Hypothèses 2007/1 10

Couverture de HYP_061

Article de revue

Patriciens et nobles à Rome

D'une identité à l'autre ?

Pages 169 à 178

Notes

  • [*]
    Prépare une thèse à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne sur Les patriciens à la fin de la République romaine et au début de l’Empire, sous la direction de Jean-Michel David.
  • [1]
    C’est la thèse dominante dans l’historiographie défendue, notamment par F. Cassola, I Gruppi politici nel terzo secolo a. C., Trieste, 1962.
  • [2]
    C’est ainsi que, entre la dictature syllanienne et la « monarchie » césarienne, les patriciens exercent entre le quart et le tiers des consulats, à une époque où ne subsistent pourtant que quatorze gentes patriciennes. Cette stabilité politique du patriciat a été mise au jour par E. Badian, « The consuls, 179-49 », Chiron, 20 (1990), p. 409-412, certains historiens avançant même la thèse d’un regain d’influence politique : E.T. Salmon, « The Resurgence of the Roman Patricians ca. 100 B. C. », Revue des études latines, 47bis (1970), p. 321-324.
  • [3]
    Telle est l’idée développée par K.-J. Hölkeskamp, Die Entstehung der Nobilität. Studien zur sozialen und politischen Geschichte der Römischen Republik, Stuttgart, 1987.
  • [4]
    Pour un état de la question récent sur la définition de la noblesse à l’époque républicaine, C. Badel, La Noblesse de l’Empire romain : les masques et la vertu, Paris, 2005, p. 18-20.
  • [5]
    L’on pourrait même penser qu’il était plus fréquent de préciser la noblesse des plébéiens que celle des patriciens, dans la mesure où celle-ci allait de soi, voir C. Badel, op. cit., p. 21-24.
  • [6]
    L’expression, très rare, est utilisée par Valère Maxime, IX, 14, 3, à propos de Cornelius Scipio Nasica Serapio.
  • [7]
    Cicéron, In Vatinium, 15, qualifie ainsi la noblesse de César.
  • [8]
    La seule occurrence de cette expression se trouve chez Valère Maxime, VIII, 1, 10, qui l’utilise pour désigner l’origine sociale de M. Aemilius Scaurus.
  • [9]
    En revanche, d’autres expressions, telles que summi genere natus ou summa nobilitas, fréquemment utilisées pour désigner certains patriciens, étaient également employées au sujet de grandes familles plébéiennes.
  • [10]
    Cicéron, Pro Murena [= Mur.], 15, et l’analyse qu’en propose C. Badel, op. cit., Paris, 2005, p. 15 et suiv.
  • [11]
    Cicéron, Mur., 15 : « Tu as rabaissé la naissance (genus) de Muréna et exalté la tienne. Sur ce point, si tu prétends établir qu’à moins d’être patricien on ne peut être bien né, tu risques de provoquer une nouvelle retraite de la plèbe sur l’Aventin ».
  • [12]
    Cicéron, Pro Sulla, 21-23 : « Quant à moi, je me félicite fort de ce que, malgré ton désir de m’outrager, tu n’aies pu me lancer qu’une insulte qui retombe sur la plupart des citoyens. Mais je n’en crois pas moins devoir, en raison de nos liens d’étroite amitié, t’adresser des avertissements répétés. Tous ne peuvent être patriciens et, à parler franc, ils ne s’en soucient guère. Tes compagnons d’âge ne croient pas que cela te donne une supériorité sur eux ».
  • [13]
    Appien, De bellis civilibus, II, 2.
  • [14]
    Cicéron, Ad Atticum, I, 10.
  • [15]
    Le terme de stratégie ne va pas sans difficulté, dans la mesure où il présuppose une interprétation fonctionnaliste de la société romaine. L’idée que les patriciens utilisaient leur statut de patricien comme un outil, dans le cadre de conflits de légitimité rendus plus vifs par l’intensification de la compétition aristocratique à la fin de la République, ne peut rendre que partiellement compte des logiques d’identification de ces derniers.
  • [16]
    L’anecdote est rapportée par Pline, Histoire naturelle [= H.N.], XXXV, 8 : « Une raison semblable provoqua, de la part de Messalla l’ancien, la publication de ces fameux livres qu’il a composés Sur les familles : car, traversant l’atrium de Scipio Pomponianus, il avait vu que les Salvittones – tel était en effet leur surnom – accolaient, à la faveur d’une adoption testamentaire, leur nom à celui des Scipions et cela à la honte des Africains », J.-M. Croisille éd. et trad., Paris, 1985.
  • [17]
    Sur ce personnage, Prosopographia Imperii Romani (1re éd.), 3, n° 90.
  • [18]
    Pline, H.N., XXXV, 8 : « On conserve un discours plein d’indignation de Messalla l’orateur où il interdisait d’introduire parmi les membres de sa famille le portrait d’un étranger appartenant à celle des Laevini », ibid.
  • [19]
    Le lien entre ces écrits et la création de nouvelles familles patriciennes a été établi par P. Toohey, « Politics, prejudice and Trojan genealogies : Varro, Hyginus and Horace », Arethusa, 17 (1984), p. 5-28.
  • [20]
    L’adoption de Clodius est évoquée dans de très nombreuses sources qu’il n’est pas question de recenser ici, en particulier dans la correspondance et dans certains discours de Cicéron, comme le De domo.
  • [21]
    Scholiaste de Bobbio, 89, 8 St.
  • [22]
    Ce complexe monumental nous est surtout connu par les allusions de Cicéron dans le De domo. L’étude la plus complète de ce monument, fondamentale pour notre propos, est celle de J.-P. Guilhembet, Habitavi in oculis (Cic., Planc., 66). Recherches sur les résidences urbaines des classes dirigeantes romaines des Gracques à Auguste. La maison dans la Ville, thèse, Université d’Aix-Marseille I, 1995, p. 627 et suiv.
  • [23]
    Ce caractère patricien est confirmé par l’élaboration de l’opposition entre les deux collines du Palatin et de l’Aventin, dès les débuts de l’histoire de Rome, qui ne fait que reprendre celle entre les deux ordres et se révèle donc une construction de l’annalistique. Il apparaît également lorsque l’on examine les divinités qui y trouvent leur lieu de culte. À l’instar de Cybèle, il ne s’agit pas de divinités attachées à la plèbe, mais plutôt à l’aristocratie.
  • [24]
    Cette tentative est attestée par le seul témoignage de Dion Cassius, 37, 51, ce qui lui a valu d’être révoquée en doute par W.J. Tatum, The Patrician Tribune : Publius Clodius Pulcher, Chapel Hill, 1999.
  • [25]
    Une autre hypothèse voudrait que celle-ci ait été située dans le quartier des Carènes.
  • [26]
    T.P. Wiseman, Clio’s Cosmetics, Leicester, 1979.
English version

