Notes
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[1]
D. Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, 2003 ; voir aussi De l’histoire des transports à l’histoire de la mobilité ? État des lieux, enjeux et perspectives de recherche, M. Flonneau et V. Guigueno dir., Rennes, 2009.
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[2]
Pour le xixe siècle, je me permets de renvoyer à S. Venayre, Panorama du voyage, 1780-1920. Mots, figures, pratiques, Paris, 2012.
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[3]
F.-R. de Chateaubriand, Voyages en Amérique, en Italie, etc., Paris, 1827, p. 32.
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[4]
Stendhal, Voyages en France, V. Del Vitto éd., Paris, 1992, p. 518.
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[5]
R. Bertrand, L’Histoire à parts égales. Récit d’une rencontre Orient-Occident. xvie?xviie siècle, Paris, 2011.
-
[6]
I. Surun, Géographies de l’exploration. La carte, le terrain et le texte (Afrique occidentale, 1780?1880), thèse, EHESS, 2003, p. 371-404 notamment.
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[7]
Sur ce tournant actuel de l’historiographie, voir Pour une histoire-monde, P. Boucheron et N. Delalande dir., Paris, 2013.
1La question implicitement posée par ce dossier est la suivante : qu’y a-t-il de commun entre les hommes du xive siècle en route pour le pèlerinage de la Terre sainte et les Chiliens des années 1950 guidés à travers l’URSS par l’Intourist soviétique ? Ou encore : qu’est-ce qui apparente le souci de connaissance des consuls français à Salonique au xixe siècle avec le désir d’information dont témoignent les récompenses reçues par les personnages de messagers dans les pièces de théâtre de la Grèce classique ? Ou enfin, pour le dire autrement : par-delà toutes ces différences de forme, le voyage renferme-t-il une valeur unique, qui justifierait l’emploi de la notion d’un bout à l’autre des temps historiques ?
2Du point de vue de l’Université, manifestement, la réponse est non. En tout cas, le voyage ne forme pas un champ disciplinaire constitué. Il n’existe pas de centre de recherches en histoire du voyage, comme il en existe en histoire des sciences ou en histoire religieuse. Il n’existe pas de revue d’histoire du voyage, comme il en existe en histoire urbaine ou en histoire des femmes. Contrairement à eux, le voyage n’est pas reconnu comme un champ historiographique, susceptible de faire l’objet d’étude dans le cadre de toutes les époques.
3La guerre y parvient : des instituts d’étude de la guerre existent ici ou là, qui semblent admettre une certaine parenté entre le combat des hoplites, dans la Grèce classique, et le téléguidage des drones au-dessus de l’Afghanistan, aujourd’hui, par l’armée des États-Unis d’Amérique. Pour le voyage, rien de tel. On pourrait considérer que, de même qu’il existe une histoire longue du discours sur la guerre, remontant au moins à l’Iliade et à Thucydide, il existerait une histoire similaire du discours sur le voyage, qui s’enracinerait dans l’Odyssée et dans Hérodote. Ce n’est pas le cas.
4Pourtant, tous les historiens manient des documents, une historiographie, des questionnaires qui ont quelque chose à voir avec le voyage. Que ce soient les récits, les rapports d’enquêtes, les courriers diplomatiques, les correspondances privées ou publiques, bien d’autres documents encore, une grande partie de leurs sources proviennent de l’expérience du déplacement dans l’espace. Une partie non négligeable des individus ou des groupes sociaux qu’ils étudient ont d’ailleurs fait cette expérience. Au reste, c’est ce qui rend relativement facile l’organisation de dossiers tels que celui-ci. Même si leurs travaux ne concernent pas directement le voyage, les historiens ont tous quelque chose à dire sur le voyage dans la mesure où, à un moment ou à un autre de leurs recherches, ils ont tous dû aborder la question. Mais le voyage n’est pas considéré comme un champ historiographique autonome.
5Pourquoi ? Cela tient à ce que les recherches historiques sur le voyage regroupent en réalité trois démarches qui, jusqu’à présent, n’ont pas nécessairement coïncidé les unes avec les autres, et peinent pour cette raison à dessiner un domaine de recherches cohérent.
6La première de ces démarches consiste à considérer le voyage comme un ensemble de pratiques, dont les historiens auraient à mesurer l’importance au sein d’une société donnée. La fréquence des déplacements, leurs conséquences sociales ont ainsi fait l’objet de nombreuses recherches à bien des époques différentes. Une partie des travaux entrepris depuis longtemps sur les flux migratoires prennent place dans ce cadre. C’est également le cas des études sur tel ou tel groupe social considéré comme particulièrement voyageur – à l’image de ces « voyageurs de long cours » qu’étaient, selon Rousseau, les soldats, les marins, les marchands et les missionnaires. Les diplomates et autres consuls participent évidemment de cet ensemble. Une telle approche a alimenté la plupart des histoires générales produites, à propos du voyage, par les historiens des différentes époques historiques. Depuis une quinzaine d’années, cela dit, le thème du voyage est passé au second plan pour les désigner. À l’image de Daniel Roche, les historiens lui préfèrent volontiers la notion de « mobilité », qui permet de laisser de côté la question de savoir si les acteurs de ces déplacements les ont considérés, ou non, comme des voyages, et d’intégrer en revanche les problématiques de l’histoire des migrations et de celle des transports [1].
