lui de nombreuses innovations technologiques, comme le web 2.0, l’échange en peer-to-peer ou les réseaux sociaux numériques. Ces innovations possèdent comme dénominateur commun la mise en avant plus ou moins publicisée de leur structure. En effet, les réseaux sociaux dévoilent les amitiés communes entre deux membres qui ne se connaissent pas. Ainsi, ces nouveaux modes de mise en relation résonnent aujourd’hui dans divers domaines de la société. Ils s’immiscent dans la sphère familiale et les formes de sociabilité qui l’habitent. Ils demandent de repenser certains modèles industriels comme celui de la musique ou du cinéma, mis à mal par le téléchargement. Dans ce domaine, il existe une forte tension qui débouche sur un problème de régulation où la notion de propriété intellectuelle semble devoir être repensée. Mais, l’un des domaines où cette révolution numérique et ses nouveaux modes de mise en relation pèsent de manière déterminante reste celui des entreprises. En effet, ces évolutions technologiques et sociales ont dernièrement franchi leur seuil. Ces dernières cherchent désormais à se mettre en réseaux pour fonctionner par gestion de projets, reniant les anciens modes d’organisation du travail perçus comme trop hiérarchiques et rationnels. De la même manière, elles cherchent à être présentes sur le web et animent des espaces de communication à propos de leurs produits ou de leurs stratégies sur les réseaux sociaux numériques.

2 Cependant, il ne faut pas se laisser éblouir par toutes ces nouveautés. Certes, il se passe bien quelque chose dans les organisations qui a affaire avec l’influence des réseaux sociaux. Les innovations que nous venons de décrire touchent indéniablement l’organisation du travail ou la gestion de la production. Mais il faut interroger ce phénomène avec des concepts sociologiques pour en mesurer les impacts réels avant de conclure que nous entrons dans « l’ère du numérique » où tout ne serait que souplesse, et en passant, soit oublier un peu vite les grandes catégories qui définissent encore les inégalités qui prévalent dans nos sociétés, soit ignorer que certaines de ces mises en relations pouvaient préexister.

3 Une des manières d’interroger ce phénomène numérique est de se concentrer sur ses qualités structurales et de redescendre au niveau relationnel. La relation représente le concept sociologique fondamental de la problématique des réseaux sociaux, elle en est l’unité statistique de base. Cette descente au niveau relationnel éclaire d’un nouveau regard les organisations en ouvrant la boîte noire des relations qui s’y tissent. Puis elle nous permet de remonter en généralité pour expliquer les processus sociaux qui ont cours au niveau mésosocial.

À l’origine, la sociologie des organisations

4 La révolution industrielle du XIXe siècle a offert à la sociologie ses interrogations originelles. Celles-ci étaient relatives à la montée de l’individualisme dans les sociétés modernes et concluaient qu’il n’y avait pas disparition mais transformation du lien social. La naissance de la question du lien social prend donc corps à ce moment précis de l’histoire [1] [2]. Avec le déroulement du XXe siècle, cette question a été un temps oubliée, et il faut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour revoir poindre en France des problématiques sociologiques de cet ordre. L’une d’entre elles est issue de la volonté de rationaliser la production et du mouvement tayloriste qui l’accompagne dans les entreprises. Ces phénomènes ont en effet été les terreaux du développement de la sociologie des organisations. À partir de ce moment, la question du lien social se conjugue avec celle de la cohésion dans les organisations. Que nous disent ces travaux fondateurs et comment pouvons-nous les articuler avec les changements actuels liés aux innovations numériques ?

5 La sociologie des organisations devient, à partir la fin de la Seconde Guerre mondiale, le domaine d’analyse critique de la vie de l’entreprise. Elle insiste sur l’idée que le fonctionnement des organisations ne va pas de soi, que les règles ne se suffisent pas à elles-mêmes et qu’elles ne garantissent pas la bonne marche de l’entreprise. A côté des règles formelles, il existe une multitude de pouvoirs locaux, de statuts particuliers, d’accords informels, de réinterprétations des règlements qui participent, autant si ce n’est plus, à la marche des organisations [2, 3, 4, 5]. Et ces travaux nous montrent qu’on ne peut concevoir une unique manière de produire au sein de l’entreprise, mais que celle-ci est constamment négociée par des acteurs qui possèdent plus ou moins de ressources à mettre sur la table des négociations. En posant le regard de la sociologie des organisations sur les entreprises, on découvre l’existence de la négociation de contrats tacites. Ces contrats sont eux-mêmes tenus par des institutions, des ordres moraux ou des relations qui engagent les acteurs dans le temps mais aussi de manière symbolique. Par exemple, le système de la recommandation personnelle pour le recrutement d’un salarié engage autant la qualité du postulant que celle de celui qui émet la recommandation.

