Notes
-
[1]
A. Prost et J.-R. Cytermann, « Une histoire en chiffre de l’enseignement supérieur en France », Le Mouvement social, 233 (2010), p. 31-46.
-
[2]
J.-F. Picard, La République des savants. La recherche française et le CNRS, Paris, 1990, p. 184.
-
[3]
J.-P. Calvignac, « Les thèses, un fonds majeur de la bibliothèque de la Sorbonne », dans Éléments pour une histoire de la thèse, C. Jolly et B. Neveu dir., Paris, 1993, p. 177-249.
-
[4]
N. Hulin, « Le doctorat dans les disciplines scientifiques au xix e siècle », Revue d’histoire des sciences, 43 (1990), p. 401-426.
-
[5]
. Big Science: The Growth of Large-scale Research, P. Galison et B. Hevly dir., Stanford, 1992.
-
[6]
D. Pestre, « Les physiciens dans les sociétés occidentales de l’après-guerre. Une mutation des pratiques techniques et des comportements sociaux et culturels », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 39 (1992), p. 56-72.
-
[7]
Respectivement J.-P. Changeux, Sur les propriétés allostériques de la L-thréonine désaminase d’Escherichia Coli K12, Lons-le-Saunier, 1964 ; É.-É. Baulieu, Contribution à l’analyse et à l’étude du métabolisme des 17-oxostéroïdes, s. l., 1963.
-
[8]
G. Noiriel, « Le jugement des pairs. La soutenance de thèse au tournant du siècle », Genèses, 5 (1991), p. 132-147.
-
[9]
Pour notre période, il existe cependant au moins une exception : les chercheurs au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), qui soutiennent fréquemment mais pas nécessairement un doctorat d’État, puisqu’ils peuvent atteindre sans lui des positions de prestige. C’est ce que montre le cas d’Anatole Abragam, titulaire de la chaire de magnétisme nucléaire au Collège de France de 1960 à 1985.
-
[10]
L’officialisation du rôle du directeur de thèse est ainsi l’un des thèmes du second colloque de Caen, organisé en 1966 par l’Association d’études pour l’expansion de la recherche scientifique (AEERS), née dans l’orbite mendésiste. Le premier colloque de Caen, en 1956, marque la naissance d’un nouveau type de politique de la science, en réunissant les premiers « états généraux » de la recherche et de l’enseignement scientifiques. Voir Le Gouvernement de la recherche. Histoire d’un engagement politique, de Pierre Mendès France à Charles de Gaulle (1955-1969), A. Chatriot et V. Duclert dir., Paris, 2006 ; et J.-L. Crémieux-Brillac, « Le mouvement pour l’expansion de la recherche scientifique (1954-1958) », dans Henri Laugier en son siècle, J.-L. Crémieux-Brillac et J.-F. Picard dir., Paris, 1995, p. 123-138.
-
[11]
Ce manque archivistique, auquel s’ajoute un cadre juridique et social qui valorise massivement le localisme des jurys, empêche de faire le choix d’une étude des invitations à participer au jury, en lieu et place de la simple coprésence, et donc de produire une étude directement comparable à O. Godechot et N. Mariot, « Les deux formes du capital social. Structure relationnelle des jurys de thèse et recrutement en science politique », Revue française de sociologie, 45 (2004), p. 243-282 ; ou O. Godechot, « La formation des relations académiques au sein de l’EHESS », Histoire & Mesure, 26 (2011), p. 223-260.
-
[12]
Ce total a été calculé à partir des éditions annuelles du Catalogue des thèses et écrits académiques, Paris, 1944-1962, en vérifiant son exhaustivité avec le catalogue informatique de la Bibliothèque universitaire Pierre et Marie Curie, grâce à l’aide de Claire Sonnefraud.
-
[13]
C. Charle, La République des universitaires (1870-1914), Paris, 1994.
-
[14]
Minimum qui est souvent un maximum dans les facultés des sciences : sur les 2 011 thèses parisiennes étudiées ici, nous en avons trouvé 20 ayant eu un jury de cinq membres, 388 un jury de quatre membres, et 1 603 de trois membres.
-
[15]
Les thèses parisiennes sont en grande majorité déposées au Centre technique du livre de l’enseignement supérieur (CTLES), à Bussy-Saint-Georges, où elles peuvent être consultées en masse assez facilement ; je remercie Laurent Hédoin qui a organisé cette consultation. Les rapports sont déposés aux Archives nationales pour la période 1944-1959 (AJ 16 5553-5567), puis non classés dans les caves du campus de Jussieu pour les années ultérieures : grâce à Emmanuel Guesdon, nous avons pu consulter les recueils des rapports de 1960 et 1961.
