Humanisme 2020/3 N° 328

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Article de revue

Jaurès, historien de la Révolution française

Pages 77 à 81

1Publiée il y a 120 ans, l’Histoire socialiste de la Révolution française de Jean Jaurès demeure une irremplaçable démonstration de la filiation entre le socialisme et la République, l’un et l’autre trouvant leur source dans la Grande Révolution.

2Jaurès voulait offrir « aux ouvriers, aux paysans » une Histoire de la Révolution française. Rédigée à partir de 1898, publiée de 1900 à 1903 sous forme de fascicules, cette Histoire de plus de 2 600 pages bouleversa l’historiographie révolutionnaire. Non pas qu’elle fut la première rédigée par un socialiste, car Louis Blanc, entre autres, s’y essaya avec succès à la toute fin de la Monarchie de Juillet. Non, l’immense nouveauté, c’est que plus d’un siècle après son achèvement, voici une histoire de la Révolution qui s’intéressait – enfin – à sa dimension économique et sociale. « Jamais histoire de la Révolution française n’avait fait au travailleur une part aussi large », écrira Ernest Labrousse. D’ailleurs, sur ce point notamment, les éloges des historiens de profession contemporains de Jaurès seront légion. Jusqu’alors, les lectures strictement politiques et parlementaires ou bien d’interprétation à visée idéologique constituaient la règle. Cette novation connut des suites importantes. La Chambre des députés décida en 1903 de la création d’une Commission d’histoire économique de la Révolution française qui publia pendant près d’un siècle de nombreuses et éclairantes contributions dans ce domaine jusqu’à sa dissolution par arrêté ministériel en 2000. Ironie de l’histoire, c’est en effet un gouvernement de gauche, d’union de la gauche comme on disait jadis, qui prononça l’arrêt de mort de cette Commission.

3Au-delà de l’aspect prondément novateur qui consistait à examiner –aussi – la dimension économique de la Révolution, la caractéristique notable de cette somme réside dans le lien indissociable que Jean Jaurès établit entre la Révolution française, la République, le socialisme et le peuple. Lorsqu’il publie cette Histoire, Jaurès n’est plus député mais le redeviendra un peu plus tard ; nous sommes en pleine affaire Dreyfus, il ferraille quotidiennement avec les guesdistes et les blanquistes et il travaille à l’unification des courants socialistes, qui interviendra en 1905, comme la première Révolution en Russie. Celle de 1917 est encore loin, le Congrès de Tours a fortiori. Jaurès revendique alors une triple inspiration pour élaborer son Histoire socialiste : Marx pour le matérialisme, Michelet pour sa dimension mystique et Plutarque pour l’héroïsme. A cette époque, c’est le radical Alphonse Aulard qui règne sur l’historiographie universitaire avec sa lecture à la fois dantoniste et anticléricale. Jaurès rompt là aussi : avec une histoire affichée pour la première fois comme « socialiste », en faisant preuve d’indulgence à l’égard d’un peuple qui en 1789 est encore profondément soumis à la religion catholique et aussi par sa proximité à l’égard de Maximilien Robespierre et des Montagnards.

Un peuple républicain

4Témoignant de son intérêt majeur pour la période, ce n’est pas seulement dans les quelque 2 600 pages de l’Histoire de la Révolution que Jaurès écrit sur ce sujet et sur le lien entre les classes opprimées, le socialisme et la République. Cette Révolution, écrit-il, qui fit « surgir pour la première fois des profondeurs sociales et jaillir en pleine lumière de l’action et de la raison ces forces populaires qui n’avaient été, dans l’ancienne France, que des forces obscures ou subordonnées » (Pages choisies). Evoquant dans L’Armée nouvelle les prolétaires et les ouvriers, Jaurès écrira que « la Révolution leur donnait d’emblée mieux qu’un titre de propriété, mieux qu’un bon à valoir sur le domaine public, immobilier ou mobilier. Elle leur donnait la conscience de leur dignité et de leur force et des vastes possibilités d’action qu’aurait, dans la pleine démocratie, le travail robuste et fier ». Dans Les Alliances européennes, il affirma que « l’idéal de la démocratie ouvrière, qui dépassait Robespierre sans aller d’ensemble jusqu’à Babeuf, se formulait par le suffrage universel, l’éducation universelle, l’armement universel, le droit universel au travail et à la vie. A chaque citoyen un bulletin de vote, un fusil, un livre, un métier ou un champ. Voilà ce que, dès 1792, signifiaient pour les prolétaires, la Révolution et la patrie ».

5En 1904, dans un discours prononcé à Amsterdam en réponse à l’Allemand Bebel, Jean Jaurès assure que « toujours, c’est le prolétariat qui a voulu donner au mouvement révolutionnaire inconscient de la démocratie la forme suprême, la forme logique de la République à laquelle, comme à un symbole, il a attaché ses espérances. Et voilà pourquoi la République, en France, a historiquement une signification de progrès et de liberté qu’elle n’a pas nécessairement, au même degré, dans les autres pays ; voilà pourquoi le prolétariat socialiste est fidèle à lui-même, à sa tradition profonde, à Babeuf, à Buonarroti, à Blanqui lorsqu’il défend, au nom de ses intérêts de classe, le régime républicain et la liberté républicaine ».

