Notes
-
[1]
Erik Holm, « Forward », in Gema Martin Muñoz (dir.), Islam, Modernism, and the West, Londres, I. B. Taurus, 1999, pp. xi-xii.
-
[2]
Anne Norton, On the Muslim Question ?, Princeton, Princeton University Press, 2013, p. 3.
-
[3]
Nasar Meer, Tariq Modood, « Beyond “methodological Islamism” ? A thematic discussion of “Islamic” immigrants in Europe », in Advances in Applied Sociology, vol. 3, n° 7, 2013, pp. 307-313.
-
[4]
Cité dans Matti Bunzl, Anti-semitism and Islamophobia : Hatreds Old and New in Europe, Chicago, Prickly Paradigm Press, 2007, p. 32.
-
[5]
Edward W. Said, « Orientalism and after », in Gauri Viswanathan (dir.), Power, Politics and Culture : Interviews with Edward W. Said, Londres, Bloomsbury, 2005, p. 220.
-
[6]
Matti Bunzl, op. cit., p. 38.
-
[7]
Idem, p. 32.
-
[8]
Ibid., p. 32.
-
[9]
Douglas Murray, « London’s pro-Palestine rally was a disgusting anti-Semitic spectacle », in The Spectator, 2014, disponible sur https://blogs.spectator.co.uk/2014/07/londons-pro-palestine-rally-was-a-disgusting-anti-semitic-spectacle/
-
[10]
Douglas Murray, « What are we to do about Islam ? », in A speech to the Pim Fortuyn Memorial Conference on Europe and Islam, 2006, disponible sur http://web.archive.org/web/20080201133647/http:/www.socialaffairsunit.org.uk/blog/archives/000809.php
-
[11]
Farid Hafez, « From anti-semitism to islamophobia : The european far right’s strategic shift », in Discover Society, 2015, disponible sur https://discoversociety.org/2015/07/01/from-anti-semitism-to-islamophobia-the-european-far-rights-strategic-shift/
-
[12]
Pew Research Centre, « Many Europeans rate Roma, Muslims unfavorably », 2016, disponible sur http://www.pewglobal.org/2016/07/11/negative-views-of-minorities-refugees-common-in-eu/ga_2016-07-11_national_identity-02-00/
-
[13]
https://www.generation-identity.org.uk/
-
[14]
Bat Ye’or, Islam and Dhimmitude : Where Civilizations Collide, Madison, Fairleigh Dickinson University Press, 2001 ; Eurabia : The Euro-Arab Axis, Madison, Fairleigh Dickinson University Press, 2005.
-
[15]
The Runnymede Trust, Islamophobia : A Challenge for us all, Londres, The Runnymede Trust, 1997 ; Farah Elahi, Omar Khan (dir.), Islamophobia : Still a Challenge for us all, Londres, Runnymede, 2017.
-
[16]
Brian Klug, « The limits of analogy : comparing islamophobia and antisemitism », in Patterns of Prejudice, vol. 48, n° 5, 2014, pp. 442-459.
-
[17]
Farah Elahi, Omar Khan (dir.), op. cit.
-
[18]
W. I. Ozanne, « Book Review : Confronting Islamophobia on Educational Practice by Barry Van Driel », in Comparative Education, vol. 42, n° 2, 2006, pp. 283-285.
-
[19]
Burak Erdenir, « Islamophobia qua racial discrimination », in Anna Triandafyllidou (dir.), Muslims in 21st Century Europe : Structural and Cultural Perspectives, Londres, Routledge, 2010, p. 29.
-
[20]
Erik Bleich, « What is islamophobia and how much is there ? Theorizing and measuring an emerging comparative concept », in American Behavioural Scientists, vol. 55, n° 12, 2011, p. 1586.
-
[21]
Fred Halliday, « “Islamophobia” reconsidered », in Ethnic and Racial Studies, vol. 22, n° 5, 1999, p. 898.
-
[22]
Voir les témoignages de la commission de suivi de Runnymede en 2004 et leur rapport de 2017.
