Hypothèses 2001/1 4

Couverture de HYP_001

Article de revue

La biographie

Mise au point méthodologique et historiographique

Pages 13 à 24

Notes

  • [1]
    Renouveau dont témoigne l’accumulation des articles méthodologiques, depuis P. Levillain, « Les protagonistes de la biographie », dans Pour une histoire politique, R. Rémond dir., Paris, 1988, p. 121-159, jusqu’à G. Piketty, « La biographie comme genre historique : étude de cas », dans XXe siècle, 63 (1999), p. 119-126.
  • [2]
    Voir A. Corbin, depuis Les filles de noce : misère sexuelle et prostitution (XIXe et XXe siècles), Paris, 1979, jusqu’à L’avènement des loisirs (1850-1960), Paris, 1995. Pour un premier bilan, voir Histoire de la vie privée, G. Duby et P. Ariès dir., Paris, 1985-1987, 5 vol.
  • [3]
    M. Foucault, Histoire de la sexualité, Paris, 1976-1984, 3 vol.
  • [4]
    Voir Histoire des femmes en Occident, G. Duby et M. Perrot dir., Paris, 1991-1992, 5 vol.
  • [5]
    Voir C. Ginzburg, Le fromage et les vers : l’univers d’un meunier du XVIIe siècle [1ère éd. italienne 1976], Paris, 1980. L’auteur tente de définir les normes sociales par effet de contraste, en étudiant les croyances d’un individu situé en marge de ces normes : Menocchio, meunier frioulan hérétique.
  • [6]
    L. Febvre, Un destin : Martin Luther, Paris, 1928, p. VII.
  • [7]
    P. Ricœur, Temps et récit, t. I : L’intrigue et le récit historique, Paris, 1981, p. 302.
  • [8]
    N. K. Denzin, Interpretative biography, Beverly Hills, 1989 (Qualitative research series 17) ; S. Dex, Life and work history analyses : qualitative and quantitative developments, Londres, 1991. Cette méthode a été théorisée en France par S. Clapier-Valadon et J. Poirier, L’approche biographique : réflexions épistémologiques sur une méthode de recherche, Nice, 1984.
  • [9]
    D. Courgeau et É. Lelièvre, Analyse démographique des biographies, Paris, 1989.
  • [10]
    Les 43 volumes du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français et international, entrepris par Jean Maîtron dans les années 1950 et achevé par Claude Pennetier en 1993, constituent un ouvrage emblématique du genre, avec ses 110 000 notices de militants illustres ou inconnus. Il y avait quelque hardiesse, pour l’époque, à accoler l’épithète « biographique » à la formule « mouvement ouvrier ».
  • [11]
    Voir, par exemple, E. et É. Haag, La France protestante, Paris, 1857.
  • [12]
    J. Le Goff, « Comment écrire une biographie historique aujourd’hui ? », Le Débat, 54 (1989), p. 48-53, distingue sa démarche du « retour des émigrés » (Gaxotte et consorts) comme de ces pseudo-biographies de personnages qui les présentent complètement noyés dans leur environnement.
  • [13]
    Voir la table des matières des actes du colloque Problèmes et méthodes de la biographie, Paris, 1985 (Sources : travaux historiques).
  • [14]
    Sur cette question, voir surtout G. Levi, « Les usages de la biographie », Annales ÉSC, 1989, p. 1325-1336.
  • [15]
    P. Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63 (juin 1986), p. 69-72.
  • [16]
    Journal de ma vie : Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier au XVIIIe siècle, D. Roche éd., Paris, 1982. Le comportement du personnage apparaît typique de son milieu, celui du compagnonnage français pré-révolutionnaire. Ce cas de figure soulève, de surcroît, le problème complexe de la relation entre biographie et autobiographie. Dans le même esprit, voir la thèse de J. Cornette, Un révolutionnaire ordinaire : Benoît Lacombe, négociant (1759-1819), Seyssel, 1986, dont le titre suggère la démarche. M. Vovelle, quant à lui, préfère intituler « études de cas » ses deux recherches biographiques consacrées à des obscurs : L’irrésistible ascension de Joseph Sec, bourgeois d’Aix, suivi de quelques clés pour la lecture des naïfs, Aix-en-Provence, 1975 ; Théodore Desorgues ou la désorganisation, Paris, 1985.
  • [17]
    F. Venturi, Jeunesse de Diderot (1713-1753), Paris, 1939. Les premières années du personnage sont reconstituées sans presque aucune documentation directe, par le biais de la comparaison avec d’autres personnalités dont la vie présentait certaines analogies avec la sienne.
  • [18]
    Voir aussi G. Duby, Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde, Paris, 1984. Le topos du chevalier idéal restitue, en creux, l’image du commun de la chevalerie du XIIe siècle.
  • [19]
    J. Verger, J. Jolivet, Bernard Abélard, ou le cloître et l’école, Paris, 1982.
  • [20]
    G. Levi, art. cit., p. 1335. Ce n’est pas fortuitement que le même numéro des Annales ÉSC annonce le fameux « tournant critique » de la revue. Voir également la théorie des catastrophes formulée par le mathématicien R. Thom, Parabole et catastrophes : entretiens sur les mathématiques, la science et la philosophie réalisés par Giulio Giorello et Simona Morini, Paris, 1983 ; Id., Prédire n’est pas expliquer : entretiens avec Émile Noël, Paris, 1991.
  • [21]
    A. Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, Paris, 1998. L’auteur utilise le procédé de la caméra subjective. On ne voit jamais son personnage, mais on voit ce qu’il a vu, y compris la seule trace directe qu’il a laissée dans les archives : une croix sur un registre de délibérations du conseil municipal de son village. Sommes-nous devant un exercice de style ou au seuil d’un renouveau du genre biographique ?
  • [22]
    J. Le Goff, Saint Louis, Paris, 1996, p. 14-15. Le retour aux grands hommes invite aussi à s’interroger sur la juste place qu’il convient de leur accorder dans leur environnement.
  • [23]
    R. Mousnier, L’homme rouge ou la vie du cardinal de Richelieu (1585-1642), Paris, 1992 ; J. Bergin, L’ascension de Richelieu [1ère éd. anglaise 1991], Paris, 1993.
  • [24]
    Un exemple parmi tant d’autres, avec O. Poncet, Pomponne de Bellièvre : un homme d’État au temps des guerres de Religion (1543-1607), Genève, 1998 (Mémoires et documents de l’École nationale des chartes, 50). Le propos est distribué en trois parties : ascension vers le pouvoir (jusqu’en 1588) ; au sommet de l’État (1588-1607) ; l’homme privé.
  • [25]
    Voir infra, « Sully-Richelieu : deux mythes en parallèle ».
  • [26]
    A. Prost, Douze leçons sur l’histoire (chap. 11 : « Mise en intrigue et narrativité »), Paris 1996.
English version

