Humanisme 2022/3 N° 336

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Article de revue

Pierre-Yves Beaurepaire, Les Illuminati, de la société secrète aux théories du complot

Tallandier, juin 2022, 336 pages, 19.90€

Pages 117 à 118

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Paradoxalement, c’est à travers leurs principaux détracteurs, l’Abbé Augustin Barruel en France (Mémoires pour servir à l’Histoire du Jacobinisme, 1797-1798) et John Robison en Écosse (Proofs of a Conspiracy, 1797) que les Illuminati ont d’abord été connus. En 1914, René Le Forestier leur consacra sa thèse, Les Illuminés de Bavière et la franc-maçonnerie allemande (rééditée en 2001, Milan, Archè). Plus récemment Reinhard Markner et Josef Wäges ont livré une édition des rituels des Illuminés, à partir des documents publiés après l’interdiction de l’ordre en Bavière de 1785, (L’École secrète de Sagesse, Rituels et doctrines authentiques des Illuminés, traduit de l’allemand par Lionel Duvois, préfacé par Pierre Mollier, Paris, Dervy, 2017).

2 Dans ce nouvel ouvrage, Pierre-Yves Beaurepaire commence par nous éclairer sur l’histoire, c’est-à-dire à la fois la nature, les principes et le fonctionnement des Illuminati avant de s’intéresser au mythe, à l’élaboration et à la diffusion des théories complotistes les plus fantaisistes à l’échelle internationale. Un point sur la terminologie : Illuminaten est le terme allemand d’origine ; “Illuminés” est le terme français (qui prête parfois à confusion car il faut bien distinguer les Illuminés de Bavière dont il est question ici des Illuminés d’Avignon ou de Lyon, dans le sillage de Willermoz) ; Illuminati est le terme utilisé en terre anglo-saxonne (à l’initiative de Robison).

3 L’auteur a revisité les sources disponibles à la Bibliothèque Nationale de France mais surtout en a cherché de nouvelles, méconnues ou difficilement accessibles, telles que les Archives russes, saisies par les nazis et aujourd’hui revenues de Moscou, qui comprennent les papiers de Johann J. C. Bode, qui assura la direction de l’Ordre après son interdiction, ou encore celles des jésuites qui se trouvent à Vanves et à l’université de Yale. Il s’est appuyé sur les écrits des Illuminaten, en particulier la correspondance interne entre Weishaupt, Knigge et quelques autres. Il a étudié de près les écrits de Barruel mais également ceux qui ont servi de source à l’Abbé, l’ouvrage du théologien August Von Starck (Histoire de l’Illuminatisme), ainsi que sa correspondance avec un autre jésuite, le Genevois Jean André Deluc. L’auteur constate que Barruel prenait soin de vérifier ses sources, de s’entourer des conseils de Starck ou Deluc, et que ses attaques contre les Illluminés étaient de nature idéologique. On sait en effet que Adam Weishaupt, professeur à Ingolstadt, avait voulu créer un Ordre capable de contrer l’influence des jésuites en milieu universitaire, et que son but premier était de diffuser la pensée rationnelle des Lumières. A tel point que la pensée de Weishaupt est en totale harmonie avec “l’Oser Savoir” de Kant. Weishaupt, Knigge, Bode avaient à cœur de fonder une “école de l’humanité”, d’éduquer les hommes, de les rendre majeurs, autonomes, guidés par la raison, de s’émanciper à la fois des monarques et du clergé. Pour autant ils répétaient dans tous leurs rituels et écrits qu’ils n’attenteraient jamais à l’ordre public, qu’ils ne chercheraient jamais à renverser le pouvoir. Leur cosmopolitisme, fondé sur l’égalité des citoyens et des nations, a rapidement alimenté la théorie d’un complot international. Comment un discours aussi raisonnable a-t-il pu faire fantasmer tant de monde dans tant de pays, en France, en Italie, au Royaume-Uni, en Russie, aux États-Unis d’Amérique ? C’est justement ce qui intéresse l’auteur. Il s’agit bien, nous dit-il, de «faire l’histoire de nos peurs d’hier et d’aujourd’hui ». Autant les écrits de Barruel, pour aussi violents qu’ils aient été, s’appuyaient sur des sources écrites, interprétées à l’aune de sa propre idéologie, catholique et conservatrice, autant tous les discours des 20e et du 21e siècles, écrits, films, séries à succès, ne se nourrissent que de fantasmes. De la conspiration luciférienne prêtée à Albert Pike (maçon américain parvenu au sommet de la hiérarchie du Rite Ecossais Ancien et Accepté, officier confédéré, au demeurant assez critiquable dans son attitude envers les maçons noirs, mais il ne s’agit pas de cela dans cette théorie du complot…), à la série influencée par des artistes du rap, Illuminazi 666, ou encore ce film d’animation mettant en scène un clone chinois de Donald Trump en train de combattre les Illuminati, le délire imaginatif ne connait aucune limite. L’auteur examine à la loupe les mécanismes du complotisme, ce qu’il nomme le « gigantesque Meccano » tout en montrant bien la force des « images flash », celle de la chouette ou de la pyramide surmontée de l’œil dans le triangle. L’auteur a véritablement fait une prouesse en traitant de façon rationnelle un tissu de productions totalement irrationnelles, sans jamais céder à la tentation de rationaliser ce qui défie toute raison.

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