Notes
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[1]
François Châtelet, Jacques Derrida, Jean-Pierre Faye, Dominique Lecourt, Le Rapport bleu. Les sources historiques et théoriques du Collège international de philosophie, Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2019.
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[2]
Jacques Derrida, Mal d’archive. Une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995, p. 26.
- H&M : Les archives, au pluriel, ont longtemps été l’apanage des historiens. Une pâte à partir de laquelle façonner le récit ; un matériau mais aussi une compagnie dont il fallait avoir le « goût » pour reprendre le titre d’un ouvrage fondateur d’Arlette Farge. Quand et comment les philosophes en sont-ils venus à travailler sur la notion d’archive, notion qu’ils ont contribué à réfléchir au singulier ?
- Isabelle Alfandary : Il est exact que les philosophes ne se sont intéressés aux archives, sinon à l’archive, que depuis les années 1960. La question du pluriel – celui des archives matérielles, celles que l’on conserve, l’on consulte ou l’on détruit – ou du singulier – le concept d’archive – est d’ailleurs au cœur des problématiques « archivistiques » des philosophes.Très peu de philosophes avant Michel Foucault s’étaient plongés dans des fonds d’archives pour élaborer ou vérifier certaines de leurs hypothèses. L’histoire de la folie à l’âge classique – la thèse d’État que Michel Foucault soutint en avril 1960 – a, à cet égard, fait date. La thèse qui s’y formule, celle du grand renfermement, est appuyée sur des recherches en partie historiographiques. Le rapport à la folie n’existe pas, selon Foucault, hors des coordonnées historiques de sa production. Le philosophe a mis au point une méthode d’investigation critique qui prend appui sur la consultation d’un vaste éventail de documents. Si les philosophes ne méconnaissent pas l’archive philosophique – au moins dans un sens métaphorique, l’histoire de la philosophie étant fondée sur une interminable relecture de la tradition métaphysique –, Foucault sort du périmètre habituellement réservé au philosophe – et répète en cela le geste de philosophes avant lui tels que Marx ou Nietzsche – pour explorer des documents et des discours qui ne relèvent pas directement de la philosophie. Les archives chez Foucault deviennent un matériau critique – c’est-à-dire philosophique – qu’elles ne sont pas au départ. Ainsi que le projet en ligne « Foucault fiches de lecture » le fait clairement apparaître, l’auteur de Les mots et les choses (1966) et de L’archéologie du savoir (1969) lisait bien au-delà des frontières traditionnelles du champ philosophique. Ce geste critique a conduit Foucault à explorer des sources qui peuvent être celles des archives nationales ou départementales communément visitées par des historiens. Son geste, en rupture avec la tradition philosophique dont il est issu, a pu interroger ou irriter certains historiens auxquels il lui est d’ailleurs arrivé de se confronter. Foucault n’entendait pas cependant concurrencer ou invalider leur travail, mais formuler des hypothèses nouvelles.L’autre philosophe dont le nom est associé au renouveau philosophique de l’archive est Jacques Derrida. Le rapport que ce dernier entretient à l’archive procède chez lui non d’une démarche historiographique, mais de sa fréquentation précoce et assidue de l’œuvre de Sigmund Freud. Éminent lecteur de la psychanalyse, Derrida saisit dès 1967, dans un article intitulé « Freud et la scène de l’écriture » et publié dans L’écriture et la différence, les enjeux capitaux de la découverte freudienne de la trace mnésique sur laquelle repose l’hypothèse de l’inconscient. La psyché humaine est conçue par Freud comme enregistrement involontaire et issu d’une archive infantile dont les effets sont déterminants dans la vie subjective. Le concept de trace met Derrida sur la piste de sa propre conception de l’écriture et de sa relecture de la tradition métaphysique. Le rapport à l’archive ne quitte pas Derrida tout au long de son œuvre, au point qu’il publie en 1995 un texte dans lequel il revient longuement sur cette question : Mal d’archive. Une impression freudienne. C’est donc à partir des années 1960, dans le sillage de philosophes comme Jacques Derrida et Michel Foucault, qu’une pratique et une théorie philosophiques de l’archive ont émergé.
- H&M : Quelle a été la genèse du « Projet Archive », entamé il y a maintenant plus de deux ans ? Et qui sont les partenaires associés au projet ?