1En assignant trois fonctions à cette présentation, on se propose, par des changements de focale, de progresser du général vers le particulier, en appréhendant successivement le paysage d’ensemble, l’objet posé en son centre et, enfin, la structure interne de cet objet. Autrement dit, il s’agit de situer le genre biographique dans le champ de la recherche, puis de retracer son évolution historiographique, avant d’évoquer la pluralité des approches qu’il tolère et qu’il suggère, du fait de son caractère à la fois ouvert et problématique.

L’individu en vedette

2Le renouveau des études biographiques, manifeste depuis le début des années 1980 [1], doit être situé dans un contexte plus large de promotion des recherches sur l’individu : son identité, son intimité, ses discours, ses pratiques, etc. Ce phénomène succède à une période de relatif effacement au profit du collectif, qu’avaient privilégié les sciences sociales et le structuralisme, dans les années 1960 et 1970.

3Les facteurs explicatifs de cet engouement sont nombreux et, par conséquent, aucun d’entre eux n’a de valeur absolue. On peut penser, entre autres, au phénomène de la « fin des idéologies » (effet Soljénitsyne, par exemple), au développement des cultural et gender studies et, dans un tout autre registre, à une demande certaine du public, jamais démentie quant à elle. Mais cette tendance prend racine dans le passé et il serait vain d’opposer schématiquement son caractère « qualitativiste » au « quantitativisme » prétendument dominant des années 1960-1970.

4Ce renouveau est à nuancer lui-même en deux temps : si les frémissements épistémologiques sont perceptibles dès la fin des années 1970, il faut attendre la seconde moitié des années 1980 pour voir venir les consécrations dans le domaine strict de la recherche. Enfin, le prisme français présente une vision souvent déformante : la biographie, pour ne parler que d’elle, prospérait outre-Manche, alors qu’elle était à son étiage en France.

