Notes
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MENSA est un club international fondé à Oxford en 1946 et regroupant aujourd’hui environ 110 000 membres dans une centaine de pays à travers la planète. Ce club est ouvert à toute personne à fort potentiel intellectuel (2 premiers centiles sur tout test approuvé et passé dans des conditions appropriées), soit un QI > à 132.
Introduction
1 L’intelligence, dans ses développements extrêmes, passionne les pédagogues, les philosophes, les psychologues mais aussi les neurobiologistes et les psychanalystes. Ces derniers se sont certes peu exprimés sur ce sujet. Comment se déroule leur vie dans les Organisations ?
2 Rappelons ici la définition générale de l’intelligence. Elle est présentée comme la faculté de comprendre, de s’adapter, de découvrir des relations entre des faits, voire même « d’inventer » des solutions à des problèmes. On en fait une qualité en lui prêtant des vertus qualitatives de don constructif, positif et volontaire au-delà de la sensation et de l’intuition. On distingue l’intelligence conceptuelle (abstraite, représentative et inventive) médiatisée par le langage de l’intelligence pratique (concrète), qui est la faculté d’agir de manière opérationnelle adaptée à une situation donnée.
3 En 1905, Binet crée une échelle psychométrique de mesure de cette aptitude. On parle alors de quotient intellectuel (QI). Plus récemment en 1995, un journaliste et psychologue américain, D. Goleman, publie des travaux de chercheurs américains sur une autre forme d’intelligence, l’intelligence émotionnelle (ou sociale) (QE) qui prend en compte réciprocité et interactivité. Il affirme que cette dimension serait incontournable si l’on veut réussir dans les Organisations.
4 Les scientifiques, spécialistes de la question, ont découpé l’intelligence en facteurs variables : mémoire, concentration, capacité d’analyse, attention, conscience, raisonnement, tout ce qui semble permettre une meilleure appréhension de l’environnement. Cet ensemble centré sur l’individu désigne les facultés cognitives distribuées autour d’un facteur général.
5 La mesure de l’intelligence ne s’est effectuée qu’à partir de 1905. Elle a été décriée et l’est encore de nos jours. Pourtant il nous parait intéressant de mener cette investigation en évoquant quelques illustres personnages disparus qui devaient probablement avoir une intelligence exceptionnelle avant que l’échelle de Binet Simon ne voit le jour. Par ce détour nous ne voulons pas apporter de preuve scientifique mais seulement nous mettre en « condition » pour aborder l’étude exploratoire de la place des surdoués dans les Organisations.
6 Les talents reconnus dotés d’un QI nettement supérieur à la moyenne (soit plus de 130) intéressent-ils l’entreprise à la recherche de hauts potentiels. Le management et la recherche se questionnent sur l’utilisation de telles capacités. Ont-ils toujours trouvé leur place ? Quelles organisations intègrent les surdoués ? Quelles fonctions occupent-ils ? Comment se passe leur adaptation professionnelle et relationnelle ? Pour appuyer notre démonstration, nous avons fait appel à quelques membres de l’association MENSA [1].
7 La posture que nous choisissons se situe entre le regard du psychanalyste et celui du chercheur en Science de Gestion. Le premier accordant son crédit à ce qu’il y a de potentiel latent dans un comportement ou une relation, le deuxième plus soucieux des aspects d’efficacité et de performance.
1 – L’étroite frange « hors-norme » des surdoués
8 Pour Danielle Lévy, psychanalyste (2007), « Etre intelligent, c’est identifier dans un magma – ou dans un système structuré déjà par un certain désir – les éléments qui permettront de réaliser son propre désir. (…) »
9 Chez les jeunes adultes, une distinction est couramment opérée entre les « bien doués » (quotient intellectuel compris entre 130 et 140) et les surdoués (quotient intellectuel supérieur à 140). Cette dernière catégorie représenterait à peine 0,4 % de la population. Les difficultés d’adaptation augmenteraient à mesure que le QI s’élève et leur scolarité pose toujours des problèmes (Roux-Dufort, 1985). D’après Chiland (1976), ces enfants apprennent généralement à lire avant les autres et sont en avance dans leurs études. Ils n’ont jamais besoin d’être stimulés. Cette envie d’apprendre repose-t-elle sur une plus grande vitesse d’acquisition ou bien est-ce que cette passion, pour la lecture en particulier, vient remplir - de façon quasi boulimique - un vide angoissant suscitant une forte tension « adaptative » ?
10 Il faut se poser également le rôle des parents. S. de Mijolla, (2004) évoquerait l’hypothèse que l’enfant surdoué comble un vœu narcissique parental, celui d’accéder à un statut héroïque, à un destin grandiose. L’enfant porterait alors un désir démesuré qui n’est pas le sien. Selon cet auteur, il y aurait toujours un traumatisme à l’origine de la précocité. Cette cicatrice génère un manque à être et à savoir doublé « d’ennui dépressif » surcompensé par la boulimie cognitive. Le fantasme parental d’avoir un enfant surdoué pour cacher ou effacer quelque blessure ferait injonction. Le fond de commerce des psychologues libéraux est bien souvent alimenté par les consultations sur les capacités intellectuelles hypothétiques de l’enfant. Les psychanalystes verraient là un symptôme familial (Terrassier 1981).
