Couverture de HOMI_1331

Article de revue

Migrantes et engagées

Pages 9 à 14

Notes

  • [1]
    Danièle Kergoat, Adelina Miranda, Nouria Ouali (dir.), « Migrantes et mobilisées », in Cahiers du genre, n° 51, 2011 ; Marie Poinsot, « Elles… leur combat pour la visibilité », in Hommes & Migrations, n° 1311, 2015, p. 1 ; Mirjana Morokvasic, « La visibilité des femmes migrantes dans l’espace public », in Hommes & Migrations, n° 1311, 2015, pp. 7-13.
  • [2]
    Nancy L. Green, Repenser les migrations, Paris, PUF, 2002.
  • [3]
    Constance de Gourcy, « Autonomie dans la migration et dimension mémorielle des lieux », in Espaces et sociétés, n° 122, 2005, pp. 187-204.
  • [4]
    Janine Dahinden, Magdalena Rosende, Natalie Benelli, Magali Naselman, Karine Lempen, « Migrations : genre et frontières – frontières de genre », in Nouvelles questions féministes, n° 26, 2007, pp. 4-14 ; Sabah Chaïb, « Femmes, migration et marché du travail en France », in Les cahiers du Cedref, n° 12, 2004. URL : http://journals.openedition.org/cedref/559.
  • [5]
    Mara Tognetti Bordogna, Donne e percorsi migratori. Per una sociologia delle migrazioni, Milan, Franco Angeli, 2012.
  • [6]
    Pour une lecture critique de ces travaux, voir Nancy L. Green, « Quatre âges des études migratoires », in Clio, n° 51, 2020, pp. 185-206 ; Camille Schmoll, « Ce que les migrations font aux femmes, ce que les femmes font aux migrations », in Camille Schmoll, 2020, op. cit., pp. 185-204.
  • [7]
    Mirjana Morokvasic, « Birds of passage are also women… », in International Migration Review, vol. 18, n° 4, 1984, pp. 886-907.
  • [8]
    Monica Boyd, « Family and personal networks in international migration : Recent developments and new agendas », in International Migration Review, vol. 23, n° 3, 1989, pp. 638-670 ; Saskia Sassen, « Women’s burden : Countergeographies of globalization and the feminization of survival », in Journal of International Affairs, vol. 53, n° 2, 2000, pp. 503-524 ; Manuela Martini, Philippe Rygiel, « Des formes de médiation sexuellement orientées ? Lieux, institutions et acteurs du placement des travailleuses migrantes à l’époque contemporaine », in Migrations Société, n° 127, 2010, pp. 45-57.
  • [9]
    Voir, parmi beaucoup d’autres, Rhacel Salazar Parreñas, Servants of Globalization : Women, Migration, and Domestic Work, Stanford, Stanford University Press, 2001 ; Helena Hirata, « Division sexuelle et internationale du travail », in Futur antérieur, n° 16, 1993, pp. 27-40 ; Bridget Anderson, Doing the Dirty Work ? The Global Politics of Domestic Labour, New York, Zed Books, 2000 ; Barbara Ehrenreich, Arlie Russell Hochschild (dir.), Global Woman : Nannies, Maids, and Sex Workers in the New Economy, New York, Metropolitan Books, 2003 ; Christine Verschuur, Fenneke Reysoo (dir.), Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations, Paris, L’Harmattan, 2005 ; Jules Falquet, Helena Hirata, Danièle Kergoat, Brahim Labari, Nicky Le Feuvre, Fatou Sow (dir.), Le sexe de la mondialisation. Genre, classe, race et nouvelle division du travail, Paris, Presses de Sciences Po, 2010 ; Francesca Scrinzi, Genre, migrations et emplois domestiques en France et en Italie : construction de la non-qualification et de l’altérité ethnique, Paris, éd. Petra, 2013 ; Laura Oso Casas, « Prostitution et immigration des femmes latino-américaines en Espagne », in Cahiers du genre, n° 40, 2006, pp. 91-113.
  • [10]
    Mirjana Morokvasic, « Transnational mobility and gender : A view from post-wall Europe », in Mirjana Morokvasic, Umut Erel, Kyoko Shinozaki (dir.), Crossing Borders and Shifting Boundaries. vol. I : Gender on the Move, Opladen, Leske/Budrich, 2003, pp. 101-133 ; Camille Schmoll, « Pratiques spatiales transnationales et stratégies de mobilité des commerçantes tunisiennes », in Revue européenne des migrations internationales, vol. 21, n° 1, 2005, pp. 131-154.
  • [11]
    Geraldine Pratt, Brenda Yeoh, « Transnational (counter) topographies », in Gender, Place and Culture, vol. 10, n° 2, 2003, pp. 159-166.
  • [12]
    Eleonore Kofman, Parvati Raghuram, « Gender and global labour migrations : Incorporating skilled workers », in Antipode, vol. 38, n° 2, 2006, pp. 282-303 ; Speranta Dumitru, Abdeslam Marfouk, « Existe-t-il une féminisation de la migration internationale ? », in Hommes & Migrations, n° 1311, 2015, pp. 31-41.
  • [13]