-
[16]
La faculté des sciences d’Orsay a été créée en 1958. Sur son histoire encore mal connue, on dispose de P. Brouzeng, C. Coudray, R. Marx et H. Sergolle, Orsay, un jardin pour la science, Paris, 2005.
-
[17]
Sur ce contexte de formation, voir D. Pestre, Physique et physiciens en France, 1918-1940, Paris, 1992.
-
[18]
M. Everett et S. Borgatti, « Peripheries of cohesive subsets », Social Networks, 21 (2000), p. 397-407.
-
[19]
Le k-core d’un graphe correspond à la portion de ce graphe composée de nœuds dont le degré minimal est supérieur ou égal à k, c’est-à-dire de nœuds ayant un nombre de liens supérieur ou égal à k. Au sein d’un k-core, chaque nœud est relié à au moins k autres nœuds de ce même core. Pour un très bon exemple de l’usage du calcul de k-core, voir K. Hammou, « Des raps en français au “rap français”. Une analyse structurale de l’émergence d’un monde social professionnel », Histoire & Mesure, 24 (2009), p. 73-108. Nous avons ici utilisé un graphe simplifié, c’est-à-dire dont tous les liens redondants ont été supprimés, afin de limiter les biais dus à des longueurs de carrière différentes.
-
[20]
Le degré moyen des mathématiciens est largement inférieur à celui des professeurs des autres disciplines car il y a proportionnellement beaucoup plus d’enseignants par doctorants dans ce domaine : si la grande majorité des étudiants en licence doivent recevoir un enseignement en mathématiques, ce qui implique un nombre assez important de chaires, l’accès à la formation à la recherche reste soumis à une sélection comparativement bien plus drastique et malthusienne qu’en sciences physiques ou naturelles.
-
[21]
En particulier P. Bourdieu, Homo academicus, Paris, 1984.
-
[22]
P. Bourdieu et L. Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, 1992, p. 88-89.
-
[23]
W. de Nooy, « Fields and networks: Correspondence analysis and social network analysis in the framework of field theory », Poetics, 31 (2003), p. 305-327.
-
[24]
L’analyse factorielle des correspondances est un cas particulier de l’analyse des correspondances multiples : la première cherche à analyser la liaison existant entre deux variables qualitatives, alors que la seconde est utilisée si l’on dispose de plus de deux variables qualitatives.
-
[25]
L. Turc, Le Bilan d’eau des sols : relations entre les précipitations, l’évaporation et l’écoulement, Paris, 1955.
-
[26]
P. Lhermitte, Contribution à l’étude de la couche limite des houles progressives : application aux mouvements de matériaux sous l’action des houles, Paris, 1958.
-
[27]
O. Godechot et N. Mariot, « Les deux formes du capital social…. », art. cité, p. 245.
-
[28]
C. Lemercier et C. Zalc, Méthodes quantitatives pour l’historien, Paris, 2008, p. 69-70.
-
[29]
E. Picard, « Les enseignants-chercheurs : une évaluation centralisée. Du Comité consultatif de l’enseignement supérieur au CNU (1873-1992) », Spirales, 49 (2012), p. 69-82.
1 Le visage des sciences de la nature change profondément après la Seconde Guerre mondiale : la guerre a montré de façon éclatante les résonances politiques, diplomatiques, économiques et militaires d’une grande partie de leurs avancées. Ce secteur de l’enseignement supérieur est dès lors le premier à connaître une massification exponentielle, sur tous les plans. De 11 000 en 1920-1921, les étudiants en sciences ne sont encore que 13 000 en 1938-1939, mais 23 000 dès 1945-1946, et plus de 70 000 en 1960-1961 [1] ; ils passent de 22 % du total des étudiants en 1920-1921 à 33 % en 1960-1961, et dépassent en nombre les étudiants de toutes les autres facultés avant d’être rattrapés dans la deuxième moitié des années 1960. Sur cette même période, le nombre d’enseignants augmente lui aussi fortement à l’université : un peu plus de 500 en 1928-1929, ils sont plus de 1 600 en 1949-1950, plus de 3 600 en 1960-1961, et plus de 11 000 en 1970-1971 – sans compter les grandes institutions de recherche, qui s’affirment elles aussi après la guerre, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) passant par exemple de 1 500 chercheurs en 1949 à 3 000 en 1960 [2]. Cette croissance est rendue possible par la forte augmentation du nombre de doctorats ès sciences délivrés : si 64 thèses sont soutenues en 1944 et 73 en 1945, les facultés des sciences organisent 226 soutenances en 1955, 347 en 1962. En un peu plus de quinze ans, nous pouvons ainsi en recenser approximativement 3 400 ; à titre de comparaison environ 2 000 thèses de doctorat ès lettres sont soutenues sur la même période [3], tandis que Nicole Hulin recense, pour la totalité du xix e siècle, un peu plus de 1 000 docteurs ès sciences [4].