1La fin du conflit entre les ordres, au milieu du ive siècle av. J.-C., et la formation corrélative de la noblesse (nobilitas) patricio-plébéienne sont supposées avoir abouti à la dissolution de l’identité patricienne [1]. Désormais, les patriciens, qui sont les descendants des premiers titulaires des magistratures supérieures des débuts de la République, ne constituaient plus qu’une fraction d’une catégorie plus vaste, la nobilitas. Le patriciat ne disparaissait certes pas, mais il semblait alors se réduire à une somme incohérente de privilèges et d’interdits archaïques. En d’autres termes, si l’on trouve encore à la fin de la République des individus objectivement dotés du statut de patricien, il y a fort à penser que ceux-ci se définissaient d’abord et avant tout comme des nobles. Le patriciat serait donc un statut juridique vidé de toute substance sociale et non plus un principe d’identité. Malgré tout, la question de la permanence de l’identité patricienne à cette époque mérite d’être posée. En effet, le statut de patricien continuait, même à la fin de la République, à déterminer pour partie le déroulement des carrières politiques de ses titulaires. C’est ainsi que, depuis l’origine de la République, les magistratures de la plèbe, édilité et tribunat, étaient interdites aux patriciens, situation qui perdurait à l’époque tardorépublicaine et qui représentait un handicap certain. Par ailleurs, l’un des deux postes de consul était, depuis les lois licinio-sextiennes de 367 av. J.-C., réservé aux seuls plébéiens, rendant difficile l’accès à cette charge pour les patriciens, surtout à partir du moment où, en 172 av. J.-C., deux plébéiens parvinrent à exercer collégialement cette magistrature. Enfin, depuis la Lex Ogulnia de 300 av. J.‑C., des places étaient réservées aux plébéiens dans les principaux collèges sacerdotaux. Or, malgré toutes ces contraintes, les patriciens réussirent, et ce jusqu’à la toute fin de la période républicaine, à accéder régulièrement aux magistratures supérieures et à conserver une influence politique sans commune mesure avec leur importance démographique [2]. Ce paradoxe invite à se déprendre d’une lecture mécaniste du fonctionnement de la vie politique romaine, puisque le système était précisément fait pour avantager les plébéiens, et à prendre la mesure du rôle du prestige des patriciens dans les compétitions électorales. Plus fondamental pour notre propos, ce constat invite à reconnaître la longévité de l’identité patricienne, qui était loin de se réduire à un statut juridique, dans la mesure où elle semble avoir été prise en compte dans la compétition politique. Nous faisons donc l’hypothèse que l’émergence et le développement de la noblesse patricio-plébéienne n’ont pas privé la catégorie de patriciat de toute pertinence et que les patriciens de cette époque, tout en se définissant par ailleurs comme nobles, se pensaient aussi comme patriciens, l’identité de chacun étant le résultat d’un processus de hiérarchisation de ces appartenances multiples. Nous montrerons ainsi que si l’identité patricienne se définit pour partie dans sa relation à l’identité nobiliaire, sa spécificité n’en est pas moins avérée, même si le degré d’identification de chaque patricien à son statut était variable et pouvait donner lieu à des stratégies différentes.