    Karine Duplan, « Performances et pratiques spatiales des femmes expatriées à Luxembourg : une enquête sur la production de l’hétéronormativité des espaces du quotidien », in Les cahiers du Cedref, n° 21, 2014. URL : http://journals.openedition.org/cedref/1007.
  • [14]
    Jennifer Hyndman, « The geopolitics of migration and mobility », in Geopolitics, vol. 17, n° 2, 2012, pp. 243-255 ; Jane Freedman, « Violences de genre et “crise” des réfugié·e·s en Europe », in Mouvements, n° 93, 2018, pp. 60-65 ; Elsa Tyszler, « Sécurisation des frontières et violences contre les femmes en quête de mobilité », in Migrations Société, n° 173, 2018, pp. 143-158 ; Alice Latouche, « Réparées, soignées… expulsées », in Plein droit, n° 116, 2018, pp. 36-39.
  • [15]
    Mirjana Morokvasic, « L’(in)visibilité continue », in Cahiers du genre, n° 51, 2011, pp. 25-47.
  • [16]
    Voir Morokvasic, 2003, op. cit. ; Schmoll, 2005, op. cit. ; Marie Sengel, « Nana-Benz de Noailles », in Hommes & Migrations, n° 1224, 2000, pp. 71-78 ; plus récemment, Léa Barreau-Tran, « Les courbes de son monde : mobilités d’une commerçante angolaise dans la périphérie globale », in Recherches féministes, vol. 30, n° 1, 2017, pp. 200-219 ; Melissa Blanchard, Travail, sexualité et migration. Les commerçantes sénégalaises à Marseille, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2018.
  • [17]
    Voir par exemple Claudie Lessellier, « Pour une histoire des mouvements de femmes de l’immigration », in Femmes, genre, féminisme, Paris, éd. Syllepse, 2007, pp. 85-104 ; Linda Guerry, « Les grèves oubliées des immigrantes à Marseille », in Plein droit, n° 82, 2009, pp. 36-40 ; Madjiguene Cissè, Catherine Quiminal, « La lutte des “Sans-papières” », in Les cahiers du Cedref, n° 8-9, 2000. URL : http://journals.openedition.org/cedref/220; Corinne Mélis, « Nanas-Beurs, Voix d’Elles-Rebelles et Voix de Femmes. Des associations au carrefour des droits des femmes et d’une redéfinition de la citoyenneté », in Revue européenne des migrations internationales, vol. 19, n° 1, 2003, pp. 81-100.
  • [18]
    Danièle Kergoat, Adelina Miranda, Nouria Ouali (dir.), op. cit.
  • [19]
    Patricia R. Pessar, Sarah J. Mahler, « Transnational migration : Bringing gender », in The International Migration Review, vol. 37, n° 3, 2003, pp. 812-846 ; Christine Catarino, Mirjana Morokvasic, « Femmes, genre, migration et mobilités », in Revue européenne des migrations internationales, vol. 21, n° 1, 2005, pp. 7-27 ; Albert Kraler, Eleonore Kofman, Martin Kohli, Camille Schmoll (dir.), Gender, Generations and the Family in International Migration, Amsterdam, University of Amsterdam Press, 2011.
  • [20]
    C’est ce que fait, par exemple, Nehara Feldman dans un ouvrage récent en explorant les territorialités des femmes maliennes originaires de la région de Kayes, du village malien de Galoba aux banlieues parisiennes. Son investigation multisituée permet d’éclairer l’articulation de la division sexuelle de l’espace et de la division sexuelle du travail et de montrer la réduction qui s’opère, en migration, de l’espace légitime des femmes. Voir Nehara Feldman, Migrantes : du bassin du fleuve Sénégal aux rives de la Seine, Paris, La dispute, 2018.
  • [21]
    Katharine M. Donato, Donna Gabaccia, Gender and International Migration : From the Slavery Era to the Global Age, New York, Russell Sage Foundation, 2015 ; Linda Guerry, Françoise Thébaud, « Femmes et genre en migration », in Clio, n° 51, 2020, pp. 19-32.
  • [22]
    Nancy L. Green, « Quatre âges des études migratoires », 2020, op. cit.
  • [23]
    Nick Mai, « The fractal queerness of non-heteronormative migrants working in the UK sex industry », in Sexualities, vol. 15, n° 5-6, 2012, pp. 570-585.
  • [24]
    Fatima Ait Ben Lmadani, Nasima Moujoud, « Peut-on faire de l’intersectionnalité sans les ex-colonisé-e-s ? », in Mouvements, n° 72, 2012, pp. 11-21.
  • [25]
    Anna Triandafyllidou, « The migration archipelago : Social navigation and migrant agency », in International Migration, vol. 57, n° 1, 2019, pp. 5-19.
  • [26]
    Cité par Charles Heller, Lorenzo Pezzani, Maurice Stierl, « Vers une politique de la liberté de mouvement », in Communications, n° 104, 2019, pp. 79-93.
  • [27]
    Sirma Bilge, « Beyond subordination vs resistance : An intersectional approach to the agency of veiled women », in Journal of Intercultural Studies, vol. 31, n° 1, 2010, pp. 9-28.
  • [28]
    Schmoll, 2020, op. cit.