2Cette modification profonde des formes de l’accès au corps des enseignants du supérieur et des chercheurs est concomitante d’une recomposition et d’une complexification de la recherche elle-même : la big science, c’est-à-dire la constitution de laboratoires et d’équipes de grande ampleur dont l’impulsion a été donnée aux États-Unis pendant la guerre [5], devient alors le modèle même d’un système de production des faits scientifiques efficace et moderne ; les succès économiques et militaires rencontrés par les sciences physiques en font la science par excellence aux yeux du public et des décideurs, mais aussi, de plus en plus, des autres hommes de science [6]. La définition même de ce qu’est être un scientifique s’en trouve modifiée, avec le passage définitif d’une identité structurée autour de l’idéal du savant à un autre idéal, celui du chercheur. Face à cela, la tripartition entre doctorat d’État ès sciences mathématiques, physiques et naturelles, héritée de l’université napoléonienne, s’avère de plus en plus brouillée par la multiplication des travaux « frontaliers », qu’il s’agisse par exemple de physique théorique, de génétique des populations ou encore de chimie biologique. Des scientifiques désignés aujourd’hui comme biologistes, à l’instar de Jean-Pierre Changeux ou Étienne-Émile Baulieu, ont ainsi soutenu des thèses de doctorat ès sciences physiques, et non naturelles [7].
3En un mot, les facultés des sciences des universités françaises doivent affronter à la fois l’apparition d’un nouveau régime de production des faits scientifiques et la mise en place d’un nouveau régime de reproduction des élites scientifiques – dans un cadre réglementaire globalement inchangé depuis le xix e siècle. Notre objectif sera de montrer comment l’analyse de réseaux, par la social network analysis, peut constituer un puissant outil de compréhension de ce processus.
Juges et jugés
4Entre 1944 et 1968, le doctorat d’État tient encore, en sciences comme en lettres, la position qu’il a acquise au xix e siècle : celle de grade indispensable pour l’accès au monde de l’enseignement supérieur et de la recherche, ou du moins aux positions de pouvoir dans celles-ci. La soutenance constitue en effet le moment décisif où la communauté scientifique coopte collégialement [8] ceux qu’elle estime dignes d’être admis dans ses rangs [9]. Le choix des membres de ce jury dépend réglementairement de l’impétrant, sous réserve de l’accord de la faculté, même si l’éventuel directeur de recherche peut jouer un rôle fondamental dans ce choix. Les sources ne permettent cependant pas de connaître son identité de façon sérielle, pour plusieurs raisons : le cadre juridique ne prévoit pas officiellement un tel rôle au moins jusqu’en 1966 [10], quand bien même l’immense majorité des doctorants travaille sous l’autorité d’un « patron » ; les dossiers des étudiants de la faculté des sciences ont en outre été largement détruits par un départ de feu en 1968 [11]. Nous faisons dès lors l’hypothèse que la coprésence de professeurs au sein d’un jury est un bon indicateur de la façon dont l’impétrant se place et est placé dans le champ scientifique, et en retour de la façon dont les enseignants eux-mêmes se placent et sont placés dans ce même champ.
