Notes
-
[1]
Article « Communauté » du dictionnaire Le Petit Robert, Paris, éd. 1973, p. 310.
-
[2]
F. Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft, Berlin, 1887.
-
[3]
M. Weber, Économie et Société, t. 1. Paris, 1995 (1re éd. 1956), p. 9.
-
[4]
À titre d’exemple, les travaux d’A. Caillé, Anthropologie du don, Paris, 2000 ; J.-L. Laville et R. Sainsaulieu, Sociologie de l’association, Paris, 1997.
-
[5]
« Histoire et sciences sociales. Un tournant critique ? », Annales ESC, 6 (1989), p. 291-293. Les deux numéros des Annales ESC, 47/6 (1992) et 57/6 (2002) consacrés au droit, témoignent de ce nouvel intérêt du mouvement annaliste pour l’objet juridique.
-
[6]
S. Cerutti, « Normes et pratiques, ou de la légitimité de leur opposition », dans Les Formes de l’expérience, B. Lepetit dir., Paris, 1995, p. 127-149 ; S. Cerutti, La Ville et les Métiers. Naissance d’un langage corporatif : Turin, xviie-xviiie siècles, Paris, 1990.
-
[7]
À propos des objets d’études ici présentés : M. Golden, « Epilogue : Some Trends in Recent Work on Athenian Law and Society », dans Law and Social Status in Classical Athens, V. Hunter et J. Edmonson dir., Oxford, 2000, p. 175-185 ; C. Gauvard, A. Boureau, R. Jacob et C. de Miramon, « Normes, droit, rituel et pouvoir », dans Les Tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne, J.-C. Schmitt et O. G. Oexle dir., Paris, 2002, p. 461-492 ; B. Johansen, « Coutumes locales et coutumes universelles aux sources des règles juridiques en droit musulman hanéfite », Annales islamologiques, 27 (1993), p. 29-35 ; Revolution in Law. Contributions to the Development of Soviet Legal Theory, P. Beirne dir., Londres, 1990.
-
[8]
Pour la critique d’un tel paradigme, G.-S. Jones, « Une autre histoire sociale ? », Annales HSC, 2 (1998), p. 383-394, qui a bien mis en évidence l’influence des travaux de L. Boltanski et L. Thévenot, en particulier dans De la justification : les économies de la grandeur, Paris, 1991.
-
[9]
M. Alves Da Foncesca, « Michel Foucault et le droit », dans Tisser le lien social, A. Supiot dir., Paris, 2004, p. 163-174.
-
[10]
O. Jouanjean, « Présentation », dans L’École historique du droit et son esprit, O. Jouanjean dir., Strasbourg, 2004, p. 9-23.
-
[11]
Cité par E.-W. Böckenförde, « L’école historique du droit et le problème de l’historicité du droit », dans Le Droit, l’État et la constitution démocratique, Paris, 2000 (1re éd. allemande 1976), p. 53-76, citation p. 62.
-
[12]
J. Gaudemet, « Les écoles historiques du droit en France et en Allemagne au xixe siècle », Revue d’Histoire des facultés de droit et de la science juridique, 19 (1998), p. 87-124 ; F. Soubiran-Paillet, « Histoire du droit et sociologie : interrogations sur un vide disciplinaire », Genèses, 29 (1997), p. 141-163.
-
[13]
J.-L. Halpérin, « L’histoire du droit constituée en discipline : consécration ou repli identitaire ? », Revue d’Histoire des sciences humaines, 4 (2001), p. 9-32.
-
[14]
« La vie sociale, partout où elle existe de manière durable, tend inévitablement à prendre une forme définie et à s’organiser, et le droit n’est autre chose que cette organisation même dans ce qu’elle a de plus stable et de plus précis », É. Durkheim, De la division du travail social, Paris, 1978 (1re éd. 1893), p. 28-29.
-
[15]
Cité par F. Soubiran-Paillet, op. cit., p. 161.
-
[16]
P. Legendre, « L’espace généalogique du droit. Présentation d’un travail », Rechthistorisches Journal, 5 (1986), p. 177-182, article repris dans son ouvrage intitulé Sur la question dogmatique en Occident, Paris, 1999, p. 252-258.
-
[17]
L. Gernet, « Droit et prédroit en Grèce ancienne », L’Année Sociologique 1948-1949, Paris, 1951, p. 21-119, article repris dans son ouvrage intitulé Droit et institutions en Grèce antique, Paris, 1982, p. 7-119 (édition à laquelle nous nous référons désonnais).
-
[18]
Ibid., p. 9.