11 Les surdoués sont-ils adaptés et heureux ? Il existerait certes une corrélation positive entre le haut niveau intellectuel et la réussite scolaire, puis sociale, mais le niveau de réussite scolaire n’atteignait déjà pas, selon C. Kohler & M. Maer, (1963), celui que l’on pouvait imaginer compte tenu des aptitudes intellectuelles de ces enfants. Selon D. Marcelli (2004) les parents veulent que leur enfant soit surdoué, et les enfants cherchent à satisfaire le désir de leurs parents. Mais cet échange entre inconscients est-il toujours adapté aux réalités de l’école et de l’entreprise ? D’après S. Lebovici (1960), les dons intellectuels authentiques ne vont pas sans une certaine fragilité : « Les enfants bien doués ne s’adaptent pas automatiquement à la vie scolaire (…). À l’âge adulte, les surdoués présentent souvent une névrose de caractère avec des symptômes d’ordre obsessionnel (manies, rituels, désintérêt des partages émotionnels, etc..) qu’ils tolèrent bien, mais avec lesquels ils torturent leur entourage. Ils sont souvent aussi des déprimés chroniques, encore qu’actifs sur le plan social (…), leur vie sexuelle serait particulièrement pauvre. » L’angoisse qu’entretient la dysharmonie adaptative absorbe une grande partie de l’énergie, de ces sujets. Ils manifestent une certaine incapacité à se réaliser, malgré les possibilités dont ils sont dotés. Des troubles graves du caractère et des comportements antisociaux peuvent également se manifester. Certains chercheurs (Roux-Dufort, 1982), à propos des enfants surdoués, vont jusqu’à s’interroger s’il n’y aurait pas une corrélation entre psychose (le formalisme de la lettre devient absolu et prime sur le rapport à la réalité) et performance intellectuelle ? Ces surdoués font-ils certaines opérations de « virtualisation » pour masquer ou combler leurs angoisses ? Cet auteur s’interroge : « le problème des relations entre extrême intelligence et fragilité psychique se pose tout particulièrement chez ces enfants. » Ces enfants sont-ils voués à être à divers degrés des inadaptés sociaux aux prises avec des dysharmonies de fonctionnement ? Sont-ils au contraire mieux équipés que les autres pour réussir dans la vie et suffirait-il d’une meilleure prise en considération pour leur permettre d’exprimer leur potentiel ?
12 La psychanalyse appréhende généralement le « surdon » comme un recours défensif à travers l’intellectualisation, un surinvestissement cognitif de la réalité externe voué à tenir à distance voire à neutraliser les affects et les conflits, trop angoissants. Dans L’homme aux rats (Freud 1909) décrit un cas de névrose obsessionnelle. La rumination mentale apparaît là comme le symptôme principal de la pensée obsessionnelle qui s’acharne à la quête de solutions sur tout ce qui inquiète et fait douter. Freud suggère que la sexualité inspirant la pensée dans les processus inconscients infantiles change d’objet et dirige la pulsion vers l’acte même de penser. La satisfaction éprouvée en atteignant le résultat cogitatif est perçue comme une activité sexuelle. L’appareil à penser devient ainsi lui-même un organe autonome, sexualisé, fabriquant les pensées répétitives et compulsives devenues de véritables objets toxiques au pouvoir destructeur. Curiosité sexuelle et curiosité intellectuelle ne feraient qu’un. Dans la névrose obsessionnelle nous sommes dans une nécessité quasi absolue de « solution intellectuelle » adulte. L’enfant surdoué porte les prémisses de cette compulsion, mais il joue encore et jouit de ses « trouvailles ».
2 – Mécanismes pulsionnels et sublimation : les sources du surdon
13 Parmi les différents mécanismes de défenses repris par des auteurs comme Bergeret (1994) et Anna Freud (1936), les psychanalystes mettent en avant la sublimation, pour protéger par la « fuite » dans l’intellection au-delà des conflits de réalité l’instance du Moi, pilote de l’activité consciente et de l’intégrité de la personne.
14 Le surdoué se protègerait avant de briller. Freud (1905) définit la sublimation comme « le détournement, intégral ou en majeure partie, de l’usage sexuel des forces pulsionnelles vers d’autres fins ; processus grâce auquel de puissantes composantes sont acquises, intervenant dans toutes les productions culturelles ». Aux yeux de la psychanalyse, le désir de savoir et l’appétit de connaissance du monde n’est donc pas un acte neutre et aseptisé. Le mystère des origines et de la sexualité génère des processus pulsionnels inconscients qui unifient, dans une même vision, objets du monde et corps maternel. Le questionnement œdipien se projette sur toute question qui devient - par ce déplacement - objet de connaissance.
15 Selon Freud (1908), la première pulsion de savoir, dite « épistémophilique », s’exprimerait à l’occasion des questionnements que se pose l’enfant au sujet de la conception et de la naissance. Vers trois ans, face à l’arrivée réelle ou supposée de petits frères et sœurs, l’enfant entamerait ses interrogations sur les origines de la vie et élaborerait une théorisation sexuelle infantile partielle, inspirée de quelques éléments de la réalité et de compléments fantasmatiques imaginaires ; ensemble qu’il complèterait et remanierait au fur et à mesure de ses connaissances. Certains enfants, souvent uniques ou derniers d’une fratrie, mobilisent leur fantasme autour du désir de savoir.
16 Au cours du « temps de latence » (sexuelle), l’enfant « oublie » les motions pulsionnelles de la sexualité infantile qui le portaient vers un choix d’objet familial. C’est le temps suspensif de l’école. Les pulsions sexuelles se séparent des pulsions du Moi qui vont vers la pensée, le raisonnement, le jugement, la morale ; la libido se tourne peu à peu vers l’extérieur pour anticiper l’acte sexuel mais elle revêt parfois la forme sublimée. Dans son ouvrage de 1927, Freud illustre clairement, à travers l’étude du profil à la fois créatif et savant de Léonard de Vinci, cette linéarité entre pulsion d’investigation infantile et surdéveloppement ultérieur de l’intérêt pour le savoir. Chez le phénomène Léonard, on voit bien à la fois la créativité et l’avidité de savoir fortement surdéveloppée qui agit comme pulsion. Cette pulsion suractivée est déjà entrée en action dans la toute première enfance de l’individu, scellée par des impressions de la vie infantile. Freud ajoute ceci : « L’observation de la vie quotidienne des hommes nous montre que la plupart d’entre eux réussissent à détourner des parties très considérables de leurs forces pulsionnelles sexuelles vers leur activité professionnelle ». Cela correspond tout à fait à la sublimation qui est un mécanisme de défense des « fragilités »du Moi parmi les plus importants.
17 Le génie créateur échappe à l’inhibition des idées par sa disposition particulière fonctionnant comme une compulsion névrotique à penser. Par son déplacement, la libido se soustrait au destin du refoulement en se sublimant en avidité de savoir venant en renfort d’une puissante pulsion d’investigation « scoptophilique » de représentation. L’investigation reconstructrice d’images et de modèles de la réalité devient substitut de l’activité sexuelle. Le déplacement des processus psychiques sous-jacents occulte les traces de l’investigation sexuelle infantile. La pulsion peut alors agir librement au service de la fonction intellectuelle. Ce sont ces mêmes mécanismes qui pourraient orienter l’individu vers des pratiques religieuses, artistiques ou culturelles.
