Notes
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[1]
« Le classement de Shangaï est un exercice qui n’a absolument aucune valeur » : J.-Ch. Billaut, D. Bouyssou et Ph. Vincke, « Faut-il croire le classement de Shangaï ? Une approche fondée sur l’aide multicritère à la décision », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs, 8, 2010, p. 26.
-
[2]
F. Éloire, « Le classement de Shanghai. Histoire, analyse et critique », L’Homme & la Société, 4, 2010, p. 23-24.
-
[3]
J. Charroin, « Le classement de Shanghai, levier de la diplomatie d’influence chinoise ? », Revue internationale et stratégique, 97, 2015, p. 4860.
-
[4]
I. Bruno, « La recherche scientifique au crible du benchmarking », Revue d’histoire moderne contemporaine, 5, 2008, p. 2845.
-
[5]
I. Bruno, op. cit., p. 43.
-
[6]
La société Elsevier est le plus grand éditeur scientifique mondial. Il gère plus de 2 500 revues. En 2018, son profit annuel a été supérieur à 1 milliard d’euros.
-
[7]
Groupe Jean-Pierre Vernant, « L’Université néolibérale et la théorie du capital humain », in Martine Boudet (éd.), SOS École Université. Pour un système éducatif démocratique, s.l., Éditions du Croquant, 2020, p. 64.
-
[8]
Catherine Kintzler, Condorcet – L’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris, Minerve, 2015, 262 p.
-
[9]
« Si, à mesure que les classes supérieures s’éclaireront, les autres restent dans l’ignorance et dans la stupidité, il en résultera un partage dans chaque nation ; il y existera un peuple maître et un peuple esclave, et par conséquent une véritable aristocratie dont la sagesse des lois ne peut ni prévenir le danger, ni arrêter les funestes effets. », Condorcet, Essai sur la constitution et les fonctions des assemblées provinciales, cité par C. Kintzler, op. cit., p. 152.
-
[10]
C. Kintzler, op. cit., p. 29.
-
[11]
« La loi du progrès pourrait donc se résumer ainsi : plus la masse des vérités produites augmente […], plus l’humanité a besoin d’une grande force intellectuelle pour la faire fructifier et pour en jouir, sous peine de se voir écrasée par elle », C. Kintzler, op. cit., p. 87.
-
[12]
C. Kintzler, op. cit., p. 87.
1Le petit monde de la science, de la recherche et de l’université a des rites qui rythment son année et confortent le sentiment collectif qu’il existerait une République universelle de savants partageant des méthodes, des règles d’organisation et des modes d’évaluation et de distinction. Les prix remis en l’honneur d’Alfred Nobel le 10 décembre participent de cette prétention. Depuis peu, tous les ans, la date du 15 août est maintenant attendue avec la même fébrile anxiété et l’égal fol espoir d’obtenir une récompense internationale similaire. Ainsi, le 15 août 2020, la promotion de cinq établissements français d’enseignement supérieur dans le prestigieux cénacle des cent premières universités du classement dit de Shanghai fut saluée par un concert unanime de satisfaction et les plus hautes autorités de l’État trouvèrent dans cette reconnaissance planétaire la récompense des efforts réalisés pour conformer les universités françaises au nouveau modèle érigé en absolu par ce palmarès. Après tant d’années d’une quête difficile, malgré les échecs multiples des fusions et des regroupements et grâce à une concentration toujours plus intense des moyens budgétaires sur les « meilleurs », quelques universités françaises atteignaient enfin le Graal ! Ce succès montrait la voie à suivre pour toutes les autres et frappait d’indignité nationale celles qui continueraient de s’en détourner.
2Il est pittoresque d’observer ce ralliement apologétique de dirigeants défendant un mode libéral d’organisation de la société à un système normatif mis en œuvre par le gouvernement chinois dont les mêmes dénoncent les méthodes coercitives de contrôle de sa population ! Pour comprendre ce paradoxe apparent, il convient de rappeler quelques étapes et quelques principes constitutifs de ce classement et de la compétition qu’il évalue.
Un classement totalement inapproprié au système de recherche français
3L’Academic Ranking of World Universities a été conçu, en 2003, par le professeur Nian Cai Liu de l’université Jiao Tong de Shanghai. Il est calculé à partir de quatre indicateurs qui mesurent le nombre de lauréats du prix Nobel et de la médaille Fields parmi les anciens élèves et les enseignants-chercheurs de l’institution et le nombre d’articles publiés par ces derniers dans les deux revues américaines Nature et Science. Le dernier critère est donné par les indices de citation des deux bases : Science Citation Index (SCI) et Arts & Humanities Citation Index. Ces quatre valeurs sont pondérées par la taille de l’institution et le nombre de chercheurs qui travaillent pour elle.