L’identité patricienne au miroir de l’identité nobiliaire

2L’un des éléments manifestant la pérennité de l’identité patricienne réside dans la capacité des patriciens à accéder aux magistratures supérieures, au consulat en particulier, un fait d’autant plus remarquable qu’ils sont alors relativement peu nombreux et qu’il leur est statutairement plus difficile de gravir les échelons de la carrière des honneurs. Ce phénomène peut faire l’objet d’une double interprétation.

3La première apparaît dans les rapports complexes qu’entretiennent les patriciens avec la catégorie sociale de noblesse. On pourrait penser que, à la fin de la République, les patriciens se sont fondus dans la nobilitas, qu’un principe d’identité a laissé la place à un autre. La réalité nous semble plus complexe et tout porte à croire que la naissance de cette nouvelle catégorie sociale et du système de légitimité qui visait à la justifier n’a nullement provoqué l’obsolescence de l’ancienne catégorie sociojuridique dominante. Celle-ci a su maintenir ses positions en profitant autant que possible de l’ordre nouveau, et ce même si en apparence l’idéologie nobiliaire était radicalement distincte de celle sur laquelle se fondait la légitimité du patriciat. Les patriciens se définissaient en effet par leur naissance, et personne d’étranger au groupe ne pouvait s’y agréger. Leur définition sociale procédait en quelque sorte d’une logique de caste. Au contraire, la formation de la nobilitas instituait une forme de « méritocratie » [3]. Certes, il fallait être descendant de consul pour faire partie de la noblesse [4]. Mais le consulat était théoriquement ouvert à tous, à condition de satisfaire aux critères censitaires et d’honorabilité requis, et quiconque y accédait faisait de ses descendants des nobiles. Dans ces conditions, l’idéologie nobiliaire mettait l’accent sur la valeur (virtus) des individus, l’honneur de la magistrature (honos) venant récompenser les plus vertueux et les plus méritants. Mais, progressivement, un processus de différenciation se mit en place à l’intérieur même de la nobilitas : les familles les plus anciennes tenaient à se démarquer des nouvelles et voulaient exercer un monopole sur ce statut. Le consulat ne faisait plus la noblesse, c’est la noblesse qui déterminait l’accès au consulat. La reproduction sociale était devenue tellement prégnante que le système n’était plus réellement méritocratique mais aristocratique, même si certains discours politiques – ceux de Cicéron en particulier – pouvaient continuer à véhiculer ces valeurs originelles. Or les patriciens ne pouvaient que bénéficier de cette évolution de l’idéologie nobiliaire, étant justement en mesure de se prévaloir d’une plus grande ancienneté et d’une plus grande continuité intergénérationnelle dans l’exercice des magistratures. Les patriciens disposaient d’un double atout : jusqu’en 367 av. J.-C., ils avaient détenu le monopole de l’exercice des magistratures supérieures et, jusqu’en 172 av. J.-C., une place leur était réservée dans le collège consulaire. Dans ces conditions, le maintien de l’influence politique des patriciens à l’époque tardorépublicaine s’explique par leur capacité à s’approprier les valeurs de la nobilitas. L’on peut même pousser le paradoxe jusqu’à dire que les patriciens ont, dans une certaine mesure, su profiter de la mise en place de ce nouveau système de légitimité. À cet égard, le patriciat aurait constitué une nobilitas par excellence.