- I. A. : Le « Projet Archive » est né il y a deux ans au sein du Collège international de philosophie qui avait été fondé – entre autres fondateurs – par Jacques Derrida en 1983. Le Collège, qui était jusque-là une association subventionnée par l’État, s’apprêtait en janvier 2017, alors que je venais d’être élue présidente de l’Assemblée collégiale, à devenir une composante d’un ensemble institutionnel appelé la Comue Université Paris Lumières composé de deux universités – Paris-8, Paris-Nanterre – et de nombreux grands établissements muséaux, archivistiques et patrimoniaux (le musée du Louvre, l’INA, les Archives nationales, le Musée national de l’histoire de l’immigration, la BNF, etc.). Pour que cette mutation administrative fasse pleinement sens pour nous, il m’est venu à l’idée de solliciter nos nouveaux partenaires au sein de la Comue Université Paris Lumières pour élaborer ensemble un projet autour d’une thématique qui nous était commune : celle de l’archive. Je suis donc allée trouver chacun d’entre eux pour leur proposer une collaboration d’un type un peu nouveau : la rencontre régulière dans le cadre d’un séminaire de travail de praticiens et de théoriciens de l’archive, d’archivistes en charge de grandes institutions publiques françaises et internationales et de chercheurs et chercheuses en sciences humaines, philosophes, historiens, sociologues, critiques littéraires, etc. Ils ont tous accepté avec enthousiasme. Il s’agissait au départ de donner du sens à un rapprochement institutionnel et d’inventer un espace de travail commun et de débats qui n’existait pas. Il m’était apparu dans ma propre expérience de chercheuse que les archivistes et les chercheurs en sciences humaines se croisent dans les bibliothèques et les lieux d’archives sans pour autant disposer d’un espace pour échanger autour de leurs expériences, leurs problématiques et leurs pratiques pourtant, à bien des égards, communes. L’idée du « Projet Archive » est née d’un souci de réunir des communautés de pratiques et d’interroger les enjeux contemporains de l’archive.Cette idée n’était d’ailleurs pas étrangère à la culture du Collège international de philosophie qui, depuis son texte fondateur Le Rapport bleu [1], et tout au long des presque quarante ans de son existence, n’a pas cessé de chercher à travailler à la jonction entre théorie et pratique.En novembre 2017, un grand projet interdisciplinaire et international sur le thème de l’archive a été inauguré à New York dans les locaux de l’Ambassade de France avec le soutien de l’Institut français. Ce projet financé par la Comue Université Paris Lumières rassemble autour du Collège international de philosophie des institutions archivistiques, patrimoniales, muséales et universitaires françaises issues de la Comue, mais également d’autres institutions françaises et étrangères de renom (voir encadré). Un groupe de travail réunissant des archivistes et des chercheurs se retrouve depuis fin 2017 trois fois par an en France et à l’étranger pour échanger sur les questions techniques et politiques que pose le traitement des archives à l’ère contemporaine et sur des problématiques spécifiques à certains fonds d’archive particuliers (archives politiques, diplomatiques, scientifiques, artistiques, archives privées, archives publiques).
- H&M : Des archives à l’archive, qu’est-ce qui se joue ? La volonté de saisir un rapport au temps, au-delà de ce que les archives dévoilent ? Le passage d’un travail sur ce que l’archive dit, contient, à une réflexion sur l’archive en soi ?
- I. A. : La question du singulier ou du pluriel est aussi passionnante que complexe. Des archives à l’archive, de l’archive aux archives : car c’est bien dans les deux sens que s’entend la question de leur réalité physique, administrative, historique aux enjeux éthiques, politiques et sociétaux dont l’archive/les archives sont porteuses. L’archive au singulier est une catégorie qui peut paraître abstraite, mais qui recouvre un geste – Derrida dit une « pulsion » – qui a une dimension presque anthropologique – celui d’archiver – et un objet pas tout à fait comme les autres – l’archive. L’archive tient lieu de réceptacle à la mémoire, consiste en une pratique mémorielle. Lors de la première séance du séminaire du « Projet Archive », nous nous sommes demandé ce qui faisait archive pour chacun des membres du groupe, chercheurs et archivistes : il nous est vite apparu que la réponse à cette question en apparence prosaïque n’était pas aussi simple que prévu et en tout cas loin d’être unanime. Si l’archive recoupe ce qu’on appelle « document », elle ne se réduit pas à sa valeur documentaire. Elle implique un certain rapport au passé, à la possibilité de son exploration, de son explication, la saisie d’une épaisseur, l’expérience d’une complexité qui ne cesse pas de pouvoir être réinterrogée par les générations successives. Face à l’archive, qu’elle soit personnelle ou collective, nationale ou intime, vous avez raison de le suggérer, quelque chose de l’expérience du temps, de sa ressaisie est en jeu pour chacun, au-delà même sans doute de sa signification historiographique.
