Couverture de HOMI_1305

Article de revue

‪L'OFPRA et le traitement des demandes d'asile des Chiliens en France‪

Pages 59 à 68

Notes

  • [1]
    Ces archives ne sont pas communicables de plein droit, les dossiers de l’Office n’étant accessibles qu’après un délai de cinquante ans. Ces consultations ont pu avoir lieu sur dérogation, après consultation du Comité d’histoire de l’établissement.
  • [2]
    Les sources papier sont les archives administratives et un échantillon de 161 dossiers nominatifs chiliens.
  • [3]
    Entretiens avec d’anciens membres de la division Amérique latine : Marion Raoul, ancien chef de la division, F.D, ancienne secrétaire, entretien filmé (collecte Ofpra/BDIC/AD du Val-de-Marne) avec Amapola Pineira, ancienne secrétaire. Entretien avec Raymond Barbero, ancien responsable de l’état civil à la division Afrique-Amériques.
  • [4]
    Les statistiques de première demande ne sont pas disponibles avant 1981 et sont reconstituées entre 1981 et 1989. L’étude des dossiers permet bien, cependant, d’identifier des demandes dès la fin 1973, la majorité d’entre elles étant cependant présentées à partir de 1974..
  • [5]
    Communiqué de presse du directeur de l’Ofpra. DIR3/19 Chili. L’article 1c5 a vocation à s’appliquer : “Si les circonstances à la suite desquelles [le réfugié] a été reconnu (…) [ont] cessé d'exister, [il] ne peut plus continuer à refuser de se réclamer de la protection du pays dont [il] a la nationalité.”
  • [6]
    Entretien avec Raymond Barbero, 5 juin 2013.
  • [7]
    La guerre civile espagnole est l’un des premiers cas de médiatisation intense par l’image d’un conflit et le coup d’État au Chili a fait l’objet d’une couverture télévisuelle exceptionnelle.
  • [8]
    Rapport d’activité 1973, page 3-4. DIR 1/2.
  • [9]
    Directeur de l’Ofpra du 21 avril 1973 au 15 décembre 1974.
  • [10]
    Compte rendu du conseil d’administration, 13 juin 1974, p. 3, DIR 1/7.
  • [11]
    Voir l’article de Nicolas Prognon.
  • [12]
    Aline Angoustures, “Les réfugiés espagnols en France 1939-1981”, in Revue d'histoire moderne et contemporaine, vol. 44, n° 3, juillet-septembre 1997, pp. 458-483.
  • [13]
    André Clémot, le chef de la section Bellagio, provient lui aussi de la section espagnole.
  • [14]
    Gilles Rosset, frère du philosophe Clément Rosset, a grandi en Espagne. Il est entré à l’Ofpra en 1955 comme officier de protection. Il était très proche des réfugiés espagnols et il est l’auteur de Franchir la Bidassoa (Denöel, 1972).
  • [15]
    Sondage sur 161 dossiers chiliens, entretien avec Marion Raoul.
  • [16]
    Pendant de nombreuses années, la carte de réfugié était renouvelée tous les trois ans, puis tous les cinq ans.
  • [17]
    Statistiques Ofpra.
  • [18]
    Sur ce point, les archives administratives comportent de très nombreuses références, qu’il s’agisse des notes sur les demandes de telle ou telle nationalité, des rapports d’activité, des formations… Les entretiens que nous avons menés confirment cet élément.
  • [19]
    Entretien avec Marion Raoul, 7 juin 2013.
  • [20]
    Rapport d’activité 1982, DIR1/3.
  • [21]
    Projet de rapport d’activité de la division Amérique latine, 1991, DIR3/suivi des divisions géographiques.
  • [22]
    La motivation des décisions administratives n’est obligatoire que depuis 1979.
  • [23]
    L'article 1 F de la convention de Genève prévoit d’exclure du bénéfice du statut les personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser : a) qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité au sens des instruments internationaux ; b) qu'elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d'accueil avant d'y être admises comme réfugiés ; c) qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et principes des Nations unies.
  • [24]
    Entretien avec Marion Raoul.
  • [25]
    “Amérique latine Info”, dirigée par Jean-Christophe Rampal.
  • [26]
    Documentation réfugiés est un centre de documentation spécialisé dans le domaine du droit d'asile et des réfugiés créé par 6 associations et dirigé par Pedro Vianna, réfugié chilien. Par contrat, cette association assurera les fonctions de centre de documentation pour l’Ofpra jusqu’en 1995.
  • [27]
    Entretiens avec Marion Raoul, Amapola Pineira.
  • [28]
    Fermeture de la frontière aux immigrants économiques
  • [29]
    Voir note 6.
  • [30]
    Note de Mme Renouard, directrice de la DFAE, à Francis Lott, directeur de l’Ofpra, 8 octobre 1993., DIR3/19 Chili.
  • [31]
    Entretien avec Marion Raoul.
  • [32]
    Luc Legoux, “La crise de l’asile politique en France”, in Les études du Ceped, n° 8, 1995, pp. 185-194.