4L’idée d’une relation privilégiée entre les patriciens et la noblesse est confirmée par l’analyse des différents termes utilisés dans les sources littéraires pour qualifier les patriciens. Ces derniers sont en effet désignés par des termes relevant du lexique de la nobilitas. Ce constat est apparemment sans grande conséquence, puisque les nobles plébéiens étaient également désignés par les termes de nobiles ou de nobilissimi, ce dernier terme désignant une première distinction interne à la nobilitas[5]. D’ailleurs, la plupart des exemples recensés attestent que le contexte d’énonciation pesait au moins autant que le statut social de l’individu sur le choix du qualificatif visant à décrire son rang social. Plus intéressant pour notre propos, les auteurs anciens semblent avoir attribué spécifiquement aux patriciens des qualificatifs signifiant la supériorité de leur noblesse. Ils qualifient ainsi leur noblesse d’éminente (eximia[6] ou excellens[7]) ou de très ancienne (vetustissima[8]). Toutefois, il serait imprudent, étant donné le caractère lacunaire de la documentation, de conclure que ces expressions étaient exclusivement utilisées pour désigner la dignité sociale des patriciens. Il n’est cependant pas anodin que les occurrences qui nous ont été transmises concernent toutes des patriciens, ce qui révèle que ces derniers tendaient à être spontanément associés à l’élite de la noblesse [9].

5L’identité patricienne se donne ainsi à voir au miroir de la catégorie de nobilitas, dans la mesure où les patriciens se définissaient en empruntant les termes propres au système de légitimité alors dominant. Mais c’est justement leur qualité de patricien qui leur permettait de s’intégrer ainsi au système nobiliaire. En d’autres termes, s’ils se définissaient comme une noblesse par excellence, c’est précisément parce qu’ils se pensaient aussi comme patriciens et qu’ils étaient perçus comme tels. Seulement, leur identité de patriciens était retraduite, reformulée dans la langue de la noblesse, avec son lexique et son système de valeurs spécifiques. Cela étant, les patriciens ne réduisaient pas leur identité à son rapport à la nobilitas, mais exaltaient aussi sa spécificité, source d’un prestige incomparable, qui était pour partie à l’origine de la permanence de leur influence politique.

Légitimité intrinsèque et identité spécifique

6L’identité patricienne pouvait être affirmée plus explicitement et plus directement. Elle est mise en avant, de façon exemplaire, dans plusieurs discours patriciens. Un certain nombre de ces discours portent la marque d’une forme d’arrogance identitaire. Il en va ainsi des propos tenus par Servius Sulpicius Rufus lors du procès qui l’oppose à Muréna, le client de Cicéron [10]. Ce discours ne nous est pas parvenu directement mais transparaît en creux dans la plaidoirie de Cicéron, qui se plaît à rebondir sur les propos de Sulpicius, en particulier sur ceux qui concernent l’affirmation de son identité patricienne [11]. Il en ressort que Servius Sulpicius Rufus avait mis en exergue son statut de patricien, dans le cadre de la comparaison entre sa dignité sociale et celle de Muréna (contentio dignitatis), pour mieux dévaloriser l’origine sociale (genus) de son adversaire et ainsi fonder l’accusation de corruption électorale (ambitus). Son cas doit être rapproché de celui de Lucius Manlius Torquatus [12]. Ce dernier, lors du procès qui l’opposait au client de Cicéron, aurait dénigré l’origine sociale de l’orateur, allant jusqu’à qualifier ce dernier d’étranger (peregrinus). Cicéron dénonce alors sa morgue, en soulignant le caractère désuet de son statut. Il n’est d’ailleurs pas sûr que Torquatus ait mis en avant sa qualité de patricien, qui était connue de tous. Sans doute Cicéron a-t-il simplement fait le lien entre son identité de patricien et l’arrogance de ses propos. C’est parce que Torquatus était un patricien et qu’il était ainsi perçu comme le descendant de l’une des plus anciennes familles de Rome qu’il pouvait se moquer sans risque de la dignité sociale de l’un de ses concitoyens. Il est d’ailleurs remarquable que, parmi ceux qui critiquèrent l’origine sociale de Cicéron, l’on trouve deux autres patriciens, Catilina [13] et P. Clodius Pulcher [14]. La dignité de ces individus rendait socialement légitimes de tels propos. Inversement, le contenu de ces discours était révélateur de l’identification de ces personnes à leur statut de patricien. Certes, Cicéron discrédite leurs propos, en soulignant le caractère archaïque de ce type de revendications. Cependant, le fait même que celles-ci aient pu être mises en avant est à lui seul révélateur de la vitalité de l’identité patricienne.