5En lettres comme en science, l’université de Paris dispose alors d’un quasi-monopole de fait sur la collation du grade de docteur d’État : sur les 3 402 thèses soutenues entre 1944 et 1962 [12], 2 287 le sont à Paris, soit les deux tiers, Strasbourg étant au second rang avec 165 thèses, soit moins d’un vingtième du total, première d’un groupe de facultés dynamiques comprenant Lyon, Nancy, Toulouse, Montpellier, Marseille et Grenoble, Besançon fermant la marche avec 7 thèses – en dehors du cas de l’unique doctorat conféré par la faculté de Dakar. Cette situation est certes, en très grande partie, un héritage et une caractéristique du temps long de l’enseignement supérieur français [13], mais elle n’est pas liée qu’à des questions de prestige traditionnel : puisque les jurys doivent comporter au minimum trois professeurs de la faculté [14], dans l’immense majorité des cas seule la faculté des sciences de Paris dispose de suffisamment d’enseignants pour composer un jury complet qui soit suffisamment compétent pour juger le mémoire qui lui est soumis de façon légitime sur le plan scientifique – quand bien même les travaux de recherches eux-mêmes ont pu être réalisés ailleurs, dans une autre faculté des sciences, dans un laboratoire du CNRS, au CEA, voire dans l’enseignement secondaire ou même au sein d’une industrie privée ou à l’étranger.
6Les doctorats d’État obtenus auprès de la faculté des sciences de Paris constituent donc un point d’observation privilégié pour étudier les normes, les valeurs et les rapports de force qui structurent cette communauté, par l’intermédiaire des thèses elles-mêmes, des rapports produits par les jurys et de la composition même de ces jurys. Cela est d’autant plus vrai que les impétrants qui se destineraient à une carrière dans le secteur privé postulent le plus souvent à l’un des autres doctorats alors en existence, le doctorat d’université ou le titre d’ingénieur-docteur, parfois le doctorat de troisième cycle créé en 1954, alternatives qui nécessitent un moindre investissement en temps. Il faut ajouter que les sources, difficiles d’accès de manière générale, le sont moins dans le cas de cette faculté, du moins jusqu’au début des années 1960 [15], ce qui ne fait que renforcer l’intérêt de l’étude de cas. Nous avons construit une base de données comportant l’intégralité des jurys des 2 011 thèses de doctorat soutenues à Paris entre août 1944 et août 1961. L’année 1961 a été choisie comme terminus ad quem parce que les premières thèses réalisées dans le cadre de la faculté des sciences d’Orsay sont soutenues en 1962 [16], ce qui non seulement rend l’accès aux sources plus difficile mais provoque un changement dans la composition des jurys des deux côtés. Nous avons dès lors pu constituer un réseau complet et bien circonscrit de 403 nœuds – les membres de jury, qu’ils soient professeurs à Paris ou invités – et 7 402 liens – chaque lien représentant la coprésence de deux enseignants dans le jury d’un candidat.
7Nous ne prétendons pas que la coprésence de professeurs dans un jury de thèse signifie une amitié entre eux, ou quoi que ce soit d’équivalent, c’est-à-dire que le réseau ainsi formé constituerait en lui-même, et dans son ensemble, quelque chose qui ait intégralement du sens pour les acteurs. Il nous semble cependant que ce lien est suffisamment enraciné institutionnellement pour être pertinent et éclairant parce qu’il n’est pas aléatoire, mais le fruit d’une relation stratégique entre acteurs dans le cadre de règles de fonctionnement plus ou moins tacites. Le réseau est ici un artefact méthodologique, un outil d’objectivation utilisé pour mettre au jour les structures de fonctionnement du dispositif de reproduction et de légitimation des scientifiques, sans que l’on préjuge de son statut ontologique ou du contenu social de chaque lien pris individuellement.
L’imperium physicien
8Au premier regard, cette analyse donne immédiatement un résultat notable, avant même de s’intéresser aux individualités : comme le révèle la figure 1, le graphe est connexe, c’est-à-dire que quels que soient les nœuds choisis, il existe une chaîne de liens les unissant. Plus précisément, tous les membres de jurys sont à moins de cinq degrés de séparation de l’ensemble de leurs collègues, du mathématicien le plus pur au géologue le plus appliqué, ce qui permet de nuancer le discours, largement repris dans les débats des acteurs d’alors, et par ricochet dans la mémoire de la communauté scientifique, qui voudrait que le dialogue disciplinaire soit absent jusqu’aux années 1960 au mieux. Ce que l’analyse de réseau révèle, c’est que si la tripartition napoléonienne a certes un effet de label et un poids juridique, elle n’empêche cependant pas les contacts et les circulations, y compris au sein de l’instance qui contrôle la reproduction des disciplines, le jury de thèse.
