Humanisme 2008/4 N° 283

Couverture de HUMA_283

Article de revue

École républicaine et école démocratique

Pages 29 à 36

Notes

  • [1]
    Lelièvre C., Jules Ferry, La République éducatrice, Hachette Éducation, 1999.
    Nique C. et Lelièvre C., La République n’éduquera plus ; la fin du mythe Ferry, Plon, 1993.
  • [2]
    Durkheim E., Éducation et Sociologie (1922), Puf, 1992 ; L’Éducation morale, Félix Alcan, 1923 ; L’Évolution pédagogique en France (1938), Puf, 1990.
  • [3]
    Cousin O., Les Élèves face à l’école républicaine, in Statius P. (coord.), « Actualité de l’école républicaine ? », CRDP de Caen, 1998.
  • [4]
    Nicolet C., L’Idée républicaine en France, Gallimard, 1994 et « Peut-on, doit-on enseigner la république à l’école ? » in Statius P., op. cit.
  • [5]
    On rappellera ici l’adhésion de Hannah Arendt à un tel postulat, adhésion assortie de scepticisme (Les Origines du totalitarisme, Seuil, 1972 et La Crise de la culture, Gallimard, 1972).
  • [6]
    Muglioni J., L’école ou le loisir de penser (recueil de textes de l’auteur), CNDP, 1993
  • [7]
    Muglioni J., op.cit. p.19
  • [8]
    Alain, Propos sur l’éducation (1932), Puf, 1976, p. 220
  • [9]
    Morin E., Introduction à la pensée complexe, ESF, 1990, pp. 31, 32
  • [10]
    Gauchet M., L’éducation en question, Éducation et management, janvier 2003
  • [11]
    Pena-Ruiz H., « L’Avenir de l’école républicaine », in n° 85 de la revue Administration et Éducation consacré au thème « Quel sens pour l’école républicaine au XXIe siècle ? » et coordonné par A. Michel (articles de G. Coq, F. Dubet, P. Joutard, C. Lelièvre, C. Nique, C. Pair, D. Schnapper, etc.).
  • [12]
    Schnapper D., Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Gallimard, 2000.
  • [13]
    Kambouchner D., Une école contre l’autre, Puf, 2000.
  • [14]
    Bourdieu P, Passeron J-C, La Reproduction, Ed. Minuit, 1970 ; Baudelot C, Establet R., L’École capitaliste en France, La Découverte, 1971.
  • [15]
    Rawls J. Théorie de la Justice (1971), Seuil, 1991 et Justice et Démocratie, Seuil, 1993. Walzer M., Sphères de Justice, Seuil, 1997.
  • [16]
    Institut de recherche sur l’éducation, Université de Bourgogne.
  • [17]
    Pour une analyse approfondie voir : Thélot C., Les Inégalités devant l’école, et Michel A., « L’École en quête d’équité », in Administration et Éducation n° 81, 1999 (numéro consacré au thème « Fractures sociales, fractures scolaires ».

Pour un étranger, pas forcément Huron, découvrant la planète de l’éducation nationale française, le fait d’associer « républicain » et « démocratique » ne saurait a priori révéler quelque esprit polémique, les deux adjectifs paraissant compatibles, tant la république et la démocratie sont des concepts proches, pour ne pas dire consubstantiels. Pourtant, dans le contexte français, école républicaine et école démocratique constituent des modèles de référence de plus en plus souvent opposés. Comment en est-on arrivé à une telle divergence qui alimente des débats récurrents et souvent passionnés ?

1Quelles évolutions sociétales et internes au système éducatif ont pu conduire à l’actuel débat entre républicains et démocrates ? Quels sont les thèmes de discussion et les arguments avancés par les deux camps ? Doit-on et peut-on refonder une école à la fois républicaine et démocratique dans le contexte d’un État engagé dans la construction européenne et pris en étau entre décentralisation et mondialisation ?