-
[23]
« Islamophobia has “passed the dinner-table test” and become widely socially acceptable in Britain, according to Lady Warsi, the Conservative chairman ». Sayeeda Warsi, David Batty, « Lady Warsi claims Islamophobia is now socially acceptable in Britain », in The Guardian, 20 janvier 2011, disponible sur https://www.theguardian.com/uk/2011/jan/20/lady-warsi-islamophobia-muslims-prejudice
-
[24]
Mark Steyn, America Alone : The End of the World as We Know It, Washington, Regerny Publishing, 2006.
1Les Musulmans d’Europe sont aujourd’hui confrontés à un ensemble de défis liés à leur racialisation, qui peuvent être rassemblés sous le concept d’« islamophobie ». Malgré tous les problèmes sémantiques posés par ce terme, il permet de comprendre les formes spécifiques que prend, dans le cas des Musulmans, le processus de formation raciale. L’islamophobie inclut la suspicion, le dégoût ou la haine d’individus – ou du groupe – musulmans, considérant leur « musulmanité » réelle ou supposée comme un trait négatif. Elle renvoie donc à une logique raciale, et non pas simplement théologique, et peut prendre plusieurs formes, à travers des attitudes, des comportements, des discours et des images. Ainsi, bien qu’ils ne soient pas des objets passifs du racisme, les Musulmans européens ne sont pas exempts de pressions externes et d’une objectification qu’il faut reconnaître et comprendre. Le présent article insiste sur le fait qu’il est nécessaire d’avoir une conception de l’islamophobie qui ne soit pas réduite à l’hostilité envers une religion car elle permet d’expliquer la façon dont les préjugés s’appuient simultanément sur des signes de race, de culture et d’appartenance. Cela nous oblige à considérer la religion en tant que phénomène social et politique lié aux stéréotypes basés sur l’identité communautaire, la localisation socio-économique, les conflits politiques, etc.
Les Musulmans d’Europe
2L’une des premières références à l’« Europe » vient d’un mythe grec repris par Homère dans L’Iliade, qui raconte l’histoire de Zeus et de la princesse phénicienne, Europa, et de son enlèvement en Crète, où elle devient reine. Cette reine et son voyage mythique sont parfois décrits comme une « véritable illustration de ce que nous reconnaissons collectivement comme l’origine de la culture européenne [1] ». Rappeler ce mythe est utile, d’abord parce que l’idée même d’Europe prend son origine sur les rives de la Méditerranée, à une distance certaine des centres politiques et économiques actuels du Nord. Ensuite, parce que l’Europe a été forgée avec des frontières poreuses à la fois à l’intérieur et au-delà de ses frontières actuelles. Sur le plan culturel, cela implique que l’idée d’Europe va bien au-delà de l’Union européenne et inclut également des questions d’identité.
3Ce rappel est particulièrement pertinent à un moment où la figure du « Musulman » devient un moyen de plus en plus fréquent de distinguer ce qui est européen de ce qui ne l’est pas. « En ce qui concerne les Musulmans et l’islam », a-t-il été dit, « la liberté, l’égalité et la fraternité ne sont pas des impératifs, mais des questions [2] ». Les estimations sur le nombre exact de Musulmans en Europe varient entre 15 et 20 millions d’individus. Si l’on inclut les Musulmans historiquement établis dans les Balkans, au bord de la Méditerranée, et même dans l’ancien bloc de l’Est (les Tartares en Pologne par exemple), ils sont plus nombreux que les catholiques dans le Nord de l’Europe traditionnellement protestant et plus nombreux que les protestants dans l’Europe du Sud, traditionnellement catholique [3]. Pourtant, selon Valéry Giscard d’Estaing, ancien président de la République et architecte de la Convention sur l’avenir de l’Europe qui a rédigé le traité de Lisbonne, ils ont « une culture différente, une approche différente, un mode de vie différent [4] ».
4Edward W. Said semble avoir raison lorsqu’il déclarait que, « pour l’Europe, l’islam était un traumatisme durable [5] ». La nécessité pour Pim Fortuyn de défendre « la culture humaniste judéo-chrétienne » de l’Europe contre les Musulmans [6] l’illustrait, ou, comme le dit son héritier naturel, Geert Wilders : tant que l’Europe ne voudra pas défendre « les idées de Rome, d’Athènes et de Jérusalem », elle « perdra tout : notre identité culturelle, notre démocratie, notre État de droit, nos libertés [7] ». D’autres ont déployé des arguments similaires en prétendant défendre les intérêts de certaines minorités. Jean-Marie Le Pen s’est présenté comme un défenseur du judaïsme européen, affirmant que « les Juifs savent qui est véritablement responsable de l’antisémitisme [8] ». Des arguments repris par l’essayiste de droite britannique Douglas Murray [9]. Les militants qui luttent contre l’antisémitisme ne veulent évidemment rien avoir à faire avec quelqu’un comme lui qui exige que « les conditions de vie des Musulmans soient plus difficiles à tous les niveaux [10] ».
