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Article de revue

L’accueil des réfugiés ukrainiens et l’universalité du droit d’asile

Pages 180 à 184

Notes

1 En l’espace de deux mois seulement, la guerre en Ukraine a jeté sur les routes plus de 5 millions de personnes (5 264 000 en date du 25 avril 2022). La majorité de ces réfugiés a rejoint la Pologne, avec un peu moins de 3 millions d’arrivées. D’autres pays d’Europe centrale et orientale ont également accueilli plusieurs dizaines de milliers de réfugiés ukrainiens, comme la Roumanie (780 000), la Hongrie (500 000) ou la Slovaquie (360 000).

2 En 2015, un peu plus d’1,5 million de réfugiés syriens fuyant la guerre civile et les bombardements russes, déjà, sont arrivés dans les pays de l’Union européenne en l’espace de deux ans. À l’époque, les responsables politiques et les médias parlaient des limites de la capacité d’accueil de l’Union européenne, et la répartition des réfugiés entre États membres suscitait des tensions politiques sans fin, tandis qu’une priorité politique a rapidement émergé : arrêter à tout prix le flux de réfugiés. Cela fut fait, au prix d’un accord légalement problématique avec la Turquie conclu en mars 2016, et du renforcement des partenariats avec la Libye et d’autres pays dits « de transit », qui furent politiquement et juridiquement attaqués. Ainsi, en décembre 2018, l’ONG allemande Mission Lifeline a déposé plainte auprès de la Cour pénale internationale contre l’agence Frontex. En juin 2019, une nouvelle plainte a été déposée contre l’Union européenne cette fois, l’accusant de crime contre l’humanité, notamment en raison de son soutien aux garde-côtes libyens.

3 Tous les moyens, y compris les plus contraires au droit international, au droit européen et aux droits nationaux, étaient bons. On parlait alors de « crise des migrants » plus que de crises des réfugiés et de « vague migratoire » comme de submersion. Les débats publics mêlaient demandeurs d’asile, migrants économiques et migrants en situation irrégulière déplacés par les violences. Endiguer ces flux apparaissait comme une question de survie pour l’Europe. Les distinctions traditionnellement convoquées entre réfugiés dignes de protection et migrants indésirables étaient devenues caduques dans la pratique de la gestion de crise, et seuls quelques dispositifs ont permis au compte-goutte de traverser les frontières d’une Europe hérissée de barbelés.

4 Sept ans plus tard, les pays de l’Union européenne se retrouvent pourtant à accueillir plus du double de demandeurs d’asile, en l’espace de deux mois seulement, sans que cela ne provoque de chaos aux frontières. Au contraire, les marques d’hospitalité se multiplient, de nombreux Européens se portent volontaires pour accueillir des Ukrainiens chez eux et une véritable solidarité politique s’organise entre les gouvernements européens. À aucun moment n’est évoquée une rupture des capacités d’accueil ou la lutte contre l’immigration clandestine : au contraire, l’accueil s’impose comme un impératif moral autant que juridique.

5 Pourtant, à cet afflux brutal de personnes déplacées par les bombardements et les combats, s’ajoutent les émigrés ukrainiens dont le nombre a crû de manière importante depuis 2014 et l’invasion du Donbass et de la Crimée. L’émigration ukrainienne est bien sûr déterminée avant tout par l’appauvrissement du pays et provient surtout, avant 2015, des résidents de l’Ouest du pays qui émigraient pour moitié vers la Pologne et quelques autres pays de l’Union européenne, tandis que l’autre moitié émigrait vers la Russie (où ils sont plus de 2 millions [1]). Depuis la guerre de 2014, les émigrants viennent davantage des régions occupées et s’orientent plus vers la Pologne et l’Union européenne. Ils utilisent généralement des statuts de travailleurs temporaires et ne demandent que rarement l’asile, alors même qu’en 2015 déjà le nombre de déplacés internes dans ces régions était impressionnant.