7Participe de ce même phénomène l’utilisation du terme de patricien pour désigner un individu de cet ordre. On peut en effet se demander pourquoi les individus sont ainsi désignés dans les sources, si l’on estime que ce statut est dépourvu de toute pertinence. Le fait d’utiliser ce terme devait servir à définir l’identité sociale ou, à tout le moins, une partie de celle-ci. L’analyse de toutes les occurrences du terme patricius confirme cette hypothèse. Si, dans près de la moitié des cas (sur une centaine d’occurrences), l’utilisation de ce terme est purement technique, visant à notifier le statut d’un individu sans préjuger de son appartenance sociale ou politique, d’autres occurrences témoignent d’une conception sociologique, voire politique du patriciat. L’utilisation de ce terme servait alors à définir socialement un individu, à préciser son origine, mais aussi à évoquer son comportement politique.

8Nous pensons que ce qui nous apparaît comme la réactivation de cette identité patricienne est pour partie l’effet de l’évolution des conditions d’accès au consulat. Jusqu’en 172 av. J.-C., en effet, le collège consulaire était mixte, comprenant un patricien et un plébéien. Dans ces conditions, les campagnes électorales des uns et des autres étaient strictement séparées. À partir de 172 av. J.-C., il pouvait arriver que le collège consulaire fût entièrement plébéien. Désormais, patriciens et plébéiens étaient en compétition, ce qui constitua un terrain favorable au développement de conflits de légitimité, qui contribuèrent à réactiver l’identité patricienne, une identité patricienne qui se constitue dans un rapport d’altérité par rapport à l’identité plébéienne des autres nobles.

Des stratégies identitaires multiples

9Il ressort de notre étude que le statut de patricien continuait, à l’époque tardorépublicaine, à être porteur d’une identité spécifique. Seulement, chaque patricien était libre de s’identifier ou non à ce statut. Il pouvait réduire son identité à son statut, dans lequel il était susceptible de trouver un moyen de se distinguer des autres aristocrates. Il pouvait tout au contraire le rejeter. L’étude des stratégies politiques des différents patriciens est révélatrice de leur degré d’attachement à leur statut [15].

10La famille des Valerii Messallae illustre cet attachement au statut de patricien, qui semble à l’origine d’une partie de leurs comportements politiques. Deux Valerii Messallae de la fin de la République méritent un examen particulier. Il s’agit tout d’abord de M. Valerius Messalla Rufus. Ce consulaire, spécialiste du droit augural, est connu pour avoir écrit un ouvrage portant sur l’origine des familles romaines. Le projet en serait né, selon le témoignage de Pline, de la volonté de réfuter les prétentions généalogiques illégitimes d’une partie de l’aristocratie et en particulier de P. Scipio Pomponianus Salvitto, qui avait usurpé l’identité des Cornelii Africani à la faveur d’une adoption testamentaire [16]. Une telle adoption, purement symbolique, conférait à l’adopté le nom du père adoptif, et cette homonymie pouvait donner lieu à des confusions généalogiques que l’adopté avait tout intérêt à exploiter. Valerius apparaît donc comme l’archétype du patricien qui surinvestit son statut, qui se crispe sur ce qui lui reste de privilèges et de prestige, qui résiste aux changements dont il ne se résigne pas à être le spectateur passif. Pour un tel personnage, rien n’était plus à craindre que les usurpations d’identité de la part de parvenus qui risqueraient de bouleverser à leur profit la hiérarchie sociale. Le comportement d’un autre Valerius, M. Valerius Messalla Corvinus [17], est en partie comparable à celui de son aîné. Il s’est notamment distingué pour avoir reproché à d’autres patriciens, les Valerii Laevini, des prétentions généalogiques illégitimes [18]. Il se singularisait également par son comportement politique, apparaissant comme un défenseur intransigeant des institutions républicaines. C’est ainsi que, aux lendemains de la constitution du second triumvirat, il combattit aux côtés de Cassius et Brutus. Il se rallia ensuite à Octavien, mais sa décision de démissionner de la charge de préfet de la Ville (praefectus Vrbis), en 26 av. J.-C., a très probablement une signification politique, manifestant son attachement au souvenir de la République. Il est notable que cette crispation identitaire de la part de ces deux membres de la gens Valeria se soit produite à une époque qui a vu la création de nouvelles familles patriciennes, sur l’initiative de César puis d’Auguste. Ces mesures furent accompagnées de la publication d’écrits de Varron puis d’Hygin visant à ennoblir l’origine de ces nouveaux patriciens [19]. L’ouvrage de Rufus a pu être écrit en réaction à la mesure de César et à l’ouvrage de Varron qui l’a accompagnée, et l’attitude de Corvinus s’inscrit également dans ce contexte. Leur réaction témoigne donc de la volonté de dénoncer ce type d’initiatives et de réaffirmer les hiérarchies sociales, de les fonder en valeur en arguant de leur ancienneté, une ancienneté qui remonterait aux origines de la cité. Ces patriciens mettaient ainsi en avant leur légitimité spécifique et donc leur identité, afin de se distinguer des autres nobles, voire d’autres patriciens à l’origine suspecte.