18 Notre époque induit probablement autant que par le passé ce type de processus. Cependant, la place de l’enfant des temps freudiens à nos jours a bien changée. Il est devenu depuis quelque temps, dans la plupart des cas, l’enfant roi au sein de la famille. D’autre part, beaucoup de familles d’aujourd’hui sont monoparentales ou recomposées. L’enfant devient alibi dans les différentes phases du débat conjugal. Il apparaît alors comme ciment possible d’une cellule de plus en plus fragilisée. Il tient alors souvent une place inappropriée dans les investissements libidinaux de la mère (pour le garçon), qui le propulse souvent dans un rôle de substitut paternel. Les mères ont souvent « l’héritage » de la garde de l’enfant, ou une sur responsabilité éducative. Pour la fille, la mère s’implique davantage dans un jeu d’échanges identitaires. Parfois complice, parfois rivale, de manière implicite la mère à une multitude de rôles à occuper selon les configurations et l’âge de la fille. Le surdon de celle-ci répond moins à combler le désir maternel par un formalisme cognitif. On assisterait plutôt à une surenchère « compétitive » de « perfections » locales féminines La sublimation va vers l’investissement d’objets. Le don du garçon serait plutôt une pétition quasi « politique » impliquant dominance et protection par la maîtrise « remarquable » d’une théorie sur l’objet.
19 Quel impact peuvent avoir les modalités relationnelles spécifiques de l’enfant à la mère sur le refoulement ou la sublimation ? Le parent qui a en charge l’enfant surinvestit symboliquement et imaginairement dans sa progéniture, cela faisant souvent binôme mère enfant. Romain Gary (1960), dans son roman autobiographique relate son enfance très particulière auprès de sa mère, qui est en adoration vis-à-vis de lui. Il est né en Russie en 1914, puis exilé en France en 1928, il vit seul avec sa mère Mina. Il ignore totalement son père. Mina, sa mère est petite actrice de théâtre, chamboulée par son exil, assurant seule avec difficulté l’économie de la famille, elle projette sur son fils toutes ses ambitions. Romain est surinvesti, dès son plus jeune âge. Il a des précepteurs de danse, de musique, d’équitation, … Il est en même temps aliéné par les sacrifices que sa mère réalise pour lui. Cette mère envahissante, infatigable, est pleine d’amour. Cependant, ce surinvestissement n’est pas sans développer des sentiments ambivalents. « Il y avait des moments où l’amour sans répit dont j’étais l’objet était plus que je ne pouvais supporter. Me voir constamment dans un regard passionné et éperdu comme unique, incomparable, doué de toutes les qualités et promis à la voie triomphale, ne faisait qu’accentuer mes frustrations et la conscience déjà fort lucide et douloureuse que j’avais du gouffre entre cette image de grandeur et ma piètre réalité. (…) J’étais résolu à réaliser tout ce que ma mère attendait de moi, et je l’aimais trop pour être sensible à ce que ses rêves pouvaient avoir de naïf et de démesuré. Il m’était d’autant plus difficile de faire la part du phantasme que, bercé ainsi de promesses et de récits de ma grandeur future depuis mon enfance, je m’y perdais parfois, et ne savais plus très bien ce qui était son rêve et ce qui était moi. » Il est fort probable que son talent créatif soit issu de ce surinvestissement maternel. Etre porté par un tel désir de l’autre laisse peu d’autres choix que de grandir dans l’Autre. Avec la reconnaissance du droit des pères, la question de la relation père enfant prend une nouvelle dimension dans les déterminations précoces.
20 Une autre psychanalyste, Mélanie Klein (1932), apporte une touche sensiblement différente sur la pulsion épistémophilique décrite par Freud. Pour elle, cette pulsion est infiltrée par le sadisme, les processus d’envie, et les fantasmes de destructivité qui leur sont associés. Le psychisme archaïque préoedipien du très jeune enfant (dépendant mais vindicatif !) amène un désir de vivre « par tous les moyens » Connaître le monde serait ainsi, pour l’enfant, une tentative de le posséder comme il maîtrise sa mère dans l’ébauche ambivalente d’un mouvement pour la posséder et la détruire qui correspond au processus de domination. Pour Mélanie Klein (1932) également la relation forte entre savoir et préhistoire libidinale est évidente. Le calcul et l’arithmétique (disciplines accueillant majoritairement les sujets précoces et les talents des enfants surdoués) possèdent un investissement symbolique prégénital : « Parmi les activités des composantes pulsionnelles qui jouent dans ces domaines un rôle important, nous pouvons observer des tendances anales, sadiques et cannibaliques qui parviennent, de cette manière, à la sublimation et qui se coordonnent sous la suprématie génitale ». Toutefois la peur de la castration fait limite prenant à terme une importance particulière inhibitrice et génère des tendances qui induisent la sublimation et la construction d’un « Surmoi » moral. Parfois cependant le pulsionnel persiste dans des scénarii stables qui assurent la maîtrise de l’autre comme objet. Il s’agit d’organisations structurellement « perverses ».
21 Née sur des cicatrices d’une aventure infantile excessive au plan émotionnel, la sublimation fragilise. Elle pousse à revivre l’expérience violente originaire. J. Laplanche (1977) définit le traumatisme « comme le point précis de cette sorte de néo-genèse d’une énergie qui pousse à la sublimation. L’artiste, dont la capacité de sublimation est indiscutable, serait particulièrement susceptible aux traumatismes et s’y confronterait continuellement, sous une forme symbolisée qui en permettrait l’élaboration. » L’origine de cette forte réceptivité au traumatisme tiendrait à deux facteurs : l’un constitutif, l’autre à l’intensité des stimulations instinctuelles. Sur le front conflictuel avec la réalité, faute de capacité ou de possibilité de mise en acte, il faut sans cesse inventer du signifiant. C’est là qu’émerge éventuellement le talent.