9L’analyse de ce graphe permet en outre de décrire plus précisément l’imperium physicien qui marque alors le fonctionnement du champ scientifique : non seulement les thèses de sciences physiques sont les plus nombreuses – 58 % des thèses sont soutenues comme étant de sciences physiques, 30 % de sciences naturelles, 12 % de sciences mathématiques –, mais elles constituent un véritable foyer central, composé de grands patrons physiciens et chimistes, tous formés dans l’entre-deux-guerres [17]. Un autre élément de la mémoire de la communauté scientifique est dès lors remis en question, du moins nuancé : l’insistance sur la rupture absolument fondamentale qu’aurait constituée la Seconde Guerre mondiale dans le fonctionnement des disciplines.
10La mobilisation du calcul du k-core des nœuds [18] met clairement en valeur cette domination [19] : elle permet de faire ressortir les zones du graphe dont la densité est la plus grande ; or ces zones regroupent très largement des physiciens et des chimistes. Les directeurs de thèse qui connaissent les interactions les plus denses constituent ainsi un large 15-core de quarante-quatre professeurs (fig. 2), c’est-à-dire que chacun de ces enseignants a participé à des jurys avec au moins quinze confrères différents. Dans ce groupe on peut compter quinze chimistes (en blanc), vingt physiciens (en noir) et neuf scientifiques à la frontière entre ces deux disciplines (en gris), qu’il s’agisse de minéralogistes, d’électro-chimistes ou de physico-chimistes. Ce centre de grands patrons polyvalents, savants peu spécialisés malgré le titre de leurs chaires universitaires, se différencie en outre assez nettement du reste du réseau, puisque les autres k-cores sont nettement moins denses : le haut de la hiérarchie du « mandarinat », celle qui contrôle l’accès à la profession, constitue une fraction assez limitée du groupe global des professeurs de faculté. À la lecture de ces grands noms, on voit l’intérêt de la méthode : si la présence des prix Nobel Louis de Broglie et du couple Joliot-Curie n’est pas une surprise, de même que celle d’Alfred Kastler, qui obtient ce prix en 1966, ou encore de Jean Cabannes, doyen de la faculté de 1946 à 1949 et de Francis Perrin, haut-commissaire du CEA de 1951 à 1970, d’autres personnages s’avèrent beaucoup plus discrets dans la mémoire des acteurs comme dans l’historiographie, à l’instar d’Edmond Bauer, Paul Pascal et Max Morand. Cette occultation relative frappe avant tout les enseignants les plus ancrés dans la faculté elle-même, disposant par exemple d’un laboratoire à la Sorbonne, et comparativement moins engagés que leurs collègues dans le développement du CNRS et des autres établissements non universitaires de recherche.
Du champ au réseau, et retour
11La position centrale d’un groupe de puissants physiciens et chimistes ne se traduit cependant pas par une domination sans partage, comme le montre le recours à d’autres indicateurs de centralité que le k-core. L’analyse de la centralité de degré de chaque professeur, indicateur qui se fonde uniquement sur le nombre de liens entretenu par chaque nœud, révèle ainsi l’existence de régions du graphe où dominent d’autres patrons que ceux du centre. Comme le montre le graphe de la figure 3, elle permet en effet de mettre en valeur le nombre de jurys auquel un examinateur a participé, quelle que soit sa position à l’échelle du réseau entier, en un mot de cerner l’existence éventuelle de principautés en périphérie de l’empire physicien. Ces professeurs couvrent des domaines plus restreints, le plus souvent selon une structure en binôme : l’omniprésence de Pierre-Paul Grassé dans les jurys de thèses de zoologie n’est ainsi contrebalancée que par la présence de Marcel Prenant ; de même, Pierre Pruvost joue un rôle clef en géologie, avec Louis Barrabé ; à mi-chemin entre les mathématiques et les sciences physiques, Joseph Pérès, Georges Darmois et André Lichnerowicz tiennent un véritable rôle d’intermédiaires scientifiques ; les mathématiques enfin se partagent selon un duopole conflictuel qui oppose Henri Cartan et ses alliés Gustave Choquet et Laurent Schwartz, proches de Bourbaki, à Paul Dubreil [20] – les anciens maîtres, Albert Châtelet et Georges Valiron, gardant quelque temps de leur superbe.
