1Pendant le 17ème siècle, la préciosité, en France, avait été une tentation de révolution culturelle nécessitée par l’envie d’aérer une société asphyxiée par les perruques de Louis XIV. Attaquée par Molière, le fou du roi, la noblesse et le clergé la supportèrent mal. Hélas, l’histrion commensal dut se lever de table pour cause de décès. Désormais, personne ne pourrait plus éteindre l’effervescence intellectuelle féminine, qu’elle se manifestât dans le monde profane des salons ou dans celui, plus caché, du jansénisme, ennemi du jésuitisme cagot. Malgré les soupirs masculins, les femmes s’intégraient irrésistiblement dans le monde de la pensée et de la création. Le 9 septembre 1715, le corps « solaire » du monarque guerrier, mangé de gangrène, fut déposé à Saint-Denis. Son successeur, le Régent, se destinait à passer ses huit ans de règne à consolider la paix avec l’Angleterre, organiser des parties fines, préparer la faillite de la banque royale et paupériser un peu plus la population.
Etudes musicales
2Lully, disparu en 1687, avait été suivi par des compositeurs inspirés comme André Campra (1660-1744), mais ce n’est qu’en 1733, avec l’Hippolyte et Aricie de Jean-Philippe Rameau, que son remplacement fut assuré. La musique française, encore baroqueuse, n’utilisait toujours pas les voix féminines dans les églises, mais permettait enfin d’utiliser leur talent au théâtre. Les castrats qui se produisaient en France étaient, pour la plupart, d’origine italienne mais de passage. Cependant, à l’intérieur des couvents et abbayes, la présence féminine révélait de parfaites organistes. Nombre de femmes illustres, animatrices de salons, firent leurs études dans ces établissements. Cela dit, il s’avère que les musiciennes reconnues au cours du 18ème siècle, furent souvent issues de familles aisées ou enfants de la balle ; citons : Lucile Grétry, Julie Candeille, Florine Dezède. Il est vrai qu’être l’épouse du directeur de l’Académie Royale, n’avait pas nui à la carrière de Jeanne-Hippolyte Devismes. Mais, pour se faire vraiment reconnaître, il leur fallait la proximité des rencontres de salons, où malheureusement la bienséance ne leur permettait que la harpe ou le clavecin. L’époque explique ainsi pourquoi les compositrices, qui se virent distinguer, le furent davantage comme interprètes que comme créatrices, mais : Sophie Bawr, Marie-Emmanuelle Bayon-Louis, Pauline Duchambge, Constance de Theis (qui deviendra la citoyenne Pipelet), Henriette de Villars (dite Mademoiselle Beaumesnil) Caroline Wuiet et Belle van Zuilen ont fait mentir l’histoire. Mais c’est Julie Candeille qui attirera notre attention. Elle naquit le 31 juillet 1767 à Paris. Son père était un ancien chanteur, bon théoricien de la musique, sans génie exceptionnel mais bon pédagogue. Il prit en mains, dès sa petite enfance, l’instruction musicale de sa fille puis celle du chant et, dès qu’elle eut l’âge, il la dirigea vers l’étude de la danse. Pour la petite histoire, sachons qu’il fréquentait la Loge des Neuf Sœurs.
Julie Candeille
Julie Candeille
La scène
3Il existait alors un Théâtre des élèves de la danse pour l’Opéra, où se formaient les futurs éléments du ballet de l’Académie Royale. Julie y fut admise. On a beaucoup romancé sur une rencontre Mozart/Candeille en 1778. Il avait vingt-deux ans, elle en avait onze. Rencontre ? Cela est bien possible car les élèves de ballet assistaient probablement aux créations dansées de leur future maison et Mozart, cette année-là, y préparait la création de son ballet-pantomime Les Petits Riens. Après trois ans de formation, elle débuta sur la scène de l’Opéra avec un petit rôle d’Iphigénie en Aulide. Davantage que son volume vocal, on remarqua sa joliesse, son élégance et la qualité de sa voix. Après quelques mois, on lui offrit le rôle de Sangaride, de l’Atys de Lulli. La qualité de son interprétation dramatique fut appréciée mais, malheureusement pour elle, des artistes comme la Saint-Huberty ou la Levasseur l’écrasaient par leur dimension vocale. Julie n’insista pas et quitta l’Opéra après deux ans, en 1784.