-
[19]
Ibid., p. 69.
-
[20]
E. H. Kantorowicz, Les Deux corps du roi. Essai de théologie politique médiévale, Paris, 1989 (1re éd. 1956). Sur ce que doit la conception médiévale de la nation à la notion canonique de personne, Id., « Pro patria mori in Medieval Political Thought », American Historical Review, 56 (1951), p. 472-492.
-
[21]
A. Boureau, La Loi du royaume. Les moines, le droit et la construction de la nation anglaise (xie-xiiie siècles), Paris, 2001, chap. III, notamment p. 74-75.
-
[22]
Sur l’importance de la fiction dans la théologie politique médiévale, E. H. Kantorowicz, « The Sovereignty. A note on Legal Maxims and Renaissance Theories of Art », dans De artibus opuscula XL. Essays in Honor of E. Panofsky, M. Meiss dir., New York, 1961, p. 267-279. À propos de la fiction en droit romain et son emploi limité en droit canonique, Y. Thomas, « Fictio Legis. L’empire de la fiction romaine et ses limites médiévales », Droits, 21 (1995), p. 17-63.
-
[23]
O. Von Gierke, Das deutsche Genossenschaftsrecht, t. 3. Die Staats- und Korporationslehre des Alterthums und des Mittelalters und ihre Aufnahme in Deutschland, Berlin, 1881, p. 362-368 et 595-604. Pour une critique de ses analyses, P. Gilllet, La Personnalité juridique en droit ecclésiastique, Malines, 1927 ; et W. Ullmann, « The Delictal Responsability of Medieval Corporations », The Law Qarterly Review, 64 (1948), p. 77-96. Sur la notion de personne appliquée aux communautés en droit canonique, voir aussi Y. Thomas, « L’extrême et l’ordinaire. Remarques sur le cas médiéval de la communauté disparue », dans Penser par cas, J. Revel et J.-C. Passeron dir., Paris, 2005, p. 45-73. L’analyse anthropologique, par sa perspective comparatiste, souligne l’origine chrétienne de la notion de personne : Problèmes de la personne, I. Meyerson dir., Paris, 1973. Sur les balbutiements de la notion de personne en droit civil romain, Y. Thomas, « L’institution civile de la cité », Le Débat,74 (1993), p. 23-44. Pour une synthèse récente sur la notion de personne, A. Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, 2005, en particulier p. 45-68.
-
[24]
R. Feenstra, « L’histoire des fondations. À propos de quelques études récentes », Tijdschrift voor Rechtgeschiedenis, 24 (1956),p. 408-433.
-
[25]
P. Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, 64 (1986), p. 2-19.
-
[26]
P. Beirne et A. Hunt, « Law and the Constitution of Soviet Society : the Case of Comrade Lenin », dans Revolution in Law… op. cit., p. 61-98.
-
[27]
T. Lindkvist, « Droit et genèse de l’État dans la Suède médiévale : royauté et communautés », dans Justice et législation, A. Padoa-Schioffa dir., Paris, 2000, p. 251-270. Pour une étude sociologique de la genèse d’une décision judiciaire, B. Latour, La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, 2002.
-
[28]
Weisthümer, J. Grimm éd., Göttingen, 7 vol., 1840-1878, rééd. Darmstadt, 1957.
-
[29]
O. von Gierke, Das deutsche Genossenschaftsrecht, t. 2. Geschichte des deutschen Körperschaftsbegriffs, Berlin, 1873, p. 1-24.
-
[30]
B. Johansen, art. cité.
-
[31]
N. Rouland, Anthropologie juridique, Paris, 1988, notamment p. 337-392 ; Id., Les Inuits du Nouveau-Québec et la Convention de la baie James, Québec, 1978, p. 102-128. Pour une analyse historique des transferts de droit, J. Gaudemet, « Les transferts de droit », L’Année sociologique, 27 (1978), p. 29-59.
-
[32]
T. Martin, The Affirmative Action Empire. Nations and Nationalism in the Soviet Union, 1923-1939, Londres, 2001, p. 1-27.
1« Groupe social dont les membres vivent ensemble, ou ont des biens ou des intérêts communs » [1], la communauté se présente d’abord sur le mode de la fiction juridique. Le modèle élémentaire d’une telle fiction qui synthétise une pluralité d’individus ou de biens en un sujet de droit serait la communauté entre époux, qualifiée de « régime matrimonial dans lequel tout ou partie des biens sont en commun ». Prise sous cet angle, la notion désigne moins un type de socialisation particulier qu’une forme de construction par le droit qui peut concerner une multitude de groupements de natures différentes, du couple à l’État-nation.