12L’analyse de réseau nous ramène ainsi au « soleil noir » des travaux sur l’enseignement supérieur : Pierre Bourdieu [21]. Si le sociologue rejetait l’utilisation de la social network analysis [22], au profit de l’analyse des correspondances multiples – qui cherche à discerner les ressemblances entre agents sur la base d’un faisceau de caractères –, il n’en conceptualisait pas moins le monde académique comme un champ, c’est-à-dire comme un espace fondamentalement relationnel, structuré par un système de relations objectives entre positions. Il nous semble ainsi que l’analyse approfondie des réseaux de relations formés par les jurys de thèse trace des pistes permettant d’approfondir et de développer les analyses de Bourdieu, sans doute malgré Bourdieu [23]. De fait, l’analyse de réseaux permet de multiplier les éclairages sur ces rapports de force, donc de discerner d’autres effets de structure, en particulier les liens qui peuvent unir des acteurs aux caractéristiques différentes, par exemple l’appartenance disciplinaire : si l’on soumet la même base de données à une analyse factorielle des correspondances [24] (fig. 4), ces liens distants sont occultés par la force du nombre des liens internes aux champs disciplinaires, ce qui a pour effet de par trop négliger la complexité des relations – les triangles noirs figurent les membres de jury, les cercles gris les impétrants. Seuls se distinguent encore nettement au milieu de la parabole quelques rares thèses aux jurys très composites, qui forment autant de cas très particuliers : c’est le cas de la thèse de doctorat ès sciences physiques soutenue par Lucien Turc en 1953 devant un jury composé d’un mathématicien, un géologue et un météorologue [25], ou encore de celle de doctorat ès sciences mathématiques de Pierre Lhermitte en 1958, devant un mathématicien, un physicien et deux géologues [26].
13Ces deux méthodes d’analyses ne sont cependant pas uniquement complémentaires par les points de vue différents qu’elles autorisent sur les mêmes sources : elles peuvent être utilisées de façon beaucoup plus liée, puisque l’analyse de réseaux produit des indicateurs de centralité quantifiés qui peuvent à leur tour être intégrés aux analyses de correspondances – en particulier la centralité d’intermédiarité, qui laisse entrevoir une réelle intégration de la dimension du capital social à celles-ci, mobilisée mais finalement peu objectivée et limitée au rôle d’un postulat dans l’Homo academicus, puisqu’elle n’est pas mobilisée dans les analyses statistiques de l’ouvrage [27]. Enfin, l’analyse de réseau est susceptible de donner une lecture de l’état d’un champ sur un intervalle de temps plus court que les analyses de correspondance : s’il s’agit sans doute d’un outil moins puissant pour retrouver des structures sociales, il peut permettre d’éviter ou du moins d’atténuer l’aspect statique des analyses de correspondance, cette méthode peinant intrinsèquement à mettre en évidence les changements [28]. Confronter et combiner les deux approches permettrait ainsi d’affiner l’analyse, en distinguant ce qui relève des cycles longs et des cycles courts dans l’évolution des rapports de force scientifiques et universitaires.
14 Ce texte n’a d’autre ambition que d’être une recherche préliminaire : il se limite aux graphes regroupant l’ensemble des liens que comporte notre corpus, en écartant les sous-graphes possibles. Or ceux-ci sont nombreux : l’analyse s’enrichit singulièrement lorsque l’on introduit le facteur temps, par exemple en produisant un graphe par année universitaire, ou en étudiant l’évolution des différents indicateurs de centralité pour chaque nœud. De même, la construction de graphes pour chaque discipline permet de faire varier les échelles d’analyse tout en autorisant la comparaison des densités et des formes de centralités entre domaines scientifiques. Ainsi, si le graphe de l’ensemble des doctorats ès sciences nous en apprend beaucoup sur les relations entre disciplines, des graphes plus restreints consacrés aux sciences mathématiques, physiques et naturelles permettent d’en savoir plus sur les rapports de force internes, tout aussi importants. L’utilisation d’autres algorithmes de détection de communauté que l’usage de k-core constitue en outre une autre voie d’approfondissement de l’analyse, de même que l’utilisation d’autres indicateurs de centralité plus subtils que le degré.
15 Les résultats tirés de l’analyse de réseau demandent à être confrontés à d’autres méthodes, quantitatives comme qualitatives, et à d’autres sources, par exemple au contenu des rapports de thèse, ou à l’obtention ou non par les jeunes docteurs de l’inscription sur les listes d’aptitude constituées par le Comité consultatif des universités [29]. Mais nous estimons cependant avoir pu montrer que l’analyse structurale des réseaux offre bien un outil particulièrement performant pour étudier un univers aussi complexe que celui des sciences dites « dures », pour en décrire les traits saillants, en sonder la pérennité, sans pour autant devoir prétendre à la maîtrise de l’intégralité des savoirs qu’elles mobilisent et qu’elles produisent.