6Dans les pages de conclusion de son Histoire de la Révolution, Jaurès témoigne encore de cette « ardente coulée de socialisme qui sortait comme d’une fournaise de la Révolution et de la démocratie ». Ernest Labrousse, président-fondateur de la Société d’études jaurésiennes, flétrira de son côté ces « chefs d’école du XIXe siècle qui font la fine bouche – c’est le moins qu’on puisse dire – devant la Révolution française : tel Fourier, tel Proudhon […]. Le socialisme politique, le socialisme de foule, en voie d’incarnation dans ses milieux naturels, multiplie au contraire la référence sentimentale et idéologique à la Grande Révolution ». Poursuivons avec Labrousse et sa préface à l’édition de 1969 de l’Histoire socialiste : « Le socialisme français est un socialisme républicain. Républicain dans ses origines, dans ses attitudes historiques, dans son implantation territoriale. Républicain au plus lointain et au plus profond de lui-même, au plus profond de son histoire et de sa géographie politique ». Autre grand historien de la Révolution et auteur des notes de cette même édition, Albert Soboul écrira pour sa part que « le monument que Jaurès a élevé à la Révolution française demeure dans toute sa force et sa grandeur », cette Révolution qui « contient le socialisme tout entier » comme Jaurès l’affirmait dès 1890.

Avec Robespierre aux Jacobins

7Cette énumération de citations n’a qu’un but, outre l’occasion de (re)lire de bons auteurs : aller à la source. En effet, Jaurès est communément considéré comme « le » plus grand penseur du socialisme français, et à juste titre comme celui qui réussit l’unification des différentes tendances socialistes en 1905. Le fondateur de L’Humanité demeure une référence. Et du reste beaucoup s’y réfèrent encore. Une Société d’études et une Fondation portent son nom, des biographies et des études paraissent régulièrement : il n’a pas été « détrôné » depuis sa mort tragique en 1914, à l’aube de la Grande Guerre. Toutefois, assez curieusement, nombre de ses thuriféraires négligent de mentionner cette Histoire et a fortiori de s’en inspirer. Cette partie – conséquente – de l’œuvre de Jaurès est bien souvent minorée voire occultée, par les « grands » éditeurs ou des prescripteurs de la pensée socialiste. Depuis la célébration du Bicentenaire de la Révolution française en 1989, et avec une intensité croissante depuis, il est arrivé à nombre de socialistes d’assurer, tout en invoquant les mânes de Jaurès, que ce courant politique doit rompre avec ce que lui a légué la Révolution. Combien d’entre eux se sont d’ailleurs retrouvés en 1989 dans la lecture de l’historien François Furet, ancien communiste devenu libéral, qui proclamait que la Révolution était « terminée », qu’il fallait en finir avec son invocation pour ne considérer cet événement que comme un sujet d’étude historique, un objet froid, en niant la dimension émancipatrice qu’elle continue à véhiculer et le sujet de débat politique qu’elle doit demeurer.

8Après l’école des Annales, qui ne considérait que le temps « long » et tenait ce court épisode révolutionnaire pour microscopique à l’échelle de l’histoire, après celle d’une autre Ecole qui minorait la spécificité révolutionnaire française en la replaçant au milieu d’une série de Révolutions « atlantiques » du XVIIIe siècle, était donc venu le temps d’appeler la gauche à se distancier de la Révolution et de son héritage et à décrire le lien entre socialisme et République au mieux comme un archaïsme honteux. Car tout ce que proclament nombre de modernisateurs de la pensée socialiste, ceux qui veulent en changer le « logiciel », selon leur terminologie, va précisément à l’encontre de l’enseignement de Jean Jaurès quand il établissait le lien indissociable en France entre la Révolution, la République et le socialisme. Lisons encore Jaurès : « Je me sens plus près, par la raison et par le cœur, d’un républicain, si modéré soit-il, qui verra dans la République non seulement le fait mais le droit, que des prétendus socialistes qui ne se réclameraient pas de la République » (La Dépêche, 22 oct. 1890). De nos jours, dans de larges fractions de la gauche, « jacobin » est même manié comme une injure dans la bouche de beaucoup et à tout le moins certainement pas comme un compliment. Jaurès, lui, ne versait pas dans la repentance politique. Comme il semble leur répondre à plus d’un siècle de distance : « Je ne veux pas faire une réponse évasive, hypocrite et poltronne. Je leur dis : Ici, sous ce soleil de juin 93 qui échauffe votre âpre bataille, je suis avec Robespierre, et c’est à côté de lui que je vais m’asseoir aux Jacobins » (Histoire socialiste).

Bibliographie

Pour aller plus loin :

  • Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française. Nombreuses éditions ; la plus récente date de 2014, en 4 tomes, aux Editions sociales.
  • Valérie Lecoulant, Jaurès, historien de la Révolution française, Musée d’Histoire vivante de Montreuil, 1993.
  • Collectif (Rebérioux, Labrousse, Godechot, Soboul…), Jaurès historien de la Révolution française, Centre national et Musée Jean Jaurès, Castres, 1989.
  • Christine Peyrard, Michel Vovelle et alii, Héritages de la Révolution française à la lumière de Jaurès, Publications de l’Université de Provence, 2002.
  • Collectif (Labrousse, Rebérioux, Soboul), revue La Pensée, « L’histoire socialiste de la Révolution française de Jean Jaurès », n° 142, décembre 1968.
  • M. Rebérioux et M. Dommanget, « La pensée socialiste devant la Révolution française », Annales historiques de la Révolution française, n° 184 & 185, 1966.
  • Maurice Agulhon, La Commission Jaurès, in Cahiers Jaurès n° 171, Société d’études jaurésiennes, 2004.
  • Madeleine Rebérioux, Jaurès et Robespierre, in Actes du colloque Robespierre, 1965, Société des études robespierristes, 1967.
  • Jean-Numa Ducange, La réception de l’Histoire socialiste de la Révolution française de Jaurès, Note n° 225 de la Fondation Jean-Jaurès, 2014.

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