5Cette tendance de fond à la promotion du singulier s’exprime par le dynamisme concordant de domaines d’études en apparence très disparates, mais qui ont en commun d’être de nouveaux venus sur la scène historiographique, à la différence du genre biographique :

6– L’histoire de la vie privée souffre d’une définition conceptuelle floue. Ainsi peut-on se demander si la séparation des sphères publique et privée est réellement opérationnelle pour les périodes les plus anciennes. À l’inverse, l’affinement extrême du spectre social, à l’époque contemporaine, rend plus floue la définition de l’espace privé. Ce secteur connaît pourtant ses avancées les plus manifestes parmi les contemporanéistes et, plus particulièrement, les dix-neuviémistes [2].

7– L’histoire de la sexualité est directement reliée à la précédente. Longtemps tabou, jusqu’aux jalons posés par Michel Foucault [3], elle a été mise à la mode depuis, par ce qu’il est convenu d’appeler la « révolution sexuelle ».

8– L’essor de l’histoire des femmes, tout en s’inscrivant dans les succès de l’anthropologie de la famille et de l’histoire démographique, s’explique par l’adaptabilité de ce domaine à de multiples thématiques [4].

9– La micro-histoire, expérimentée en Espagne par Jaime Contreras, puis surtout en Italie, avec Giovanni Levi, Edoardo Grandi et Carlo Ginzburg, s’affirme en contrepoint à l’histoire sérielle. À l’élucidation des mécanismes des groupes sociaux, elle préfère la reconstitution de l’univers mental d’un petit nombre d’acteurs supposés représentatifs des classes subalternes, en focalisant sa démarche sur la manière dont les individus s’agrègent à des groupes. En d’autres termes, la micro-histoire privilégie les études de cas représentatives d’un « exceptionnel normal » censé mettre en lumière la totalité du social [5]. Malgré les critiques dont il a fait l’objet, le rôle stimulant de ce courant semble indéniable dans le renouveau du genre biographique.

10Qu’en est-il de l’évolution historiographique de ce dernier ?

La biographie, de la dépréciation aux redéfinitions

11Aux beaux jours de l’école des Annales, le genre subit une dépréciation majeure. La biographie est attaquée pour sa finalité moralisatrice, dominante depuis ses premiers balbutiements.

12Diderot, en cela bien dans la lignée de Plutarque et des exempla médiévaux, assignait encore à la biographie une fonction essentiellement pédagogique, en ce qu’elle dévoilait les vertus publiques et les vices cachés des personnages, mais il lui déniait la prétention à rendre la réalité de la vie. L’école méthodique de la fin du XIXe siècle ne présente qu’une variante de ce modèle, caractérisée par l’accentuation des seuls faits considérés comme significatifs, de la dimension publique au détriment du domaine privé, et le souci de faire coïncider les cas traités avec des modèles invariants.

13Cette conception est donc décriée par les tenants des Annales, qui affectent de délaisser un genre semblant tenir davantage de la littérature que des sciences humaines, un genre réservé aux académiciens et aux commémorations solennelles, fatalement condamné à dériver vers l’anathème ou l’hagiographie, prétexte à récits colorés et analyses psychologiques individuelles, un genre, pour tout dire, emblématique de l’« histoire historisante » recroquevillée sur elle-même et payant tribut à la chronologie la plus étroite et aux seuls « grands hommes ».

14Pour des historiens prônant l’établissement systématique de passerelles entre disciplines voisines, la dénonciation était aisée. Les indices de ce reflux peuvent être perçus chez les figures de proue des Annales, qu’il s’agisse de Fernand Braudel délaissant, sous l’influence de Lucien Febvre, Philippe II et la Méditerranée pour traiter de La Méditerranée à l’époque de Philippe II (Paris, 1949) ou bien de Pierre Goubert relativisant le statut du grand homme par un détournement du genre biographique, dans Louis XIV et vingt millions de Français (Paris, 1966). Quel meilleur indice de cette dépréciation que le titre de l’article publié par Josef W. Konvitz dans la European studies review, en 1976 : « Biography : the missing form of French historical studies » ?