5Il est inquiétant de constater que la lutte contre l’antisémitisme est considérée comme un terrain fertile pour les islamophobes autoproclamés. Comme le fait remarquer Hafez [11], l’extrême droite européenne a connu un tournant au cours des années 2000, lorsque de nombreux partis populistes ont commencé à se présenter comme les défenseurs des Juifs contre les Musulmans et l’islam, devenus ennemis de la culture judéo-chrétienne de l’Europe. Dans ce contexte, les enquêtes d’opinion Pew de 2016 révèlent un nombre incroyablement élevé de Hongrois (72 %), d’Italiens (69 %), de Polonais (66 %), de Grecs (65 %), d’Espagnols (50 %), de Suédois (35 %), de Néerlandais (35 %), d’Allemands (29 %), de Français (29 %) et de Britanniques (28 %) se définissant comme « défavorables » aux Musulmans [12]. Un sentiment partagé par les mouvements d’extrême droite transnationaux, tels que Génération identitaire : « Nous sommes confrontés à une crise démographique à travers l’Europe et nos peuples deviennent une minorité dans leur propre pays. La baisse du taux de natalité, l’immigration de masse et la forte augmentation du nombre de sociétés parallèles islamiques entraîneront la destruction quasi complète des sociétés européennes en quelques décennies si aucune mesure de prévention n’est prise [13]. » Voici l’essence même du terme « Eurabia » qui associe la présence musulmane à un certain nombre de coups portés à la culture européenne et à l’harmonie sociale. Parfois évoquée dans les interventions du polémiste controversé Bat Ye’or [14], la notion d’Eurabia décrit une domination numérique et culturelle de l’Europe par les Musulmans et l’islam. Cette interprétation est sérieusement contestée car les chiffres sont surestimés et les extrapolations sur la croissance démographique peu plausibles. La « panique démographique » a néanmoins atteint un degré qui rappelle les signes terrifiants de l’histoire européenne récente.
L’islamophobie en tant que racisme antimusulman
6Dans ce contexte international, le Runnymede Trust, une association caritative pour l’égalité raciale au Royaume-Uni, a publié un rapport, Islamophobia : Still a Challenge for Us All (Islamophobie : toujours un défi pour tous), à l’occasion du vingtième anniversaire de la publication de son premier rapport de 1997 intitulé Islamophobia : A Challenge for Us All (Islamophobie : un défi pour tous) [15]. « Au cours des deux dernières décennies », soulignent les rédacteurs, « la prise de conscience de l’islamophobie s’est accrue, que ce soit en termes de discrimination à l’égard des Musulmans ou dans le débat public et politique ». Un des points saillants, dans mon travail comme dans d’autres, est que l’islamophobie est comprise comme un racisme antimusulman qui se développe dans la société civile comme dans la sphère politique. Certes, il est facile de « transformer les mots en fétiches », comme le dit Brian Klug [16], et il semble que c’est le cas avec l’islamophobie. Les diverses origines du terme « islamophobie » vont de l’essai de deux orientalistes français, à un mot à la mode dans les années 1970, en passant par un périodique américain du début des années 1990, et même l’ouvrage de l’intellectuel Tariq Modood. L’origine la moins contestée est l’importance qu’a prise le terme pour les politiques publiques après son usage dans le premier rapport du Runnymede Trust, Islamophobia : A Challenge for Us All, de 1997. Défini comme « une hostilité sans fondement envers l’islam, et par conséquent une crainte ou une aversion pour tous ou la plupart des Musulmans », le rapport faisait valoir que les préjugés antimusulmans s’étaient tellement développés ces dernières années qu’un nouveau terme était devenu nécessaire. C’était, bien sûr, avant que des événements géopolitiques n’amplifient le problème et qu’une deuxième commission [parlementaire] en 2004 permette d’entendre les porte-parole musulmans sur le fait qu’il ne se passait pas un jour au Royaume-Uni sans que les Musulmans ne fassent l’expérience de l’islamophobie.