6 Le machinisme et la rationalisation liés à l’organisation du travail ont paradoxalement amené avec eux la prise en compte des questions de la motivation, de la participation au travail et plus généralement du facteur humain. C’est tout l’apport d’une école comme celle des relations humaines, autour des travaux d’Elton Mayo, qui montre bien l’interdépendance des facteurs techniques et humains dans l’entreprise. Mais une des limites de ces travaux est que, s’ils soulignent le poids déterminant de l’informel dans la vie des entreprises, ils ne rentrent pas au cœur de celui-ci pour en expliquer la structuration ou le fonctionnement. De plus, les entreprises ne peuvent plus aujourd’hui se définir comme des organisations aux frontières stables et étanches. L’externalisation, la flexibilité du marché du travail, la mobilité des travailleurs les ont transformées en des objets plus poreux. Le niveau interorganisationnel se fait plus visible dans la vie des entreprises. Au-delà de la concurrence, elles deviennent interdépendantes les uns des autres car liées par des fusions financières ou des modes de production découpés dans le temps et l’espace. Par exemple, les stratégies des entreprises doivent être analysées dans le contexte du groupe financier auquel elles appartiennent. Ainsi une usine même rentable pourra être fermée si sa rentabilité est moindre que celle d’une usine du même groupe située dans une autre région du globe. De la même manière, deux concurrents peuvent réaliser des joint-ventures pour investir dans une usine qui fournira les pièces communes à un modèle dans chacune des deux marques concurrentes. Le discours critique sur les entreprises prend donc en compte ces changements pour affiner ses concepts et ses outils. Au-delà de la rationalisation des facteurs de production, la prégnance de réseaux sociaux numériques met au jour un nouveau processus de rationalisation qui concerne cette fois non plus seulement les facteurs de production mais les relations. Il faut donc ouvrir la boîte noire relationnelle pour s’attacher à décrire l’importance de l’informel, ainsi que sa structure ou son fonctionnement. De même, la question de la publicisation des relations suppose une forme de rationalisation des profils numériques. Des sites spécialisés aident à mettre en contact des liens dits faibles pour gérer une carrière, mais au-delà, la simple visualisation des amitiés sur des sites plus généralistes rend également possible des stratégies de visibilité ou d’invisibilité qui tiennent également de la rationalisation de la vie sociale.

Ouvrir la boîte noire relationnelle

7 La sociologie des organisations définit l’informel comme ce qui n’est pas lié directement à l’exécution du travail, ce qui n’est pas soumis à la rationalité de l’organisation du travail [6]. Il existe donc des groupes sous l’organisation. Ces groupes franchissent les frontières définies par l’organigramme. Ils répondent à d’autres logiques, sont soumis à des rationalités qui ne s’expliquent et ne se comprennent pas par l’exigence d’efficacité. Si les questions de culture [7] ou de légitimité [8] qui animent ces groupes ont été largement abordées, en revanche peu de choses ont été dites sur un des éléments de base de ces groupes, les structures relationnelles qui les composent. L’analyse des réseaux sociaux devient ici d’un grand secours. Elle aide à montrer que derrière l’organigramme, il existe des réseaux de conseil, de collaboration ou même d’amitié animant la vie d’une organisation [9, 10]. La sociologie des organisations a toujours identifié l’existence et le rôle de groupes non liés à l’exécution des tâches mais qui affectent le travail. L’analyse des réseaux sociaux peut saisir les structures relationnelles de ces groupes, les modéliser et les visualiser. Elle consiste donc en une méthode qui propose d’ouvrir la boîte noire relationnelle et qui s’appuie sur une sociologie de l’action proche de celle de la sociologie des organisations.