Annexes
Fig. 1 : Le réseau des jurys de thèse de doctorat d’État de la faculté des sciences de Paris (1944-1961)
Fig. 1 : Le réseau des jurys de thèse de doctorat d’État de la faculté des sciences de Paris (1944-1961)
Fig. 2 : La centralité des physiciens et des chimistes (1944-1961)
Fig. 2 : La centralité des physiciens et des chimistes (1944-1961)
Fig. 3 : La centralité de degré dans le réseau des jurys de thèse de doctorat d’État de la faculté des sciences de Paris (1944-1961)
Fig. 3 : La centralité de degré dans le réseau des jurys de thèse de doctorat d’État de la faculté des sciences de Paris (1944-1961)
Fig. 4 : Analyse factorielle des jurys de doctorat d’État de la faculté des sciences de Paris (1944-1961)
Fig. 4 : Analyse factorielle des jurys de doctorat d’État de la faculté des sciences de Paris (1944-1961)
Notes
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[1]
A. Prost et J.-R. Cytermann, « Une histoire en chiffre de l’enseignement supérieur en France », Le Mouvement social, 233 (2010), p. 31-46.
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[2]
J.-F. Picard, La République des savants. La recherche française et le CNRS, Paris, 1990, p. 184.
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[3]
J.-P. Calvignac, « Les thèses, un fonds majeur de la bibliothèque de la Sorbonne », dans Éléments pour une histoire de la thèse, C. Jolly et B. Neveu dir., Paris, 1993, p. 177-249.
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[4]
N. Hulin, « Le doctorat dans les disciplines scientifiques au xix e siècle », Revue d’histoire des sciences, 43 (1990), p. 401-426.
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[5]
. Big Science: The Growth of Large-scale Research, P. Galison et B. Hevly dir., Stanford, 1992.
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[6]
D. Pestre, « Les physiciens dans les sociétés occidentales de l’après-guerre. Une mutation des pratiques techniques et des comportements sociaux et culturels », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 39 (1992), p. 56-72.
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[7]
Respectivement J.-P. Changeux, Sur les propriétés allostériques de la L-thréonine désaminase d’Escherichia Coli K12, Lons-le-Saunier, 1964 ; É.-É. Baulieu, Contribution à l’analyse et à l’étude du métabolisme des 17-oxostéroïdes, s. l., 1963.
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[8]
G. Noiriel, « Le jugement des pairs. La soutenance de thèse au tournant du siècle », Genèses, 5 (1991), p. 132-147.
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[9]
Pour notre période, il existe cependant au moins une exception : les chercheurs au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), qui soutiennent fréquemment mais pas nécessairement un doctorat d’État, puisqu’ils peuvent atteindre sans lui des positions de prestige. C’est ce que montre le cas d’Anatole Abragam, titulaire de la chaire de magnétisme nucléaire au Collège de France de 1960 à 1985.
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[10]
L’officialisation du rôle du directeur de thèse est ainsi l’un des thèmes du second colloque de Caen, organisé en 1966 par l’Association d’études pour l’expansion de la recherche scientifique (AEERS), née dans l’orbite mendésiste. Le premier colloque de Caen, en 1956, marque la naissance d’un nouveau type de politique de la science, en réunissant les premiers « états généraux » de la recherche et de l’enseignement scientifiques. Voir Le Gouvernement de la recherche. Histoire d’un engagement politique, de Pierre Mendès France à Charles de Gaulle (1955-1969), A. Chatriot et V. Duclert dir., Paris, 2006 ; et J.-L. Crémieux-Brillac, « Le mouvement pour l’expansion de la recherche scientifique (1954-1958) », dans Henri Laugier en son siècle, J.-L. Crémieux-Brillac et J.-F. Picard dir., Paris, 1995, p. 123-138.
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[11]
Ce manque archivistique, auquel s’ajoute un cadre juridique et social qui valorise massivement le localisme des jurys, empêche de faire le choix d’une étude des invitations à participer au jury, en lieu et place de la simple coprésence, et donc de produire une étude directement comparable à O. Godechot et N. Mariot, « Les deux formes du capital social. Structure relationnelle des jurys de thèse et recrutement en science politique », Revue française de sociologie, 45 (2004), p. 243-282 ; ou O. Godechot, « La formation des relations académiques au sein de l’EHESS », Histoire & Mesure, 26 (2011), p. 223-260.