22 La société d’aujourd’hui est faite de parents qui placent d’ordinaire la réussite individuelle de leur descendant au cœur de leurs enjeux. L’adolescence est un stade de transformation et de développement particulier. C’est là que l’exigence sociale va faire symptôme en induisant des réponses exagérées dans la surenchère, le paradoxe ou l’opposition. Pour Emmanuelli (2007), « Elle (la société) pose comme priorité l’accomplissement (…) de la personne (…). Plus que jamais les parents attendent de leurs adolescents qu’ils réalisent les projets qu’eux-mêmes n’ont pu accomplir (…) il ne s’agit plus (…) de s’inscrire dans les pas des générations précédentes, mais de les dépasser. La recherche actuelle, par de nombreux parents, de la confirmation du surdon de leur enfant relève de ce mouvement général. Ces projets narcissiques laissent l’adolescent dans la solitude, souvent sans repères et sans cadre face à l’angoisse de ne pas être à la hauteur des attentes projetées sur lui. L’échec retentit sur l’estime de soi. ». On imagine ce que détermine cette peur de ne pas être suffisamment « bon ».
23 Dans sa thèse, Goldman (2007) souligne la position particulièrement inconfortable de l’adolescent dans notre société actuelle. « L’adolescence, carrefour de tous les paradoxes, met en conflit les vœux de grandir et de rester enfant, de se séparer tout en régressant parfois vers la dépendance, d’être objet de désir et, souvent encore, de ne surtout pas l’être, d’accéder à la sexualité génitale sans pour autant pouvoir procréer, mais aussi de s’identifier à ses imagos parentales tout en s’en émancipant, afin de construire son identité définitive. » Cette position inconfortable peut aussi bien conduire à des poussées de violence qu’à la sublimation. Dans tous les cas, elle est génératrice d’angoisse. La réussite scolaire pour un jeune adolescent serait le meilleur étayage de son avenir par le renforcement narcissique, car elle va dans le même sens que le désir des parents. Cette réussite n’est pas donnée à tous. Le « surdoué » y mobilise certes ses ressources pulsionnelles et repousse à plus tard l’avènement de son propre désir d’adulte, mais l’excès d’enjeux émotionnels latents qui le dépassent peut largement inhiber sa performance. Comme l’enfant hyperactif dans la mobilisation corporelle et spatiale l’enfant surdoué épuise sa tension émotionnelle dans une suractivité de représentation et de verbalisation qu’il ne sait contrôler. Les items conceptuels des tests d’évaluation du QI sont mieux réussis que ceux qui réclament seulement des opérations concrètes. Faire « preuve » d’intelligence dans les items qui se prêtent au jeu semble plus important que comprendre des relations pratiques. Le communicable l’emporte sur le réflexif. Les réponses dérivent souvent à la limite de la pertinence et de l’opportunité. Ce défaut de congruence est probablement épuisant.
24 Le comblement de l’espace relationnel avec l’adulte par une occupation sémantique et cognitive semble répondre à une nécessité affective dont l’urgence engage plus à « faire le malin » qu’à construire durablement et efficacement. Etre aimé et reconnu demande un surinvestissement pulsionnel des réponses intelligentes « à tout prix ». Les parents du surdoué le placent peut-être dans une blessure occultée dans leur propre enfance qui demande un sur classement « intellectuel » dans des positions adultes ? Le surdon vient certes dans le flux pulsionnel de l’individu, mais ne porte-t-il pas également cette injonction Cornélienne de « réparation » familiale ? L’enfant surdoué fait « feu de tout bois » par son hyper vigilance sur l’information et l’attention extrême qu’il porte à l’impact de ses réponses sur l’enseignant ou le psychologue. S’agit-il plus d’une nécessité de « démonstration » d’efficience cognitive que d’une sorte de génie spontané de la découverte ? L’angoisse sous-jacente est parfois aussi manifeste que dans les conduites de fuite ou d’évitement face à un danger.
25 Les processus cognitifs ont une fonction adaptative mais également protectrice et défensive en regard des facteurs environnementaux. En conditions de sécurité et de confiance suffisantes, ils demeurent mesurés. Sont-ils parfois exacerbés par une surestimation émotionnelle des situations ? Le surdoué en fait beaucoup dans les contextes de production scolaire ou d’examen. Il tire un parti maximal là et maintenant de l’information actuelle mais ne trame pas nécessairement un outillage cognitif généralisable et transposable. Nous ne sommes pas dans ce « juste ce qu’il faut » qui répond aux tensions du contexte. Peut-on recommander l’exploitation systématique et précoce d’un « potentiel » dont les déterminations semblent relever d’une dysharmonie d’accommodation relationnelle et cognitive ? Comme l’hyperactif, le surdoué demanderait plutôt à être rassuré. S’il doit soutenir l’image de son potentiel qu’il génère chez l’entourage, cela constituera à terme un facteur complémentaire d’anxiété. Un enjeu factice et peu tenable se crée autour de son « don ». En fait l’intelligence devient alors alibi et défense à soutenir compulsivement de manière obsessionnelle. Il n’est pas surprenant de constater les fréquents effondrements ultérieurs de ces « capacités » précoces qui étonnaient l’entourage. Par une sorte d’exacerbation de l’activité cognitive certains parviennent à maintenir leur « sur classement » jusqu’à l’âge adulte s’ils se découvrent des harmonies avec les programmes d’études et les contextes professionnels. Et surtout s’ils font les « rencontres » nécessaires pour raciner leur don dans une réciprocité relationnelle sans laquelle le cognitif verse dans la perte de sens.
26 Mermoz, pilote surdoué, postulait à un emploi dans l’aéropostale. Il fit avec l’avion d’essai une démonstration d’acrobate aux limites du possible des figures. « Refusé ! » lui signifia Latécoère responsable de la nouvelle société. Mais il s’agissait d’un patron intelligent. Il se reprit et dit : « Décollez, faites un large virage tranquille au-dessus de la colline et venez vous poser devant les hangars ». Puis il saisit son journal et se mit à le lire. A son retour Mermoz était embauché. L’organisation n’avait pas besoin de pilote surdoué mais simplement de pilotes. Mermoz avait saisi cela. Nous sommes tous un peu susceptibles de dépassements géniaux plus ou moins hasardeux. L’intelligence est aussi une question de mesure. On rencontre quelquefois des esprits créatifs extrêmes qui échappent à la réalité et imaginent sans cesse leurs propres objets. L’art de Pygmalion peut même créer maintes Galathées imaginaires. Mais cela ne sculpte, ni ne donne vie. Le surdoué dans les organisations doit apprendre à connaître et tirer le meilleur parti de ses propres capacités. Ceux qui veulent franchir leurs limites (et celles d’autrui) sont certes parfois fort intelligents. Mais le surdon se surestime lui-même s’il n’est bridé et supervisé. Briller certes, mais où et comment ? On peut approcher cela au travers de destins célèbres qui ont rencontré les conditions de leur accomplissement.