7En tant que concept, l’islamophobie est contestée. Le rapport Runnymede de 2017 s’inspire de la définition du racisme de l’ONU, qui désigne une attitude ou un préjugé « niant la dignité, les droits et les libertés des personnes et des institutions politiques, économiques, sociales et culturelles [17] ». Parler uniquement de « préjugés antimusulmans » ne rend pas compte de la façon dont ils perdurent et risque également d’induire que les attitudes préjudiciables contre un groupe se développeraient pour justifier des discriminations économiques et politiques qu’il subit.
8Le rapport Runnymede de 2017 répond avec exhaustivité aux critiques sur le fait que le Trust Runnymede n’aurait pas pleinement anticipé, dans ses travaux initiaux, que le terme serait remis en cause, notamment parce qu’il aurait encouragé une définition « monolithique de l’islam, des cultures islamiques, des Musulmans et de l’islamisme, basée sur des différences ethniques, culturelles, linguistiques, historiques et doctrinales, et offert aux Musulmans “médiatiques” matière à victimisation [18] ». Pour d’autres, le terme met de côté la violence réelle que représente la discrimination parce qu’il la présente comme un ensemble de croyances pathologiques, résultat d’un langage basé sur les « phobies ». Autre grief : le terme ne rendrait pas suffisamment compte de la nature du préjudice causé aux Musulmans. Burak Erdenir, par exemple, préfère l’idée d’une « musulmanophobie » à celle d’« islamophobie », parce que la première « vise les Musulmans en tant que citoyens ou résidents des pays européens plutôt que l’islam en tant que religion [19] ».
9Cette critique générale n’est pas propre à l’islamophobie. Selon Erik Bleich, « comme les concepts parallèles d’homophobie ou de xénophobie, l’islamophobie évoque un ensemble plus large d’attitudes négatives et d’émotions dirigées contre des individus ou des groupes en raison de leur appartenance perçue à une catégorie définie [20] ». Cet argument contre l’islamophobie semble politiquement sélectif car il n’y a pas de relation incontestée entre l’objet et le sujet lorsqu’il y a plainte pour discrimination. À cet égard, le fait de nommer la discrimination constitue une démarche de sensibilisation sociale. Cela a été le cas pour tous les concepts cherchant à souligner ce que des groupes perçoivent comme un traitement injuste, notamment le sexisme, l’homophobie et l’antisémitisme.
Islam ou Musulmans ?
10Cette critique a été avancée par Fred Halliday. S’il admet que les Musulmans sont victimes de discrimination directe en tant que Musulmans, il considère l’islamophobie comme un terme trompeur pour les raisons suivantes : « [Ce terme] ne permet pas de savoir ce qui est attaqué. “L’islam”, en tant que religion, est un ennemi du passé, lié aux Croisades, à la Reconquista. Il n’est pas un ennemi, aujourd’hui […]. L’attaque n’est pas dirigée contre l’islam en tant que religion, mais contre les Musulmans en tant que peuple, ce dernier regroupant tous les membres, en particulier les immigrés, qui pourraient être visés par ce terme [21]. » L’ennemi stéréotypé n’est cependant pas une religion ou une culture, mais un peuple devenu « véritable » cible des préjugés. Ceci s’oppose à la mise en avant du concept d’islamophobie tel que le comprenait Halliday. Si sa critique est plus sophistiquée que d’autres, elle ignore le fait que la majorité des Musulmans qui se déclarent victimes de discrimination dans les lieux publics le font plus fréquemment quand ils sont « visiblement musulmans [22] ». Il est donc peu important – voire impossible – de séparer l’impact d’une apparence musulmane de celui d’une apparence de pratiquant de l’islam. L’augmentation des interactions quotidiennes entre des Musulmans et des non-Musulmans, pendant lesquelles le « caractère islamique » est perçu par les victimes comme étant la principale cause des agressions qu’ils subissent – quelle que soit la validité de cette présomption, par exemple lors de l’attaque de Sikhs ou de personnes ayant une apparence « arabe » –, suggère que la discrimination et/ou l’hostilité envers l’islam et les Musulmans est beaucoup plus interconnectée que ne l’admet la thèse de Halliday. En toute honnêteté à l’égard de Halliday, cette thèse n’avait pas pu être anticipée au moment de la rédaction de son texte.