15Pourtant, comme souvent en pareil cas, les procureurs ont forcé le trait pour mieux abattre la cible. Et Lucien Febvre lui-même n’a pas dédaigné de recourir à la biographie – et pas pour étudier un petit homme : Martin Luther, en l’occurrence – en l’infléchissant par une définition annonciatrice de reconsidérations ultérieures :

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« Dessiner la courbe d’une destinée qui fut simple mais tragique ; repérer avec précision les quelques points vraiment importants par lesquels il passa ; montrer comment, sous la pression de quelles circonstances, son élan premier dut s’amortir et s’infléchir son tracé primitif ; poser ainsi, à propos d’un homme d’une singulière vitalité, ce problème des rapports de l’individu et la collectivité, de l’initiative personnelle et de la nécessité sociale qui est, peut-être, le problème capital de l’Histoire : tel a été notre dessein de… » [6].

17Certes, on devine, à la lecture de ces lignes, que l’étude biographique n’est pas l’objet véritable de l’auteur, et qu’il s’agit d’une corruption salutaire du genre dans lequel excellent alors un André Maurois ou un Pierre Gaxotte. Notre auteur n’en reconnaît pas moins la pertinence de l’échange entre collectif et singulier, à l’échelle d’une existence humaine.

18Par ailleurs, les historiens des Annales, s’ils dédaignent la biographie, ne peuvent pour autant se passer d’acteurs. Paul Ricœur a montré comment Fernand Braudel transforme en quasi-personnages les réalités historiques qu’il évoque dans la perspective de la longue durée (montagnes, régions, villes) et, au premier chef, la Méditerranée elle-même, qui devient, sous sa plume, « un personnage complexe, encombrant, hors série » [7].

19Une évolution décisive se fait jour au cours des années 1970, dans le contexte du clivage déjà évoqué entre études « qualitativistes » et « quantitativistes ». Elle affecte en premier lieu des disciplines connexes de l’histoire. En sociologie, une tentative pour dépasser ce dilemme est formulée au sein de l’école de Chicago. Elle se fonde sur une méthode d’étude des mobilités et des blocages sociaux à partir de l’examen de trajectoires individuelles et au moyen de questionnaires qui laissent une large place au vécu des individus [8]. En démographie, dans le même temps, se multiplient les études qui s’efforcent d’éprouver la validité des invariants précédemment énoncés, par l’examen de trajectoires individuelles [9].

20Cette procédure de vérification du général par le particulier est à retenir, dans la mesure où elle caractérise également le domaine, cette fois proprement historiographique, par lequel la biographie s’est timidement réinsérée dans le champ de la recherche : la prosopographie, qui satisfait le sens du collectif propre à la Nouvelle Histoire [10]. Rappelons toutefois que cette méthode, si elle est alors de plus en plus utilisée, n’est pas nouvelle [11]. D’autre part, la biographie ne s’y voit pas reconnaître de statut propre : elle n’est qu’un outil destiné à tester la validité des hypothèses scientifiques émises sur les comportements et les apparences attachées aux conditions sociales statistiquement les plus fréquentes.

21Plus globalement, le retour à la biographie individuelle apparaît comme l’indice d’une certaine circonspection, sinon envers les méthodes de l’histoire sérielle, dont les acquis indéniables ne sont guère remis en cause, du moins envers son ambition d’embrasser la totalité du champ historique. L’historien entre à son tour dans l’ère du soupçon et médite sur le statut du sujet pensant, depuis longtemps débattu en littérature (Proust, Joyce). Pensons au personnage de Roquentin, dont la « nausée », dans le roman éponyme de Sartre, a pour catalyseur son impuissance à mener à bien l’étude biographique qu’il consacre à un aventurier du XVIIIe siècle. Jadis décriée comme genre littéraire, la biographie demande désormais des leçons méthodologiques à cette même littérature, afin de combler les blancs laissés par l’histoire quantitative. La biographie devient le lieu idéal où souligner l’irréductibilité des individus et de leurs comportements à des normes générales.

22Enfin, puisque toute œuvre d’historien est écrite à la première personne, la notion de plaisir n’est pas à négliger. Le chercheur trouverait ainsi une satisfaction particulière à se frotter à d’autres sensibilités du passé, sans l’illusion de se placer sur un pied d’égalité avec son sujet, mais avec la certitude d’être à la même échelle que lui : celle de l’individu.