2En partant de cette conception de la notion de communauté, juridique et minimaliste, nous nous écartons délibérément de la réflexion sur la construction du lien social menée dans le cadre de la sociologie à la fin du xixe siècle. L’œuvre de Ferdinand Tönnies [2], qui distinguait la communauté (Gemeinschaft), groupement naturel clos, fondé sur des liens objectifs (famille, ethnie, religion) et la société (Gesellschaft), groupement fondé sur le consentement et l’adhésion volontaire, a constitué un point d’ancrage fondateur, approfondi par Max Weber au moyen des idéaux types de communalisation (Vergemeinschaftung) et de sociation (Vergesellschaftung) [3]. Un tel paradigme qui fait de la communauté un espace primaire de socialisation structure encore largement l’approche du concept de communauté par les sciences sociales. Ainsi, les travaux du MAUSS (Mouvement Anti Utilitaire en Sciences Sociales) réinscrivent la notion, dans son acception weberienne, au cœur d’une démarche qui vise à repenser les modes de fabrication du lien social dans les sociétés contemporaines [4].
3Interroger la communauté sous l’angle du droit invite à s’inscrire dans une série de travaux historiques qui, depuis le renouvellement du programme de l’école des Annales dans le cadre du « tournant critique » [5], repensent l’articulation entre pratiques sociales et élaboration des normes juridiques. Les travaux de Simona Cerutti [6], tels qu’ils sont exposés dans Les formes de l’expérience, ouvrage qui avait pour ambition de présenter certaines applications empiriques liées à ce « tournant critique », constituent un point de repère important pour analyser les nouvelles orientations de la compréhension historienne de l’objet juridique. Une telle interrogation, qui concerne la discipline historique dans son ensemble [7], est indissociable de la large remise en question du paradigme qui faisait des normes et des pratiques deux entités autonomes dont l’affrontement était le moteur de l’histoire sociale et institutionnelle. En face de normes essentiellement pensées sur le mode de l’imposition, ce paradigme postulait des pratiques sociales, tout aussi autonomes, qui résisteraient ou contourneraient la contrainte institutionnelle.
4Dépasser un tel schématisme conduit à ancrer les analyses de l’ordre juridique dans l’ensemble des processus sociaux. Loin de constituer deux domaines différents, normes et pratiques procèdent d’un engendrement réciproque : de même que les normes induisent, sous l’effet de la contrainte, des comportements, les pratiques peuvent être créatrices de normes. L’élaboration et l’ajustement des conventions à différentes échelles sont au cœur de cette nouvelle histoire sociale qui souhaite reconnaître la compétence des acteurs dans l’usage des différents systèmes normatifs auxquels ils sont confrontés [8]. On peut lire dans cette remise en cause l’influence des travaux de Michel Foucault, qui déplaçaient la question du pouvoir de l’analyse des appareils institutionnels aux « relations de pouvoir » [9]. Selon une telle perspective, l’espace juridique devient le lieu de concrétisation et d’explicitation d’un processus d’élaboration des normes sociales, en grande partie antérieur à l’ordre judiciaire et traversant la totalité du corps social.
5La raison pour laquelle cette inspiration peut apparaître comme relativement nouvelle tient à la force de la coupure disciplinaire traditionnelle entre l’histoire et l’histoire du droit. Si l’étude des institutions judiciaires, des professions juridiques appartient depuis longtemps au champ de l’histoire sociale, l’étude des concepts juridiques, de leur évolution à travers le temps a longtemps été abandonnée à une histoire du droit conçue comme branche de la science juridique en général. L’histoire de la constitution et l’institutionnalisation de l’histoire du droit au xixe siècle permettent de comprendre la timidité traditionnelle des historiens face à l’objet juridique.
6Dès sa création par Karl von Savigny au début du xixe siècle, une double ambition aux termes contradictoires fut assignée à l’histoire du droit [10]. En faisant du droit l’expression de « la totalité naturelle d’un peuple conçu métaphysiquement » [11], l’École historique du droit plaçait les coutumes au cœur du processus d’élaboration du droit ; mais parallèlement, c’était comme science auxiliaire de la science juridique que l’histoire du droit devait prendre place dans l’architecture des savoirs. Sous cet aspect, il s’agissait, par le recours à l’histoire, de révéler la structure systématique du droit, d’exhumer sa grammaire fondamentale. L’histoire du droit ne devait en aucun cas déboucher sur un quelconque relativisme. Dans l’atmosphère idéaliste du début du xixe siècle, l’histoire était pensée par Savigny et ses disciples comme le terrain de déploiement de la science du droit et de ses concepts ; par l’histoire, le peuple advenait à la conscience de soi, conscience qui s’accomplissait dans le droit. La pensée de l’histoire de Savigny et de ses disciples était en ce sens profondément « anhistorique » : elle isolait le droit de ses contextes sociaux et historiques d’apparition.