11En revanche, mes collègues et moi-même soutenons depuis longtemps que, au lieu d’essayer de définir indépendamment des phénomènes sociaux inextricablement liés, nous devrions plutôt les comprendre comme un condensé de « racialisation » dans divers domaines, y compris la question toujours centrale de l’intégration. En effet, le gouvernement britannique a commencé à parler d’un prétendu échec de l’intégration musulmane quelques années après la publication du rapport pionnier du Runnymede Trust sur l’islamophobie en 1997.
12Jusque-là, les Musulmans avaient peut-être été associés dans la conscience nationale à une menace intolérable ou aux incivilités de jeunes dans les rues. À la suite des émeutes survenues au tournant du millénaire dans certaines villes du Nord du pays, où vivaient soit un nombre faible soit un nombre important de Musulmans, plusieurs rapports ont qualifié ces communautés d’auto-ségrégantes, adoptant des pratiques isolationnistes et menant généralement « des vies parallèles ». C’est à ce moment-là que l’approche dite de « cohésion communautaire » s’est imposée, censée fournir aux commentateurs des arguments – pas toujours étayés par le contenu des rapports – pour démontrer une particularité musulmane. Une fois distillées, ces critiques sont venues nourrir les affirmations selon lesquelles les Musulmans de Grande-Bretagne avaient une opinion moins favorable de leur pays – et seraient donc moins attachés au Royaume-Uni –, préférant se regrouper au sein de communautés qui s’isolent d’elles-mêmes. Plus tard sont venus les discours et les politiques sécuritaires.
13Les « débats sur l’intégration » précèdent ceux sur le sort politique des Musulmans britanniques. Sous les six gouvernements en poste depuis la publication des rapports Runnymede de 1997 et 2017, l’intégration et l’assimilation des Musulmans ne se sont pas faites de façon uniforme. Il y a eu d’importantes avancées en matière de multiculturalisme avec l’intégration des organisations politiques musulmanes, même si leur sort reste incertain. Ainsi, la création d’une organisation nationale représentant l’ensemble des Musulmans a été encouragée par les deux principaux partis politiques nationaux, ce qui a permis aux Musulmans de peser dans les couloirs du pouvoir parlementaire. Ce nouvel organe, le Muslim Council of Britain (Conseil musulman de Grande-Bretagne, MCB) a tenu un rôle de consultant auprès du gouvernement néo-travailliste, de 1997 au milieu des années 2000, après l’invasion de l’Irak. Même si le MCB est tombé en disgrâce, les consultations locales et nationales de groupes musulmans ont augmenté de façon significative.
14Parallèlement à ces pratiques d’intégration politique, les Musulmans ont acquis une visibilité publique accrue dans la vie intellectuelle et quotidienne de la nation. Si les gouvernements travaillistes (1997-2010) ont été actifs, le gouvernement de coalition qui a suivi (2010-2015) s’est montré plus réticent à reconnaître la place des Musulmans. Il n’a publié sa stratégie d’intégration qu’en février 2012 et l’a présentée comme un antidote à l’extrémisme. Le discours comparant les Musulmans à une cinquième colonne n’a pas changé. La stratégie d’intégration les a placés dans une situation de malaise que l’ex-ministre conservatrice Sayeeda Warsi avait rendu palpable lorsqu’elle a dit que l’islamophobie était devenue socialement acceptable [23]. Depuis, le mot « intégration » est utilisé pour désigner les risques latents et la peur que la cohésion (et l’existence) de la nation soit touchée. Cette stratégie a renforcé les craintes d’une Eurabia envahissante.
Conclusion : comprendre l’islamophobie comme un racisme
15C’est typiquement le point de vue de America Alone, best-seller du New York Times, dans lequel Mark Steyn peut prédire avec assurance – et recevoir les appréciations positives de commentateurs libéraux – que « Mohammed est (a) le nom le plus populaire du petit garçon du monde occidental ; (b) le nom le plus courant pour les terroristes et les meurtriers et (c) le nom du vénérable prophète de la religion dont la croissance est la plus rapide. C’est à l’intersection de ces statistiques – religion, démographie, terrorisme – qu’un avenir sombre se dessine [24] ».