1L’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) est, depuis sa création en 1952, en charge de la protection des réfugiés en France en application de la convention de Genève de 1951 et du préambule de la Constitution. L’institution a aussi hérité de la protection des réfugiés reconnus sur le territoire dans l’entre-deux-guerres. Le travail de l’Ofpra consiste, vis-à-vis des demandes d’asile déposées en France, à déterminer dans un premier temps si oui ou non le statut peut être reconnu au demandeur : c’est le travail d’instruction mené par des officiers de protection. L’Office exerce ensuite la protection administrative et juridique des personnes reconnues réfugiées ou qui bénéficient de la protection subsidiaire, ce qui se traduit par l'établissement de documents nécessaires à la vie civile et administrative en France, comme les documents d'état civil.

2Cet article porte sur l’accueil des réfugiés chiliens en France tel qu’il a été mis en place et vécu à l’Ofpra. Il s’agit de la concrétisation d’une politique nouvelle d’ouverture des archives de l’établissement dans le respect des règles de confidentialité qui s’imposent. C’est dans ce cadre qu’a été autorisée la consultation d’archives concernant le Chili [1] et que j’ai réalisé ce travail, qui est une première approche des apports de ces fonds pour l’étude des exils. Il s’agit de replacer l’exil chilien dans le contexte plus général de l’histoire institutionnelle et de mobiliser à la fois les archives [2] et la mémoire des acteurs et témoins [3]. Il s’agit aussi de déplacer le regard, de l’exil lui-même vers les hommes et les femmes qui ont la responsabilité de l’accueil des réfugiés.

3S’il existe une demande d’asile chilienne présentée à l’Ofpra jusqu’à aujourd’hui, la demande provoquée par le coup d’État démarre en 1973, et connaît un net fléchissement en 1989. Le graphique joint, bien que démarrant en 1981 [4], permet une représentation de cette évolution (graphique 1). La période se clôt en principe par la décision de retrait de la qualité de réfugié aux Chiliens à compter du 21 février 1994 pour changement de situation en application de l’article 1er, C, 5 de la convention de Genève [5].

4L’arrivée des réfugiés chiliens semble devoir inaugurer une nouvelle ère sur le plan de l’histoire des réfugiés et des exils. Elle suit la ratification par la France du protocole de New York (ou de Bellagio), le 9 avril 1971. Ce protocole lève les restrictions géographiques et temporelles de la convention de Genève qui ne rendaient éligibles au statut, jusqu’alors, que les réfugiés en provenance d’Europe, venant pour des événements survenus avant 1951. La demande chilienne est le premier flux de demandes extra-européennes d’importance et elle est donc la traduction concrète d’une révolution dans l’asile : d’une affaire européenne marquée par les suites de la Seconde Guerre mondiale, l’asile devient une affaire mondiale, sous l’influence de l’Organisation des Nations unies (ONU) et l’impact des décolonisations.

5Cependant, et c’est mon propos ici, cet exil marque plutôt une phase de transition, d’une continuité historique à une période de transformation.

De l'Espagne au Chili, une continuité historique de l’exil

6La demande d’asile chilienne, en dépit de sa nouveauté, est vécue à l’Ofpra comme une sorte de prolongation de la demande espagnole. Elle en est l’héritière. Pour reprendre le mot de l’un de nos témoins : “Les réfugiés espagnols, c’était les ancêtres[6].” Cela est dû à la rencontre entre la nature de l’exil chilien et les personnels qui vont le prendre en charge à l’Office.

7Il faut rappeler, tout d’abord, les similitudes apparentes de la situation : un coup d’État, mené par un général, qui renverse un gouvernement démocratiquement élu, le gouvernement d’Unité populaire qui peut rappeler le gouvernement du Front populaire espagnol. Il faut évoquer aussi l’intensité de la mobilisation, et notamment la force des images et des publications sur ces deux événements qui peuvent être comparées [7]. Il faut rappeler enfin l’intensité et la dureté de la répression menée par le général Pinochet, comme, après la guerre surtout, par le général Franco.