1Dans la nuit du 4 au 5 juin 2020, une embarcation dirigée vers l’Europe avec une soixantaine de passagers à son bord fait naufrage au large de l’archipel tunisien des îles Kerkennah, ne laissant aucun rescapé. Parmi les victimes, une majorité de femmes provenant d’Afrique subsaharienne. Dans les traversées de la Méditerranée, la présence de femmes n’est bien sûr pas une nouveauté, mais elles sont pourtant fréquemment absentes des descriptions médiatiques qui en sont faites. Ces femmes, loin des représentations qui les entourent, ne sont pas toutes victimes de la traite : leurs motivations au départ sont multiples et parfois inextricablement imbriquées. Souvent plus vulnérables que les hommes, elles sont proportionnellement plus nombreuses qu’eux à succomber à la longue traversée de l’Afrique du Nord et de la mer.

2Depuis juillet 2019, une vingtaine d’employées, femmes de chambre et gouvernantes d’une société de sous-traitance du groupe Accor travaillant pour l’hôtel Ibis des Batignolles, est en grève pour protester contre le travail dissimulé et les cadences infernales qui leur sont imposés. Soutenues par le syndicat CGT-HPE (Hôtels de prestige et économiques), leur audience aux prud’hommes était prévue en mars 2020 et a été reportée du fait de la crise sanitaire. Pendant la grève et avant que le confinement ne vienne suspendre leur mouvement, ces femmes – toutes immigrées d’Afrique subsaharienne – se réunissaient chaque jour devant plusieurs hôtels parisiens pour interpeller les clients et scander des slogans de mobilisation. Elles donnaient ainsi à voir et à entendre leur présence, souvent invisibilisée du fait de leurs horaires et de leurs conditions de travail. Leur mobilisation faisait émerger la dure réalité de la sous-traitance dans le secteur des services aux entreprises, secteur qui emploie, en France, de nombreuses travailleuses immigrées.

3Ces deux situations n’ont pas grand-chose en commun, si ce n’est qu’elles se réfèrent à des migrations féminines banales, ordinaires, qui s’invitent dans l’espace public à l’occasion d’un drame, dans le premier cas, et d’une mobilisation, dans le second. Ces deux situations provoquent une disruption, car elles remettent en cause l’invisibilité des femmes [1] en éclairant leur présence dans les flux d’arrivées vers l’Europe et au sein de nos économies de service. Elles nous enjoignent à ramener les femmes migrantes à des figures actives, loin des images de suivante ou de gardienne du foyer qui ont longtemps dominé dans nos imaginaires [2]. Travailleuses, meneuses de luttes, porteuses d’un projet migratoire, ces figures nous ramènent aux deux versants de l’engagement qui seront développés dans ce texte : sa version politique, à travers la mobilisation pour les droits et la reconnaissance ; sa version existentielle et « infra-politique », qui se manifeste à travers l’autonomie de l’« acte de migrer[3] ».

4Étonnamment, il a été peu question des femmes immigrées lors de la crise de la Covid-19. Pourtant, de nombreuses femmes venues de l’étranger ou des territoires non métropolitains ont exercé dans des métiers vitaux et urgents, véritables soutières de la crise sanitaire. Dans les hôpitaux, dans les Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), à domicile, elles étaient infirmières, aides-soignantes, médecins, agentes d’entretien, assistantes à domicile, auxiliaires de vie, assistantes maternelles. À l’instar des femmes travaillant à l’usine pendant les grandes guerres, elles peuplaient les « espaces utiles », mettant en évidence le besoin et l’importance de migrations parfois très qualifiées.