11L’exemple de Publius Clodius Pulcher semble être à l’opposé de celui des Valerii Messallae. Ce personnage est connu pour avoir renoncé à son statut de patricien. Il se fit en effet adopter par un plébéien, cette adoption ayant pour conséquence de le faire passer à la plèbe [20]. La signification de cet acte ne fait pas difficulté : Clodius voulait se trouver dans la capacité légale d’exercer le tribunat de la plèbe, une magistrature interdite aux patriciens, ce qu’il fit en 58 av. J.-C., afin de mettre en place une législation favorable aux intérêts du peuple (popularis). Loin de s’identifier à son statut de patricien, Clodius le rejette, afin de manifester son identité popularis, comme si celle-ci n’était pas compatible avec son ancien statut. Cicéron insiste sur sa transformation, sur son passage à la plèbe, en fait un être contre-nature, qui bouleverse les normes sociales [21]. Malgré tout, nous pensons que le passage de Clodius à la plèbe n’a pas effacé son identité de patricien. C’est ce qui ressort en particulier de l’analyse du complexe monumental qu’il fit ériger sur le Palatin [22]. Il s’agit d’une villa à péristyle, reliée par un promenoir à un temple dédié à la déesse Libertas, lequel fut édifié sur l’emplacement de l’ancienne demeure de Cicéron. L’interprétation de cet édifice semble aller à l’encontre de notre thèse. L’œuvre de Clodius apparaîtrait ainsi comme le manifeste architectural d’un popularis. C’est en effet le temple consacré à Libertas qui donne sa signification à l’ensemble. Or cette divinité renvoyait à la liberté accordée à l’esclave, mais aussi et surtout à la liberté du peuple. Par ailleurs, cette construction fut réalisée sur l’emplacement de l’ancienne maison de Cicéron, dont il s’agissait de rappeler qu’il avait été le responsable d’une mesure – la mise à mort sans jugement des complices de Catilina – qui avait pu constituer une atteinte au droit d’appel au peuple (provocatio). Le monument de Clodius pouvait même paraître subversif, puisqu’il était construit sur une colline patricienne, ou à tout le moins rattaché implicitement au patriciat, par opposition à l’Aventin, la colline de la plèbe [23]. En réalité, cette réalisation architecturale nous semble traduire la volonté de mettre en scène la conciliation entre identité patricienne et identité popularis, davantage que la substitution de l’une par l’autre. Cette interprétation nous semble d’autant plus convaincante qu’elle est corroborée par toute une série d’éléments convergents. Il faut d’abord rappeler que, dans un premier temps, selon le témoignage de Dion Cassius, Clodius aurait essayé de devenir tribun de la plèbe tout en gardant son statut de patricien, ce qui lui fut refusé par le Sénat [24]. C’est ainsi que Clodius rompt avec son statut, en se faisant adopter par un plébéien, mais il reste fidèle à sa gens, conservant notamment son ancienne dénomination. Toutes les sources, aussi bien épigraphiques que littéraires, montrent en effet que l’adoption de Clodius n’eut aucune incidence sur sa dénomination, ce qui est contraire à l’usage. En conservant sa dénomination, marqueur identitaire par excellence, Clodius rappelait ses liens avec la famille des Claudii et avec le patriciat. Par ailleurs, le fait d’ériger cet édifice sur le Palatin ne visait pas simplement à conférer à cette colline un caractère plébéien et à ainsi faire œuvre de subversion. Clodius s’est efforcé de demeurer sur le Palatin pour rester attaché à la maison gentilice, si celle-ci était bien située en cet endroit [25], la maison fondée par le premier membre de la gens, au début du ve siècle, lieu de mémoire par excellence de la famille. Clodius fait ainsi montre d’un certain traditionalisme, qui révèle bien l’ambiguïté de sa politique. En tentant de concilier identité patricienne et popularis, Clodius s’oppose à l’image traditionnelle des patriciens, qui veut que ceux-ci se trouvent dans une relation d’hostilité constitutive à l’égard du tribunat de la plèbe. Il incarne en revanche cette prétention de certains patriciens, et en particulier des membres de la gens Claudia, à se faire les défenseurs naturels de la plèbe [26]. C’est ainsi que, en associant le temple dédié à Libertas à sa maison, il exprime sa capacité à protéger la plèbe. Il devient le tribun de la plèbe par excellence, tendant en quelque sorte, déjà, à dissocier la puissance de la fonction. Il crée ainsi une synthèse inédite, qui allait finalement, sous une forme différente, être adoptée par César puis par Auguste.