2Certes, on peut distinguer les concepts de démocratie et de république. La démocratie est un type de régime politique, supposé le moins mauvais de tous les régimes concevables, s’appuyant sur quelques principes fondamentaux. En particulier, la démocratie implique un État de droit et de libres élections au suffrage universel. Quant à la république, c’est d’abord une idée, le credo d’une communauté politique d’intérêts, qui s’exprime à travers une autre idée, celle de citoyenneté, qui signifie que la politique est l’affaire de tous et de chacun. La république et la citoyenneté sont des entités indissociables, fondées sur une volonté commune de construire, sur des valeurs à visée universelle et sur la raison, un espace public distinct des espaces privés. Selon Lakanal, la république serait la démocratie soumise à la raison. République et démocratie reposent sur l’hypothèse d’un contrat social de type politique (dans la lignée de Hobbes, Locke et Rousseau) et doivent respecter les grands principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, mais aussi de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

3Depuis Condorcet, l’école a été considérée comme une institution essentielle à la constitution de la république. Elle doit former l’homme et le citoyen, développer sa capacité de jugement et son autonomie ; elle doit aussi contribuer en permanence au progrès de l’humanité. Les Français sont restés attachés à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et à une conception de l’école conforme aux principes d’égalité, de liberté et de fraternité. S’y est adjoint ensuite, celui de laïcité.

Que faut-il entendre aujourd’hui par école républicaine ou école de la république ?

4La référence essentielle reste le modèle, parfois qualifié de mythique, mis en œuvre sous la IIIe République, notamment par Jules Ferry  [1] et dont les fonctions sociales ont été théorisées par Émile Durkheim  [2] notamment. En effet, si chacun est conscient des limites de l’école républicaine au temps de Jules Ferry, puis des hussards noirs, nombreux sont ceux qui adhèrent encore pleinement aux grands principes de cette école.

5On peut, comme le fait Olivier Cousin  [3], considérer que quatre principes fondamentaux définissent ce paradigme : 1) la transmission d’une culture universelle et rationnelle qui permet de dépasser les clivages sociaux ou locaux ; 2) la neutralité sociale de l’école qui fonctionne sur des règles impersonnelles s’incarnant dans un rapport social particulier et dont le rôle premier est de maintenir la cohésion sociale ; 3) la méritocratie : l’école doit sélectionner les élèves indépendamment de leur origine sociale et selon le principe de l’égalité des chances ; 4) l’école favorise la formation à l’autonomie : le développement d’une culture universelle permet celle d’une conscience libre et d’un esprit critique et la référence à une morale laïque permet d’intérioriser normes et valeurs communes, donc de renforcer la fonction de socialisation de l’école.

6Il faut ajouter que l’école républicaine est davantage un projet politique que pédagogique. L’école est un espace spécifique qui doit s’isoler de son environnement immédiat. Son rôle principal est d’instruire des élèves, tandis que celui des familles est d’éduquer des enfants. À cet égard, Claude Nicolet  [4] rappelle le rôle spécifique de l’école républicaine. Selon lui, la république est fondée sur la négation de l’état de nature…la nature doit être transformée, grâce à ce qu’on appelle en elle l’humanité  [5]. L’école doit donc instruire « les jeunes barbares » (un ancien ministre parlera plus tard de « sauvageons ») pour les préparer surtout à exercer convenablement leur métier de citoyen. La séparation de l’école et de son milieu est considérée comme nécessaire. Pour Jacques Muglioni, ancien doyen du groupe de philosophie de l’IGEN, l’école ne doit pas simplement refléter la société mais lui donner une âme  [6]. Cela requiert que l’enseignement se démarque de l’actualité : « l’enseignement qui se veut le plus actuel donne l’apparence de l’absolu à ce qui d’avance est voué à l’oubli »  [7]. On trouve ici l’idée d’école sanctuaire : la nécessité d’un isolement du bruit et de la fureur du monde ainsi que des effets de mode. Le rôle fondamental de l’école n’est pas de s’adapter à l’évolution de l’économie et de la société, ou à une « demande » sociale, cette terminologie étant considérée comme directement importée de l’idéologie du libéralisme économique et du langage managérial. Le rôle essentiel et spécifique de l’école est d’apprendre à penser à partir d’études disciplinaires, d’une réflexion sur les textes des grands auteurs, grâce aux leçons données par des maîtres dévoués à leur mission de former des citoyens lucides.