5Travailler l’engagement au féminin, c’est participer d’une entreprise de restitution de la part et du rôle des femmes immigrées dans nos sociétés et nos économies, initiée par la recherche depuis les années 1970 mais encore « parent pauvre de la production scientifique[4] ». Le genre, en tant que grille de lecture des phénomènes migratoires, permet de décrypter – en les inscrivant dans des rapports de domination – la place des hommes et des femmes migrants dans les marchés du travail et dans les relations sociales, et de déconstruire les représentations et imaginaires associés aux femmes et aux hommes migrants ainsi que le traitement médiatique et politique qui en sont faits. Restituer les engagements des femmes dans la multiplicité de leurs déclinaisons revient à questionner la capacité d’agir féminine (ou agency), à savoir la façon dont elles déjouent, négocient, subvertissent, au fil de leurs parcours migratoires, les frontières du genre et, plus largement, les rapports de domination [5].

Femmes en migration : une présence durable, majeure et plurielle

6Les femmes constituent 48 % du stock international des migrants dans le monde, soit 130 millions de personnes en 2019 (données Onu). En Europe, elles sont plus nombreuses que les hommes (51 %) et représentent 30 % des personnes en demande d’asile. En France, l’importance des migrations féminines n’est nullement une nouveauté puisqu’on comptait déjà 47 % de femmes dans l’immigration en 1911 (contre 51 % en 2019), même si la part des femmes dans les flux fut longtemps minimisée ou réduite à quelques clichés.

7De nombreux travaux œuvrent, depuis une cinquantaine d’années, à la reconnaissance de la « part des femmes » dans les flux migratoires internationaux [6]. On peut distinguer grossièrement trois temps dans ces recherches. Dans les années 1970 et 1980, la production scientifique se consacre d’abord à rendre visible la migration féminine en cherchant à extirper les femmes de la sphère domestique et à éclairer leur rôle de travailleuses, et pas seulement d’épouses, de mères ou de suivantes. Dès 1984, un numéro important de la revue International Migration Review ouvre la voie à une saison de recherches sur la part des femmes dans les flux mondiaux et leur participation aux marchés du travail. Mirjana Morokvasic y signe un éditorial qui fait date : « Birds of passage are also women[7]»

8Puis, à partir des années 1990, une deuxième phase de recherche advient, marquée par le développement exponentiel des travaux appliquant une approche genrée aux questions migratoires. Le rôle de la famille et des réseaux familiaux devient un élément central de réflexions sur les causes, les modalités et l’organisation des migrations [8]. Ces recherches ouvrent la « boîte noire du foyer » comme lieu d’exploitation et d’oppression, de travail informel et reproductif, aussi bien du point de vue du pays de départ que de celui d’arrivée [9]. Les deux figures de la migration féminine les plus présentes dans cette littérature sont celles de la domestique et de la prostituée, toutes deux racisées et minorisées dans les sociétés d’accueil. Cela permet de mettre en lumière les mécanismes de segmentation genrée, mais aussi ethno-raciale, du marché du travail. Ces travaux mettent également en avant la part des migrations dites autonomes, à savoir de celles qui partent seules, indépendamment du regroupement familial.

9D’autres, dans le sillage des recherches sur le transnationalisme, valorisent la capacité des femmes à circuler et à mobiliser des réseaux transnationaux [10]. Mais certaines recherches se livrent également à une critique interne du champ : elles montrent que la migration transnationale n’est pas nécessairement un phénomène émancipateur, transgressif et générateur de mobilité sociale, contrairement à ce que semblaient parfois affirmer les écrits les plus enthousiastes et optimistes sur le transnationalisme. Les migrations transnationales s’inscrivent, comme les autres, dans des logiques de stratification sociale et n’émancipent pas nécessairement les femmes de leurs contraintes de genre [11].

10Dans les dernières années, les figures de la migration féminine abordées par la recherche se sont diversifiées, si bien qu’on peut parler d’un troisième temps de la recherche sur les migrations féminines. Ces recherches étudient les migrantes qualifiées et très qualifiées, qu’on sait de plus en plus nombreuses [12] ; les femmes d’expatriés reproduisant les codes hétéronormés de la bourgeoisie [13] ; les exilées et les déplacées, dont la part dans les flux mondiaux ne cesse d’augmenter [14].