12Il ressort donc de cette étude que l’affirmation de la noblesse n’a pas eu raison de l’identité patricienne. Cette identité se laisse en partie appréhender indirectement, les patriciens apparaissant comme des nobles par excellence. C’est parce qu’ils se pensaient comme patriciens qu’ils pouvaient se distinguer des autres nobles, mais tout en restant inscrits dans le système de légitimité nobiliaire. Cependant, l’analyse lexicale révèle que le patriciat était également doté d’une identité spécifique, nullement redevable de la nobilitas et de ses valeurs. On voit donc qu’étudier la relation des individus à leur statut permet d’en saisir la vitalité et de décider s’il est pertinent ou non de parler d’identité. Toutefois, chaque patricien était susceptible de s’identifier ou non à son statut et le degré d’identification pouvait varier considérablement selon les cas. Les formes d’identification donnaient lieu à des stratégies différentes. S’agissant des Valerii Messallae, la stratégie se résume à une forme de crispation identitaire, de surinvestissement de l’identité patricienne à des fins de distinction sociale. P. Clodius Pulcher a au contraire tenté de rendre compatibles identité patricienne et identité popularis.

Notes

  • [*]
    Prépare une thèse à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne sur Les patriciens à la fin de la République romaine et au début de l’Empire, sous la direction de Jean-Michel David.
  • [1]
    C’est la thèse dominante dans l’historiographie défendue, notamment par F. Cassola, I Gruppi politici nel terzo secolo a. C., Trieste, 1962.
  • [2]
    C’est ainsi que, entre la dictature syllanienne et la « monarchie » césarienne, les patriciens exercent entre le quart et le tiers des consulats, à une époque où ne subsistent pourtant que quatorze gentes patriciennes. Cette stabilité politique du patriciat a été mise au jour par E. Badian, « The consuls, 179-49 », Chiron, 20 (1990), p. 409-412, certains historiens avançant même la thèse d’un regain d’influence politique : E.T. Salmon, « The Resurgence of the Roman Patricians ca. 100 B. C. », Revue des études latines, 47bis (1970), p. 321-324.
  • [3]
    Telle est l’idée développée par K.-J. Hölkeskamp, Die Entstehung der Nobilität. Studien zur sozialen und politischen Geschichte der Römischen Republik, Stuttgart, 1987.
  • [4]
    Pour un état de la question récent sur la définition de la noblesse à l’époque républicaine, C. Badel, La Noblesse de l’Empire romain : les masques et la vertu, Paris, 2005, p. 18-20.
  • [5]
    L’on pourrait même penser qu’il était plus fréquent de préciser la noblesse des plébéiens que celle des patriciens, dans la mesure où celle-ci allait de soi, voir C. Badel, op. cit., p. 21-24.
  • [6]
    L’expression, très rare, est utilisée par Valère Maxime, IX, 14, 3, à propos de Cornelius Scipio Nasica Serapio.
  • [7]
    Cicéron, In Vatinium, 15, qualifie ainsi la noblesse de César.
  • [8]
    La seule occurrence de cette expression se trouve chez Valère Maxime, VIII, 1, 10, qui l’utilise pour désigner l’origine sociale de M. Aemilius Scaurus.
  • [9]
    En revanche, d’autres expressions, telles que summi genere natus ou summa nobilitas, fréquemment utilisées pour désigner certains patriciens, étaient également employées au sujet de grandes familles plébéiennes.
  • [10]
    Cicéron, Pro Murena [= Mur.], 15, et l’analyse qu’en propose C. Badel, op. cit., Paris, 2005, p. 15 et suiv.
  • [11]
    Cicéron, Mur., 15 : « Tu as rabaissé la naissance (genus) de Muréna et exalté la tienne. Sur ce point, si tu prétends établir qu’à moins d’être patricien on ne peut être bien né, tu risques de provoquer une nouvelle retraite de la plèbe sur l’Aventin ».