8L’expérience espagnole est, ne l’oublions pas, celle d’une protection a minima pendant les premières années, en particulier du fait de l’absence d’un statut de réfugié prévu pour les Espagnols avant 1945 et de l’absence de toute instance chargée de leur protection. Beaucoup de travaux ont évoqué les lourdes conséquences de cette situation pour les exilés de la guerre civile et la culpabilité qui a pu en résulter en France, aggravée par la politique de “non-intervention” du gouvernement du Front populaire français. Sur ce point, l’expérience chilienne est bien différente. On voit au contraire se mettre en place très rapidement des réseaux de solidarité. Cela se traduit au niveau de l’Ofpra par un souci de rapidité, dont on retrouve la trace dans les rapports d’activité et les comptes rendus du conseil d’administration : “En raison des circonstances particulières dans lesquelles ces personnes avaient dû quitter leur pays de résidence, la procédure d’examen des requêtes a été simplifiée et les certificats ont pu être établis dans les délais les plus brefs[8]” ; “La question des délais nécessaires pour obtenir le statut est évoquée par Mme Jean Bernard (SSAE). M. Guiramand[9] s’efforce de faire raccourcir ces délais mais de nombreux changements d’adresse des postulants et la difficulté d’obtenir de leur part une réponse précise aux demandes de renseignements rendent l’instruction des dossiers difficile[10].”

9Si l’on s’attache à la nature de la demande d’asile elle-même, il faut relever qu’elle est avant tout politique, avec une présence très majoritaire des forces de la gauche, qu’il s’agisse de partis ou de syndicats. Les motivations des demandes n’étant pas répertoriées officiellement de façon statistique, nous nous sommes fondés sur notre échantillon, dans lequel 62 % des demandes sont motivées par un engagement politique ou syndical. La majorité se réclame simplement de l’Unité populaire, le reste comprenant avant tout des militants du Parti socialiste et quelques militants du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) et du Parti communiste. Il est important de signaler ici que l’absence de précisions sur l’engagement dans la demande écrite auprès de l’Office correspond à une situation fréquente pour l’ensemble des nationalités à cette époque, les demandes étant très peu détaillées.

10

Demande d'asile chilienne entre 1981 et 2010

Figure 0

Demande d'asile chilienne entre 1981 et 2010

Source : statistiques Ofpra

11La nature “politique” de cet exil, qui n’est pas celle de toute demande d’asile – la convention de Genève définissant le réfugié par bien d’autres motivations de craintes possibles (religieuses, nationales, raciales…) –, le rapproche de l’exil espagnol, comme le fait qu’il mobilise des enjeux internes à la gauche. Il pourrait en être de même de la rédaction laconique des demandes évoquant une forme d’évidence qui rappelle le “je suis républicain” de beaucoup de demandes espagnoles. Cette évidence renvoie à un contexte général, un “état de l’opinion” qui indique le lien très fort entre la demande d’asile et les conflits médiatisés sur lesquels il existe une forte mobilisation.

12Dans notre échantillon, 36 % des demandes sont motivées par les liens familiaux. Nos chiffres confirment les constats évoqués par ailleurs [11] du caractère familial de l’exil chilien. S’il n’en était pas de même de l’exil espagnol [12], du fait notamment de la proportion de combattants de la guerre civile, accentuant la masculinité de l’exil, les images de fuite de familles, avec des enfants en bas âge, ont beaucoup marqué les mémoires, donnant l’image d’un exode familial.

13Un autre aspect lié à l’état civil rapproche les exils chiliens et espagnols : le divorce était interdit au Chili, ce qui imposait des démarches importantes aux réfugiés qui souhaitaient se remarier mais avaient une épouse ou un époux au Chili. Cette difficulté n’est pas sans rappeler les démarches nécessitées dans l’exil espagnol pour faire reconnaître les mariages civils, dont le gouvernement franquiste ne reconnaissait pas la légalité.

14Enfin, dernier point et non des moindres, le Chili, qui était une terre d’accueil, comptait nombre de réfugiés espagnols issus de l’exil de 1936-1939. Au moins une des personnes impliquées dans l’accueil des réfugiés chiliens à l’Ofpra a été dans cette situation.