8 Une fois l’importance de ces relations identifiée, il faut faire l’effort de les définir, ainsi que la notion de réseau social qui permet d’en rendre compte de manière systématique. Dans nos sociétés modernes hyper-différenciées, les individus deviennent interdépendants les uns des autres comme ils l’ont rarement été au cours de l’histoire. En effet, la multiplication des savoirs, savoir-faire et savoirs être ou l’existence de nombreuses zones d’incertitude relatives aux problèmes contemporains complexes augmentent dramatiquement l’interdépendance entre individus. Ces derniers ont de plus en plus besoin les uns des autres et rares sont les domaines où un travail peut être réalisé indépendamment de celui d’un autre. Ces interdépendances demandent d’échanger des ressources. Cet échange de ressources pourrait être géré grâce à l’établissement de contrats de type économique. Mais cela supposerait qu’une fois l’échange réalisé, le lien s’évapore. Or la vie sociale témoigne de la préexistence ou de la pérennité de certaines formes d’échanges sociaux, qui ont lieu au-delà du produit, à la manière d’un don/contre-don organisant le reste de la société. Les relations sont les vecteurs de ces interdépendances qui dépassent le cadre de l’échange marchand [11]. Elles perdurent dans le temps car elles n’assurent pas qu’un échange de ressources, mais sont également le produit d’un lien entre les deux parties autour d’un système de valeurs commun. Deux amis attendent des coups de main réciproques mais aussi le respect d’un certain code de conduite l’un vis-à-vis de l’autre. Ces relations d’amitié demandent à être entretenues : on fera le choix difficile de se couper d’amis qui ne se rendent jamais disponibles ou qui ne respectent pas les normes de conduites de l’amitié définies par le groupe.

9 Un réseau social repose sur le regroupement d’une relation spécifique dans un ensemble fini d’acteurs. Il n’existe pas en soi, c’est un outil méthodologique pour saisir les interdépendances de ressources. La vie sociale moderne étant d’une grande complexité, on peut être pris dans plusieurs systèmes d’interdépendances qui se recoupent plus ou moins : je peux nouer des liens d’amitié avec mes collègues, mais seulement certains d’entre eux. Le réseau devient donc une construction méthodologique pour saisir, à la manière du microscope, la variété des molécules relationnelles de la vie sociale. À chaque question de recherche sera construit un réseau spécifique préalablement défini comme le meilleur outil pour saisir la complexité du maillage relationnel d’un système particulier. Ce réseau répondra à cette question précise mais pourra se révéler peu opérationnel pour une autre question adressée au même milieu.

10 Cette conception du réseau propre à l’analyse des réseaux sociaux possède plusieurs avantages. Premièrement, elle permet la visualisation des relations. Cette visualisation n’est pas un résultat en soi, la représentation de la structure sert un propos et résulte des choix de l’analyste. Un même réseau pourra être visualisé soit circulairement : tous les individus sont disposés de manière équidistante sur un cercle et les relations entre eux traversent la partie centrale du cercle ; soit en répartissant les acteurs entre un centre et une périphérie selon un algorithme. On peut néanmoins essayer d’ajuster au maximum la structure et la représentation que l’on s’en donne. La visualisation aide à simplifier la vie moderne pour en comprendre les structures de manière immédiate et avec la force de l’évidence. Mais elle ne représente qu’une première étape de confort de l’analyse de réseau. La recherche du beau graphe ne doit pas devenir la quête du graal de l’analyste de réseaux.

11 Le sel de l’analyse de réseaux arrive plutôt avec les indicateurs relationnels que l’on peut aujourd’hui calculer à partir des données relationnelles et que nous identifions comme un deuxième avantage [12]. Calcul de la centralité des acteurs, recherche de sous-groupes cohésifs, examen de la connectivité d’un milieu, identification des intermédiaires et des acteurs autonomes renvoient à autant d’indicateurs mis à la disposition de l’analyste de réseaux. On peut citer parmi ceux-ci les centralités de degré ou d’intermédiarité, les géodésiques ou diamètres, la détermination de cliques ou de noyaux ou encore le score de contrainte structurale de Burt, etc. Ces indicateurs doivent toujours être interprétés et leur sens mathématique ne fait pas leur valeur sociologique. L’interprétation de la centralité de degré, définie comme le nombre de relations reçues et émises, peut varier selon le contexte ou la relation étudiée. Dans le cas d’une traduction, la signification n’est pas la même si l’ouvrage est traduit vers l’anglais ou de l’anglais et on peut rendre compte de cette complexité avec les demi-degrés intérieurs (traduction reçue) ou extérieurs (traduction émise). Ainsi, on peut, dans le cadre la mondialisation des biens culturels et en tenant compte de mouvements complexes, s’interroger sur l’impact des ouvrages anglo-saxons traduit vers un grand nombre de langues, mais également du choix d’ouvrages spécifiques qui sont traduits vers l’anglais ou de l’existence de sous-ensembles précis comme autour des langues slaves. L’une des grandes forces de ces indicateurs est qu’ils ont la capacité de lier le local et le global. En effet, certains disent des choses sur l’architecture du réseau alors que d’autres se focalisent sur la place d’acteurs particuliers au sein de ce même réseau. Ainsi, l’analyse de réseau rend compte du milieu sans perdre de vue les acteurs qui l’animent.