Méthodologie
27 Pour cette étude, nous avons tout d’abord recherché à travers des biographies ou des écrits, de ceux qui nous paraissaient être des génies, des éléments, des caractéristiques ou des détails marquants de leur vie.
28 Dans le même temps, nous avons pris contact avec le club MENSA pour obtenir les coordonnées de volontaires afin de recueillir leur témoignage par rapport à leur parcours scolaire et professionnel. Ces interviews se sont déroulées soit en face à face, pour ¼ d’entre eux, soit par téléphone. Ils ont duré entre 45’ et plus de 90’. Nous avons pu ainsi recueillir une vingtaine de témoignages « exploitables ».
29 Pour l’ensemble des documents et témoignages recueillis, nous avons eu cette double lecture psychanalytique et managériale. Nous avons pu confronter ces premiers résultats à notre expérience tant clinique qu’organisationnelle.
3 – Des génies créateurs
30 Freud (1927) aborde le point du génie créateur et de l’enfant surdoué dans son ouvrage sur Léonard de Vinci. Voici en complément, quelques éléments biographiques de génies précoces.
31 Le jeune Mozart possède une oreille absolue, dès l’âge de trois ans, il est doté d’une mémoire et d’une capacité de concentration exceptionnelle. A quatre ans, il compose ses premières pièces pour clavecin. Il donne à six ans son premier concert à la cour de Vienne avec sa sœur Marianne. Ils ont été très tôt initiés et entraînés par leur père, lui-même grand musicien. La spontanéité de ses intuitions musicales étonne les adultes. A l’âge de sept ans, il joue du violon sans lecture préalable, ni partition dans le quatuor de son père. La tournée Européenne qu’il entreprend entre neuf et onze ans, en famille, surprend les cours royales et tous les grands esprits. Goethe, qui assiste à une de ses représentations à Francfort, en est très profondément marqué. Le rôle du père dans l’éclosion de Mozart est indéniable. Bien évidemment on ne connaît pas le QI de ce prodige. Les éléments de l’intelligence utilisés pour la musique, sont avant tout la mémoire auditive, la concentration, elle ne passe pas obligatoirement par la parole car les notes agissent comme des symboles. Dès la naissance, Wolfgang Amadeus est baigné par la musique de son père.
32 Dans d’autres formes d’arts, on retrouve également une pléiade de célébrités précoces. Pour la peinture et les arts plastiques, nous trouvons quelques fameux exemples : Raphaël, Turner, Michel-Ange. Lebrun, grand portraitiste de Versailles au dix-huitième siècle dessine au charbon dès l’âge de trois ans et réalise d’admirables portraits à douze. Camille Claudel, est d’une rare précocité en sculpture, réalisant un « David et Goliath » à douze ans. Elle entre dans l’atelier de Rodin huit ans plus tard. Picasso, encore enfant, étonne par sa maîtrise académique. Il n’a que quatre ans, quand il peint « Le Picador », son premier tableau célèbre.
33 Le domaine scientifique n’est pas en reste. Blaise Pascal se distingue également par sa précocité. Il propose des démonstrations de théorèmes dès l’âge de huit ans. Il est passionné pour les éléments d’Euclide à douze ans et il est capable d’en résoudre les trente-deux propositions à quinze ans. C’est également à cet âge qu’il énonce son fameux « théorème » (sur l’alignement des points d’intersection des diagonales d’un hexagone inscrit dans un cône). Entre seize et dix-huit ans, il invente la machine arithmétique. Cette invention constitue le point de départ des quatre opérations élémentaires. Les calculatrices électroniques modernes ne sont que l’aboutissement technique et numérique de cette invention. Ce n’est pas qu’un mathématicien, il est aussi philosophe. Léonard de Vinci, créateur de génie cumulait également sciences et art.
34 Dans le domaine littéraire, Agrippa d’Aubigné, écrivain Français du seizième siècle, apprend le latin, le grec et l’hébreu à l’âge de quatre ans. A l’âge de six ans, il est capable de lire et comprendre parfaitement dans ces quatre langues. Montaigne a appris très jeune le latin, il le maîtrise déjà bien à six ans. Goethe écrit dans plusieurs langues à dix ans. De même nous pourrions citer Victor Hugo, Rimbaud et la liste pourrait être longue.
35 Si les arts nécessitent une maîtrise de la perception, de la mémoire et du geste ils n’utilisent pas obligatoirement une maîtrise fine du langage, comme les lettres. La maîtrise des arts plastiques exige la mise en place achevée de toutes les coordinations motrices et visuelles parfaitement abouties. Elle nécessite probablement l’acquisition d’une vision tridimensionnelle, la connaissance de la perspective, toutes notions complexes demandant ordinairement un apprentissage technique long et assidu. C’est peut-être un apprentissage ultra rapide et une vitesse de réaction exceptionnelle qui sont à la base de ces génies créateurs. Brenot (1997) dans son ouvrage explique que l’apprentissage précoce de la musique suggère l’hypothèse qu’il utilise un mode sensoriel privilégié, l’audition. La concentration soutenue grâce au mécanisme physiologique du « canal sensoriel unique » peut expliquer une attention proche de l’hypnose. Les mathématiques utilisent des zones cérébrales très spécialisées. Elles ne nécessitent pas obligatoirement la maîtrise du langage verbal. Elles peuvent donc se développer bien avant que le langage ne soit totalement acquis.