Les acteurs de l’Ofpra

15Lorsque ces demandes chiliennes arrivent, l’Office est une petite structure de 61 agents, presque tous eux-mêmes réfugiés ou descendants de réfugiés (17 nationalités présentes), organisée en sections nationales, dans lesquelles les réfugiés gèrent leurs compatriotes. Il existe une petite section dite “Bellagio”, mise en place après la ratification du protocole en 1971, laquelle ne gère que fort peu de demandes.

16La gestion de la demande chilienne devrait en toute logique échoir à cette section qui gère tous les non-Européens. Cependant, le traitement de cette demande est confiée, de 1973 à 1994, à des personnes fortement liées à l’exil espagnol, qui se voient ensuite adjoindre des exilés latino-américains [13]. Un organigramme est reproduit pour représenter cette organisation dans le temps. Dans la pratique, les demandes chiliennes étaient, entre 1973 et 1982, traitées directement par Gilles Rosset [14] ou ses adjoints de la section espagnole [15], dans un premier temps en tant que chef d’une division hispanique et dans un deuxième temps en tant que chef de la division Afrique noire-Amérique du Sud et centrale (1979). En 1982 est créée une division Amériques, parfois appelée “Amérique latine” ou “Amériques-Espagne”.

17Dans cette nouvelle division, on va retrouver la forte présence de réfugiés, pas seulement latino-américains, mais aussi espagnols. Le chef de division, Marion Raoul, qui était jusqu’alors officier de protection traitant la demande africaine, a une expérience du travail en faveur des disparus des dictatures latino-américaines. Les premières années, elle traite elle-même les demandes avec Isabelle Fazzio, réfugiée uruguayenne. Le secrétariat fait la part belle aux réfugiés et descendants de réfugiés latino-américains ou espagnols, or les secrétaires étaient alors associées à l’instruction de la demande. Enfin, la division traite, à côté de la demande latino-américaine, les demandes d’indemnisations présentées aux autorités allemandes par les réfugiés espagnols pour persécutions subies par les autorités nazies. Le lien est si fort que Marion Raoul dira : “Quand le fichier espagnol est parti, c’était pour moi comme le prélude du démantèlement de la division.

18La division est supprimée en 1992, quand se prépare la décision de cessation et que la demande a baissé de manière conséquente. Marion Raoul et une partie de son équipe sont intégrées dans une section de la nouvelle division Afrique-Amériques. Ces particularités de structure sont d’autant plus importantes que la division Amériques est, comme toutes les divisions de l’époque, un monde en elle-même, dans lequel on fait tout, de l’accueil à l’état civil.

19Ce lien de continuité qui est le résultat d’une organisation interne de l’Ofpra peut être matériellement identifié dans les formulaires de renouvellement [16] des Chiliens, reprise des formulaires espagnols dans lesquels la question sur l’éventuelle inscription dans un consulat du pays d’origine fait de façon erronée référence à l’Espagne : “Êtes-vous inscrit dans un consulat espagnol ?” ; “Êtes-vous titulaire d’un passeport espagnol ?”…

Transitions et adaptations

20L’analyse des décisions de l’Ofpra pour les Chiliens permet d’approcher les méthodes de travail tout au long de la période et le jeu constant entre les continuités et les adaptations.

21Le taux d’accord moyen est, entre 1976 et 1994, de 81 % [17]. Mais cette moyenne, tout comme ce fut le cas pour les Espagnols, doit être décomposée en périodes : du début à 1981, avec un taux proche de 100 %, puis une seconde période entre 1982 et 1989 avec un taux d’environ 80 % d’accords et, enfin, le début des années 1990 avec un taux d’accord de 55 % environ. Cette évolution est le reflet de trois phénomènes : l’implication du gouvernement français dans l’accueil des réfugiés en amont de l’Ofpra, l’analyse de la demande d’asile chilienne en relation avec la situation sur place menée par l’Ofpra et l’évolution des méthodes d’instruction.

22Cette évolution est d’abord le reflet d’une procédure particulière mise en place pour le Chili, comme elle le sera pour d’autres nationalités. Dans le cas des Chiliens, l’analyse des dossiers le montre, un élément important est le rôle du réseau diplomatique, voire des plus hautes autorités de l’État, dans le départ des réfugiés de leur pays. Rappelons à cet égard que l’Ofpra est alors sous tutelle du ministère des Affaires étrangères. On peut voir dans les dossiers la trace de cette intervention, soit dans le formulaire, soit dans les documents joints, en l’occurrence le laisser passer ou le transfert de protection. Cet asile en amont de l’Ofpra est essentiel dans les premières années et explique certainement en partie le taux d’accords de cette période, car ces réfugiés étaient en quelque sorte déjà accueillis.

