À quelles conditions une république est-elle possible ? En établissant que la vertu est le principe de la république, Montesquieu montre qu’elle n’a d’autre existence et d’autre lieu que le cœurdes citoyens : « Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tous. La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous » (Esprit des Lois, III, 3).
1La « nature » d’un gouvernement est « ce qui le fait être », son « principe » est « ce qui le fait agir ». Parmi les trois espèces de gouvernement que l’on peut observer, Montesquieu distingue la république, la monarchie et le despotisme. La démocratie est la forme la plus pure et la plus exigeante de la république, car le peuple y est à la fois souverain et sujet (il est tenu de s’appliquer les lois qu’il vote), alors qu’il n’est que sujet dans l’aristocratie.
Pourquoi la vertu est-elle nécessaire à la république ?
2Le principe est la passion qui anime un gouvernement, en mobilisant pour lui les gouvernants et les gouvernés : c’est elle qui favorise sa conservation, en les rendant capables d’obéir aux lois qui le régissent. à chaque espèce de gouvernement correspond ainsi un mode d’obéissance qui lui est particulier : la vertu pour la république, l’honneur pour la monarchie, la crainte pour le despotisme. « Le peuple, dans la démocratie, est, à certains égards, le monarque ; à certains autres, il est le sujet ». Toute la difficulté est là : parce qu’il est « à certains égards le monarque », le peuple peut vouloir être monarque en refusant d’admettre qu’il est aussi sujet. Parce qu’il a le pouvoir de faire la loi, il peut être tenté de refuser qu’elle s’applique à lui, et de lui ôter toute effectivité. C’est cette difficulté que la vertu est chargée de surmonter : elle est cette passion qui, seule, peut obtenir que celui qui est déjà monarque soit aussi sujet, en lui faisant aimer la loi qu’il doit respecter. Elle est ce qui, seule, peut fournir aux citoyens l’énergie nécessaire pour respecter la règle alors que celle-ci va à l’encontre de leurs intérêts et de leurs passions. Seule la vertu peut conduire les citoyens à préférer l’intérêt général à leurs intérêts particuliers afin de faire prévaloir la loi. Sans la vertu, la république ne peut plus subsister, elle n’est qu’une structure sans vie.
3Montesquieu estime nécessaire de prévenir le lecteur de toute confusion avec la vertu morale ou la vertu chrétienne. Ainsi dans l’Avertissement qui précède L’Esprit des Lois, il précise que la vertu est « l’amour de la patrie, c’est-à-dire, l’amour de l’égalité », et il ajoute que « l’homme de bien, dont il est question, n’est pas l’homme de bien chrétien, mais l’homme de bien politique… C’est l’homme qui aime les lois de son pays, et qui agit par amour des lois de son pays. » La vertu politique n’est donc ni la vertu morale ni la vertu chrétienne ; d’autre part, les formules « amour des lois », « amour de la patrie », « amour de l’égalité » sont équivalentes : aimer sa patrie ne signifie pas aimer la terre de ses ancêtres, mais aimer les lois de son pays, et aimer les lois de son pays, c’est nécessairement aimer l’égalité de statut et de traitement que leur application implique pour tous les citoyens qui en font partie.
4Malheureusement, cette distinction est devenue aujourd’hui quasiment inaudible. Pour éviter l’usage du terme de vertu qui apparaît comme l’expression d’un moralisme désuet, nous jugeons souvent préférable de le remplacer par une formule que nous jugeons identique, « esprit civique ». En réalité, cette expression supprime la dimension d’amour qui, dans le terme de vertu, permet de comprendre pourquoi le citoyen se dévoue à la chose publique. Cette substitution repose en outre sur une méconnaissance du sens originel de vertu qui signifie force ou puissance ; pour Aristote par exemple, la vertu est l’excellence de l’homme qui accomplit pleinement sa nature d’ « être vivant en Cité » en participant comme citoyen à l’exercice du pouvoir commun. On pourrait penser qu’en reprenant le terme de vertu Montesquieu s’inscrit dans la filiation de son illustre prédécesseur ; s’il est vrai que, comme lui, il ne conçoit pas l’éthique indépendamment du politique, il n’entend plus le mot vertu de la même manière. Alors qu’elle est pour Aristote une disposition acquise qui a besoin de se subordonner aux vertus de l’intelligence, au premier rang desquelles figure la prudence, la vertu est pour Montesquieu la passion qui permet uniquement aux républiques, principalement aux démocraties, de se conserver. N’étant que sujet dans le gouvernement aristocratique, le peuple « a donc moins besoin de vertu que le peuple de la démocratie », (III, 4 ); « la vertu n’est point le principe du gouvernement monarchique », (III, 5). Elle n’exprime par ailleurs aucune excellence du caractère, elle est seulement un sentiment que les citoyens sont tous également capables d’acquérir, quel que soit leur niveau de connaissances : « La vertu, dans une République, est une chose très simple : c’est l’amour de la république ; c’est un sentiment, et non une suite de connaissances ; le dernier homme de l’État peut avoir ce sentiment, comme le premier » (V, 2). La vertu est ainsi un sentiment d’autant plus fort qu’il est moins éclairé ; dans le même chapitre, Montesquieu remarque que c’est rarement par le peuple que commence la corruption, car il tire de la « médiocrité de ses lumières un attachement plus fort pour ce qui est établi ».