23D’une façon générale, toutes les variantes du renouveau biographique s’efforcent d’intégrer les nouvelles données de l’historiographie [12]. Il semblerait désormais inconcevable de détacher le personnage de son milieu. C’est d’ailleurs autour du va-et-vient de l’individuel et du collectif que tournent en effet les principaux problèmes de méthode propres au genre biographique [13].

24Que dissimule cet enthousiasme retrouvé ? À quelles contraintes se confronte le chercheur biographe ?

Contours simples, structure complexe

25Si l’on s’en tient à la plate définition du Littré, la biographie, « sorte d’histoire qui a pour objet la vie d’une seule personne », s’assigne une ambition nettement définie – un individu possède des limites claires, un nombre restreint de relations significatives – suivant des modalités qui, elles, n’ont rien de clair. Six problèmes de méthode peuvent être ainsi énumérés, qui composent une liste non exhaustive.

Biographie et contexte [14]

26Afin de ne pas sombrer dans « l’illusion biographique » dénoncée par Sarah Kofman et Pierre Bourdieu [15], il paraît nécessaire de reconstituer le contexte, la « surface sociale » sur laquelle agit l’individu. Mais comment s’entend la relation entre ces deux termes ? De façon hiérarchique ou sur le mode de l’échange ? Deux cas de figure peuvent être distingués.

Le contexte hiérarchique, au détriment de l’individu

27L’époque, le milieu et l’environnement sont fortement mis en valeur pour constituer une atmosphère qui expliquerait les destinées dans leur singularité. Soit le contexte permet d’expliquer l’inexplicable [16], soit il sert à combler les lacunes documentaires [17]. Mais ce dernier type d’approche pose le problème de la déontologie de l’historien face au silence des sources : au contraire du biographe littéraire, le biographe universitaire ne peut tout se permettre. Dans un cas comme dans l’autre, la singularité du parcours semble évacuée au profit du contexte, promu explication en dernier recours dans la chaîne des causalités. Cela présuppose, de surcroît, le caractère inamovible, cohérent du contexte, ce qui est loin d’aller de soi.

28La relation paraît établir davantage de réciprocité dans la configuration inverse.

La biographie éclaire le contexte

29On rejoint ici le genre, déjà évoqué, de la micro-histoire. Un cas limite comme le Menocchio de Carlo Ginzburg peut se révéler représentatif, dans la mesure où il suggère, en négatif, ce que l’on entend par « statistiquement le plus fréquent » [18].

30Mais le personnage ne s’éclaire pas seulement par rapport au contexte général. Il peut être instructif de le confronter directement à ses semblables, qui sont appréhendés non plus dans leur identité de groupe, mais comme individus. L’expérience de la biographie croisée a ainsi été tentée, entre autres, par Jacques Verger et Jean Jolivet [19]. En confrontant leurs préoccupations dominantes et leurs réactions respectives aux mêmes événements, ils enrichissent l’information recueillie sur leurs deux personnages.

Marge de liberté et d’indéterminé

31Symptôme probable du reflux des grands paradigmes de la Nouvelle Histoire et du structuralisme, la crainte de toute dérive déterministe tourne à l’obsession.

« On ne peut nier qu’il y ait un style propre à une époque, un habitus résultant d’expériences communes et réitérées, tout comme, à chaque époque, il y a bien le style propre d’un groupe. Mais il existe aussi, pour chaque individu, un espace de liberté significatif qui trouve précisément son origine dans les incohérences des confins sociaux et qui donne naissance au changement social » [20].
En d’autres termes, l’homme n’est pas déterminé par son bagage social à agir de telle ou telle façon. Il n’est pas parfaitement rationnel ou, du moins, n’est pas seulement animé par une rationalité de groupe. En outre, ses distorsions avec le groupe sont redoublées par les contradictions qui lui sont propres : leur sens est aussi saisissable que la psychologie la plus intime – c’est-à-dire très sommairement.

Petits, sans-grade et hommes illustres

32Les historiens se sont insurgés avec raison contre l’hégémonie de la valorisation des « grands hommes ». À l’inverse, la biographie des humbles apparaissait comme l’observatoire idéal de l’adaptabilité des données sérielles. Poussant la démarche jusqu’à son terme, certains confèrent à la biographie de l’humble une valeur en soi, n’ayant plus à être justifiée par un caractère prétendument représentatif [21].