- H&M : En réunissant des praticiens de l’archive et des chercheurs en sciences humaines et sociales – pas seulement des philosophes –, vous avez eu pour ambition non seulement de réfléchir au statut de l’archive, mais aussi à ses pratiques ?
- I. A. : Tout à fait. Les questions dont s’est saisi le groupe du « Projet Archive » ne sont pas essentiellement des questions abstraites mais des questions pratiques. Cela dit, l’originalité de notre approche collective est précisément de ne pas opposer pratique et théorie : les questions techniques qui se posent en matière d’archives ne sont jamais simplement techniques, mais engagent toujours des enjeux que je qualifierais de politiques. Comme le dit très bien Jacques Derrida dans Mal d’archive, la question de l’archive ne reste pas longtemps théorique : « Point d’archive sans un lieu de consignation, sans une technique de répétition et sans une certaine extériorité. Nulle archive sans dehors [2]. » Les problématiques dont a débattu le groupe « Projet Archive » ont tourné autour des nouvelles technologies de constitution et de conservation des archives, de l’accessibilité et de la déclassification de fonds, de l’épineuse question de la destruction, de la transmission des archives par voie d’exposition – ce qui intéresse évidemment les musées, au premier rang desquels celui de l’histoire de l’immigration. Ces pratiques – pour ne parler que d’elles – ne sont pas la simple prérogative des archivistes – même s’il leur appartient de les mettre en œuvre –, ni même des institutions archivistiques qui abritent les fonds : elles concernent la société tout entière, engagent des enjeux démocratiques majeurs. Les archives occupent en effet, dans les sociétés démocratiques, une place à la fois centrale et singulière : elles s’avèrent un instrument clé de la vie citoyenne. Le droit à l’archive, qui passe par l’accessibilité des archives, mais aussi par une réflexion sur leur constitution, est un enjeu politique des sociétés contemporaines. Il appartient aux chercheurs, aux archivistes, aux citoyens eux-mêmes d’en rendre l’exercice effectif. Les questions pratiques liées aux archives sont tout sauf de simples questions techniques. La mise à disposition des archives est une condition suffisante mais non nécessaire. La déclassification d’un fonds d’archives nécessite un travail de dépliage et un temps de compréhension. Les archives ne sont jamais lisibles à l’état brut. L’archive n’est pas le document : elles nécessitent l’élaboration de dispositifs de lecture, de questionnements, de conditions de réception.
- H&M : Les résultats du programme ont déjà trouvé une forme concrète à travers deux initiatives – un ouvrage Dialoguer l’archive et un colloque « Défis de l’archive ». Quel bilan en tirez-vous ? Et que pourrait être l’acte 2 sur lequel vous avez commencé à travailler ?