12 Cependant, ces indicateurs ne possèdent pas uniquement des qualités structurales. L’un des objectifs premiers de l’analyse de réseaux est de partir à la recherche des sous-groupes. Les travaux de Moreno (cf. encadré), pionniers en sociométrie, visaient à déterminer des groupes d’écoliers et à positionner les individus au sein de ces groupes.

13 Nombreux peuvent être les déterminants du groupe. La fréquence des relations à l’intérieur d’un sous-espace compte, mais la connectivité peut aussi entrer en ligne de compte. On sera lié avec des gens qu’on ne voit pas souvent mais vers lesquels il existe des engagements forts, ces engagements rendant possibles des chemins d’accès, même indirects. La proximité géographique peut se conjuguer avec la distance sociale. Cette détermination structurale des sous-groupes est un pan important des travaux en analyse de réseaux. Néanmoins, et c’est là le troisième avantage de l’analyse de réseaux, on peut également partir à la recherche de sous-groupes, définis non plus cette fois selon des qualités structurales de cohésion ou de connectivité, mais selon les attributs classiquement utilisés en sociologie. Ainsi, on n’oublie pas les grandes catégories d’analyses comme le genre ou les catégories socioprofessionnelles et on réinjecte au niveau micro les effets des mécanismes de reproduction des inégalités observés au niveau macro. Par exemple, selon le principe d’homophilie « qui se ressemblent s’assemblent », on peut vérifier si les sous-groupes relationnels se créent à partir des variables générales de la sociologie ou si le milieu s’avère plus hétérophile et donc socialement mixte. Cela permet d’affiner l’analyse des inégalités intracatégorielles.

Jacob Levy Moreno (1889-1974) est souvent considéré comme le père fondateur de la sociométrie qu’il définit lui-même comme « une technique expérimentale […] obtenue par l’application de méthodes quantitatives […] qui investiguent l’évolution et l’organisation des groupes ainsi que la place des individus en leur sein » [13, p. 10-11 [3]]. Après avoir obtenu son diplôme de psychiatre à l’université de Vienne, ce personnage brillant mais difficile émigre aux États-Unis et s’y spécialise en psychologie sociale. En parallèle de son goût pour le théâtre et de son travail sur les thérapies (psychodrame, sociodrame, etc.), il s’intéresse tout particulièrement à la formation et à la dynamique des groupes. Au cœur de sa problématique, on trouve une intuition structurale. Dans cette perspective, il développe plusieurs outils pour saisir les relations au sein de petits groupes, notamment d’écoliers ou de prisonniers, pour ensuite en rendre compte au travers de diagrammes appelés sociogrammes. À partir de ces dessins, on peut effectuer des calculs sur les liens qui s’établissent ou pas entre les individus et interpréter ces calculs en termes de rôles des acteurs au sein du groupe. Par exemple, un meneur sera choisi par le plus grand nombre ; il existe des éminences grises qui ont l’oreille de ce meneur : ce dernier est certes choisi par le plus grand nombre mais il les choisit eux ; l’existence de sous-groupes peut expliquer des conflits, etc.

14 Enfin, l’analyse de réseau ne suppose pas qu’un réseau soit forcément un espace fluide, souple et ouvert. En effet, le réseau étant l’outil de visualisation du système de relations derrière l’organisation du travail, on peut découvrir des formes de hiérarchie dans l’informel. Il existe des réseaux hyper-centralisés où toutes les relations sont orientées vers un seul et unique acteur (cf. figure 1). Cette hiérarchie reposera sur des formes de statuts autres que celles prescrites dans les règlements qui sont mis au jour grâce à ses méthodes.