11Toutes ces recherches – qui allient méthodes quantitatives et qualitatives et approches pluridisciplinaires – ont permis de lutter contre un certain nombre de stéréotypes et de biais genrés des représentations de la migration : par exemple, la féminisation n’est pas un phénomène récent ; les femmes migrantes ne sont pas nécessairement moins qualifiées que les hommes ; si elles sont moins nombreuses que les hommes migrants sur les marchés du travail, leur participation est parfois plus élevée que celles des femmes des pays d’accueil. Il n’en demeure pas moins que l’« invisibilité continue[15] » comme l’écrit Mirjana Morokvasic : notre vision de la migration féminine est encore partiale et partielle. Certaines catégories de femmes sont encore occultées des recherches : c’est le cas des entrepreneuses, par exemple, qui sont peu abordées dans la recherche à quelques exceptions près [16], ou de celles qui réussissent et ne correspondent guère au cliché victimaire de la femme migrante.

12Les engagements politiques des femmes ne sont guère absents de ces recherches sur la migration féminine [17]. Qu’il s’agisse d’explorer l’histoire de leurs mobilisations ou la présence des femmes immigrées dans les mouvements sociaux actuels, ces recherches nous rappellent à quel point la mémoire des luttes est sélective, en ce qu’elle escamote bien souvent la part des femmes et du féminisme [18]. Or, l’examen des différents modes d’action mis en place par les femmes – en mixité comme en non-mixité – permet de se déprendre de certains clichés sur le retrait des femmes de l’espace public en envisageant ces engagements dans la multiplicité de leurs formes et de leurs déclinaisons : lutte pour les droits et la reconnaissance (à des papiers, à des conditions de travail dignes, contre les violences sexistes et racistes), engagement dans la société d’accueil via divers collectifs (associatifs, culturels, etc.), investissements dans le pays d’origine (via la constitution d’associations, les remises, les investissements familiaux, l’activisme politique, etc.). De l’associatif au marché du travail, de la sphère reproductive et sexuelle au domaine du travail productif, les combats des femmes se situent à l’intersection d’un double processus de minorisation : en tant que femmes et en tant que migrantes.

Une approche féministe des politiques migratoires

13La segmentation sexuée et ethno-raciale du marché du travail, la famille comme ordre moral et légal, la transformation des identités sexuelles et sexuées en migration, la production de masculinités et de féminités hégémoniques ou alternatives, les articulations du productif et du reproductif sont autant de grilles de lectures qui nous sont fournies par le féminisme pour analyser les phénomènes migratoires [19]. Le féminisme nous permet également d’accéder et de prêter attention à des aspects peu abordés, telles que les politiques de l’intimité, le rôle des émotions ou des corps. Il lève le voile sur d’autres échelles et d’autres lieux, d’autres processus d’ordinaire peu exposés ou explorés [20]. Enfin, le regard féministe nous permet d’accéder à la connaissance non pas de « la Femme immigrée » – en tant que figure immuable et anhistorique – mais de la multiplicité des figures de la migration féminine et de leur variation au fil des espaces et du temps [21], et selon les contextes légaux, institutionnels et nationaux.

14Le regard que nous portons sur les phénomènes migratoires suit l’évolution du féminisme ; ainsi, les courants les plus récents, queer et intersectionnel [22], ont notablement influencé les recherches : ils nous permettent d’aborder la multiplicité des parcours et des situations féminines, en déconstruisant le caractère hétéronormé des processus migratoires ou en mettant en avant l’articulation des rapports de pouvoir. Ils nous permettent de franchir de nouveaux seuils dans la défense d’une vision non univoque et homogène des femmes en migrations. La grille de lecture fournie par les approches queer a également été appropriée par de nombreuses recherches portant sur les hommes et les masculinités migrantes, qu’elles montrent comment les migrations reproduisent les codes de la masculinité hégémonique ou, au contraire, les contestent ou les subvertissent [23]. Ces approches récentes – queers et intersectionnelles – ont fait avancer la réflexion sur la dimension incorporée du processus migratoire, à la fois sur le versant émotionnel et sur le versant politique, dans leurs articulations. Elles ont également, dans la lignée des théories de Kimberlé Crenshaw, insisté sur la dimension légale et institutionnelle de ces processus. Une telle version du féminisme permet de renvoyer à la dimension politique des migrations et à ce que les politiques migratoires et d’accueil – par l’illégalisation ou la précarisation – font aux hommes et aux femmes. Ainsi, par exemple, de nombreux travaux récents insistent sur le caractère politique de la violence des passages de frontières et de ce qu’ils font aux femmes : en étudiant l’imbrication des violences de genre et des politiques migratoires, les chercheuses pointent le caractère éminemment politique de la violence genrée et la primauté de la violence des États sur celle des hommes.