Le projet libéral européen en question

6 Il existe évidemment plusieurs raisons aux différences de cadrage politique et médiatique comme de gestion politique des crises de 2015 et de 2022. Il conviendra d’analyser ailleurs de manière approfondie le rôle des perceptions de l’immigration et de l’exil des Ukrainiens et des Syriens, des Afghans ou des Érythréens. Le sentiment des Européens d’être directement concernés par cette guerre du fait de leur proximité géographique et culturelle avec les Ukrainiens est de premier ordre et a contribué à fonder culturellement le sentiment de solidarité avec les exilés. L’impression largement partagée que ceux-ci sont des héros face à un envahisseur russe qui pourrait, à moyen terme, menacer aussi des membres de l’Union européenne joue également. On peut lire l’accueil des réfugiés Ukrainiens, ainsi que l’aide apportée au gouvernement de Kiyv, comme une manifestation de la défense bien comprise de l’intérêt national des États membres et de l’Union européenne. Un « altruisme égoïste » qui régit largement les relations internationales, du reste.

7 On peut aussi y voir l’activation du projet politique libéral de l’Europe et des États-Unis dans ce qu’il a de plus fondamental : la solidarité politique, économique et militaire de démocraties libérales contre l’agression d’un régime autoritaire, la mise en œuvre concrète des droits humanitaires dont font partie l’accueil des réfugiés et les poursuites pénales pour crimes de guerre.

8 En revanche, la crédibilité de ce projet libéral est conditionnée à son universalité. La différence de traitement entre les réfugiés ukrainiens et ceux provenant d’autres régions du monde n’est pas seulement choquante moralement : elle mine durablement le sens politique de l’engagement des démocraties occidentales en faveur des libertés fondamentales et du droit humanitaire. Que faire d’un droit d’asile et d’un accueil qui s’applique de manière discrétionnaire en fonction des opportunités et des stratégies politiques des gouvernements des pays d’accueil, de leurs calendriers électoraux ou des besoins de leurs marchés du travail, des préjugés ethnoculturels des opinions publiques, des capacités de mobilisation de la société civile ? On aura beau jeu d’opposer le « réalisme » ou un « pragmatisme » politique aux principes du droit, ou de rappeler que le pouvoir de choix des institutions politiques et administratives est un élément central du fonctionnement de l’État de droit. Mais le droit d’asile est un droit fondamental reconnu par la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la Convention de Genève, ainsi que par la plupart des constitutions des États européens – dont la France. À ce titre, il est important d’encadrer strictement les situations dans lesquelles ce droit peut éventuellement être limité : il n’est pas question que ces limitations soient décidées de façon arbitraire, en fonction de la situation du moment. La comparaison, à quelques années d’intervalles, de situation d’accueil radicalement différentes nous invite donc à nous interroger sur le pouvoir d’appréciation d’opportunité des États en matière d’asile.

Protection temporaire : une question de volonté politique

9 En tout état de cause, l’ouverture des frontières polonaises et européennes aux Ukrainiens, de même que leur accueil aussi massif que généreux dans tous les pays de l’Union pourtant affaiblis par deux ans de crise pandémique et économique, montre au moins ceci : le droit d’asile n’est pas une question de capacité, mais de volonté politique. Au-delà de cette remise en question de la notion de limite dans la capacité d’accueil, il importe également de s’interroger sur la manière dont cet épisode pourrait faire bouger les lignes de la politique européenne d’asile et d’immigration.

10 Pour la première fois depuis son adoption en 2001, la directive européenne sur la protection temporaire a été appliquée, à la suite d’une décision unanime du Conseil européen. C’est non seulement la première fois depuis 21 ans que la directive est appliquée, malgré de nombreux appels en ce sens de la société civile, mais c’est aussi la première fois depuis très longtemps qu’une décision en matière d’asile et d’immigration, au niveau européen, est prise à l’unanimité, sans tensions politiques. De surcroît, les pays qui se trouvent actuellement en première ligne de l’accueil sont aussi les pays qui étaient traditionnellement les plus réticents à une politique européenne de l’asile ou à des mécanismes de solidarité dans la répartition des réfugiés. Cette fois, ce sont la Pologne, la Hongrie ou la Slovaquie qui fournissent le gros de l’effort et reçoivent l’assistance spontanée d’autres pays européens. Pourrait-on, dès lors, imaginer que leur attitude quant à une politique commune d’asile s’en trouve modifiée ? Il est évidemment trop tôt pour le dire. Mais l’épisode actuel arrive alors que doit être examinée la proposition de la Commission européenne sur la réforme de la politique d’asile et d’immigration, le nouveau Pacte sur la migration et l’asile, qui a parfois été vue comme une concession majeure faite au Groupe de Visegrad. Cependant, il est vraisemblable que la guerre en Ukraine modifie les rapports de force et les perceptions politiques sur cette question de l’asile, de la solidarité politique face aux crises et aux conflits, en même temps qu’elle fissure le Groupe de Visegrad sur l’attitude à adopter face à la Russie.