7Tout au long du xixe siècle, en Allemagne, en France ou en Italie, l’histoire du droit, gagnant progressivement sa légitimité au sein de la science juridique, sous l’inspiration première de Savigny, s’affirma une histoire érudite des concepts juridiques, de leur formation et de leur développement [12]. En France, la création de la Revue d’Histoire de Droit français et étranger, en 1855, puis celle d’une agrégation d’histoire du droit et de droit romain, en 1896, constituent les deux étapes décisives dans l’institutionnalisation de la discipline. C’est au sein des facultés de droit que l’histoire du droit a cherché à conquérir sa légitimité, ce qui l’a progressivement conduite à un repli identitaire par rapport à l’ensemble des sciences humaines [13]. Ainsi, au tournant du xxe siècle, l’ambition de la sociologie durkheimienne de considérer le droit comme le symbole même de la solidarité sociale, objet d’étude de la sociologie, resta délibérément ignorée par l’histoire du droit [14]. On comprend qu’au moment où l’histoire se constituait en science sociale, les liens avec l’histoire du droit se trouvèrent rompus. Rien n’est plus explicite à cet égard que l’éditorial de la Revue d’Histoire de Droit français et étranger de 1905 :
« L’École française d’histoire du droit montera encore plus haut à condition qu’elle reste toujours maîtresse d’elle-même, qu’elle ne se laisse entraîner ni par l’imitation aveugle de ce qui se fait à l’étranger, ni par la pression que prétendent exercer sur elle les sciences économiques et sociales. » [15]
9Cette résistance quant à l’intrusion des sciences sociales dans le champ de l’histoire du droit peut s’observer par exemple encore aujourd’hui dans l’œuvre de Pierre Legendre, lorsque ce dernier invite à rompre avec toute approche « sociologisante » du droit : la tâche de l’histoire du droit consisterait ainsi au dévoilement du fondement structural de la normativité dans nos sociétés [16].
10Dans ce contexte, les historiens qui se saisirent de l’objet juridique au xxe siècle engagèrent un parcours assez solitaire, sans susciter beaucoup d’échos chez les historiens du droit. Deux historiens dont le questionnement a permis de repenser les fondements de l’espace juridique, son extension, ses limites, se dégagent assez nettement. Leurs recherches ont fait bien plus que d’anticiper les révisions historiographiques contemporaines. Ainsi de la figure de Louis Gernet et sa réflexion sur l’articulation entre droit et prédroit [17]. Helléniste, disciple de Durkheim, Louis Gernet cherchait à identifier « un état où les relations que nous nommons juridiques seraient conçues suivant un autre mode de pensée que dans le droit proprement dit » [18]. Par là même, il révélait dans le monde grec archaïque le processus par lequel le droit s’était lentement émancipé du rite. Le droit n’aurait fait finalement que « figurer » [19] un ensemble de pratiques rituelles à dimension normative sans être pour autant du registre juridique au sens strict. Les travaux d’Ernst Kantorowicz sur la dualité du corps royal et la théologie politique médiévale peuvent constituer un deuxième jalon [20]. En montrant que, dans le double corps du roi, existe consubstantiellement à la figure du souverain royal la représentation d’une communauté mystique qui ne meurt pas et incarne l’ensemble du royaume, il percevait, en un corps communiant, la source de l’État royal comme entité juridique et institutionnelle.
11Bien avant les révisions historiographiques contemporaines, en identifiant ce qui, se tenant à l’orée du droit, le structure, Louis Gernet ou Ernst Kantorowicz intégraient le phénomène juridique à l’histoire globale des processus sociaux. L’admiration ressentie à l’égard d’une telle démarche inspire le questionnement qui anime ce projet d’étude. En voici les principaux moments :
12La fabrique du droit. L’engendrement réciproque des normes et des pratiques pose la question primordiale de la fabrique du droit. En deçà de la formalisation juridique, s’opère le passage de pratiques ritualisées ou régularisées à des normes juridiques ; il s’agit de savoir comment surgit le droit formulé. À propos de l’affaire Guillaume de Saint-Calais en 1088, Alain Boureau a montré à quel point la liturgie offre à l’évêque accusé de trahison un langage socialement plus riche de sens que le langage juridique disponible, afin de proclamer, dans une procédure ecclésiastique, l’Église comme un corps sacré séparé de la société laïque [21].