15D’autres recherches contribuent à remettre en cause tout à la fois un certain récit de la migration et une certaine vision de la femme, voire une certaine vision du féminisme. C’est le cas des féministes intersectionnelles et décoloniales francophones, qui nous mettent en garde contre une transposition acritique et décontextualisée des schémas d’interprétation des féministes intersectionnelles états-uniennes. Elles nous rappellent, par exemple, qu’on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur le contexte colonial et postcolonial français et européen, au risque d’invisibiliser certaines luttes [24]. Récemment, la mobilisation autour du comité Vérité pour Adama, qui a connu, au mois de juin, un moment de participation et de visibilité intense suite à l’assassinat de Georges Floyd aux États-Unis, a soulevé, une fois de plus, la question de la mémoire de la colonisation dans l’espace public en France. Cette mobilisation s’inscrit dans la longue histoire des mobilisations contre les violences policières et racistes – au sein desquelles se trouvent bien souvent des mères et des sœurs de victimes, immigrées ou descendantes de migrants, à l’instar d’Assa Traoré. Elle questionne, d’un côté, le caractère universel, à échelle mondiale, des luttes anti-racistes et mémorielles et, de l’autre, leur spécificité, en France, dans un contexte où les violences policières contre les immigrés et leurs descendants, et en particulier masculins, s’arriment à une histoire du colonial et du postcolonial.

La migration comme engagement

16On l’a dit en ouverture de ce texte : l’acte lui-même de migrer, si l’on entend par cela le choix – aussi contraint soit-il – de se mettre en route, en pratiquant des itinéraires toujours plus risqués et longs et en mobilisant des ressources multiples, peut être lu comme une forme d’engagement [25]. À l’instar des travaux de Farida Souiah ou de Nick Van Hear qui ont considéré combien le choix de migrer était mû par des considérations politiques, on peut montrer comment la migration, parce qu’elle refuse l’assignation à une place, à un lieu, est en soi contestataire. Cela nous ramène à la définition de la migration proposée par Sandro Mezzadra, à savoir « une forme de création subversive capable de défier et de transformer les conditions de pouvoir[26] ». Considérer la migration comme un engagement nous permet de travailler les résistances et les modes de subjectivation à l’intérieur d’un répertoire d’action large. Par ailleurs, il y a un enjeu éthique à aborder les formes d’engagement des femmes dans leur pluralité, car cela permet de se déprendre du double écueil qui caractérise parfois l’appréhension des migrations féminines, opposant, d’un côté, la migrante-victime et, de l’autre, la migrante-héroïne [27]. La figure de la migrante-victime, c’est celle qui est prise dans les mailles de sa subordination, celle qui est – quoi qu’elle fasse et quoi qu’il arrive – vulnérable, celle qui ne devrait pas partir, celle qu’on enjoint à rester sédentaire ou, le cas échéant, au retour. La figure de la migrante-héroïne, c’est la femme libérée par la migration, celle qui épouse la vision libérale, qui voit la migration comme une entreprise de soi-même et un processus nécessairement émancipateur. Ces deux images constituent les deux faces du même cliché, elles sont constitutives du même paysage moral et appuient une vision linéaire et téléologique de la migration [28].

17Car, le plus souvent, les femmes se situent dans un entre-deux : ce ne sont pas des transformations radicales et univoques auxquelles on assiste, car la migration est un processus ambivalent, qui peut accélérer des transformations sur certains plans, mener à des résistances, dans le domaine du genre par exemple, mais aussi renforcer certaines vulnérabilités. En revanche, la migration procède d’une redéfinition des rôles : en devenant migrante, on devient une autre. Les rapports sociaux se modifient et se négocient au fil des trajectoires, dans les pays de départ, de transit, d’installation, de circulation, et définissent les contours fluctuant d’une autonomie en tension.

Ce texte s’inspire en grande partie d’un ouvrage à paraître en novembre, Camille Schmoll, Les damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée, La Découverte, 2020.