7Or, depuis une trentaine d’années, nombreux sont ceux qui évoquent la crise du modèle de l’école républicaine, tandis que se sont multipliés les débats passionnés entre ses défenseurs et ses critiques. Une façon d’en rendre compte est de les analyser à travers les tensions entre école républicaine et école démocratique. Nous mentionnerons donc les principales évolutions ayant conduit à une montée de ces tensions, avant de présenter les trois principales dimensions, interdépendantes, du débat : « l’élève au centre » et la dérive pédagogique, la prise en compte de la diversité culturelle et la laïcité (ou universalisme versus communautarisme), enfin, l’élitisme républicain au regard du critère d’équité ou de justice sociale.

L’exacerbation des tensions au sein de l’école républicaine

8Il ne sera pas ici question de crise de l’école, tant le terme est galvaudé. Dans un monde en mutation rapide, toutes les institutions sont en crise permanente, dans la mesure où elles doivent se transformer pour prendre en compte de nouvelles exigences. Si l’école républicaine n’est pas à proprement parler en crise, elle est soumise toutefois à des tensions et contradictions croissantes. Il convient donc de rappeler les principales évolutions externes et internes de ces trente dernières années ayant contribué à la déstabiliser.

La question de la laïcité est tellement délicate que ni la loi ni le Conseil d’Etat n’ont fixé un cadre précis.

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La question de la laïcité est tellement délicate que ni la loi ni le Conseil d’Etat n’ont fixé un cadre précis.

© DR

9L’accélération des changements technologiques, économiques et sociaux est le premier facteur déstabilisant. L’école doit maintenir une distance, une clôture au moins symbolique, car comme l’a dit Alain « toute pensée est un monastère d’un petit moment »  [8]. Mais, dans le même temps, l’accélération du rythme des innovations, le processus de mondialisation, celui de la construction européenne et celui de la décentralisation bouleversent le contexte de l’école qui ne peut en faire abstraction. Tout en gardant une distance, l’école ne peut être une enclave figée et anachronique dans une société en mutation. En fait, comme tout système vivant, l’école doit être à la fois ouverte et fermée, c’est-à-dire inventer la juste osmose avec son milieu ; celle qui permet de stabiliser les déséquilibres en deçà de ce qui est supportable. Le système éducatif peut donc être conçu comme un système auto-éco-organisateur  [9].

10Les nouvelles questions d’ordre éthique posées par les découvertes scientifiques, notamment dans les sciences de la vie, ne peuvent être ignorées par l’école. Il en est de même des conséquences d’un processus de mondialisation qui privilégie la logique marchande, donc le lien du prix au prix du lien social, et dont les excès d’uniformisation entraînent des réactions dangereuses. La perte de sens liée à l’absence de projet de société et le vide existentiel qui en résulte pour nombre d’individus favorisent les idéologies extrémistes et les intégrismes, qui constituent une grave menace pour la démocratie et pour la paix. Le péril est réel et la politique de l’autruche ne peut être une solution.

11Le rôle de l’école est donc plus complexe aujourd’hui qu’à l’époque de la morale républicaine où civisme et amour de la patrie étaient des références mobilisatrices, ignorant les conflits réels ou potentiels entre cultures. De fait, il y avait cohérence entre cette fonction intégratrice de l’école, sa forte centralisation, son organisation hiérarchique et la place réservée aux élèves dans la vie scolaire. Comme l’a souligné René Rémond, on peut avoir la nostalgie d’un temps où les missions de l’école étaient plus simples, mais il ne faut pas céder à l’illusion rétrospective, car à l’époque, pour préserver l’unité de l’institution, on excluait de l’école tout débat religieux ou politique. La paix sociale était préservée en gardant le silence sur tout ce qui pouvait diviser. Aujourd’hui, du fait de l’accès généralisé aux médias, les jeunes n’acceptent plus que l’école fasse l’impasse sur les grands problèmes d’actualité. Pour eux, l’école doit les aider à mieux comprendre le monde dans lequel ils vivent et à prendre parti aux grands débats qui engagent l’avenir de l’humanité. Avec le recul nécessaire, l’école doit nourrir ses enseignements de faits concrets puisés dans l’actualité, précisément pour former des consommateurs de médias perspicaces. L’éducation aux médias est devenue une nécessité, car ils ont tout envahi. L’école doit faire comprendre aux élèves que l’actualité est un artefact, une construction sociale.