7Une seconde démarche considère plutôt les sentiments éprouvés par les voyageurs, leur façon de voir et de sentir le voyage lui-même. Elle présente l’immense avantage de ne pas avoir à définir préalablement le voyage ou à tenter une incertaine typologie des genres de voyageurs selon les époques. On connaît la définition que saint Augustin donnait du temps : « si personne ne me le demande, je le sais. Si quelqu’un pose la question et que je veuille l’expliquer, je ne sais plus ». On pourrait dire la même chose du voyage – et aussi de la guerre, et d’une infinité d’autres objets d’étude. Les aborder par le biais des sentiments qu’ils provoquent est, de ce point de vue, de bonne méthode. Pour l’historien, il y a voyage, comme il y a temps ou guerre, dès lors que les contemporains en ont parlé et nous ont dit, parfois à leur insu, comment ils les ont vécu, compris et ressenti. Une histoire longue du voyage permet ainsi d’étudier tout ce qui relève des significations du déplacement, qu’il s’agisse du désir de communication jusqu’aux impératifs de connaissance, d’étude, de foi, de santé, de loisir, que les différentes époques ont successivement associés aux pratiques du voyage [2].
8En l’occurrence, l’enjeu méthodologique réside dans l’articulation entre les normes qu’une société produit à propos de l’expérience du voyage – normes édictées par l’Église en ce qui concerne les pèlerinages, par exemple, ou par les institutions savantes en ce qui concerne les explorations, par les guides pour ce qui est du tourisme, etc. – et l’appropriation de ces normes par les individus ou les groupes sociaux. Les différents articles qui composent ce dossier ont du reste, à plusieurs reprises, soulevé les problèmes posés par cette articulation.
9Cette seconde démarche, notons-le, implique un effort tout particulier de la part des historiens. Depuis la fin du xviiie siècle au moins, le discours sur le voyage a en effet proposé une chronologie de son objet, dont il convient de se déprendre avant d’aborder le phénomène du voyage. Il en va ainsi, tout particulièrement de l’histoire des moyens de transport. En ce domaine, la notion de progrès continue à faire des ravages dans les études historiques. Il ne s’agit pas de nier le fait que, depuis deux siècles, les transports aient été plus rapides et plus sûrs : c’est une évidence – même si, dans le détail, il conviendrait de ne pas méconnaître les nombreux abandons qui ont jalonné l’histoire des techniques de transport (rappelons que la flèche de l’Empire State Building de New York attend toujours ses dirigeables), ainsi que la régulière réinvention des modes de locomotion les plus anciens (les rickshaws d’Asie, qui utilisent la force motrice, n’ont pas été inventés avant la fin du xixe siècle). Mais il faut surtout veiller à ne pas surestimer, sous l’effet du discours triomphal sur le progrès des modes de locomotion, les difficultés du voyage aux époques antérieures. La tentation est grande, en effet, de s’exagérer les contraintes du déplacement avant les transports modernes, alors que les contemporains, qui n’avaient pas connaissance de cette modernité, ne voyaient pas les choses de cette façon. Le discours sur la finitude imminente du monde et sur la disparition des accidents et de l’imprévu dans les voyages, par exemple, est antérieur à la navigation à vapeur et au chemin de fer (« Les distances ? elles ont disparu », notait Chateaubriand dès 1827 [3]). De tels discours doivent s’expliquer par d’autres considérations que celles qui, d’ordinaire, entourent les progrès techniques des modes de locomotion.
10Dans le même ordre d’idées, le sentiment d’un monde rétréci, normé et sécurisé s’est accompagné, au début du xixe siècle, de la déploration de la fin du pittoresque dans le voyage puis, au début du xxe siècle, de celle de la fin de l’exotisme et de l’aventure. Or ces déplorations ont précisément participé de la codification du pittoresque, de celle de l’exotisme et de la mystique moderne de l’aventure. La constitution de la discipline anthropologique, à la fin du xviiie siècle, a de même été pensée comme la nécessaire sauvegarde de la diversité des mœurs et des traditions à une époque où les conditions des voyages paraissaient condamner cette diversité. Comprenons donc que l’étude de ce que les contemporains nommaient « voyage » – ou « pèlerinage » ou « tourisme » – implique de prendre en compte l’intégralité de leurs systèmes de représentations, de considérer tous les discours sur le voyage et la façon dont ils se sont superposés les uns aux autres, selon un feuilletage complexe. La célèbre image chrétienne de l’homme voyageur sur la terre, par exemple, reprise par Lamartine dans le texte cité en introduction à ce dossier, est tout à la fois très ancienne et susceptible de faire l’objet de réappropriations variées.
11Enfin, une troisième façon d’aborder le voyage est de le considérer, non pas en lui-même, mais comme le moyen d’une interaction entre la société d’accueil et celle des voyageurs.