13Le travail, que Paulin Ismard consacre aux associations de l’Athènes archaïque et classique, envisage leur existence sur le plan juridique sans qu’elle ne passe par une reconnaissance explicitement formalisée dans le droit. Les mamelouks de la province ottomane de Tunis, étudiés par M’hamed Oualdi, constituent un groupe social qui, soustrait à l’application du droit, se trouve soumis à l’arbitraire du gouverneur, le bey ; sous l’influence ottomane et occidentale, surgit une norme, qui, en associant les mamelouks et leurs propres descendants en un même corps, annonce la dissolution sociale de ce groupe servile. Enfin, Grégory Dufaud souligne, à travers l’institutionnalisation de la communauté tatare au sein de la République de Crimée, à quel point la fabrique du droit soviétique se trouve soumise aux exigences de la « dictature du prolétariat ».
14La notion de personne juridique. Sous l’égide du droit romain, la fabrique du droit fut conçue comme l’émanation d’un pouvoir démiurgique susceptible de créer des personnalités légales. Seule la fiction juridique de la personne morale garantissait un degré d’abstraction tel que le système normatif faisait droit [22]. À la lecture des commentaires d’Innocent IV, Otto von Gierke crut reconnaître dans le droit canonique la théorie de la fiction qu’avait révélée Savigny dans le droit romain. S’il ne théorisa pas explicitement la notion de personne fictive, Innocent IV n’en favorisa pas moins la construction de la personne juridique [23]. Il considérait en effet le collegium comme une seule personne, de sorte que si l’un des membres prêtait serment au nom de l’universitas, le serment engageait les autres membres [24].
15Or, l’étude des associations attiques se situe en deçà du droit romain, et implique de réexaminer le droit grec sans le condamner rétrospectivement à l’aune d’un droit romain rêvé systématique. Il s’agit d’envisager la reconnaissance juridique du groupe comme entité supérieure à la juxtaposition de ses membres, et ce hors de toute catégorisation de la personne en droit. Quant aux sanctions prises par le pape contre le concile de Bâle, étudiées par Émilie Rosenblieh, elles ravivent la question longtemps disputée de la responsabilité délictuelle de l’universitas. Les canonistes furent réticents à reconnaître la responsabilité délictuelle des corps constitués, car ils ne pouvaient appliquer des peines spirituelles à des corps dépourvus d’âmes ; ils préférèrent ainsi sanctionner le corps fautif par la dissolution.
16Le champ juridique. Le processus d’institution ne saurait être pensé hors de son inscription dans un champ juridique. Par champ juridique, Pierre Bourdieu désigne l’univers social autonome au sein duquel s’exerce et se légitime l’autorité juridique [25]. L’interprétation des textes juridiques est au cœur de la constitution du champ. Destinée à déterminer des effets pratiques, l’exégèse juridique ne saurait donner lieu à une pluralité de normes juridiques concurrentes ; du moins se doit-elle de résoudre les conflits entre les interprétations, à l’instar de la concordance des canons discordants entreprise par Gratien lors de la compilation du Décret vers 1140.
17Outre les cas ultimes du droit grec, lequel ne constitue pas un champ, et de la saturation canonique des milieux conciliaires, le cas des mamelouks de la province de Tunis illustre le passage d’un champ juridique à un autre. L’institutionnalisation du statut de mamelouk par décret, en 1860, s’inscrit en effet dans le contexte de la genèse d’un nouveau champ juridique, influencé par le droit occidental. Ce champ vint restreindre l’exercice de la justice beylicale, qui avait pris le pas sur le champ du droit musulman. La création de la République de Crimée intervint également dans le cadre de la genèse d’un nouveau champ juridique, en rupture avec le champ du droit tsariste. L’avènement du communisme devait pourtant s’achever en un ordre non législatif, du fait de l’abolition des conditions qui produisent la loi [26].
18Les communautés de juridiction. Au cœur de la dialectique entre normes et pratiques, les pratiques judiciaires favorisent-elles l’institution de communautés ? À propos des communautés de la Suède médiévale, Thomas Lindkvist a évoqué la notion de « communautés de juridiction » [27]. La juridiction demeura le fait des communautés locales, et ce lors de l’émergence de l’État à partir de la fin du xiiie siècle. Selon la tradition scandinave, la justice était en effet rendue dans le cadre du ting, l’assemblée générale de ces communautés.