36 Si l’on se penche sur la biographie de ces génies, nous pouvons remarquer que toutes ces performances précoces naissent dans un contexte familial très particulier. Les mères ou les pères de ces génies joueront un rôle fondamental. On note bien souvent de la souffrance liée à des lacunes relationnelles qui restent en suspens. Devenus adultes, ces génies ont conservé leur curiosité infantile. D’un point de vue psychanalytique, le développement de la plupart d’entre eux semble accroché à un stade de développement psychique particulier. Leur équilibre mental est parfois précaire. Ce qui a fait dire que le génie et la folie seraient très proches. Déjà, Aristote s’interrogeait de connaître les raisons pour lesquelles des hommes d’exception étaient souvent mélancoliques. On a pu en effet associer le talent créatif, le génie, à une fragilité psychique. Beethoven fut dépressif toute sa vie, il était également atteint d’une surdité précoce. Schumann était gêné pendant de très nombreuses années par un son aigu permanent qu’il identifiait comme extérieur à lui-même. On dirait de nos jours des acouphènes, voire des hallucinations. Il sentait qu’il perdait pied, il avait même demandé à être hospitalisé pour combattre ses démons. Le célèbre pianiste Glenn Gould luttait continuellement contre des phobies envahissantes. Schopenhauer avait une structure paranoïde s’estimant victime d’un complot pour l’empêcher d’exprimer son œuvre. A 36 ans, Nietzsche entame une vie d’errance. Après sa rupture avec Lou Andréas Salomé, sa thymie est instable, il a des idées suicidaires en permanence. Le philosophe Auguste Comte, se proclame prophète et grand prêtre de l’humanité. Il tente de se suicider par noyade au cours d’un accès mélancolique. Il était probablement atteint d’une forme de psychose. Salvador Dali présente également un profil psychologique assez tourmenté. Vincent Van Gogh, comme Dali, est un enfant de substitution pour remplacer dans la famille un enfant mort. Il manifeste sa souffrance et ses difficultés à s’adapter à la vie sociale. Il se coupera l’oreille lors d’un accès de démence, après s’être querellé avec Gauguin et l’avoir physiquement menacé. A la suite de cet épisode et malgré ses ambitions et son talent manifeste, il se fait admettre de plein gré à l’Hôpital psychiatrique à Saint-Rémy de Provence en Mai 1889. Il se suicidera à sa sortie, en 1890, d’une balle de revolver dans la poitrine. Au cours des deux mois précédant son suicide, il avait peint soixante-dix toiles et une trentaine de dessins. Camille Claudel a eu plusieurs délires de persécution dans lesquels son maître Rodin occupe une place prépondérante.
37 Plusieurs hypothèses sont émises sur la genèse de ces personnalités d’exception : l’absence de père réel transforme ceux-ci en héros dans l’imaginaire de l’enfant. Ils viennent combler ce manque aux yeux de la mère. La représentation imaginaire du père absent permet toutefois une structuration de la personnalité et la construction de l’idéal du Moi. La personnalité du génie créateur se développerait plus aisément dans ces environnements familiaux particuliers où se manifeste à la fois la soif d’affection et de reconnaissance de la mère et, un père plus ou moins absent ou insignifiant mais puissamment signifié. L’absence réelle ou imaginaire d’un des parents ne permettrait pas la confrontation œdipienne. L’enfant serait investi, aux yeux du parent présent comme détenteur du pouvoir, du phallus pourrait-on dire. Cela peut-il inspirer un destin ? Dans d’autres cas, le père vient au contraire jouer le rôle de pygmalion. L’enfant va permettre de réaliser des ambitions parentales non atteintes. Ces pères omniprésents et envahissants viennent transmettre précocement à leur progéniture leurs propres ambitions irréalisées ou leur propre frustration.
38 Les conséquences de ce surinvestissement maternel ou parfois paternel, perturbent le développement psychique de l’enfant. L’insatisfaction ou la frustration de l’un des parents empêche la séparation dans la triangulation œdipienne. L’enfant ne peut accéder totalement à son autonomie et à la fondation de son identité, il reste avec l’un de ses parents dans une relation plus ou moins fusionnelle. L’art devient alors une façon d’exister mais surtout une façon d’exprimer une souffrance. Dans presque tous les cas de génie créateur, un parent a exercé une hyper stimulation précoce à laquelle l’enfant a répondu. Pour la psychanalyse, l’acte créateur naît d’un besoin de réparer ou retrouver un objet perdu, un être aimé. L’objet de la création est de tenter en vain de remplacer cette trace mnésique. Chacun de ces « génies » traverse des périodes où il s’isole du monde avant de se lancer dans une hyperactivité créatrice. Cette attitude « bipolaire » exprime clairement le combat qu’ils mènent contre la dépression et l’énergie qu’elle permet de dégager dans la phase d’exaltation. Alors d’où vient ce fonctionnement psychique si particulier ?
39 Voici ce qu’écrit Romain Gary dans son ouvrage autobiographique ; « Il n’est pas bon d’être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ça vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c’est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. (…). Partout où vous allez, vous portez en vous le poison des comparaisons et vous passez votre temps à attendre ce que vous avez déjà reçu. Je ne dis pas qu’il faille empêcher les mères d’aimer leur petit. Je dis simplement qu’il vaut mieux que les mères aient encore quelqu’un d’autre à aimer. Si ma mère avait eu un amant, je n’aurais pas passé ma vie à mourir de soif auprès de chaque fontaine ». Comment mieux expliquer dans l’œdipe, le rôle paternel dans la séparation avec la mère que ne le fait cet auteur ? On peut souligner dans ces histoires de personnes exceptionnelles le rôle parental, comme une condition nécessaire. Pour autant, on ne peut en déduire qu’elle soit suffisante car beaucoup d’orphelins ou de personnes couverts dans leur enfance d’un amour excessif masquant un manque symbolique, ne sont pas pour autant devenues des génies ou des individus talentueux.
40 Dans son Encyclopédie, Diderot consacre quelques lignes au génie et à son imagination fertile : « Le mouvement (de l’esprit), qui est son état naturel, est souvent si doux qu’à peine il l’aperçoit : mais le plus souvent ce mouvement excite des tempêtes, et le génie est plutôt emporté par un torrent d’idées, qu’il suit librement de tranquilles réflexions. »
41 La « douance » n’est pas une chose simple. Elle est le fruit d’un cheminement occulte du désir vers la pensée. Le surdoué n’est ni dans l’adaptation raisonnée, ni dans le partage de solutions collectives. Sa position inconsciente vise à séduire chacun tout en le tenant à distance dans un usage libidinal spécifique de l’énonciation et de la connaissance. Le sexe induit de telles conduites hystériques ambivalentes et bien connues. Mais on en connaît les effets et le terme dans l’inaccomplissement et l’insatisfaction. L’intelligence entretient bien mieux ce jeu subtil de la domination érotisée du jeu du chat et de la souris par un savoir (ou un questionnement) affiché ou suggéré. La création hystérique renvoie l’autre à sa méconnaissance et lui confisque la parole. Le sujet créateur peut alors advenir dans son fantasme de maîtrise et de pouvoir. L’efficacité vient parfois avec la réussite. Peu terre à terre, le surdoué se permet d’être vif par sa liberté de pensée désengagée de la situation et des enjeux manifestes par ce jeu du signifiant auquel il s’est fait habile. L’intelligence est déliée du temps et de l’espace. La conceptualisation du surdoué échappe aux contraintes contingentes de la réalité toujours redoutables. Parfois surgit la découverte.