11 En matière d’immigration enfin, la crise ukrainienne pourrait aussi faire bouger les lignes de la politique européenne. Alors que la distinction entre réfugiés et migrants est souvent présentée comme la pierre angulaire du gouvernement global des mobilités, on voit dans la pratique l’articulation, voire même l’inextricabilité, des régimes de gestion de la migration forcée et volontaire. Le fait de mettre en cause cette distinction est souvent perçu comme une menace pour la défense de l’asile et pour les politiques de protection des exilés : l’idée qu’on ne puisse pas « accueillir toute la misère du monde » reste structurante dans les débats publics et justifie souvent qu’on présente une politique restrictive en matière d’immigration comme la condition de la protection des réfugiés. En effet, la dénonciation du droit d’asile comme une porte d’entrée « facile » pour les immigrants économiques et de l’effet « aimant » de l’accueil des réfugiés pour d’autres immigrants a fait florès au plus fort de la crise de 2015. Or on voit avec le cas ukrainien une configuration exactement inverse : les migrants ukrainiens ont utilisé les politiques migratoires polonaises et européennes comme un moyen efficace de fuir les persécutions dans l’Est de leur pays après 2014. On avait donc davantage de « faux migrants mais vrais exilés » que l’inverse.

Distinguer migrations forcées et migrations volontaires

12 Cette inversion entre migrants et exilés doit nous inviter à interroger la dichotomie établie par les politiques publiques et nos représentations entre migration forcée et volontaire, comme le font les chercheurs depuis quelques décennies. Les migrants économiques peuvent être forcés de quitter leur foyer par la misère, les inégalités, les catastrophes naturelles, l’absence de droits et l’insécurité, sans qu’on trouve à l’origine de leur migration des persécutions ou des conflits : c’est le cas pour nombre de migrantes et migrants africains. Au cours de leur migration, ils et elles peuvent être victimes de violences et de traite des êtres humains, par exemple lors de la traversée de la Méditerranée, notamment parce que les voies légales pour l’immigration vers l’Europe se font de plus rares. Au contraire, les réfugiés syriens ou afghans peuvent être rapidement intégrés sur les marchés du travail, apporter leurs compétences, leur esprit d’entreprise et devenir un vrai « bénéfice » pour les États qui les accueillent. Le gain démographique de l’accueil de familles de réfugiés est aussi appréciable pour des sociétés vieillissantes comme celles de l’Union européenne. Dans tous les cas, économistes, sociologues, politiste, psychologues et anthropologues ont montré depuis longtemps que de bonnes conditions d’accueil des étrangers et des politiques d’intégration efficaces garantissent de maximiser les bénéfices économiques, sociaux et culturels de la migration, non seulement pour les migrants ou les réfugiés eux-mêmes, mais aussi pour les économies et les sociétés d’accueil. Cet argument rationaliste, voire utilitariste, a malheureusement du mal à s’imposer dans l’arène politique.

13 Au cours de notre histoire, les rationalités politiques et administratives qui ont présidé à l’accueil très limité des exilés en France ou en Europe ont souvent été complémentaires des politiques migratoires et de politique internationale. L’accueil des Algériens après l’indépendance en France et des « boat people » du Vietnam et du Cambodge après 1975 aux États-Unis en témoigne. Quelles leçons peut-on tirer de cette complémentarité ?

14 La première serait de prendre avec précaution la distinction faite entre migrants – souvent perçus comme indésirables – et réfugiés – à protéger –, qui n’offre aux seconds qu’une fragile promesse de protection, au détriment des premiers. La distinction « migrants-réfugiés » nous informe davantage sur la politique des gouvernements des pays de destination que sur la nature des flux migratoires.

15 La seconde est de saisir pleinement le caractère discrétionnaire des politiques d’asile et de mobiliser les outils juridiques pour que ce droit devienne véritablement universel. Cela passera nécessairement par le déploiement simultané de vraies politiques d’immigration et d’asile, de manière à pouvoir développer pleinement les complémentarités entre ces deux politiques. Il ne s’agit pas ici d’affaiblir la protection due aux réfugiés, mais au contraire de permettre leur meilleure intégration, tout en renforçant également la protection des migrants.

Notes

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