23

Figure 1
Source : Ofpra. Division Amériques : « Marion Raoul, chef de la division Amériques avec Fabienne de Beaumont, officier de protection en charge des demandes haïtiennes dans la division. »

24Il joue jusqu’à la fin de la période, de façon plus ciblée. Marion Raoul évoque en ces termes les liens avec le cabinet de François Mitterrand, après 1981 : “Le cabinet de madame Mitterrand était en contact constant avec moi, avec sa collaboratrice Anne Lamouche, elle-même issue de l’exil russe. Elle faisait sortir des gens, elle me prévenait de leur arrivée.”

25Cette situation de sauvetage sur place, en amont de l’Ofpra, fait penser aux réfugiés du Sud-Est asiatique dans les camps, pour un accueil sur quotas en France. Elle en diffère par le nombre de réfugiés concernés et par le fait que les demandes faisaient néanmoins en principe l’objet d’un examen, mais il semble bien que dans ces cas l’octroi était automatique. Ce type de procédure n’est pas aussi dérogatoire du droit commun que l’on veut bien le croire. Il s’est répété à plusieurs reprises dans l’histoire sous des formes diverses. On peut citer très récemment le cas de certains réfugiés syriens. De plus, il s’agit d’une logique qui est au fondement du statut de réfugié, qu’il s’agisse des conventions d’avant-guerre destinées à des groupes particuliers vis-à-vis desquels les États d’accueil s’engagent, ou de la convention de Genève qui, souvent présentée comme un texte de guerre froide, vise à réparer auprès de populations identifiées les effets de la Seconde Guerre mondiale, sans préjudice de l’examen individuel indispensable.

L’analyse de la demande chilienne

26Cette évolution chronologique est bien entendu le reflet de la situation sur place, mais aussi de l’analyse de la nature de la demande menée à l’Ofpra, la première phase du travail d’instruction [18]. Une demande d’asile n’est pas forcément le reflet d’une situation locale et, si elle l’est, elle connaît vis-à-vis de celle-ci certains décalages temporels : déclenchement avant les événements, prolongation ultérieurement, etc.

27En ce qui concerne la demande chilienne, pour l’Ofpra, la séquence 1973-1994 se décompose en trois étapes [19]. De 1973 à 1983, la demande est présentée par des personnes qui peuvent être très politisées comme peu engagées, ce qui correspond à une période de répression indiscriminée. De 1983 à 1989, alors que ce sont avant tout les militants qui craignent des persécutions, car la répression est plus ciblée, “certaines demandes apparaissent (…) davantage motivées par des considérations économiques ou par le désir de rejoindre des membres de la famille en France, que par des persécutions vécues ou des craintes de persécutions fondées. D’autres demandes sont difficiles à apprécier, les intéressés faisant état d’arrestations répétées mais de courte durée, sans qu’il soit possible de vérifier la véracité de leurs allégations[20]”. Après 1989, c'est-à-dire au moment des élections démocratiques qui amènent à la présidence Patricio Aldwin, candidat (DC) de la Concertation pour la démocratie, la courbe de demandes montre un fléchissement, très accentué à partir de 1990. Dans cette période, les demandes non fondées continuent, accompagnées de celles présentées par des radicaux qui craignent des persécutions au sens de la Convention, ou ceux qui luttent contre l’impunité. À cette époque, les accords, qui ont notablement fléchi, concernent “principalement d’anciens détenus, du fait de l’impunité des auteurs de crimes du passé et de la pratique de la torture[21].

L’évolution des méthodes d’instruction

28L’instruction est, comme toujours, fondée sur les déclarations écrites ou orales, le “récit”. Les preuves matérielles sont très rares et, dans notre échantillon, seuls 7,41 % des dossiers analysés contiennent un document autre que la pièce d’identité.

29Dans une première phase qui dure de 1973 à 1982, l’instruction est menée par Gilles Rosset. La seule pièce d’instruction visible, et systématique, est une demande d’information auprès de la préfecture, par laquelle l’Ofpra sollicite des informations sur le demandeur. Les réponses reprennent les éléments sur la vie en France de ces personnes et finissent invariablement dans notre échantillon par “depuis son arrivée dans notre département, n’a fait l’objet d’aucune remarque défavorable à tous points de vue”. Aucune trace d’entretien oral n’est présente dans les dossiers, même si cela ne signifie pas forcément qu’il n’y en a eu aucun. Il n’y a pas de notes ou peu, pas de motivations sur le formulaire ou de décision de rejet motivée [22]. Il s’agit du fonctionnement ancien de l’Office par bien des aspects : manque de formalisme, priorité accordée à l’ordre public sur le territoire.