16Nous devons être d’autant plus vigilants que, lorsque nous parlons d’islamophobie, nous devons comprendre que la discrimination à l’égard des minorités musulmanes vise des personnes sur la base de caractéristiques supposées perceptibles. C’est attribuer à ces individus un prétendu comportement de groupe et des caractéristiques qui justifient la stigmatisation et la formulation d’hypothèses péjoratives ou négatives à leur égard, simplement à partir de leur appartenance réelle ou supposée à ce groupe. C’est pourquoi nous devons comprendre l’islamophobie comme une autre forme de racialisation ou de racisme. Bien qu’ils ne soient pas des objets passifs du racisme, les Musulmans de l’Europe contemporaine ne sont pas à l’abri des pressions extérieures, de l’objectification et de la racialisation.
17Nous avons donc besoin d’une définition de l’islamophobie qui permette d’expliquer comment les préjugés s’appuient simultanément sur des signes raciaux, culturels et d’appartenance, qui ne peuvent être réduits à de l’hostilité envers une religion. Nous devons comprendre les façons dont la discrimination contre les minorités musulmanes singularise des personnes sur la base de caractéristiques supposément distinctives. Ce sont les stigmatisations qui génèrent la visibilité des Musulmans, et pas leurs pratiques qui les séparent du reste de la société. En ces sens, l’islamophobie est une forme particulière de racialisation qu’il importe de prendre en compte dans les politiques publiques antiracistes.
Mots-clés éditeurs : Europe, musulman, discrimination, racisme, racialisation, islamophobie
Mise en ligne 14/06/2019
https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.8172Notes
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[1]
Erik Holm, « Forward », in Gema Martin Muñoz (dir.), Islam, Modernism, and the West, Londres, I. B. Taurus, 1999, pp. xi-xii.
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[2]
Anne Norton, On the Muslim Question ?, Princeton, Princeton University Press, 2013, p. 3.
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[3]
Nasar Meer, Tariq Modood, « Beyond “methodological Islamism” ? A thematic discussion of “Islamic” immigrants in Europe », in Advances in Applied Sociology, vol. 3, n° 7, 2013, pp. 307-313.
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[4]
Cité dans Matti Bunzl, Anti-semitism and Islamophobia : Hatreds Old and New in Europe, Chicago, Prickly Paradigm Press, 2007, p. 32.
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[5]
Edward W. Said, « Orientalism and after », in Gauri Viswanathan (dir.), Power, Politics and Culture : Interviews with Edward W. Said, Londres, Bloomsbury, 2005, p. 220.
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[6]
Matti Bunzl, op. cit., p. 38.
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[7]
Idem, p. 32.
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[8]
Ibid., p. 32.
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[9]
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[16]
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[17]
Farah Elahi, Omar Khan (dir.), op. cit.
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[18]
W. I. Ozanne, « Book Review : Confronting Islamophobia on Educational Practice by Barry Van Driel », in Comparative Education, vol. 42, n° 2, 2006, pp. 283-285.
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[19]
Burak Erdenir, « Islamophobia qua racial discrimination », in Anna Triandafyllidou (dir.), Muslims in 21st Century Europe : Structural and Cultural Perspectives, Londres, Routledge, 2010, p. 29.
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[20]
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[21]
Fred Halliday, « “Islamophobia” reconsidered », in Ethnic and Racial Studies, vol. 22, n° 5, 1999, p. 898.
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[22]
Voir les témoignages de la commission de suivi de Runnymede en 2004 et leur rapport de 2017.
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[23]
« Islamophobia has “passed the dinner-table test” and become widely socially acceptable in Britain, according to Lady Warsi, the Conservative chairman ». Sayeeda Warsi, David Batty, « Lady Warsi claims Islamophobia is now socially acceptable in Britain », in The Guardian, 20 janvier 2011, disponible sur https://www.theguardian.com/uk/2011/jan/20/lady-warsi-islamophobia-muslims-prejudice
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[24]
Mark Steyn, America Alone : The End of the World as We Know It, Washington, Regerny Publishing, 2006.