4Pendant son séjour à l’Opéra, elle affina ses études musicales au point que son père pensa qu’elle pourrait entreprendre une carrière de claveciniste et même de compositrice. Mais le démon de la scène qui l’aiguillonnait la poussa à demander à François-René Molé et à Préville, sociétaires de la Comédie Française, de faire d’elle une tragédienne. Louis Auguste Le Tonnelier de Breteuil, ministre de la Maison du roi, protecteur des sciences et des lettres, l’assura de faveurs dont l’effet fut rapidement assombri par une pesante sensation de mise à l’écart dissimulant le dépit de doyennes sociétaires confrontées à sa beauté pétillante et à sa spontanéité.
5Après plusieurs mois de travail, elle débuta tout de même dans Hermione d’Andromaque puis dans Roxane de Bajazet. Ses qualités d’interprétation furent appréciées mais là, comme à l’Opéra, on souligna chez elle une affèterie qui ne pouvait pas remplacer la puissance vocale nécessaire pour cette sorte de rôles.
Compositrice
6Entre-temps, Julie était devenue une claveciniste éblouissante. Ses débuts furent des plus coruscants. Papa Candeille ayant fait créer quelques motets de sa composition au Concert spirituel, y avait ses entrées, d’autant que l’ensemble était dirigé par Joseph Legros, franc-maçon comme lui. Julie s’offrit pour interpréter un concerto de Clémenti pour clavecin. L’œuvre était difficile mais la demoiselle fut acclamée; « main brillante, exécution perlée » nota Le Moniteur. On la revit donc souvent au sein de cette formation. Elle y présenta ses propres œuvres dont, le 2 février 1786, une symphonie concertante pour piano, qui fut avantageusement comparée à Haydn. Si l’on veut y réfléchir, son temps consacré à la composition fut probablement plus intense qu’il n’y parait, au vu du peu d’œuvres qui nous restent d’elle. En effet, on sait bien, que pour un créateur, le besoin de créer est permanent et suivant les mœurs de l’époque, les œuvres orchestrales n’étaient généralement présentées qu’une fois. Il fallait, à chaque fois, présenter une nouvelle partition. Le nombre de cinq opus la concernant, nous paraît donc peu. Mais cette constatation n’a rien d’exceptionnel ; peu de manuscrits de Campra, ou même de la longue lignée des Couperin, ont survécu.
7En 1789, Olympe de Gouges, de qui elle était amie, fit créer à la Comédie Française, Zamore et Mirza ou l’heureux naufrage, pièce violemment antiesclavagiste. Julie y tint le rôle de Mirza. Ce ne fut pas du goût de ses protecteurs royaux.
8Se sentant à nouveau montrée du doigt, elle quitta le Théâtre Français pour entrer dans une nouvelle troupe regroupée autour de Talma, délibérément opposé au théâtre officiel, qui prit le nom de Théâtre Français de la rue de Richelieu (Théâtre Louvois). Là, Julie put aborder des premiers rôles du théâtre de Marivaux et reprendre L’esclavage des Noirs ou l’heureux naufrage (Olympe de Gouges avait modifié le titre).
Talma
Talma
Théâtre et salons
9Forte de son expérience et de sa notoriété, Julie, qui avait une furieuse envie d’imaginer ses propres spectacles, écrivit Catherine, la Belle Fermière, texte et musique. La pièce connut un tel succès – jouée 154 fois au Théâtre Louvois à partir du 27 décembre 1792 – que ce surnom de Belle Fermière resta attaché à sa créatrice. Elle ne devait plus jamais retrouver un pareil succès pour la scène à Paris.
10En 1793, elle fréquenta, entre autres lieux, le cercle d’Auteuil, un salon animé par Anne-Catherine Helvétius, brillantissime veuve, adepte du sensualisme philosophique hérité de son défunt mari. Elle y rencontrait Condillac, d’Holbach, Chamfort, Condorcet et le docteur Cabanis pour qui son hôtesse affichait des « attentions presque maternelles », et naturellement, Olympe de Gouges.
11Pendant la Terreur, Julie, proche de Vergniaud, de Fabre d’Eglantine et affublée du titre de « joli monstre de talents », échappa au sort de son amie Olympe. Ce qui l’avait sauvée, disait-on, bien qu’elle s’en soit défendue, était d’avoir personnifié La Liberté, au cours de Fêtes républicaines rebaptisées Saturnales, mais ne soyons pas plus médisants que les Thermidoriens.