42 Le surdoué se rend certes maître de la partie, mais cette surenchère l’isole. L’intelligence va au-delà des buts manifestes de cette partie qui n’est plus commune. Elle engage une aventure narcissique avec son corrélat de la jouissance provocatrice. Elle livre le sujet à l’impasse solitaire où il faut créer ou disparaître. Le surdoué devient parfois habile aux traits d’humour cruels et aux rapports sadiques à l’autre, mais il construit simultanément son devenir masochiste. Devenant maître du signifiant par l’énonciation exacte, l’anticipation, l’invention de solutions « ad hoc », le surdoué va parfois impacter les organisations. Mais il demeure étrange dans ses constructions conceptuelles solitaires. L’artiste supporte et se nourrit de cette étrangeté, mais les fonctions organisationnelles de tous rangs s’en accommodent mal. Il faut ici des conformismes, des rituels, des négociations et des lenteurs. Le surdoué ne survit qu’en se disciplinant contre sa nature pulsionnelle qui le pousse à la passion hystérique. S’il se politise, il bascule sur le versant obsessionnel et devient le gardien jaloux des systèmes qu’il créée dans l’acte quasi charnel qui le lie à son objet conceptuel érotisé.
43 Après avoir exploré quelques génies qui ont marqué les Arts, les Sciences et les Lettres, prenons des exemples de surdoués d’aujourd’hui qui se savent tels et ont accepté de se soumettre au jeu. A ces témoignages, nous avons ajoutés quelques illustrations tirées de la clinique personnelle. Quel est le quotidien du surdoué ? Arrive-t-il à s’intégrer dans une Organisation avec ses règles et ses rites de fonctionnement ? Ces interrogations font trame de la présente approche exploratoire.
4 – Ce que disent les surdoués
44 L’association internationale MENSA regroupe 110 000 personnes à travers le monde. Pour y entrer, il faut attester d’un QI supérieur ou égal à 132. Cela concerne, environ 2 % de la population. C’est essentiellement par cette association (mais pas uniquement) que nous avons pris contact avec certains d’entre eux. La plupart de ceux que nous avons interviewés, n’aime pas le terme de surdoué. Ils préfèrent parler de haut potentiel ou d’intelligence logique. Alors, que font-ils ces surdoués ? : « Plus à l’aise devant une machine, les surdoués se sont engouffrés massivement dans les activités informatiques… ». On les rencontre en majorité dans les professions de l’électronique ou de la finance. Ils s’investissent également dans les métiers de la santé ou de l’éducation, dans des milieux artistiques. Ils sont souvent nomades, changeant souvent de métiers, de ville ou même de vie. Ce n’est pas de l’instabilité, ils ont besoin de bouger sinon, ils s’ennuient. Le plus surprenant est le nombre particulièrement important de ceux qui ne déclarent aucune activité professionnelle. Soit qu’ils pensent que l’activité exercée est indigne d’eux et de leurs ambitions, soit qu’ils soient réellement chômeurs. Certains le disent avec humour. Un docteur en physique se déclare principalement auteur de lettres de candidature. D’autres, d’une manière plus dépressive, se disent inclassables. En revanche la liste de leurs activités extraprofessionnelles est longue et variée. Elles prolongent leurs curiosités d’enfant dans la recherche des origines : phénomènes naturels, astronomie, vie sauvage, folklore, généalogie. Mais aussi les phénomènes surnaturels : parapsychologie, science-fiction, astrologie, ésotérisme, philosophie. D. Vincent indique une « abstention phallique » qui pousse ces sujets vers des activités hors du lien social. Avec ce détour loin de la castration par le surinvestissement cognitif, ils se réfugient dans la jouissance de la pensée, la rêverie sans but, et cet objet virtuel dont ils font la cause de leur désir. Cela en fait souvent des sujets en souffrance dans un impossible à réaliser qui ne leur permet pas de se construire une identité propre et un destin. Rares sont ceux qui atteignent et font valoir la liberté créatrice qu’inspire leur savoir inconscient masqué sous le savoir encyclopédique. Leur exceptionnelle faculté d’usage associatif du préconscient et de ses « catalogues » trouve rarement un champ d’expression opérationnel et reconnu.
45 Leurs relations ne sont pas toujours aisées, même si certains ont de très nombreux amis. Ils se dépeignent comme entiers, exigeants vis-à-vis des autres, voire intransigeants. Ils soulignent presque tous leur hypersensibilité. Sur le plan professionnel « ça passe ou ça casse » Certains ont eu quelques litiges avec leurs employeurs. Leur vie sentimentale peut être aussi assez « diversifiée », faite d’une succession de rencontres et de séparations. Parfois ils s’attachent à une personne qui leur ressemble. Leur enfance témoigne souvent des souffrances encore bien présentes. Un parent absent ou trop investi, trop exclusif, trop violent est passé par là. Souvent solitaires, ils ne supportent pas l’injustice. Ceux qui en souffrent le plus sont ceux qui se sentent décalés dans le monde dans lequel ils vivent. Ça va trop lentement autour d’eux. Ils se sentent isolés, parfois incompris, c’est aussi pour cela qu’ils peuvent se sentir bien, du moins quelques temps, dans une association qui les regroupent.