- I. A. : En à peine deux ans d’existence, le groupe du « Projet Archive » n’a pas chômé : il a coécrit un livre (Dialoguer l’archive paru en décembre 2019 aux éditions de l’INA) dont l’originalité réside dans le fait que chaque chapitre est coécrit par un archiviste et un chercheur issu du groupe. Il a également organisé un colloque « Défis de l’archive : rencontres internationales » qui s’est déroulé aux Archives nationales et au Collège de France les 23 et 24 janvier derniers. Ces deux événements ont permis de mesurer combien le travail en commun avait conduit à l’émergence d’une réflexion qui dépasse les seuls acteurs du projet. Les thématiques abordées lors du colloque ont reflété les travaux du groupe au cours de ces deux dernières années : « Archives en péril », « Archives et démocratie », « Archives de soi », « L’avenir de l’archive ». Le bilan de ces deux temps forts est pour nous extrêmement positif : un véritable groupe de travail vivant et soudé s’est constitué au fil des mois et des années, qui réunit des institutions, des disciplines, des professionnels et des chercheurs. Les débats qui en sont issus ont commencé à trouver un écho dans les communautés tant archivistique que scientifique et auprès d’un public citoyen plus large, notamment lors du colloque. Les retombées du livre sont pour l’instant plus difficiles à mesurer que celles du colloque. Quoi qu’il en soit, ces deux temps forts, aussi réussis soient-ils, ne sont pas pour nous une fin en soi. Les membres du « Projet Archive » souhaitent continuer à travailler ensemble et à interroger le rapport entre archives et société démocratiques en abordant la double question des conditions d’accessibilité et de transmission de l’archive. La forme et le financement de cet acte 2 restent à déterminer. Ce qui est certain est que le désir de poursuivre notre travail en commun est plus fort que jamais.Nous souhaiterions à l’avenir nous ouvrir plus nettement à la société civile et susciter des initiatives citoyennes en créant notamment un site Internet participatif, en imaginant des événements autour des archives qui puissent impliquer des artistes, des écrivains aussi bien que le grand public. Les membres du « Projet Archive », forts de l’expérience des deux années écoulées et de leurs expertises conjuguées, souhaitent par ailleurs conserver un groupe de travail dont les réunions régulières leur permettront de prévoir ces manifestations autour de l’archive aussi bien que de poursuivre leur réflexion sur des problématiques archivistiques contemporaines, de rédiger des rapports ou de faire des recommandations de politiques publiques.
Un réseau international
Aux côtés du Collège international de philosophie, le Projet Archive réunit les Archives nationales, le Louvre, la Bibliothèque nationale de France, l’Institut national de l’audiovisuel, les Archives diplomatiques du quai d’Orsay, le Collège de France, le Musée national de l’histoire de l’immigration, l’Institut mémoires de l’édition contemporaine, l’École des hautes études en sciences sociales, l’université de Princeton, l’université de Columbia, l’université de Californie à Irvine, l’université de Nanterre, l’université Paris 8, l’université du Chili à Santiago, la New York Public Library, l’université Kingston London, le Collège de France, l’Académie des sciences.
L’essai Dialoguer l’archive (Ina éd., 2019), dirigé par Isabelle Alfandary, professeure à l’université Sorbonne Nouvelle et présidente de l’assemblée collégiale du Collège international de philosophie, rassemble six textes co-écrits par un.e archiviste et un.e chercheur.e en sciences humaines sur la place de l’archive dans nos sociétés contemporaines. L’originalité de ces dialogues, où chacun a accepté de sortir du confort de sa discipline pour s’exposer aux autres disciplines, tient à l’effort de clarifier ce qui pourrait être un usage commun de l’objet « archive » à partir de nombreux questionnements techniques, politiques et philosophiques. L’archive est l’objet par excellence d’un travail de construction documentaire, qui en dessine les frontières, et d’interprétation, qui en fonde le sens. L’ouvrage aborde les divers enjeux démocratiques autour de la constitution, de la conservation, du classement, de l’analyse, de l’accessibilité des fonds d’archives, mais aussi la question de leur destruction et de leur absence. La vitesse et les volumes des contenus numériques constituent un défi à la mise en archives pour demain. Cet ouvrage apporte des réflexions sur la place de l’archive dans un musée. D’une part, l’archive peut y révéler sa puissance d’oeuvre. Loin de renvoyer invariablement au passé, elle peut ouvrir sur un à-venir et un imaginaire puissant car elle entretient avec l’oeuvre d’art des affinités électives : « plus que l’oeuvre, elle n’actualise sa puissance qu’au futur » (p. 91). Les pistes de réflexion ouvertes par cet essai pourront éclairer tous ceux dont l’archive est une ressource essentielle de leur travail historique ou mémoriel.
Notes
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[1]
François Châtelet, Jacques Derrida, Jean-Pierre Faye, Dominique Lecourt, Le Rapport bleu. Les sources historiques et théoriques du Collège international de philosophie, Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2019.
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[2]
Jacques Derrida, Mal d’archive. Une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995, p. 26.