33D’autres se sont avisés que les grands destins individuels, désormais délaissés, gagnaient à être reconsidérés. S’ils n’expliquent pas tout, ils sont à la fois témoins privilégiés et révélateurs de leur temps – à la fois en avance sur lui et en marge de lui, peut-être parce qu’ils l’appréhendent avec davantage de discernement. S’ils ne « font » plus l’événement, ils peuvent en être le catalyseur, selon la configuration du moment. En s’attaquant à la figure de saint Louis, Jacques Le Goff n’a pas seulement élaboré la synthèse de quarante années de recherche accumulées dans le but d’écrire une manière d’histoire totale du XIIIe siècle, centrée sur la vie d’un personnage de premier plan. Il réhabilite aussi la biographie comme mode d’approche de la réalité historique, en posant les conditions d’une biographie acceptable. Tout d’abord, en rupture avec une tradition que les Annales n’ont jamais cessé de pourfendre, le chercheur doit se garder des facilités des « ouvrages anachroniquement psychologiques […], rhétoriques, superficiels, trop souvent anecdotiques ». Il lui faut ensuite recourir aux

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« […] méthodes intrinsèques à la pratique historienne : position d’un problème, quête et critique des sources, traitement dans une durée suffisante pour repérer la dialectique de la continuité et du changement, écriture propre à mettre en valeur un effort d’explication, conscience de l’enjeu actuel – c’est-à-dire, d’abord, de la distance qui nous sépare – de la question traitée » [22].

35Enfin, il doit méditer sans relâche la mise en garde du sociologue Jean-Claude Passeron contre « l’excès de sens et de cohérence inhérent à toute approche biographique » : en croyant tout savoir – puisqu’il connaît déjà la fin – le biographe flirte dangereusement avec l’illusion téléologique.

36On peut enfin se demander si la biographie du grand homme n’apparaît pas, aux yeux de l’historien confirmé, comme un test, voire le défi décisif de sa carrière de chercheur : éprouver la solidité de ses questionnements en les faisant passer par les sentiers les plus rebattus, investir les citadelles les plus inexpugnables de ce qui est encore perçu, consciemment ou non, comme la tradition dans son acception la plus entière. Ainsi, après plusieurs décennies de recherche, trois figures de proue de la Nouvelle Histoire, Georges Duby, avec Guillaume le Maréchal (1984), Marc Ferro, avec Pétain (1987), et Jacques Le Goff, avec Saint Louis (1996), en viennent tous trois à aborder la biographie – armés sans doute, de surcroît, de cette intime conviction qu’on ne parle correctement d’une vie passée que lorsqu’on a déjà soi-même une longue expérience, non seulement intellectuelle, mais tout simplement vécue.

Vie ou tranche de vie ?

37Pour des questions de lisibilité, il peut sembler inévitable d’évoquer le personnage de son premier à son dernier jour. Cet impératif d’exhaustivité, outre par clarté, est parfois imposé par l’agencement des différentes parties d’une vie : tel aspect de la jeunesse peut servir à expliquer l’homme mûr dans ses incohérences.

38Pourtant, le doute récurrent sur la possibilité même de la biographie tourne justement autour de l’impuissance maintes fois soulignée à rendre compte de la vie dans sa totalité. Cette incertitude se relie aisément aux questions déjà soulevées de la marge d’indéterminé et de l’écriture. Les constructions les plus ambitieuses ne sont pas forcément les plus satisfaisantes quant à la limpidité du propos. Le choix d’une échelle plus restreinte – à l’intérieur même d’une vie – ne permet-il pas une problématisation plus rigoureuse, qui reste, en dernier ressort, le fondement sine qua non de la démarche historique ? Sur Richelieu, il est ainsi instructif de comparer d’une part la biographie de Roland Mousnier, caractérisée par une exhaustivité scrupuleuse, mais qui débouche sur une certaine opacité, tout à la fois du personnage et du contexte et, d’autre part, l’étude plus circonscrite de Joseph Bergin [23]. En se focalisant sur la période pré-ministérielle, celui-ci met en évidence un parcours chaotique, qui écarte toute contamination déterministe quant au caractère prédestiné du grand homme. Ce type d’approche permet de repérer les distorsions entre le personnage et l’individu.