30Lorsque Marion Raoul prend la tête de la division Amériques, elle met en place un entretien oral, qu’elle évalue porter sur 60 % des dossiers, entretien destiné à “vérifier la réalitédu militantisme. Dans le projet de rapport d’activité de la division Amérique latine de 1991, elle écrit : “L’entretien est l’élément clé de l’instruction… L’expérience montre en effet que le résultat de l’entretien est souvent fort opposé à l’impression retenue de la simple lecture d’un dossier. Si, pour les Haïtiens, la division juge que leur origine sociale et leur faible niveau d’instruction les amènent à des récits écrits sommaires qu’il faut corriger par l’entretien oral qui s’avère souvent bien plus convaincant, la démarche est inverse pour les Latino-Américains. (…) la plupart des requérants jouissant en effet d’un bon niveau d’instruction, souvent même universitaire. Pour ce motif, ou parce qu’ils ont eu affaire à des compatriotes bien organisés, leurs déclarations écrites semblent généralement des plus convaincantes. On a également observé, en revanche, que des déclarations laconiques émanaient fréquemment des demandeurs qui ont le plus à craindre dans leur pays d’origine et ne tiennent pas à s’en expliquer par écrit”.

31La conduite de l’entretien telle que la relate un de nos témoins révèle d’un phénomène souvent évoqué : la méfiance de ces réfugiés vis-à-vis de l’administration, méfiance qui semble liée à l’occultation de la participation à la lutte armée. “Ils parlaient peu, surtout au début. Souvent c’était : 'Je suis journaliste', 'Je suis syndicaliste', mais je savais que beaucoup étaient dans la lutte armée en fait. Mais je ne leur posais pas la question, ça les aurait bloqués. Ils craignaient au début que l’Ofpra collabore avec la police. Puis j’ai gagné leur confiance. Je tenais avant tout à m’assurer de la réalité de leur engagement par des questions. La question de la clause d’exclusion[23] ne se posait pas.”

32La mise en place de cet entretien, et la prise de notes restant dans le dossier, ainsi que la motivation écrite attestent une évolution qui aboutira à l’instruction actuelle, avec entretien quasi systématique faisant l’objet d’un compte rendu. Elle conduit aussi à la nécessité de se documenter sur les pays d’origine des demandeurs, pour “mener un entretien efficace [24]”. Comme le soulignent les témoins, la division Amérique latine, à la différence de la section espagnole et de toutes les sections héritées des offices, ne bénéficie pas de ce savoir “inné” que les réfugiés ont, ou estiment avoir, sur leur pays et la demande qui en émane.

33La documentation de la division Amérique latine n’a été que partiellement retrouvée. Ce que nous pouvons en savoir est qu’elle provenait de sources diverses. Des coupures de presse ou newsletters spécialisées [25], des informations générales comme les rapports Amnesty International, on passe à une sorte de réseau constitué peu à peu. Il comprend le ministère des Affaires étrangères, notamment Yvonne Le Grand, consul de France à Santiago, le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) avec Marie-Noëlle Thirode, Marguerite Marie Chardonnet et Henriette Taviani, les membres chiliens des associations, surtout à la Cimade, les représentants des partis politiques chiliens, Philippe Texier de Documentation réfugiés [26] des personnalités comme le juriste François Julien Laferrière ou Louis Joinet (conseiller à Matignon). Cette documentation comprend aussi, et là il y a une continuité, les éléments fournis par les demandeurs et réfugiés, qu’il s’agisse des récits écrits, des déclarations recueillies en entretien ou des livres et des articles qu’ils apportent sur le moment ou par la suite [27].

34De ce point de vue, la demande chilienne joue un rôle dans l’évolution de l’Ofpra. La mise en place de l’entretien systématique et la nécessité de le mener efficacement ont conduit à un embryon de documentation, qui donnera à Marion Raoul l’idée d’un centre de documentation de l’Ofpra pour tous les pays, qu’elle dirigera pendant plusieurs années.