  • [12]
    Cicéron, Pro Sulla, 21-23 : « Quant à moi, je me félicite fort de ce que, malgré ton désir de m’outrager, tu n’aies pu me lancer qu’une insulte qui retombe sur la plupart des citoyens. Mais je n’en crois pas moins devoir, en raison de nos liens d’étroite amitié, t’adresser des avertissements répétés. Tous ne peuvent être patriciens et, à parler franc, ils ne s’en soucient guère. Tes compagnons d’âge ne croient pas que cela te donne une supériorité sur eux ».
  • [13]
    Appien, De bellis civilibus, II, 2.
  • [14]
    Cicéron, Ad Atticum, I, 10.
  • [15]
    Le terme de stratégie ne va pas sans difficulté, dans la mesure où il présuppose une interprétation fonctionnaliste de la société romaine. L’idée que les patriciens utilisaient leur statut de patricien comme un outil, dans le cadre de conflits de légitimité rendus plus vifs par l’intensification de la compétition aristocratique à la fin de la République, ne peut rendre que partiellement compte des logiques d’identification de ces derniers.
  • [16]
    L’anecdote est rapportée par Pline, Histoire naturelle [= H.N.], XXXV, 8 : « Une raison semblable provoqua, de la part de Messalla l’ancien, la publication de ces fameux livres qu’il a composés Sur les familles : car, traversant l’atrium de Scipio Pomponianus, il avait vu que les Salvittones – tel était en effet leur surnom – accolaient, à la faveur d’une adoption testamentaire, leur nom à celui des Scipions et cela à la honte des Africains », J.-M. Croisille éd. et trad., Paris, 1985.
  • [17]
    Sur ce personnage, Prosopographia Imperii Romani (1re éd.), 3, n° 90.
  • [18]
    Pline, H.N., XXXV, 8 : « On conserve un discours plein d’indignation de Messalla l’orateur où il interdisait d’introduire parmi les membres de sa famille le portrait d’un étranger appartenant à celle des Laevini », ibid.
  • [19]
    Le lien entre ces écrits et la création de nouvelles familles patriciennes a été établi par P. Toohey, « Politics, prejudice and Trojan genealogies : Varro, Hyginus and Horace », Arethusa, 17 (1984), p. 5-28.
  • [20]
    L’adoption de Clodius est évoquée dans de très nombreuses sources qu’il n’est pas question de recenser ici, en particulier dans la correspondance et dans certains discours de Cicéron, comme le De domo.
  • [21]
    Scholiaste de Bobbio, 89, 8 St.
  • [22]
    Ce complexe monumental nous est surtout connu par les allusions de Cicéron dans le De domo. L’étude la plus complète de ce monument, fondamentale pour notre propos, est celle de J.-P. Guilhembet, Habitavi in oculis (Cic., Planc., 66). Recherches sur les résidences urbaines des classes dirigeantes romaines des Gracques à Auguste. La maison dans la Ville, thèse, Université d’Aix-Marseille I, 1995, p. 627 et suiv.
  • [23]
    Ce caractère patricien est confirmé par l’élaboration de l’opposition entre les deux collines du Palatin et de l’Aventin, dès les débuts de l’histoire de Rome, qui ne fait que reprendre celle entre les deux ordres et se révèle donc une construction de l’annalistique. Il apparaît également lorsque l’on examine les divinités qui y trouvent leur lieu de culte. À l’instar de Cybèle, il ne s’agit pas de divinités attachées à la plèbe, mais plutôt à l’aristocratie.
  • [24]
    Cette tentative est attestée par le seul témoignage de Dion Cassius, 37, 51, ce qui lui a valu d’être révoquée en doute par W.J. Tatum, The Patrician Tribune : Publius Clodius Pulcher, Chapel Hill, 1999.
  • [25]
    Une autre hypothèse voudrait que celle-ci ait été située dans le quartier des Carènes.
  • [26]
    T.P. Wiseman, Clio’s Cosmetics, Leicester, 1979.
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