12De la même manière, l’évolution du statut des jeunes dans la société, à travers des mesures telles que la loi de 1974, accordant la majorité politique à 18 ans, mais aussi le prolongement de la durée des études sont autant de facteurs qui, au delà des événements de 1968, ont conduit à modifier les règles de vie scolaire et instaurer davantage de démocratie dans l’école. La dilution de l’autorité des maîtres et de l’institution qui semble en avoir résulté, est en fait surtout la conséquence d’une évolution des valeurs. Dans une société hyper matérialiste, on assiste à une perte de prestige des magistratures morales et intellectuelles, tandis que sont valorisées les réussites financières. Aujourd’hui, l’autorité doit s’exercer dans des contextes plus difficiles et reposer encore plus qu’autrefois sur la compétence et le charisme des enseignants. Mais, s’il est souhaitable de créer des instances de participation des élèves, si la démocratie exige l’égalité, jusqu’où faut-il aller en ce qui concerne le statut des élèves par rapport à celui des adultes ? N’existe-t-il pas inéluctablement une asymétrie dans la relation maître/élève qui est spécifique de l’enseignement ? Pour Marcel Gauchet, cette évolution est liée à une tendance lourde à l’individualisation qui a conduit à redéfinir la finalité de l’école : du projet de la démocratie par l’école, on serait passé à la visée de la démocratie dans l’école  [10]. Pour lui, il y a de l’éducation, car il y a autorité ; la solution à la tension entre autorité à exercer et liberté à produire ne peut être qu’un art, la seconde composante de l’enseignement étant l’exercice dialectique d’une impersonnalité en vue d’une personnalisation. On touche là l’un des aspects du débat : la question de l’élève au centre du système et de l’apport des sciences de l’éducation.

La querelle entre républicains et pédagogues

13Cette querelle, déjà ancienne, a été relancée par la formulation « l’élève au centre du système éducatif » qui ne figure pas dans la loi d’orientation du 10 juillet 1989 stricto sensu, mais seulement dans le rapport annexé à cette loi dans le paragraphe intitulé « offrir une formation moderne » (J.O. du 14/7/89 p.8866). La formule a été critiquée au motif que ou bien il s’agit simplement de rappeler un truisme, à savoir que les enseignements sont au service des élèves et dans ce cas elle constitue un mauvais procès aux enseignants qui en ont toujours été conscients, ou bien elle signifie davantage et cela remet en cause l’autonomie des finalités de l’école  [11].

S’il faut reconnaître l’accroissement général du niveau de formation, la priorité à résoudre est celle des sorties de l’école sans diplôme.

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S’il faut reconnaître l’accroissement général du niveau de formation, la priorité à résoudre est celle des sorties de l’école sans diplôme.

© Humanisme

14À cet égard, Dominique Schnapper, insiste sur le rôle cardinal de l’école pour construire la communauté de citoyens nécessaire à la survie de la république. L’école a une double fonction essentielle : 1) elle permet d’acquérir des valeurs, une culture et une langue communes ; 2) elle constitue un espace fictif à l’image de la société politique, un lieu construit contre les inégalités réelles. Son ordre comme celui de la citoyenneté est impersonnel et formel. La prise en compte des élèves dans leurs caractéristiques spécifiques pourrait remettre en cause un fondement essentiel de l’édifice républicain  [12].

15Ce débat sur « l’élève au centre » a donc renforcé les critiques à l’égard des pédagogues, soupçonnés d’être à l’origine des difficultés de l’école républicaine. Une formule lapidaire de J. Muglioni résume bien cette attitude : « on parvient à ce paradoxe que l’étude de l’école a pour effet le plus sûr de supprimer l’étude à l’école » (op.cit. p. 30). La cible favorite des critiques à l’égard des pédagogues est aujourd’hui Philippe Meirieu. Ainsi, dans « Une école contre l’autre », Denis Kambouchner  [13] se livre-t-il à une critique implacable des sciences de l’éducation dont P. Meirieu est considéré comme le champion le plus représentatif.