5Parce qu’elle est cet attachement passionnel qui lie les citoyens à la république, la vertu les empêche d’être indifférents à son sort, de se résigner aux exactions de leurs gouvernants et de se replier sur leurs intérêts particuliers. Chaque citoyen se sent personnellement porteur des lois et responsable de leur maintien. à cet égard, le contraste avec la monarchie est saisissant car il suffit à la monarchie d’obtenir une simple concordance mécanique de l’intérêt personnel avec lui.
« Cest dans le gouvernement républicain que l’on a besoin de toute la puissance de l’éducation ». Montesquieu (1689-1755).
« Cest dans le gouvernement républicain que l’on a besoin de toute la puissance de l’éducation ». Montesquieu (1689-1755).
Comment faire des citoyens vertueux ?
6Comme l’explique Montesquieu, « la vertu est un renoncement à soi-même qui est toujours une chose très pénible » (IV, 5). Dès lors que la vertu procède d’une véritable dénaturation de l’homme dont la première inclination est de veiller uniquement à ses intérêts particuliers, comment faire en sorte que les citoyens éprouvent « l’amour des lois et de la patrie qui demande une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre » (IV, 5) ?
7C’est ce problème que doivent résoudre « les lois de l’éducation » dans un gouvernement républicain (IV, 5) ; dans une monarchie, il suffit d’apprendre à se conformer aux règles de l’honneur, et l’abrutissement tient lieu d’éducation dans un gouvernement despotique. Á l’inverse, « c’est dans le gouvernement républicain que l’on a besoin de toute la puissance de l’éducation ». Sa mission, en effet, est de produire la vertu des citoyens. Mais comment élever les jeunes générations à la vertu si leurs parents et leurs maîtres ne sont pas déjà vertueux eux-mêmes ?
8Cependant, la vertu est une passion qu’on ne peut obtenir qu’au prix de la répression des passions sociales ordinaires. C’est un déplacement d’énergie passionnelle que doit opérer la formation de la vertu dans la république en réprimant « les passions particulières » : il s’agit ainsi de retirer l’énergie de son investissement initial sur des objets particuliers pour la déplacer sur l’objet général, c’est-à-dire la patrie elle-même. Ainsi, « moins nous pouvons satisfaire nos passions particulières, plus nous nous livrons aux générales ».
9Les deux passions principales qui doivent surtout être transformées, sont l’avarice (ou avidité des richesses) et l’ambition. L’éducation républicaine produit « l’amour de la frugalité » ; les citoyens apprennent à « partager les mêmes avantages, goûter les mêmes plaisirs, et former les mêmes espérances » (V, 3). Au lieu de chercher à enrichir leur patrimoine particulier et d’entrer dans des relations de concurrence les uns avec les autres, ils préfèrent agrandir le trésor public et se réjouissent des « dépenses publiques » que leur patrie peut de cette façon engager (« Aussi les bonnes démocraties, en établissant la frugalité domestique, ont-elles ouvert la porte aux dépenses publiques, comme on fit à Athènes et à Rome », V, 3).
10L’ambition doit aussi changer d’objet : elle doit devenir l’ambition de servir la patrie, mais l’égalité républicaine ne consiste pas à effacer les inégalités des services rendus et des talents (« Ainsi les distinctions y naissent du principe de l’égalité, lors même qu’elle paraît ôtée par des services heureux, ou par des talents inégaux », V, 3). Elle n’a rien à voir avec l’égalitarisme qui nie aussi bien le talent que le mérite, et réprime toute noble ambition : elle n’exige pas que les citoyens se bornent à un minimum de compétences communes, mais tout au contraire, qu’ils puissent développer leurs talents et donner chacun à la patrie le meilleur d’eux-mêmes.
11Enfin, il ne suffit pas d’élever les citoyens à la vertu, il faut encore la soutenir par des lois qui la confortent. Ainsi est-il nécessaire d’établir des lois qui maintiennent l’égalité des fortunes et évitent le développement du luxe : ce sont des lois agraires qui divisent les terres, des lois somptuaires qui répriment le luxe, des lois de succession qui assurent le partage des richesses (V, 5 à 7).
12Montesquieu explique, au livre VIII, que « la corruption de chaque gouvernement commence presque toujours par ses principes » (VIII, 1). Or, comme on l’a compris, la république est d’autant plus fragile qu’elle repose au plus haut point sur son principe. La corruption de la vertu entraîne ainsi très rapidement sa perte. Le non-respect de ses lois en est alors le signe le plus manifeste : « Lorsque dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé d’être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l’État est déjà perdu » (III, 3). Le risque de corruption est double, car la vertu politique peut se perdre par excès ou par défaut.