19Les sources juridiques et judiciaires du concile de Bâle montrent à quel point la juridiction redéfinit la communauté du concile, désormais structurée par le privilège de n’être pas cité hors du concile, et donc par la pratique commune du recours à la juridiction conciliaire.
20Le rêve de droits endogènes. La question de la genèse normative ne fut pas examinée hors de toute conception nationaliste. Il s’agissait de rêver un droit susceptible d’exprimer et de garantir le génie national par des institutions propres, quitte à nier les influences perçues comme étrangères, romaines notamment ; ce fut l’inspiration par exemple de la collecte des coutumes germaniques entreprise par Jacob Grimm au milieu du xixe siècle [28]. Otto von Gierke vit en la théorie de la fiction de la personne légale le signe de l’absolutisme latin, dans le droit romain puis dans le droit canonique. Il croyait au contraire déceler, dans le droit germanique des Genossenschaften (collectivités), la reconnaissance réelle de la personne collective, catégorie juridique par laquelle s’opérait l’harmonieuse fusion des principes de liberté et d’association, non sans manifester, dans le droit germanique, le Volksgeist allemand [29].
21Dans l’ethnographie coloniale, le Maghreb se trouvait ainsi structuré par une opposition juridico-spatiale : le droit religieux régnait dans les villes, alors que les campagnes étaient le domaine des coutumes berbères. Des études menées après les indépendances soulignent au contraire l’interférence de ces traditions juridiques, dépassant ainsi la catégorisation coloniale [30]. Dans la constitution démocratique de type occidental que les intellectuels tatares de Crimée se donnèrent en 1917, le droit doit exprimer le génie national ; les lois ne seront « fécondes que si elles émanent de l’esprit et des coutumes de la nation », selon l’article 3.
22Les transferts de droit. Les transferts de droit désignent l’opération par laquelle un droit est transmis d’une société à une autre, sous la contrainte ou non. La réception d’un système juridique étranger peut aboutir à la coexistence de ces deux systèmes dans la société réceptrice. Mais certains transferts de droit donnent lieu à un processus plus profond d’acculturation juridique, au terme duquel chacun des deux droits se modifie au contact de l’autre. Le processus d’acculturation juridique n’est toutefois pas nécessairement réciproque, puisque dans certains cas seul le droit réceptif se trouve modifié par le droit reçu, voire même supprimé. Norbert Rouland a ainsi constaté la déculturation juridique des Inuits, c’est-à-dire la disparition progressive du droit autochtone au profit du droit exogène depuis la Seconde Guerre mondiale [31].
23La législation élaborée par le concile de Bâle correspondrait à l’appropriation du droit canonique par le concile ; les pères, réinterprétant les canons, prétendent légitimement imposer leurs normes à l’Église, en particulier au pape. Ainsi, serait tentée l’acculturation juridique de l’Église au droit conciliaire, le droit canonique réinterprété et poursuivi par le concile. Par l’institution par décret de la République tatare de Crimée, un droit soviétique est imposé aux populations tatares ; dans un premier temps subsiste, parallèlement à ce nouveau droit, un droit coutumier musulman. Cette résistance du droit musulman s’éteint dans les années vingt ; la disparition des coutumes musulmanes au profit du droit soviétique correspond ainsi à un processus de déculturation juridique.
24Des communautés dans la communauté. L’emboîtement communautaire pose la question de l’inscription d’une communauté dans la communauté universelle ou prétendue telle, l’Église ou l’Internationale socialiste. Dans l’institution se joue la délimitation d’une communauté, communauté fragile et soluble qui se trouve d’emblée menacée de disparition, de destitution par l’exclusion ou la fusion dans le tout englobant de la communauté universaliste. L’institutionnalisation des Tatars au sein de la République de Crimée permet d’examiner un processus inédit de construction d’un nouvel État multinational bolchévique. Les Bolchéviks, sensibles à l’effondrement de l’empire austro-hongrois, pensaient ainsi désamorcer les nationalismes, et dans une moindre mesure, étendre la révolution hors de Russie, dans le Proche-Orient musulman [32].
