1 « Nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif », écrivait Émile Durkheim dans De la division du travail social.
2 Cette formule célèbre du père de la sociologie française s’applique à merveille à ce travail de bénédictin que nous propose Michel Lallement avec cette biographie de Jean-Baptiste Godin. Le lecteur courageux et amateur de sciences sociales découvrira en effet, au terme des 512 pages parcourues, que l’expérience du Familistère de Guise est à la fois riche pour comprendre la société française de la seconde moitié du XIXe siècle et féconde pour repenser notre société contemporaine à l’heure où le capitalisme vacille sous les coups de butoir de la crise des subprimes.
3 En France, au début du XIXe siècle, la pensée utopiste tient une place importante chez les intellectuels grâce à l’école sociétaire initiée par Charles Fourier. Si le philosophe bisontin prône la mise en place de phalanstères (communautés de travail et de vie organisées en phalanges), c’est en Écosse, à New Lanark, que l’on trouve, à la même époque, une expérience très concrète et très réussie d’usine et de communauté fondée par Robert Owen sur des bases utopistes.
4 L’expérience d’Owen est tellement célèbre (entre 1815 et 1825, plus de 20 000 visiteurs venus de toute l’Europe ont visité New Lanark) qu’elle a totalement éclipsé dans les livres d’histoire celle tout aussi intéressante du Familistère de Guise.
5 En 1859, Jean-Baptiste Godin bâtit un palais social à Guise dans l’Aisne, juste à côté de son usine où il fabrique des objets en fonte, dont des poêles aujourd’hui encore célèbres. Avec sa seconde épouse, Marie Moret, il cherche à fournir à ses ouvriers des « équivalents de richesse », à savoir des logements salubres et bon marché, une éducation pour les enfants (y compris une crèche !), des loisirs tels que le théâtre, la lecture des journaux, etc.
6 Inspiré par Fourier mais aussi les mouvements hygiéniste ou féminisme, Godin cherche à répondre de façon concrète à la question sociale en améliorant le sort de ses ouvriers (il crée également un système d’assurances sociales très novateur) mais aussi en les faisant participer aux décisions de l’entreprise et du Familistère : à partir de 1880, les meilleurs salariés deviennent associés.
7 Cette description rapide de la vie à Guise souligne la modernité du projet de Godin, mais Michel Lallement ne sombre pas dans l’hagiographie.
8 En tant que chef d’entreprise, Godin n’est pas du tout fouriériste. Alors que Fourier souhaitait que chaque ouvrier puisse « papillonner » entre les différentes activités voire privilégier l’oisiveté, Godin ne jure que par le travail et le salaire au mérite. Son succès tient également à sa grande capacité d’innovation. En bref, et sans craindre l’anachronisme, Godin est un véritable entrepreneur schumpétérien et taylorien.
9 Godin a également échoué dans sa tentative d’instauration d’une véritable démocratie participative au sein de son entreprise.
10 De 1859 à 1888 (date de la mort de Godin), le Familistère se construit une véritable réputation internationale : on vient des États-Unis pour le visiter et Émile Zola y fera même une discrète apparition. Son fondateur connaît pour sa part un succès financier mais aussi politique, puisque Godin est élu député de l’Aisne en 1871.
11 L’entreprise et le Familistère survivront même jusqu’à la fin des années 1960, mais l’esprit du fondateur sera peu à peu oublié.
12 Pour éviter le piège de l’illusion biographique dénoncé par Bourdieu, Michel Lallement resitue la pensée de Godin au cœur des différents courants intellectuels du XIXe siècle, et il le replace surtout à l’intérieur des mutations économiques, sociales et politiques de cette période.
13 À l’image des meilleurs travaux de socio-histoire contemporains, Michel Lallement redonne ses lettres de noblesse à la biographie et nous livre un grand livre de sciences sociales. //