FIGURE 1
figure im1
Centralisation

L’importance du niveau mésosocial

15 L’étape ultime dans la liste des avantages de l’analyse de réseaux réside dans la possibilité d’une modélisation des structures sociales qui cherche à expliquer l’apparition ou non des relations. Cette modélisation, généralement appliquée grâce aux Exponential Random Graphe Models (ERGM) [4] renvoie à une phase supérieure, moins descriptive et plus analytique car elle compare l’apparition de sous-structures spécifiques dans un milieu avec les sous-structures composant un réseau généré au hasard. Cette démarche procède à la manière du test du Khi Deux qui compare la distribution d’une variable au sein d’un échantillon et d’une population théorique. La notion mathématique de « réseau au hasard » est certes plus difficile à définir que celle de population théorique, notamment à cause du problème des frontières du réseau et de l’interdépendance des événements au sein du réseau. En effet, l’apparition d’une relation dépend de l’existence d’autres relations. Je deviens ami avec les amis de mes amis. Ce phénomène rend les variables relationnelles dépendantes les unes des autres, ce qui est pris en compte dans les modèles ERGM et s’appuie sur un débat riche et récent en statistiques [14].

16 La statistique moderne a surmonté ces difficultés liées à la définition d’un réseau au hasard et la modélisation est aujourd’hui capable d’offrir un discours de portée générale reliant des sous-structures (dyades, triades, etc.) avec des processus sociaux. Ainsi, la présence de triades d’échange indirect (cf. figure 2, page 31) amène à l’interprétation d’un milieu solidaire. Outre la solidarité, on peut identifier grâce à la présence de sous-structures spécifiques une multitude de processus comme le contrôle, la régulation, l’apprentissage, la domination, etc. [11]. Par exemple, dans un marché, la norme de qualité d’un produit pourra être définie en fonction de l’action de sous-groupes identifiés grâce à l’analyse de réseaux [15]. La caractéristique principale de ces processus est qu’ils sont le produit de l’action rationnelle limitée et contextuée au sein des interdépendances de ressources, ce qui les place au niveau mésosocial. Ce niveau se situe entre le niveau micro-social et macrosocial, le niveau micro étant relatif à l’action individuelle, qui est interdépendante à la fois de l’action des alters et du contexte socio-historique définit lui plutôt au niveau macrosocial. Ce niveau mésosocial est particulièrement pertinent pour saisir ce qui se passe au sein des entreprises, qu’elles soient définies de manière intra-organisationnelle ou inter-organisationnelle et pour appréhender le poids de celles-ci dans la régulation des sociétés modernes.

17 Ainsi, le réseau s’avère être un indicateur du système d’interdépendances au sein duquel l’action des acteurs est contextuée. À la manière d’un idéal-type, il réduit la vie sociale en amplifiant les traits relationnels, important en sociologie mais souvent considéré comme acquis. Il n’oublie pas non plus les autres caractéristiques de cette vie sociale, avec les attributs plus classiques des acteurs. Il possède cette particularité d’être un outil pour une théorie de « moyenne portée » comme l’a décrit Max Weber, car il permet de comprendre le fonctionnement d’un système tout en gardant à l’esprit ses singularités. Cette capacité à regarder ensemble le système et ses acteurs nous paraît efficace pour comprendre les phénomènes organisationnels et marchands. En effet, les organisations sont de moins en moins des espaces clos et l’analyse de réseaux peut se révéler féconde pour l’étude d’activités économiques qui traversent les organisations. Par exemple, elle peut proposer de ne plus considérer les marchés comme le lieu de rencontre entre des demandeurs et des offreurs, mais dans la filiation des théories de l’encastrement [16], les concevoir comme des espaces au sein desquelles se tissent des relations variées. Les unes sont directement liées à l’échange marchand, mais d’autres plus sous-jacentes le rendent possible. Par exemple, certains acteurs économiques comme les agences de notations ou les certificateurs sont présents pour répondre à une demande d’information ou de qualification. Dans leur activité, l’informel est primordial pour arriver à obtenir de l’information, avec les dérives que l’on connaît lorsque certaines règles déontologiques ne sont plus respectées. Les grands scandales du début des années 2000 comme Enron peuvent être éclairés à l’aune de l’analyse de réseaux. Celle-ci peut par exemple mettre au jour le peu d’autonomie des certificateurs, certes dans leurs enjeux organisationnels (on a souvent souligné la proximité immédiate des bureaux d’Arthur Andersen avec ceux d’Enron à Houston), mais également dans les relations moins formelles que les cadres des deux entreprises entretenaient. Il est difficile de rendre compte de l’activité marchande moderne sans considérer ces interdépendances. Les marchés deviennent alors des espaces plus larges, interorganisationnels, dans lesquels il existe des rôles sociaux que l’analyse de réseaux peut saisir et décrire. Ces rôles se dessinent aussi autour de caractéristiques structurales. Cette dimension possède l’avantage de pouvoir éclairer des situations complexes comme les conflits d’intérêt où la question de l’intermédiarité des acteurs entre deux structures, a priori formellement séparées mais pourtant poreuses, devient fondamentale.