25Le concile de Bâle fondait sa légitimité sur le fait qu’il représentait la communauté des fidèles, l’Église ; le concile n’existait qu’en tant qu’il était la manifestation de l’Église, ce que le pouvoir pontifical, soucieux de mettre fin au concile, niait par la théorie de la transmission directe de l’autorité du Christ au pape, son vicaire. La dissolution du concile, décidée par le pape, vise à fondre les membres de l’assemblée conciliaire dans la masse des fidèles, ou en cas de résistance, à les exclure de l’Église, par l’excommunication. Les mamelouks de la province ottomane de Tunis présentent un cas limite : l’institution de la communauté mamelouk aurait scellé sa propre dissolution. En associant constamment les mamelouks et leurs fils âgés de plus de quinze ans, les décrets de 1860 mettent fin à une des principales caractéristiques de ce groupe servile : l’impossible transmission du statut de mamelouk de père en fils. L’analyse des associations attiques propose, enfin, de réexaminer la construction du lien civique autour de diverses communautés intermédiaires entre individus et cité, qui constituent autant d’images réfractées de la cité.
Notes
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[1]
Article « Communauté » du dictionnaire Le Petit Robert, Paris, éd. 1973, p. 310.
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[2]
F. Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft, Berlin, 1887.
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[3]
M. Weber, Économie et Société, t. 1. Paris, 1995 (1re éd. 1956), p. 9.
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[4]
À titre d’exemple, les travaux d’A. Caillé, Anthropologie du don, Paris, 2000 ; J.-L. Laville et R. Sainsaulieu, Sociologie de l’association, Paris, 1997.
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[5]
« Histoire et sciences sociales. Un tournant critique ? », Annales ESC, 6 (1989), p. 291-293. Les deux numéros des Annales ESC, 47/6 (1992) et 57/6 (2002) consacrés au droit, témoignent de ce nouvel intérêt du mouvement annaliste pour l’objet juridique.
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[6]
S. Cerutti, « Normes et pratiques, ou de la légitimité de leur opposition », dans Les Formes de l’expérience, B. Lepetit dir., Paris, 1995, p. 127-149 ; S. Cerutti, La Ville et les Métiers. Naissance d’un langage corporatif : Turin, xviie-xviiie siècles, Paris, 1990.
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[7]
À propos des objets d’études ici présentés : M. Golden, « Epilogue : Some Trends in Recent Work on Athenian Law and Society », dans Law and Social Status in Classical Athens, V. Hunter et J. Edmonson dir., Oxford, 2000, p. 175-185 ; C. Gauvard, A. Boureau, R. Jacob et C. de Miramon, « Normes, droit, rituel et pouvoir », dans Les Tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne, J.-C. Schmitt et O. G. Oexle dir., Paris, 2002, p. 461-492 ; B. Johansen, « Coutumes locales et coutumes universelles aux sources des règles juridiques en droit musulman hanéfite », Annales islamologiques, 27 (1993), p. 29-35 ; Revolution in Law. Contributions to the Development of Soviet Legal Theory, P. Beirne dir., Londres, 1990.
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[8]
Pour la critique d’un tel paradigme, G.-S. Jones, « Une autre histoire sociale ? », Annales HSC, 2 (1998), p. 383-394, qui a bien mis en évidence l’influence des travaux de L. Boltanski et L. Thévenot, en particulier dans De la justification : les économies de la grandeur, Paris, 1991.
-
[9]
M. Alves Da Foncesca, « Michel Foucault et le droit », dans Tisser le lien social, A. Supiot dir., Paris, 2004, p. 163-174.
-
[10]
O. Jouanjean, « Présentation », dans L’École historique du droit et son esprit, O. Jouanjean dir., Strasbourg, 2004, p. 9-23.
-
[11]
Cité par E.-W. Böckenförde, « L’école historique du droit et le problème de l’historicité du droit », dans Le Droit, l’État et la constitution démocratique, Paris, 2000 (1re éd. allemande 1976), p. 53-76, citation p. 62.
-
[12]
J. Gaudemet, « Les écoles historiques du droit en France et en Allemagne au xixe siècle », Revue d’Histoire des facultés de droit et de la science juridique, 19 (1998), p. 87-124 ; F. Soubiran-Paillet, « Histoire du droit et sociologie : interrogations sur un vide disciplinaire », Genèses, 29 (1997), p. 141-163.
-
[13]
J.-L. Halpérin, « L’histoire du droit constituée en discipline : consécration ou repli identitaire ? », Revue d’Histoire des sciences humaines, 4 (2001), p. 9-32.
-
[14]
« La vie sociale, partout où elle existe de manière durable, tend inévitablement à prendre une forme définie et à s’organiser, et le droit n’est autre chose que cette organisation même dans ce qu’elle a de plus stable et de plus précis », É. Durkheim, De la division du travail social, Paris, 1978 (1re éd. 1893), p. 28-29.
-
[15]
Cité par F. Soubiran-Paillet, op. cit., p. 161.