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[12]
Ce total a été calculé à partir des éditions annuelles du Catalogue des thèses et écrits académiques, Paris, 1944-1962, en vérifiant son exhaustivité avec le catalogue informatique de la Bibliothèque universitaire Pierre et Marie Curie, grâce à l’aide de Claire Sonnefraud.
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[13]
C. Charle, La République des universitaires (1870-1914), Paris, 1994.
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[14]
Minimum qui est souvent un maximum dans les facultés des sciences : sur les 2 011 thèses parisiennes étudiées ici, nous en avons trouvé 20 ayant eu un jury de cinq membres, 388 un jury de quatre membres, et 1 603 de trois membres.
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[15]
Les thèses parisiennes sont en grande majorité déposées au Centre technique du livre de l’enseignement supérieur (CTLES), à Bussy-Saint-Georges, où elles peuvent être consultées en masse assez facilement ; je remercie Laurent Hédoin qui a organisé cette consultation. Les rapports sont déposés aux Archives nationales pour la période 1944-1959 (AJ 16 5553-5567), puis non classés dans les caves du campus de Jussieu pour les années ultérieures : grâce à Emmanuel Guesdon, nous avons pu consulter les recueils des rapports de 1960 et 1961.
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[16]
La faculté des sciences d’Orsay a été créée en 1958. Sur son histoire encore mal connue, on dispose de P. Brouzeng, C. Coudray, R. Marx et H. Sergolle, Orsay, un jardin pour la science, Paris, 2005.
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[17]
Sur ce contexte de formation, voir D. Pestre, Physique et physiciens en France, 1918-1940, Paris, 1992.
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[18]
M. Everett et S. Borgatti, « Peripheries of cohesive subsets », Social Networks, 21 (2000), p. 397-407.
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[19]
Le k-core d’un graphe correspond à la portion de ce graphe composée de nœuds dont le degré minimal est supérieur ou égal à k, c’est-à-dire de nœuds ayant un nombre de liens supérieur ou égal à k. Au sein d’un k-core, chaque nœud est relié à au moins k autres nœuds de ce même core. Pour un très bon exemple de l’usage du calcul de k-core, voir K. Hammou, « Des raps en français au “rap français”. Une analyse structurale de l’émergence d’un monde social professionnel », Histoire & Mesure, 24 (2009), p. 73-108. Nous avons ici utilisé un graphe simplifié, c’est-à-dire dont tous les liens redondants ont été supprimés, afin de limiter les biais dus à des longueurs de carrière différentes.
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[20]
Le degré moyen des mathématiciens est largement inférieur à celui des professeurs des autres disciplines car il y a proportionnellement beaucoup plus d’enseignants par doctorants dans ce domaine : si la grande majorité des étudiants en licence doivent recevoir un enseignement en mathématiques, ce qui implique un nombre assez important de chaires, l’accès à la formation à la recherche reste soumis à une sélection comparativement bien plus drastique et malthusienne qu’en sciences physiques ou naturelles.
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[21]
En particulier P. Bourdieu, Homo academicus, Paris, 1984.
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[22]
P. Bourdieu et L. Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, 1992, p. 88-89.
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[23]
W. de Nooy, « Fields and networks: Correspondence analysis and social network analysis in the framework of field theory », Poetics, 31 (2003), p. 305-327.
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[24]
L’analyse factorielle des correspondances est un cas particulier de l’analyse des correspondances multiples : la première cherche à analyser la liaison existant entre deux variables qualitatives, alors que la seconde est utilisée si l’on dispose de plus de deux variables qualitatives.
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[25]
L. Turc, Le Bilan d’eau des sols : relations entre les précipitations, l’évaporation et l’écoulement, Paris, 1955.
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[26]
P. Lhermitte, Contribution à l’étude de la couche limite des houles progressives : application aux mouvements de matériaux sous l’action des houles, Paris, 1958.
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[27]
O. Godechot et N. Mariot, « Les deux formes du capital social…. », art. cité, p. 245.
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[28]
C. Lemercier et C. Zalc, Méthodes quantitatives pour l’historien, Paris, 2008, p. 69-70.
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[29]
E. Picard, « Les enseignants-chercheurs : une évaluation centralisée. Du Comité consultatif de l’enseignement supérieur au CNU (1873-1992) », Spirales, 49 (2012), p. 69-82.