FIGURE 2
figure im2
Échange réciproque indirect

Bibliographie

  • [1] NISBET R., La Tradition sociologique, Paris, PUF, 1984.
  • [2] GOULDNER A.W., Patterns of Industrial Bureaucracy, New York, The Free Press, 1954.
  • [3] CROZIER M., Le Phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1964.
  • [4] REYNAUD J.-D., Les Règles du jeu, Paris, A. Colin, coll. « U », 1989.
  • [5] FRIEDBERG E., Le Pouvoir et la Règle. Dynamiques de l’action organisée, Paris, Le Seuil, coll. « Sociologie », 1993.
  • [6] FRIEDMANN G., Naville P., Traité de sociologie du travail, Paris, Colin, 1962.
  • [7] D’IRIBARNE P., La Logique de l’honneur, Paris, Le Seuil, coll. « Sociologie », 1989.
  • [8] SELZNICK P., TVA and the Grass Roots : A Study in the Sociology of Formal Organization, Berkeley, University of California Press, 1949.
  • [9] KRACKHARDT D., « The Strength of Strong Ties : The Importance of Philos in Organizations » in N. Nohria & R. Eccles (dir.), Networks and Organizations : Structure, Form, and Action, Boston, MA, Harvard Business School Press, 1992, p. 216 à 239.
  • [10] LAZEGA E., The Collegial Phenomenon, the Social Mechanisms of Cooperation among Peers in a Corporate Law Partnership, Oxford, Oxford University Press, 2001.
  • [11] LAZEGA E., « Sociologie néo-structurale » in Keucheyan R. et Bronner G., La Théorie sociale contemporaine, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2012.
  • [12] LAZEGA E., Réseaux sociaux et structures relationnelles, Paris, PUF, coll. « Que sais-je », 1998.
  • [13] MORENO J.L., Who shall survive ? Washington DC, Nervous and Mental Disease Publishing Company, 1934.
  • [14] SNIJDERS T.A.B., Van Duijn M., Zijlstra B.J.H., « The Multilevel p2 Model. A Random Effects Model for the Analysis of Multiple Social Networks », Methodology, vol. 2, n° 1, 2006, p. 42 à 47.
  • [15] PENALVA-ICHER E., « Amitié et régulation par les normes. Le cas de l’Investissement Responsable », Revue française de sociologie, vol. 51, n° 3, 2010, p. 519 à 544.
  • [16] GRANOVETTER M., Sociologie économique, Paris, Seuil, coll. « Économie humaine », 2008 [édition originale 2000, éditions Desclée De Brouwer, sous le titre Le Marché autrement].

Date de mise en ligne : 02/02/2013

https://doi.org/10.3917/idee.170.0025

Notes

  • [1]
    Cf. le dossier d’idées économiques et sociales, numéro 169.
  • [2]
    Les numéros entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’article.
  • [4]
    Les modèles ERGM consistent en des régressions logistiques qui expliquent les relations comme des variables dépendantes. Ainsi, on s’intéresse à la significativité de la présence de certaines sous-structures comme par exemple l’échange réciproque (A est en relation avec B qui est en relation avec C qui est en relation avec A) ou au lien entre l’existence des relations avec les attributs des acteurs.

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