4Analysé selon les critères de la taxinomie, de nombreux auteurs ont démontré que ce classement était naïf et arbitraire et que ses résultats étaient souvent paradoxaux ou aberrants [1]. Ses promoteurs de l’université de Shanghai reconnaissent eux-mêmes que leur classement n’était destiné qu’à comparer entre elles les universités chinoises et anglo-saxonnes. Ils admettent qu’il est totalement inapproprié à des systèmes de recherche très différents, comme ceux de l’Allemagne ou de la France [2]. Pour ne prendre qu’un exemple, il est piquant de noter que le CNRS n’est pas évalué par ce classement et que, s’il l’était, il en occuperait sans doute la première place pour plusieurs disciplines !
5L’élaboration de ce classement doit être appréciée dans le contexte historique et politique d’une Chine qui prend conscience que l’étape future de son développement économique lui imposera d’investir massivement dans l’enseignement supérieur et la recherche pour atteindre un niveau technologique qui permettra à son industrie de produire demain, de façon autonome, des biens qui sont aujourd’hui conçus à l’étranger. L’enseignement supérieur devient pour la Chine l’outil de la transformation qualitative de son industrie. Ainsi, dans la première décennie du troisième millénaire (2000-2010), le gouvernement chinois lui a consacré un budget qui progressait au rythme annuel moyen de 22 %, alors que le taux de croissance annuel de l’économie était d’environ 15 %. Le classement réalisé par l’université de Shanghai permet tout à la fois d’apprécier l’efficacité de cet effort budgétaire, le « retour sur investissement » des sommes investies et la visibilité internationale des universités chinoises par rapport à leurs concurrentes anglo-saxonnes. La priorité est donnée aux sciences et aux technologies. Dans ces domaines, les progrès de la Chine ont été fulgurants [3].
6L’autre objectif du classement est de « rationaliser » les choix par les étudiants de leurs formations et de leurs universités. En retour, cette concurrence par la demande contribue à l’émergence d’un « marché de l’offre universitaire », accroît les processus de différenciation entre les établissements et finalement distingue ceux qui peuvent concourir avec les universités anglo-saxonnes du sommet du classement de Shanghai dont la fonction est ainsi confortée. Il n’est pas douteux que, dans un proche avenir, cette politique propulsera dans les dix premières places de ce classement quatre ou cinq universités chinoises.
Transformer la connaissance en marchandise
7Conçu comme un outil de pilotage des politiques publiques du gouvernement chinois, la petite équipe qui produit le classement de Shanghai n’a jamais pensé qu’il pourrait devenir un élément de régulation du marché mondial de la connaissance. En Europe, et singulièrement en France, il doit son succès à une évolution des politiques publiques relatives à l’enseignement supérieur et à la recherche qui est très proche, dans sa temporalité et ses objectifs, à celle lancée par le gouvernement chinois. Le moment important de sa formulation idéologique et de sa promotion politique consensuelle peut être situé à l’occasion du Conseil européen de Lisbonne en mars 2000 lorsque les chefs d’État et de gouvernements déclarent solennellement travailler en communion pour que l’Union européenne développe « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ».