Transformations et fin de l’exil chilien

35Pendant la période couverte par cet accueil des réfugiés chiliens, l’Ofpra traverse une phase de mutation. L’exil chilien n’en est pas la cause, du fait de sa chronologie et du nombre de demandes notamment. Cette crise est due à l’inadaptation des moyens aux nouvelles demandes, qui par leur nombre et leurs problématiques s’éloignent du canevas hérité des premières années. Elle fait suite au changement de politique de l’immigration en juillet 1974 [28]. Cette crise est donc matérielle, conduisant à l’inadaptation des locaux, des moyens techniques et des effectifs. L’augmentation des demandes aboutira au pic de 1989 (61 000 demandes). La crise provoquera une profonde réforme engagée par François Dopffer à partir de 1989. Au moment même où l’exil chilien s’amenuise, l’Ofpra se modernise et se transforme.

36Depuis 1989, tandis que les demandes chiliennes chutent, le nombre de renonciations augmente parmi les exilés chiliens. Un retrait fondé sur la clause de cessation de l’article 1c5 de la convention de Genève [29] est en préparation dès 1992. L’Ofpra fait valoir lors de ces discussions les recommandations du HCR sur les droits acquis ou sur la gravité des persécutions antérieures et le problème soulevé par la non-reconnaissance du divorce et le statut des enfants naturels.

37La procédure mise en place en février 1994 est individuelle et prise au cas par cas au fil des renouvellements, contrairement cette fois à celle prise pour les Espagnols en 1979-1981. Ces réfugiés peuvent invoquer des raisons impérieuses tenant à la gravité des persécutions antérieures pour refuser de se réclamer de la protection de leur pays. Les réfugiés encore sous le coup de poursuites conservent leur statut [30]. L’Ofpra intervient lors de la mise en place de la cessation, en mars 1994, pour aplanir les difficultés rencontrées avec les préfectures.

38Les années 1990 voient une profonde transformation de nombreux aspects organisationnels qui ont été à l’œuvre dans l’examen des demandes chiliennes. Tout d’abord, un désir d’objectivité qui amène à rompre avec la pratique qui datait de l’origine de l’Ofpra de la gestion “communautaire” des demandes d’asile. Si la division Amérique latine ne comptait pas de Chiliens, sa chef était considérée comme “la Chilienne de l’Ofpra [31]” : la façon dont elle s’était immergée dans le suivi de la situation sur place au point de dire “je n’ai pas vu passer la guerre en ex-Yougoslavie et je ne savais pas s’il neigeait à Paris mais je savais s’il pleuvait ou s’il faisait beau à Santiago. Je vivais tout là-bas”, sa présence comme observatrice internationale pour les élections en 1989 sur ses jours de travail, tout apparentait le fonctionnement de la division à celui des anciennes sections nationales. Dans les nouveaux recrutements, les agents ayant des liens avec une population réfugiée ne traitent pas cette demande.

39Ensuite, une professionnalisation amène à séparer les fonctions d’officier de protection et de secrétaire, à distinguer les fonctions d’état civil de l’instruction par la création d’une section état civil devenue aujourd’hui division de la protection, à regrouper les archives de toutes les nationalités et à les faire gérer par un service ad hoc. Toutes ces évolutions, avec le souci de plus grande transversalité, conduit à réduire le caractère des divisions comme “mondes à part”.

40Enfin, les déménagements et réorganisations des bureaux permettent de séparer l’accueil des demandeurs et celui des réfugiés statutaires, ainsi que les espaces dédiés à l’entretien et ceux dédiés aux bureaux. Cela améliore le confort des agents et le respect de la confidentialité pour les demandeurs, mais, en contrepartie, cela réduit le lien direct entre réfugiés et agents, souvent regretté par les anciens.

Conclusion

41Les effectifs de l’exil chilien n’ont jamais été très élevés : l’Ofpra a protégé environ 7 000 Chiliens, sans compter les enfants mineurs. Peu de temps avant la cessation, ils étaient 2 505 sur 138 236 réfugiés au total [32].

42Cependant, ces exilés ont marqué les mémoires de l’établissement de deux façons. Tout d’abord, ils représentent un passé souvent regretté, y compris dans ce que cela peut avoir de mythique. Le Chili marque la fin d’un monde, car la fin de cet exil coïncide avec celle du monde bipolaire qui a structuré l’asile et l’Ofpra. Il est aussi la dernière manifestation d’un ancien Office, le petit établissement composé de réfugiés qui n’avait pas eu à faire face à l’augmentation des demandes d’asile. Ensuite, les réfugiés chiliens semblent faire référence comme véritables réfugiés “politiques”. Chacun de nos témoins a évoqué spontanément cet aspect : “C’étaient des engagés”, “des résistants”, “des militants”, “on comprenait tout de suite qu’ils avaient lutté pour une cause”, ou plus simplement “c’étaient des réfugiés”.