13Elle se perd d’abord par défaut d’égalité, lorsque le luxe s’introduit et que la frugalité n’est plus jugée possible ni souhaitable : « À mesure que le luxe s’établit dans une république, l’esprit se tourne vers l’intérêt particulier. À des gens à qui il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste à désirer que la gloire de la patrie et la sienne propre. Mais une âme corrompue par le luxe a bien d’autres désirs : bientôt elle devient ennemie des lois qui la gênent. » (VII, 2) Les lois apparaissent alors comme un carcan intolérable qui freine l’initiative individuelle (« On était libre avec les lois, on veut être libre contre elles […], ce qui était règle, on l’appelle gêne… » (III, 3) ; comment ne pas penser ici à l’évasion fiscale !). L’éducation ne peut plus lutter efficacement contre les tendances égoïstes des hommes, lorsque la société donne tous les jours le spectacle de l’inégalité des richesses.
14La vertu se perd à l’inverse par excès ou « esprit d’égalité extrême » lorsque les hommes en viennent à refuser toute hiérarchie et toute subordination : « chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander » (VIII, 2). Or l’esprit d’égalité ne consiste pas « à faire en sorte que tout le monde commande, ou que personne ne soit commandé, mais à obéir et à commander à ses égaux » (VIII, 3). Ainsi la république se corrompt lorsque les hommes ne veulent plus seulement être égaux en tant que citoyens, mais aussi « comme magistrat, comme sénateur, comme juge, comme père, comme mari, comme maître » (VIII, 3). Avec l’abolition de la hiérarchie s’introduit la corruption des mœurs : « Pour lors, le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu’il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le Sénat, exécuter pour les magistrats, et dépouiller tous les juges » (VIII, 2). La conséquence est inévitable : « Il ne peut plus y avoir de vertu dans la république. »
La vertu est-elle encore possible ?
15Les risques de corruption de la république sont tels qu’on peut se demander si elle est un régime réalisable dans les conditions qui sont celles des sociétés modernes. Pour préserver la vertu, les démocraties antiques étaient contraintes d’adopter deux types de solution qui nous paraissent aujourd’hui impraticables : elles devaient d’une part exercer une surveillante constante des mœurs et se tenir d’autre part dans les limites d’un petit territoire.
16Comme les lois destinées à conforter la vertu ne pouvaient pas suffire, il fallait recourir à une régulation par les mœurs afin de les maintenir et de les corriger. Des institutions comme l’Aréopage à Athènes ou le Sénat à Rome exerçaient ainsi un rôle de censure. L’ordre politique se confondait ainsi avec un ordre moral. La république était en outre confrontée à un dilemme redoutable (IX, 1) : - ou rester républicaine en se limitant à un petit État, mais s’exposer à périr par une force étrangère, - ou se renforcer en s’agrandissant, mais perdre alors son caractère républicain en corrompant sa vertu. Comme l’explique Montesquieu, « Il est de la nature de la république qu’elle n’ait qu’un petit territoire ; sans cela elle ne peut guère subsister […] Dans une petite république, le bien public est mieux senti, mieux connu, plus près de chaque citoyen ; les abus y sont moins étendus, et par conséquent moins protégés » (VIII, 16).
17Faut-il dès lors conclure que la vertu et la république sont impossibles dans les grands États modernes ? Quand Montesquieu déclare : « La plupart des peuples anciens vivaient dans des gouvernements qui ont la vertu pour principe ; et lorsqu’elle y était dans la force, on y faisait des choses que nous ne voyons plus aujourd’hui, et qui étonnent nos petites âmes » (IV, 4), nous sommes tentés de penser que la vertu est pour lui une chose admirable, mais qui appartient désormais à un passé révolu : nos « petites âmes » d’hommes modernes n’auraient plus d’autre motivation que la satisfaction de leurs intérêts particuliers. Il serait trop simple, toutefois, de réduire la pensée de Montesquieu à cette position. S’il mesure les transformations irréversibles engendrées par l’essor du commerce, il ne considère pas que la vertu et le commerce soient absolument incompatibles.
18On ne peut donc plus concevoir la vertu républicaine comme un « renoncement à soi » qui exige le sacrifice de tous ses intérêts particuliers ; sans doute est-il nécessaire de la redéfinir de telle sorte qu’elle soit conciliable avec l’intérêt de chaque citoyen, comme le fera Rousseau dans le Contrat social où il définira le bien commun comme le dénominateur commun des différents intérêts qui forme le lien social (« C’est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouverné », CS, II, 1). Être vertueux, ce n’est plus alors être prêt à tout sacrifier pour sa patrie, mais plus modestement sacrifier seulement les intérêts particuliers qui mettent en péril le bien commun.