8La méthode pour y parvenir est novatrice. Elle s’inspire des techniques de gestion développées dans les entreprises de Toyota et que Robert Camp a rassemblées dans un corpus à finalité théorique qui a fini par être désigné par le mot générique de benchmarking. Ce dernier en résumait l’esprit par cette formule : « Qui veut s’améliorer doit se mesurer, qui veut être le meilleur doit se comparer. » Le sommet de Lisbonne de l’an 2000 consacre l’incorporation au sein de « l’espace européen de la recherche » des règles de la bonne « gouvernance » tirées du benchmarking [4]. En mars 2002, lors de la conférence de lancement du sixième programme-cadre pour la recherche et le développement technologique (PCRD), invité à prononcer le discours inaugural, Hans-Olaf Henkel, ancien dirigeant de la confédération patronale allemande (BDI), revendiquait ainsi cette conversion idéologique en affirmant que « la concurrence doit rester le premier principe de la recherche » car « c’est par la concurrence qu’on devient concurrentiel ». En 2014, Hans-Olaf Henkel a été élu membre du Parlement européen sur la liste nationaliste de l’Alternative pour l’Allemagne (Alternative für Deutschland, AfD)…
9Fondamentalement, la stratégie de Lisbonne consiste à transformer la connaissance en une marchandise et à en organiser la production et l’acquisition selon les règles du marché et de la concurrence « libre et non faussée ». La rupture historique avec l’idéal humaniste et universaliste porté par les universités médiévales de l’Europe du nord est radicale. La Commission européenne ne le cache pas et déclare d’ailleurs par bravade : « Le temps où, traditionnellement, les savoirs acquis dans l’espace scientifique académique constituaient un patrimoine ouvert, mis à la disposition de tous, appartient au passé. [5] » Le Collège de France, héritier du Collège des Lecteurs royaux créé à Paris, en 1530, par François Ier à l’initiative de Guillaume Budé, et dont le dessein demeure, près de cinq siècles plus tard, d’offrir un enseignement de très haut niveau, libre et désintéressé, observé selon ce critère est au mieux un organe vestigial et au pire un repère de « fondamentalistes » attachés à une doctrine abolie par la marche irrépressible du progrès ! Serge Haroche, prix Nobel de physique et professeur au Collège de France, ne défendait-il pas l’utilité d’une « recherche inutile » !
10Cet espace européen de la recherche réformé par les « lois du marché » a tout du lit de Procuste. L’outil conceptuel de la réduction de la connaissance à la marchandise est donné par la théorie du « capital humain » qui assimile l’individu à un être isolé et entrepreneurial. Comme étudiant, cet homo œconomicus choisit librement et détaché de toutes contraintes sociales, les formations qui vont enrichir son capital de savoirs et lui permettre, par l’accroissement de sa valeur propre sur le marché de l’enseignement, d’en obtenir de plus en plus rémunérateurs.
11À la façon du chaland qui glane sa pitance sur les étals des camelots, il compose son cursus en sollicitant les établissements et en postulant pour des « unités d’enseignement » qui sont compatibles avec la valeur de son capital cognitif. En retour, ils lui permettent d’en accroître la valeur pour in fine lui donner la possibilité d’en obtenir la meilleure rémunération possible sur le marché de l’emploi. Ontologiquement, cette praxis de l’étudiant organisant lui-même sa formation fragilise les disciplines dans leurs fonctions de régulation de la production et du jugement des savoirs. Pratiquement, la constitution de ce marché des connaissances impose le démantèlement des principes du service public et leur remplacement par des instruments favorisant la mise en concurrence des établissements, des formations, des « sachants » et des « apprenants ». La mesure quantitative, l’évaluation permanente et le classement sont les principaux outils de ce benchmarking. Ainsi, au palmarès de Shanghai répond la sélection des candidats organisée par la procédure Parcoursup. Les droits d’inscription à l’université, dont l’augmentation très substantielle est considérée par l’actuel Gouvernement comme le meilleur moyen de renforcer l’attractivité des formations auprès des étudiants étrangers, sont alors le résultat de l’équilibre entre l’offre et la demande de formations. Il conditionne aussi la rémunération des enseignants.
Les conséquences désastreuses de cette réformation néo-libérale
12Ces derniers, comme leurs collègues chercheurs, sont soumis au même dictat du projet, de l’évaluation et du classement. Leurs productions scientifiques, circonscrites dans les termes restrictifs des « appels à projet », sont découpées en parcelles de science pour être soumises à des revues dont la valeur est donnée par un classement qui semble dépendre plus de la capitalisation boursière de leurs éditeurs que de la qualité des articles qu’elles publient [6]. « La condition contemporaine des chercheurs et des chercheuses [connaît] un changement anthropologique : à la substance de la pensée produite, des faits scientifiques établis, du questionnement sur le monde, se substitue progressivement le fétichisme de la valeur relative des revues scientifiques, la quête de citations, l’évaluation quantitative permanente (h-index), l’injonction à la communication […] [7] ». La quête incessante des financements, la course irrationnelle et souvent bien peu vertueuse à l’amassement des publications et la recherche effrénée de la reconnaissance médiatique internationale ne sont pas sans effet sur la qualité de la science produite et la capacité des pouvoirs publics et de la société à en saisir la nouveauté et l’intérêt. Pis, les méconduites scientifiques sont devenues un mal structurel de cette culture du chiffre et la difficulté d’inscrire les recherches dans le temps long d’un travail collectif appauvrit les problématiques en imposant des résultats rapidement accessibles.