-
[16]
P. Legendre, « L’espace généalogique du droit. Présentation d’un travail », Rechthistorisches Journal, 5 (1986), p. 177-182, article repris dans son ouvrage intitulé Sur la question dogmatique en Occident, Paris, 1999, p. 252-258.
-
[17]
L. Gernet, « Droit et prédroit en Grèce ancienne », L’Année Sociologique 1948-1949, Paris, 1951, p. 21-119, article repris dans son ouvrage intitulé Droit et institutions en Grèce antique, Paris, 1982, p. 7-119 (édition à laquelle nous nous référons désonnais).
-
[18]
Ibid., p. 9.
-
[19]
Ibid., p. 69.
-
[20]
E. H. Kantorowicz, Les Deux corps du roi. Essai de théologie politique médiévale, Paris, 1989 (1re éd. 1956). Sur ce que doit la conception médiévale de la nation à la notion canonique de personne, Id., « Pro patria mori in Medieval Political Thought », American Historical Review, 56 (1951), p. 472-492.
-
[21]
A. Boureau, La Loi du royaume. Les moines, le droit et la construction de la nation anglaise (xie-xiiie siècles), Paris, 2001, chap. III, notamment p. 74-75.
-
[22]
Sur l’importance de la fiction dans la théologie politique médiévale, E. H. Kantorowicz, « The Sovereignty. A note on Legal Maxims and Renaissance Theories of Art », dans De artibus opuscula XL. Essays in Honor of E. Panofsky, M. Meiss dir., New York, 1961, p. 267-279. À propos de la fiction en droit romain et son emploi limité en droit canonique, Y. Thomas, « Fictio Legis. L’empire de la fiction romaine et ses limites médiévales », Droits, 21 (1995), p. 17-63.
-
[23]
O. Von Gierke, Das deutsche Genossenschaftsrecht, t. 3. Die Staats- und Korporationslehre des Alterthums und des Mittelalters und ihre Aufnahme in Deutschland, Berlin, 1881, p. 362-368 et 595-604. Pour une critique de ses analyses, P. Gilllet, La Personnalité juridique en droit ecclésiastique, Malines, 1927 ; et W. Ullmann, « The Delictal Responsability of Medieval Corporations », The Law Qarterly Review, 64 (1948), p. 77-96. Sur la notion de personne appliquée aux communautés en droit canonique, voir aussi Y. Thomas, « L’extrême et l’ordinaire. Remarques sur le cas médiéval de la communauté disparue », dans Penser par cas, J. Revel et J.-C. Passeron dir., Paris, 2005, p. 45-73. L’analyse anthropologique, par sa perspective comparatiste, souligne l’origine chrétienne de la notion de personne : Problèmes de la personne, I. Meyerson dir., Paris, 1973. Sur les balbutiements de la notion de personne en droit civil romain, Y. Thomas, « L’institution civile de la cité », Le Débat,74 (1993), p. 23-44. Pour une synthèse récente sur la notion de personne, A. Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, 2005, en particulier p. 45-68.
-
[24]
R. Feenstra, « L’histoire des fondations. À propos de quelques études récentes », Tijdschrift voor Rechtgeschiedenis, 24 (1956),p. 408-433.
-
[25]
P. Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, 64 (1986), p. 2-19.
-
[26]
P. Beirne et A. Hunt, « Law and the Constitution of Soviet Society : the Case of Comrade Lenin », dans Revolution in Law… op. cit., p. 61-98.
-
[27]
T. Lindkvist, « Droit et genèse de l’État dans la Suède médiévale : royauté et communautés », dans Justice et législation, A. Padoa-Schioffa dir., Paris, 2000, p. 251-270. Pour une étude sociologique de la genèse d’une décision judiciaire, B. Latour, La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, 2002.
-
[28]
Weisthümer, J. Grimm éd., Göttingen, 7 vol., 1840-1878, rééd. Darmstadt, 1957.
-
[29]
O. von Gierke, Das deutsche Genossenschaftsrecht, t. 2. Geschichte des deutschen Körperschaftsbegriffs, Berlin, 1873, p. 1-24.
-
[30]
B. Johansen, art. cité.
-
[31]
N. Rouland, Anthropologie juridique, Paris, 1988, notamment p. 337-392 ; Id., Les Inuits du Nouveau-Québec et la Convention de la baie James, Québec, 1978, p. 102-128. Pour une analyse historique des transferts de droit, J. Gaudemet, « Les transferts de droit », L’Année sociologique, 27 (1978), p. 29-59.
-
[32]
T. Martin, The Affirmative Action Empire. Nations and Nationalism in the Soviet Union, 1923-1939, Londres, 2001, p. 1-27.