16On peut s’étonner de la vivacité de la critique à l’égard des pédagogues, quand on sait le peu d’influence qu’exercent les résultats de la recherche en éducation sur les pratiques dans les classes. N’est-ce point leur attribuer un rôle sans rapport avec leur impact réel ? Ne convient-il pas surtout de nuancer les propos et, tout en critiquant certains excès ou certaines dérives dans le discours pédagogique, de reconnaître l’intérêt de certains travaux de recherche sur les processus d’apprentissage et le fonctionnement réel des écoles et établissements ? En outre, peut-on vraiment ignorer la très grande diversité, y compris culturelle, des élèves et les problèmes issus d’un processus de massification dans l’enseignement secondaire où l’hétérogénéité est sans doute plus compliquée à gérer que dans l’enseignement primaire pour de multiples raisons ?

Universalisme versus communautarisme et la question de la laïcité

17Un autre aspect important du débat concerne la prise en compte de la diversité culturelle des élèves et les interrogations sur ce que doit être le principe de laïcité dans un environnement mondial où le concept français d’intégration apparaît de plus en plus comme une exception culturelle ! On ne peut éluder le paradoxe suivant : la France est le fer de lance au niveau mondial pour la reconnaissance de la diversité linguistique et culturelle mais reste attachée en interne à un modèle d’intégration de plus en plus contesté par la montée des revendications de droit à la différence. La question de la laïcité est tellement délicate que ni la loi ni le Conseil d’État n’ont fixé un cadre précis, si bien que la responsabilité a été renvoyée aux responsables du terrain. Cette attitude pragmatique qui permet d’apprécier certains comportements (comme le port du foulard) en fonction des circonstances locales ne présente pas que des inconvénients mais pose de sérieux problèmes de fond.

18Certains auteurs, notamment l’équipe du Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (Alain Touraine, François Dubet, Michel Wieviorka) préconisent un multiculturalisme comme solution de compromis entre l’universalisme républicain et le relativisme culturel cher aux communautariens nord-américains : prendre acte de la diversité culturelle ne signifie pas un multiculturalisme débridé mais une tentative de concilier les références universelles à la raison et le respect des particularismes culturels. Le dépassement de la conception traditionnelle de l’égalité par le concept d’équité permet une telle conciliation, notamment avec les politiques de discrimination positive.

La remise en cause de l’élitisme républicain et la référence à l’équité

19Les théories macro-sociologiques de la reproduction sociale d’une part  [14], les nouvelles théories philosophiques de la justice sociale d’autre part  [15], notamment de John Rawls et Michaël Walzer, ainsi que le constat des limites de la massification de l’enseignement pour le processus de démocratisation ont conduit à des critiques radicales de l’élitisme républicain. Ces critiques ont été renforcées par les études micro-sociologiques, notamment de l’IREDU  [16], montrant l’impact des stratégies des acteurs, qui perpétuent ou accentuent les inégalités sociales, même si les constats sont souvent trop sévères  [17] en ce qui concerne les limites de la démocratisation de l’école. En effet, au-delà d’une translation vers le haut des inégalités de diplômes et de maintien de la hiérarchie entre filières de formation, il convient de reconnaître l’apport positif d’un accroissement général du niveau de formation et de la réduction des sorties sans qualification, même si celles-ci stagnent au même niveau depuis plusieurs années. Le problème prioritaire à résoudre dans un souci de démocratisation est bien celui des sorties sans diplôme. A cet égard, le modèle traditionnel de l’élitisme républicain a montré ses limites et personne ne remet en cause le principe des politiques de discrimination positive, telles que la politique des ZEP, même si leur efficacité est très variable en fonction de paramètres bien mis en évidence par le rapport de C. Moisant et J. Simon (1997) et des études de la DEP. Il reste à trouver les dispositifs les plus adéquats pour réduire ces sorties sans qualification mais une chose est sûre : ils impliquent de prendre en compte les handicaps personnels et socio-culturels des élèves. Le coût peut en être élevé, mais ces dépenses de prévention doivent être comparées aux dépenses en aval ainsi évitées en termes d’exclusion sociale, de chômage ou de délinquance.