13Les conséquences pour notre société de cette réformation néo-libérale de l’accès à la connaissance sont désastreuses. Le baccalauréat, examen national et anonyme, cède progressivement la place à un dispositif qui valorise le statut du lycée et donc l’origine sociale du candidat. Ainsi, les universités peuvent pondérer les notes du contrôle continu en fonction du classement de leurs établissements. Dans la périphérie parisienne, certains parents déterminent leur lieu de résidence par la présence d’un lycée qui donnera à leur progéniture les meilleures opportunités de poursuivre son cursus dans les universités les mieux cotées. Capital immobilier et capital culturel finissent ainsi par se confondre et ce puissant processus de ségrégation menace la cohésion sociale des territoires dans lesquels les disparités de richesses sont les plus importantes.
14Peu à peu, l’idéal républicain d’une université au service de l’émancipation individuelle, du libre exercice de la pensée critique comme condition première de la démocratie et du perfectionnement de l’instruction de toute la nation cède la place à une conception marchande du savoir pour laquelle l’essentiel réside dans le contrat passé entre celui qui le détient et celui qui souhaite s’en approprier une partie pour accroître son capital culturel.
15Comme toujours dans les périodes de doute, tournons-nous vers les Lumières et en l’occurrence vers l’œuvre de Condorcet. Je conseille au lecteur le travail que lui a consacré Catherine Kintzler [8] pour la compréhension globale de son système et j’utilise pour conclure deux de ses principes dont je considère la restauration essentielle pour rompre l’enchaînement fatal décrit dans cet article. Le progrès des connaissances n’est profitable à toute la nation que s’il est dispensé à l’ensemble du corps social [9]. Autrement dit, « un peuple républicain ne sera vraiment libre et souverain que si la raison savante devient populaire [10] ». Enfin, alors que l’utilité même du progrès est aujourd’hui discutée, Condorcet, savant et philosophe, ne concevait pas un avancement des sciences et des techniques sans une élévation équivalente de la capacité collective de la nation à le maîtriser, le contrôler et se l’approprier [11]. « Parce qu’il y a progrès, il faut progresser [12] » et cette mission collective doit mobiliser tous les citoyens.
Notes
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[1]
« Le classement de Shangaï est un exercice qui n’a absolument aucune valeur » : J.-Ch. Billaut, D. Bouyssou et Ph. Vincke, « Faut-il croire le classement de Shangaï ? Une approche fondée sur l’aide multicritère à la décision », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs, 8, 2010, p. 26.
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[2]
F. Éloire, « Le classement de Shanghai. Histoire, analyse et critique », L’Homme & la Société, 4, 2010, p. 23-24.
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[3]
J. Charroin, « Le classement de Shanghai, levier de la diplomatie d’influence chinoise ? », Revue internationale et stratégique, 97, 2015, p. 4860.
-
[4]
I. Bruno, « La recherche scientifique au crible du benchmarking », Revue d’histoire moderne contemporaine, 5, 2008, p. 2845.
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[5]
I. Bruno, op. cit., p. 43.
-
[6]
La société Elsevier est le plus grand éditeur scientifique mondial. Il gère plus de 2 500 revues. En 2018, son profit annuel a été supérieur à 1 milliard d’euros.
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[7]
Groupe Jean-Pierre Vernant, « L’Université néolibérale et la théorie du capital humain », in Martine Boudet (éd.), SOS École Université. Pour un système éducatif démocratique, s.l., Éditions du Croquant, 2020, p. 64.
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[8]
Catherine Kintzler, Condorcet – L’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris, Minerve, 2015, 262 p.
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[9]
« Si, à mesure que les classes supérieures s’éclaireront, les autres restent dans l’ignorance et dans la stupidité, il en résultera un partage dans chaque nation ; il y existera un peuple maître et un peuple esclave, et par conséquent une véritable aristocratie dont la sagesse des lois ne peut ni prévenir le danger, ni arrêter les funestes effets. », Condorcet, Essai sur la constitution et les fonctions des assemblées provinciales, cité par C. Kintzler, op. cit., p. 152.
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[10]
C. Kintzler, op. cit., p. 29.
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[11]
« La loi du progrès pourrait donc se résumer ainsi : plus la masse des vérités produites augmente […], plus l’humanité a besoin d’une grande force intellectuelle pour la faire fructifier et pour en jouir, sous peine de se voir écrasée par elle », C. Kintzler, op. cit., p. 87.
-
[12]
C. Kintzler, op. cit., p. 87.