Date de mise en ligne : 09/12/2020

https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.11737

Notes

  • [1]
    Danièle Kergoat, Adelina Miranda, Nouria Ouali (dir.), « Migrantes et mobilisées », in Cahiers du genre, n° 51, 2011 ; Marie Poinsot, « Elles… leur combat pour la visibilité », in Hommes & Migrations, n° 1311, 2015, p. 1 ; Mirjana Morokvasic, « La visibilité des femmes migrantes dans l’espace public », in Hommes & Migrations, n° 1311, 2015, pp. 7-13.
  • [2]
    Nancy L. Green, Repenser les migrations, Paris, PUF, 2002.
  • [3]
    Constance de Gourcy, « Autonomie dans la migration et dimension mémorielle des lieux », in Espaces et sociétés, n° 122, 2005, pp. 187-204.
  • [4]
    Janine Dahinden, Magdalena Rosende, Natalie Benelli, Magali Naselman, Karine Lempen, « Migrations : genre et frontières – frontières de genre », in Nouvelles questions féministes, n° 26, 2007, pp. 4-14 ; Sabah Chaïb, « Femmes, migration et marché du travail en France », in Les cahiers du Cedref, n° 12, 2004. URL : http://journals.openedition.org/cedref/559.
  • [5]
    Mara Tognetti Bordogna, Donne e percorsi migratori. Per una sociologia delle migrazioni, Milan, Franco Angeli, 2012.
  • [6]
    Pour une lecture critique de ces travaux, voir Nancy L. Green, « Quatre âges des études migratoires », in Clio, n° 51, 2020, pp. 185-206 ; Camille Schmoll, « Ce que les migrations font aux femmes, ce que les femmes font aux migrations », in Camille Schmoll, 2020, op. cit., pp. 185-204.
  • [7]
    Mirjana Morokvasic, « Birds of passage are also women… », in International Migration Review, vol. 18, n° 4, 1984, pp. 886-907.
  • [8]
    Monica Boyd, « Family and personal networks in international migration : Recent developments and new agendas », in International Migration Review, vol. 23, n° 3, 1989, pp. 638-670 ; Saskia Sassen, « Women’s burden : Countergeographies of globalization and the feminization of survival », in Journal of International Affairs, vol. 53, n° 2, 2000, pp. 503-524 ; Manuela Martini, Philippe Rygiel, « Des formes de médiation sexuellement orientées ? Lieux, institutions et acteurs du placement des travailleuses migrantes à l’époque contemporaine », in Migrations Société, n° 127, 2010, pp. 45-57.
  • [9]
    Voir, parmi beaucoup d’autres, Rhacel Salazar Parreñas, Servants of Globalization : Women, Migration, and Domestic Work, Stanford, Stanford University Press, 2001 ; Helena Hirata, « Division sexuelle et internationale du travail », in Futur antérieur, n° 16, 1993, pp. 27-40 ; Bridget Anderson, Doing the Dirty Work ? The Global Politics of Domestic Labour, New York, Zed Books, 2000 ; Barbara Ehrenreich, Arlie Russell Hochschild (dir.), Global Woman : Nannies, Maids, and Sex Workers in the New Economy, New York, Metropolitan Books, 2003 ; Christine Verschuur, Fenneke Reysoo (dir.), Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations, Paris, L’Harmattan, 2005 ; Jules Falquet, Helena Hirata, Danièle Kergoat, Brahim Labari, Nicky Le Feuvre, Fatou Sow (dir.), Le sexe de la mondialisation. Genre, classe, race et nouvelle division du travail, Paris, Presses de Sciences Po, 2010 ; Francesca Scrinzi, Genre, migrations et emplois domestiques en France et en Italie : construction de la non-qualification et de l’altérité ethnique, Paris, éd. Petra, 2013 ; Laura Oso Casas, « Prostitution et immigration des femmes latino-américaines en Espagne », in Cahiers du genre, n° 40, 2006, pp. 91-113.
  • [10]
    Mirjana Morokvasic, « Transnational mobility and gender : A view from post-wall Europe », in Mirjana Morokvasic, Umut Erel, Kyoko Shinozaki (dir.), Crossing Borders and Shifting Boundaries. vol. I : Gender on the Move, Opladen, Leske/Budrich, 2003, pp. 101-133 ; Camille Schmoll, « Pratiques spatiales transnationales et stratégies de mobilité des commerçantes tunisiennes », in Revue européenne des migrations internationales, vol. 21, n° 1, 2005, pp. 131-154.
  • [11]
    Geraldine Pratt, Brenda Yeoh, « Transnational (counter) topographies », in Gender, Place and Culture, vol. 10, n° 2, 2003, pp. 159-166.
  • [12]
    Eleonore Kofman, Parvati Raghuram, « Gender and global labour migrations : Incorporating skilled workers », in Antipode, vol. 38, n° 2, 2006, pp. 282-303 ; Speranta Dumitru, Abdeslam Marfouk, « Existe-t-il une féminisation de la migration internationale ? », in Hommes & Migrations, n° 1311, 2015, pp. 31-41.
  • [13]