Le problème de la composition

39Tout compte fait, la stricte linéarité chronologique semble – en théorie – la façon la plus commode de retrouver la pulsation de la vie. Mais est-ce bien là l’objet d’une biographie historique ? À partir du moment où le biographe assume le caractère forcément subjectif de sa reconstitution, le chronologique se double de thématique [24]. Sous une apparence conventionnelle, la structure peut être encore plus éclatée. Dans Pétain, déjà cité, Marc Ferro s’interroge en priorité sur « Pétain 1940-1945 », et procède à des retours en arrière – plutôt rares – uniquement lorsqu’ils sont susceptibles d’éclairer la période de Vichy.

Au-delà de la biographie : la postérité légendaire

40L’échappée vers le mythe historique ne s’applique qu’aux « grands hommes » patentés. Elle consiste à établir le prolongement posthume d’une biographie, à étudier comment une figure publique se trouve galvaudée selon les sollicitations des différentes époques, et dans quelle mesure cette figure a contribué à l’édification de sa propre légende. En dernier ressort, une telle approche permet de revenir sur la fonction didactique et édifiante dévolue à la biographie jusqu’à un passé relativement proche [25].

41La biographie est-elle redevenue une fin en soi, dotée, désormais, d’une caution scientifique solide ? Les avis demeurent partagés. Si, pour Pierre Bourdieu, le groupe est antérieur à l’individu et lui impose sa rigidité, pour Giovanni Levi, la liberté individuelle se fraie un passage par les interstices de la cohésion sociale ou de la propre irrationalité du sujet. Le débat reste donc ouvert. Mais on peut néanmoins remarquer, après Antoine Prost [26], que l’écriture historique repose sur la narrativité. Or il n’y a pas de récit sans acteurs. Au besoin, l’historien s’en forge d’anonymes, de collectifs ou de purement matériels. À ce seul titre, la biographie s’affirme comme un genre historique à part entière, dont l’apparente simplicité stimule le travail de mise en intrigue des sources.