12Malgré ses attirances aristocratiques, elle épousa, trois mois après la Terreur un jeune médecin dont elle s’empressa d’oublier le nom et en 1794, elle voulut renouer avec son public. Elle présenta La Bayadère ou le Français à Surate. A peine montée, la pièce fut descendue car le moment était mal choisi pour un sujet pareil. La pièce se passait en Inde. Or, c’était le temps du scandale causé par la dissolution frauduleuse de la Compagnie des Indes orientales. Plusieurs personnes, dont Fabre d’Eglantine, un de ses proches, malheureusement girondin, étaient montés sur la charrette.
Femme de lettres
13En 1796, Julie quitta Paris pour une tournée européenne avec sa Belle Fermière. A Bruxelles, elle fit la connaissance de Jean Simons, carrossier : une des plus grandes fabriques de voitures hippomobiles d’Europe. Elle l’épousa le 11 février, mais deux ans plus tard, les brutales modifications du monde des affaires menèrent la fabrique à la faillite. Jean Simons en perdit la raison, mais d’après les règles du droit, elle dut faire face aux conséquences de cet état de fait et prendre en charge l’hospitalisation de son mari jusqu’en 1802, année de son divorce. Parallèlement, elle s’était fait un devoir d’assumer l’existence de son père, devenu trop faible pour travailler. Grâce à des leçons de piano, de musicographie et même d’histoire, elle assura toutes ces dépenses. Ayant renoncé définitivement au théâtre, elle se décida à écrire. Elle rencontra un public sans préjugés qui l’accueillit favorablement et lui resta fidèle. Elle publia, sous le nom de Simons-Candeille: Bathilde, Reinedes Francs, Agnès de France, Blanche d’Evreux, des romans médiévaux mais aussi plusieurs romans de caractère.
14Peu aimée par la cour d’Empire, elle partit s’exiler à Brighton pendant les Cent Jours et y donna des conférences et des concerts auxquels elle fit participer de nombreux artistes internationaux. En 1818, elle dépeignit cette expérience britannique dans Souvenirs de Brighton.
Amours
15En 1800, elle rencontra le peintre Anne-Louis Girodet (1767-1824), avec qui elle eut une relation intime d’une qualité très particulière. Cultivant une mutuelle passion pour l’androgynie, elle lui écrivait « Ma chère Anne… ». Il envoya à Julie un « double portrait » sur lequel il confondit leurs deux profils et lui écrivit, au dos: « Je n’ai pu de tes traits retenir la douceur ni cette grâce enchanteresse qui lui dessine à la fois ton esprit et ton cœur » […] que « ce faible et léger gage répète encore après nous, d’âge en âge, mon cœur à ton cœur fut constamment uni »
16Mais cette sorte d’amour devait trouver ses limites. Après tout, à presque 60 ans, Julie était encore coquette et pimpante et donc, à l’occasion d’une exposition, elle rencontra l’amateur d’art Hilaire-Henri Périé de Senevert, peintre lui-même et serviteur de l’Etat. En 1823, il lui offrit ce qui sut la convaincre : ses douze ans de moins qu’elle, sa sincérité et la tranquillité matérielle. Devenue Madame Périé-Candeille, elle intrigua pour que son mari soit nommé conservateur du Musée de Nîmes puis elle ouvrit un salon qui permit à l’évêque du diocèse de croiser Victor Hugo. Très touchée moralement par la disparition de son époux en 1833, elle revint à Paris, totalement oubliée, et succomba moins d’un an plus tard à une troisième crise d’apoplexie.
17Avait-elle été proche de la Loge La Candeur dont la princesse de Lamballe, était Grande Maîtresse en 1786 ? Cette année-là, Julie lui dédicaça un recueil de 3 sonates pour piano-forte ou clavecin. Cela ne prouve en rien une appartenance maçonnique – mais elle n’avait que 19 ans - si on ne la retrouvait en 1811, citée dans une lettre d’excuse en tant que Secrétaire, Dame d’éloquence, du Souverain Chapitre Métropolitain des Dames du Mont Thabor, Colline de Paris.
18Ainsi que l’écrivit Madame de Genlis : « Cette personne intéressante a expié par trente ans de vertu, l’erreur de ses parents qui la placèrent dans une carrière bien dangereuse et bien peu digne d’elle » mais il est vrai que de Madame de Genlis on écrivit à la même époque qu’elle était une femme « dont la vertu ne voulait pas et dont le vice ne voulait plus »