    Karine Duplan, « Performances et pratiques spatiales des femmes expatriées à Luxembourg : une enquête sur la production de l’hétéronormativité des espaces du quotidien », in Les cahiers du Cedref, n° 21, 2014. URL : http://journals.openedition.org/cedref/1007.
  • [14]
    Jennifer Hyndman, « The geopolitics of migration and mobility », in Geopolitics, vol. 17, n° 2, 2012, pp. 243-255 ; Jane Freedman, « Violences de genre et “crise” des réfugié·e·s en Europe », in Mouvements, n° 93, 2018, pp. 60-65 ; Elsa Tyszler, « Sécurisation des frontières et violences contre les femmes en quête de mobilité », in Migrations Société, n° 173, 2018, pp. 143-158 ; Alice Latouche, « Réparées, soignées… expulsées », in Plein droit, n° 116, 2018, pp. 36-39.
  • [15]
    Mirjana Morokvasic, « L’(in)visibilité continue », in Cahiers du genre, n° 51, 2011, pp. 25-47.
  • [16]
    Voir Morokvasic, 2003, op. cit. ; Schmoll, 2005, op. cit. ; Marie Sengel, « Nana-Benz de Noailles », in Hommes & Migrations, n° 1224, 2000, pp. 71-78 ; plus récemment, Léa Barreau-Tran, « Les courbes de son monde : mobilités d’une commerçante angolaise dans la périphérie globale », in Recherches féministes, vol. 30, n° 1, 2017, pp. 200-219 ; Melissa Blanchard, Travail, sexualité et migration. Les commerçantes sénégalaises à Marseille, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2018.
  • [17]
    Voir par exemple Claudie Lessellier, « Pour une histoire des mouvements de femmes de l’immigration », in Femmes, genre, féminisme, Paris, éd. Syllepse, 2007, pp. 85-104 ; Linda Guerry, « Les grèves oubliées des immigrantes à Marseille », in Plein droit, n° 82, 2009, pp. 36-40 ; Madjiguene Cissè, Catherine Quiminal, « La lutte des “Sans-papières” », in Les cahiers du Cedref, n° 8-9, 2000. URL : http://journals.openedition.org/cedref/220; Corinne Mélis, « Nanas-Beurs, Voix d’Elles-Rebelles et Voix de Femmes. Des associations au carrefour des droits des femmes et d’une redéfinition de la citoyenneté », in Revue européenne des migrations internationales, vol. 19, n° 1, 2003, pp. 81-100.
  • [18]
    Danièle Kergoat, Adelina Miranda, Nouria Ouali (dir.), op. cit.
  • [19]
    Patricia R. Pessar, Sarah J. Mahler, « Transnational migration : Bringing gender », in The International Migration Review, vol. 37, n° 3, 2003, pp. 812-846 ; Christine Catarino, Mirjana Morokvasic, « Femmes, genre, migration et mobilités », in Revue européenne des migrations internationales, vol. 21, n° 1, 2005, pp. 7-27 ; Albert Kraler, Eleonore Kofman, Martin Kohli, Camille Schmoll (dir.), Gender, Generations and the Family in International Migration, Amsterdam, University of Amsterdam Press, 2011.
  • [20]
    C’est ce que fait, par exemple, Nehara Feldman dans un ouvrage récent en explorant les territorialités des femmes maliennes originaires de la région de Kayes, du village malien de Galoba aux banlieues parisiennes. Son investigation multisituée permet d’éclairer l’articulation de la division sexuelle de l’espace et de la division sexuelle du travail et de montrer la réduction qui s’opère, en migration, de l’espace légitime des femmes. Voir Nehara Feldman, Migrantes : du bassin du fleuve Sénégal aux rives de la Seine, Paris, La dispute, 2018.
  • [21]
    Katharine M. Donato, Donna Gabaccia, Gender and International Migration : From the Slavery Era to the Global Age, New York, Russell Sage Foundation, 2015 ; Linda Guerry, Françoise Thébaud, « Femmes et genre en migration », in Clio, n° 51, 2020, pp. 19-32.
  • [22]
    Nancy L. Green, « Quatre âges des études migratoires », 2020, op. cit.
  • [23]
    Nick Mai, « The fractal queerness of non-heteronormative migrants working in the UK sex industry », in Sexualities, vol. 15, n° 5-6, 2012, pp. 570-585.
  • [24]
    Fatima Ait Ben Lmadani, Nasima Moujoud, « Peut-on faire de l’intersectionnalité sans les ex-colonisé-e-s ? », in Mouvements, n° 72, 2012, pp. 11-21.
  • [25]
    Anna Triandafyllidou, « The migration archipelago : Social navigation and migrant agency », in International Migration, vol. 57, n° 1, 2019, pp. 5-19.
  • [26]
    Cité par Charles Heller, Lorenzo Pezzani, Maurice Stierl, « Vers une politique de la liberté de mouvement », in Communications, n° 104, 2019, pp. 79-93.
  • [27]
    Sirma Bilge, « Beyond subordination vs resistance : An intersectional approach to the agency of veiled women », in Journal of Intercultural Studies, vol. 31, n° 1, 2010, pp. 9-28.
  • [28]
    Schmoll, 2020, op. cit.

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