Notes

  • [1]
    Renouveau dont témoigne l’accumulation des articles méthodologiques, depuis P. Levillain, « Les protagonistes de la biographie », dans Pour une histoire politique, R. Rémond dir., Paris, 1988, p. 121-159, jusqu’à G. Piketty, « La biographie comme genre historique : étude de cas », dans XXe siècle, 63 (1999), p. 119-126.
  • [2]
    Voir A. Corbin, depuis Les filles de noce : misère sexuelle et prostitution (XIXe et XXe siècles), Paris, 1979, jusqu’à L’avènement des loisirs (1850-1960), Paris, 1995. Pour un premier bilan, voir Histoire de la vie privée, G. Duby et P. Ariès dir., Paris, 1985-1987, 5 vol.
  • [3]
    M. Foucault, Histoire de la sexualité, Paris, 1976-1984, 3 vol.
  • [4]
    Voir Histoire des femmes en Occident, G. Duby et M. Perrot dir., Paris, 1991-1992, 5 vol.
  • [5]
    Voir C. Ginzburg, Le fromage et les vers : l’univers d’un meunier du XVIIe siècle [1ère éd. italienne 1976], Paris, 1980. L’auteur tente de définir les normes sociales par effet de contraste, en étudiant les croyances d’un individu situé en marge de ces normes : Menocchio, meunier frioulan hérétique.
  • [6]
    L. Febvre, Un destin : Martin Luther, Paris, 1928, p. VII.
  • [7]
    P. Ricœur, Temps et récit, t. I : L’intrigue et le récit historique, Paris, 1981, p. 302.
  • [8]
    N. K. Denzin, Interpretative biography, Beverly Hills, 1989 (Qualitative research series 17) ; S. Dex, Life and work history analyses : qualitative and quantitative developments, Londres, 1991. Cette méthode a été théorisée en France par S. Clapier-Valadon et J. Poirier, L’approche biographique : réflexions épistémologiques sur une méthode de recherche, Nice, 1984.
  • [9]
    D. Courgeau et É. Lelièvre, Analyse démographique des biographies, Paris, 1989.
  • [10]
    Les 43 volumes du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français et international, entrepris par Jean Maîtron dans les années 1950 et achevé par Claude Pennetier en 1993, constituent un ouvrage emblématique du genre, avec ses 110 000 notices de militants illustres ou inconnus. Il y avait quelque hardiesse, pour l’époque, à accoler l’épithète « biographique » à la formule « mouvement ouvrier ».
  • [11]
    Voir, par exemple, E. et É. Haag, La France protestante, Paris, 1857.
  • [12]
    J. Le Goff, « Comment écrire une biographie historique aujourd’hui ? », Le Débat, 54 (1989), p. 48-53, distingue sa démarche du « retour des émigrés » (Gaxotte et consorts) comme de ces pseudo-biographies de personnages qui les présentent complètement noyés dans leur environnement.
  • [13]
    Voir la table des matières des actes du colloque Problèmes et méthodes de la biographie, Paris, 1985 (Sources : travaux historiques).
  • [14]
    Sur cette question, voir surtout G. Levi, « Les usages de la biographie », Annales ÉSC, 1989, p. 1325-1336.
  • [15]
    P. Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63 (juin 1986), p. 69-72.
  • [16]
    Journal de ma vie : Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier au XVIIIe siècle, D. Roche éd., Paris, 1982. Le comportement du personnage apparaît typique de son milieu, celui du compagnonnage français pré-révolutionnaire. Ce cas de figure soulève, de surcroît, le problème complexe de la relation entre biographie et autobiographie. Dans le même esprit, voir la thèse de J. Cornette, Un révolutionnaire ordinaire : Benoît Lacombe, négociant (1759-1819), Seyssel, 1986, dont le titre suggère la démarche. M. Vovelle, quant à lui, préfère intituler « études de cas » ses deux recherches biographiques consacrées à des obscurs : L’irrésistible ascension de Joseph Sec, bourgeois d’Aix, suivi de quelques clés pour la lecture des naïfs, Aix-en-Provence, 1975 ; Théodore Desorgues ou la désorganisation, Paris, 1985.
  • [17]
    F. Venturi, Jeunesse de Diderot (1713-1753), Paris, 1939. Les premières années du personnage sont reconstituées sans presque aucune documentation directe, par le biais de la comparaison avec d’autres personnalités dont la vie présentait certaines analogies avec la sienne.
  • [18]
    Voir aussi G. Duby, Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde, Paris, 1984. Le topos du chevalier idéal restitue, en creux, l’image du commun de la chevalerie du XIIe siècle.
  • [19]
    J. Verger, J. Jolivet, Bernard Abélard, ou le cloître et l’école, Paris, 1982.
  • [20]
    G. Levi, art. cit., p. 1335. Ce n’est pas fortuitement que le même numéro des Annales ÉSC annonce le fameux « tournant critique » de la revue. Voir également la théorie des catastrophes formulée par le mathématicien R. Thom, Parabole et catastrophes : entretiens sur les mathématiques, la science et la philosophie réalisés par Giulio Giorello et Simona Morini, Paris, 1983 ; Id., Prédire n’est pas expliquer : entretiens avec Émile Noël, Paris, 1991.
  • [21]
    A. Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, Paris, 1998. L’auteur utilise le procédé de la caméra subjective. On ne voit jamais son personnage, mais on voit ce qu’il a vu, y compris la seule trace directe qu’il a laissée dans les archives : une croix sur un registre de délibérations du conseil municipal de son village. Sommes-nous devant un exercice de style ou au seuil d’un renouveau du genre biographique ?
  • [22]
    J. Le Goff, Saint Louis, Paris, 1996, p. 14-15. Le retour aux grands hommes invite aussi à s’interroger sur la juste place qu’il convient de leur accorder dans leur environnement.
  • [23]
    R. Mousnier, L’homme rouge ou la vie du cardinal de Richelieu (1585-1642), Paris, 1992 ; J. Bergin, L’ascension de Richelieu [1ère éd. anglaise 1991], Paris, 1993.
  • [24]
    Un exemple parmi tant d’autres, avec O. Poncet, Pomponne de Bellièvre : un homme d’État au temps des guerres de Religion (1543-1607), Genève, 1998 (Mémoires et documents de l’École nationale des chartes, 50). Le propos est distribué en trois parties : ascension vers le pouvoir (jusqu’en 1588) ; au sommet de l’État (1588-1607) ; l’homme privé.
  • [25]
    Voir infra, « Sully-Richelieu : deux mythes en parallèle ».
  • [26]
    A. Prost, Douze leçons sur l’histoire (chap. 11 : « Mise en intrigue et narrativité »), Paris 1996.
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