46 Il nous faut ici évoquer quelques cas limites autour de cette position étrange du surdoué. S. catalogué comme dyslexique par l’école avait une extraordinaire faculté à saisir l’information et à donner des avis en toute chose dans les discussions. Le passage à l’écrit présentable ne lui fut possible que parvenu au terme de la scolarité obligatoire. Orienté précocement (malgré un QI supérieur à 140) vers des classes spéciales accueillant des sujets peu doués réfractaires à la connaissance et aux activités scolaires, il avait énormément souffert de ce « déclassement ». Quelques rencontres d’enseignants plus attentifs lui permirent de reprendre des études secondaires et supérieures avec une réussite suffisante. Soutenu par un idéal de perfection, il y consacra une énorme énergie. Il parvint à réussir à un concours administratif qui le fit cadre dans la fonction publique. Soucieux d’autrui et attaché à prendre des positions éthiques et intelligentes, il fut vite en conflit avec la hiérarchie et démissionna. Désemparé et culpabilisant, il erra quelque temps en quête d’un objet intellectuel perdu. Puis il se suicida. Personne ne s’y attendait. Il ne laissa aucune explication.
47 M. eut une meilleure alternative. Elève étrange et isolé, il avait des aptitudes particulières en mathématiques et faisait souvent preuve d’humour. Il évitait les activités physiques et ne recherchait pas le contact avec ses camarades de classe. Le psychologue qui le vit jugea ses capacités intellectuelles largement au dessus de la norme. Il souligna à la famille le risque que présentait son évitement manifeste de tout engagement affectif. Au cours de la scolarité secondaire il désinvestit totalement les disciplines autres que scientifiques et semblait aller indifférent d’un cours à l’autre. Orienté vers l’enseignement professionnel, un professeur de mécanique qui avait remarqué son goût du rangement lui fit faire un stage de magasinier. Très rapidement M. mémorisa la totalité des références. Il pouvait faire à tout moment un inventaire du disponible et savait de mémoire ce qui était en rupture de stock. Cette rigueur lui valut des conflits avec ses collègues et les employés qui manquaient d’ordre et ne l’informaient pas exactement de tous les mouvements de pièces. L’employeur - intelligent - défendit son stagiaire. C’est actuellement l’un des repères sûrs de l’entreprise car il connaît le stock et possède une véritable expertise allant jusqu’à la supervision des travaux engagés. Sa vigilance est redoutée.
48 Le sort courant de la « douance » est souvent plus banal. J.M. élève brillant qui suscitait l’admiration de ses professeurs semblait promis à un bel avenir. En terminale il se mit à faire juste le nécessaire et évita tout ce qui pouvait le distinguer. Après des études supérieures courtes (BTS), il trouva un emploi de bureau. Toutes les perspectives de promotion que l’on évoqua le laissèrent indifférent. Il banalise ses relations avec ses collègues mais les entretient scrupuleusement quasi rituellement. Il est fervent lecteur des bandes dessinées de science fiction et pratique la course à pied avec deux ou trois amis. Son ancien professeur de français évoque le souvenir de son élève en disant : « Quel dommage ! ». C’est cette notion de gâchis qui est le plus souvent associé pour le psychologue qui a rencontré des surdoués. L’écart entre un haut potentiel et la réalisation n’est pas souvent au rendez-vous.
Conclusions
49 L’intelligence est cette démarche pulsionnelle de l’esprit. Elle s’attache à franchir les limites et réduire les aléas des situations. Pris à son leurre narcissique le sujet surdoué n’a cependant pas la malice de l’usage social de sa capacité.
50 L’intelligence sublime le désir échappant alors à ses inhibitions, à ses craintes et ses angoisses. Le surdoué en fait un mode d’accomplissement intime quasi libidinal. La pensée elle-même devient son objet au-delà de l’adaptation à la réalité. L’implication physique elle-même est parfois redoutée. Dans la niche de sécurité fantasmatique que crée le surdon un idéal enfantin imaginaire perdure dans la fusion avec la mère et un assentiment paternel symbolique. Cette transcendance élève au-dessus de l’ambiguïté des relations amoureuses ordinaires, de la position hiérarchique et les soucis de la chair.
51 Lors de cette étude exploratoire nous avons pu mettre en évidence un certain nombre de mécanismes psychologiques en jeu chez les surdoués avec quelques illustres génies créateurs de l’histoire. A notre époque des « chasseurs de têtes » faut-il relativiser l’hyper intelligence pour la ramener à une dimension humaine normative ou savoir la reconnaître et l’exploiter dans son talent et ses inventions ? Les deux positions ne sont peut-être pas contradictoires.
52 Dans les Organisations le surdoué recherche parfois en vain des interlocuteurs à qui parler, sinon il peut s’isoler. Son rythme de compréhension et de réaction n’est pas le même. Il a transcendé précocement les impossibilités œdipiennes entrant par transgression dans le monde des adultes. Sans un auditoire et un champ à sa mesure la sublimation peut devenir impasse où le sujet s’égare dans la solitude et les folles surenchères de l’imagination portée par la quête pulsionnelle inassouvie. Mais le surdoué n’est pas surhomme. Lorsque l’on associe à l’évaluation du QI une épreuve projective (Rorschach) impliquant les capacités interprétatives complexes mettant en jeu des liens émotionnels au-delà de perceptions analogiques, de connaissances ou de répétitions de régularités, le surdoué est délogé de sa « performance » psychotechnique et la fragilité apparaît en filigrane. Les organisations qui engagent un surdoué doivent savoir qu’il ne donnera sa mesure que s’il est dans son registre favori et entouré des soins que le sport de haut niveau dispense à ses champions.
53 Comme toute position avancée, l’intelligence demande à s’entourer de protections. Le surdoué, comme le leader est voué à des jeux hasardeux et souvent périlleux. Le surdoué peut-il bien avant les autres percevoir en meilleur « visionnaire » les limites du possible ainsi que les brèches par où se glisse l’invention ? Les Sociétés avancent-elles par l’impulsion de telles élites ? L’espèce humaine à fait la preuve de son adaptation aux conditions extrêmes par des stratégies évolutives faisant mutations sociologiques et technologiques. Les surdoués sont peut-être à la pointe de ces percées inventives… Nous posons ici les bases d’une étude ultérieure plus approfondie et élargie.
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Mots-clés éditeurs : don, sublimation, angoisse, QI, adaptation, pulsion, abstraction
Date de mise en ligne : 01/03/2017
https://doi.org/10.3917/hume.317.0001Notes
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MENSA est un club international fondé à Oxford en 1946 et regroupant aujourd’hui environ 110 000 membres dans une centaine de pays à travers la planète. Ce club est ouvert à toute personne à fort potentiel intellectuel (2 premiers centiles sur tout test approuvé et passé dans des conditions appropriées), soit un QI > à 132.