12La source essentielle, ici, est le récit de voyage et, de fait, c’est bien de cette façon que le voyage a d’abord fait son entrée dans l’atelier de l’historien. Selon une tradition qu’il est loisible de faire remonter à Hérodote, le voyageur apparaissait, pour le dire comme Chateaubriand, comme « une espèce d’historien ». Stendhal l’avait écrit avec une grande économie de moyens : « Ce qui est curieux pour moi, c’est ce qui se passe dans la rue et ne semble curieux à aucun homme du pays. » [4] Pour les historiens, les récits de voyage avaient ainsi cette vertu première : donner à voir des faits, des mœurs, des spectacles qu’un étranger aurait été mieux à même de décrire, précisément parce qu’il en aurait été davantage surpris. Les évolutions de la discipline historique au xxe siècle s’accompagnèrent certes d’un grand nombre de précautions à prendre vis-à-vis de tels témoignages. La définition de la notion de mentalités, puis de celle de représentations, a invité à rechercher ce que le voyageur nous disait de sa propre société plus que ce qu’il prétendait nous dire de celle qu’il décrivait. Le miroir de l’autre est apparu aux historiens comme le moyen de mieux comprendre le processus de construction de l’identité du voyageur. Mais enfin, dans tous les cas, il s’agissait bien de se saisir du voyage pour parvenir à une autre connaissance que celle du voyage lui-même.
13La fortune récente de la notion de « circulation » – des hommes, des marchandises, des idées – a renforcé cette approche du phénomène du voyage, invitant plus que jamais à croiser les sources, à comparer les récits des voyageurs, sous toutes leurs formes possibles, et les traces que ces voyageurs avaient laissées dans les sociétés visitées. L’étude de Romain Bertrand sur le « premier contact » entre les Hollandais et les Javanais au début du xviie siècle en est un exemple remarquable, rendu possible par l’existence de sources multiples [5]. Ce n’est pas toujours le cas, bien sûr, et, lorsque ces sources font défaut, des méthodologies plus subtiles doivent être mises en œuvre, à l’image d’Isabelle Surun adaptant l’interactionnisme d’Erwin Goffman pour essayer de repérer, dans les récits des voyageurs européens en Afrique de l’Ouest au début du xixe siècle, les modalités de production de leur savoir, c’est-à-dire les relations entre les voyageurs et les sociétés traversées [6].
14Le mot « voyage » ne désigne donc pas seulement des pratiques et des représentations extraordinairement variées selon les lieux et les époques. Il camoufle aussi trois manières assez différentes d’aborder, en historien, le phénomène du déplacement dans l’espace et de la rencontre de l’autre. Ces trois façons de travailler sont assez difficiles à mêler dans le même livre : en tout cas, elles le sont rarement. À la vérité, on parle de plus en plus souvent de « mobilité » pour désigner la première approche et de « circulation » pour désigner la troisième – même si toutes trois concernent bien, au total, le « voyage ».
15L’histoire des usages historiens du voyage contribue ainsi, très certainement, à expliquer pourquoi le voyage n’est pas exactement un champ de recherche, mais plutôt un objet – un objet extraordinairement fécond, certes, ainsi qu’on le sait depuis au moins Hérodote, permettant de multiples accès à la réalité sociale. Mais ceux qui l’étudient le font généralement pour trouver autre chose que le voyage lui-même.
16Peut-être les mutations en cours des recherches historiques offriront-elles de nouvelles perspectives à l’étude du voyage. Il est en effet permis de penser que le désir actuel d’un changement d’échelle radical des études historiques, le souci du détour par l’échelle du monde invitera à considérer le voyage dans son unité [7]. Parmi les multiples possibilités qu’elle semble offrir, l’histoire-monde en gestation fera peut-être du voyage, sous ses trois aspects, ce qu’il n’est pas encore dans l’historiographie : un champ de recherches à part entière.
Notes
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[1]
D. Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, 2003 ; voir aussi De l’histoire des transports à l’histoire de la mobilité ? État des lieux, enjeux et perspectives de recherche, M. Flonneau et V. Guigueno dir., Rennes, 2009.
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[2]
Pour le xixe siècle, je me permets de renvoyer à S. Venayre, Panorama du voyage, 1780-1920. Mots, figures, pratiques, Paris, 2012.
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[3]
F.-R. de Chateaubriand, Voyages en Amérique, en Italie, etc., Paris, 1827, p. 32.
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[4]
Stendhal, Voyages en France, V. Del Vitto éd., Paris, 1992, p. 518.
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[5]
R. Bertrand, L’Histoire à parts égales. Récit d’une rencontre Orient-Occident. xvie?xviie siècle, Paris, 2011.
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[6]
I. Surun, Géographies de l’exploration. La carte, le terrain et le texte (Afrique occidentale, 1780?1880), thèse, EHESS, 2003, p. 371-404 notamment.
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Sur ce tournant actuel de l’historiographie, voir Pour une histoire-monde, P. Boucheron et N. Delalande dir., Paris, 2013.