20Étant donné la persistance des inégalités sociales et la progression des revendications identitaires, le débat école républicaine/école démocratique a peu de chances de perdre en vigueur dans un avenir proche. Néanmoins, un compromis est souhaitable et semble possible : celui consistant à assigner à l’école une mission difficile mais indispensable pour l’avenir de la république et de la démocratie : unifier sans uniformiser et diversifier sans discriminer. Cela suppose sans doute d’accroître l’autonomie des écoles et des établissements tout en maintenant un pilotage ferme au niveau national, de manière à ce qu’une diversité accrue des démarches pédagogiques ne conduise pas à accroître les inégalités sociales et géographiques. Cela implique aussi d’établir au delà d’une égalité formelle une réelle égalité des chances au sein même du système éducatif.

Manifestation en 1973 contre les subventions aux écoles privées. L’Etat ne devait subventionner aucune religion et toute organisation recevant des fonds publics devait cesser d’être privée.

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Manifestation en 1973 contre les subventions aux écoles privées. L’Etat ne devait subventionner aucune religion et toute organisation recevant des fonds publics devait cesser d’être privée.

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Notes

  • [1]
    Lelièvre C., Jules Ferry, La République éducatrice, Hachette Éducation, 1999.
    Nique C. et Lelièvre C., La République n’éduquera plus ; la fin du mythe Ferry, Plon, 1993.
  • [2]
    Durkheim E., Éducation et Sociologie (1922), Puf, 1992 ; L’Éducation morale, Félix Alcan, 1923 ; L’Évolution pédagogique en France (1938), Puf, 1990.
  • [3]
    Cousin O., Les Élèves face à l’école républicaine, in Statius P. (coord.), « Actualité de l’école républicaine ? », CRDP de Caen, 1998.
  • [4]
    Nicolet C., L’Idée républicaine en France, Gallimard, 1994 et « Peut-on, doit-on enseigner la république à l’école ? » in Statius P., op. cit.
  • [5]
    On rappellera ici l’adhésion de Hannah Arendt à un tel postulat, adhésion assortie de scepticisme (Les Origines du totalitarisme, Seuil, 1972 et La Crise de la culture, Gallimard, 1972).
  • [6]
    Muglioni J., L’école ou le loisir de penser (recueil de textes de l’auteur), CNDP, 1993
  • [7]
    Muglioni J., op.cit. p.19
  • [8]
    Alain, Propos sur l’éducation (1932), Puf, 1976, p. 220
  • [9]
    Morin E., Introduction à la pensée complexe, ESF, 1990, pp. 31, 32
  • [10]
    Gauchet M., L’éducation en question, Éducation et management, janvier 2003
  • [11]
    Pena-Ruiz H., « L’Avenir de l’école républicaine », in n° 85 de la revue Administration et Éducation consacré au thème « Quel sens pour l’école républicaine au XXIe siècle ? » et coordonné par A. Michel (articles de G. Coq, F. Dubet, P. Joutard, C. Lelièvre, C. Nique, C. Pair, D. Schnapper, etc.).
  • [12]
    Schnapper D., Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Gallimard, 2000.
  • [13]
    Kambouchner D., Une école contre l’autre, Puf, 2000.
  • [14]
    Bourdieu P, Passeron J-C, La Reproduction, Ed. Minuit, 1970 ; Baudelot C, Establet R., L’École capitaliste en France, La Découverte, 1971.
  • [15]
    Rawls J. Théorie de la Justice (1971), Seuil, 1991 et Justice et Démocratie, Seuil, 1993. Walzer M., Sphères de Justice, Seuil, 1997.
  • [16]
    Institut de recherche sur l’éducation, Université de Bourgogne.
  • [17]
    Pour une analyse approfondie voir : Thélot C., Les Inégalités devant l’école, et Michel A., « L’École en quête d’équité », in Administration et Éducation n° 81, 1999 (numéro consacré au thème « Fractures sociales, fractures scolaires ».
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