Date de mise en ligne : 29/07/2014.

https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.2718

Notes

  • [1]
    Ces archives ne sont pas communicables de plein droit, les dossiers de l’Office n’étant accessibles qu’après un délai de cinquante ans. Ces consultations ont pu avoir lieu sur dérogation, après consultation du Comité d’histoire de l’établissement.
  • [2]
    Les sources papier sont les archives administratives et un échantillon de 161 dossiers nominatifs chiliens.
  • [3]
    Entretiens avec d’anciens membres de la division Amérique latine : Marion Raoul, ancien chef de la division, F.D, ancienne secrétaire, entretien filmé (collecte Ofpra/BDIC/AD du Val-de-Marne) avec Amapola Pineira, ancienne secrétaire. Entretien avec Raymond Barbero, ancien responsable de l’état civil à la division Afrique-Amériques.
  • [4]
    Les statistiques de première demande ne sont pas disponibles avant 1981 et sont reconstituées entre 1981 et 1989. L’étude des dossiers permet bien, cependant, d’identifier des demandes dès la fin 1973, la majorité d’entre elles étant cependant présentées à partir de 1974..
  • [5]
    Communiqué de presse du directeur de l’Ofpra. DIR3/19 Chili. L’article 1c5 a vocation à s’appliquer : “Si les circonstances à la suite desquelles [le réfugié] a été reconnu (…) [ont] cessé d'exister, [il] ne peut plus continuer à refuser de se réclamer de la protection du pays dont [il] a la nationalité.”
  • [6]
    Entretien avec Raymond Barbero, 5 juin 2013.
  • [7]
    La guerre civile espagnole est l’un des premiers cas de médiatisation intense par l’image d’un conflit et le coup d’État au Chili a fait l’objet d’une couverture télévisuelle exceptionnelle.
  • [8]
    Rapport d’activité 1973, page 3-4. DIR 1/2.
  • [9]
    Directeur de l’Ofpra du 21 avril 1973 au 15 décembre 1974.
  • [10]
    Compte rendu du conseil d’administration, 13 juin 1974, p. 3, DIR 1/7.
  • [11]
    Voir l’article de Nicolas Prognon.
  • [12]
    Aline Angoustures, “Les réfugiés espagnols en France 1939-1981”, in Revue d'histoire moderne et contemporaine, vol. 44, n° 3, juillet-septembre 1997, pp. 458-483.
  • [13]
    André Clémot, le chef de la section Bellagio, provient lui aussi de la section espagnole.
  • [14]
    Gilles Rosset, frère du philosophe Clément Rosset, a grandi en Espagne. Il est entré à l’Ofpra en 1955 comme officier de protection. Il était très proche des réfugiés espagnols et il est l’auteur de Franchir la Bidassoa (Denöel, 1972).
  • [15]
    Sondage sur 161 dossiers chiliens, entretien avec Marion Raoul.
  • [16]
    Pendant de nombreuses années, la carte de réfugié était renouvelée tous les trois ans, puis tous les cinq ans.
  • [17]
    Statistiques Ofpra.
  • [18]
    Sur ce point, les archives administratives comportent de très nombreuses références, qu’il s’agisse des notes sur les demandes de telle ou telle nationalité, des rapports d’activité, des formations… Les entretiens que nous avons menés confirment cet élément.
  • [19]
    Entretien avec Marion Raoul, 7 juin 2013.
  • [20]
    Rapport d’activité 1982, DIR1/3.
  • [21]
    Projet de rapport d’activité de la division Amérique latine, 1991, DIR3/suivi des divisions géographiques.
  • [22]
    La motivation des décisions administratives n’est obligatoire que depuis 1979.
  • [23]
    L'article 1 F de la convention de Genève prévoit d’exclure du bénéfice du statut les personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser : a) qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité au sens des instruments internationaux ; b) qu'elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d'accueil avant d'y être admises comme réfugiés ; c) qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et principes des Nations unies.
  • [24]
    Entretien avec Marion Raoul.
  • [25]
    “Amérique latine Info”, dirigée par Jean-Christophe Rampal.
  • [26]
    Documentation réfugiés est un centre de documentation spécialisé dans le domaine du droit d'asile et des réfugiés créé par 6 associations et dirigé par Pedro Vianna, réfugié chilien. Par contrat, cette association assurera les fonctions de centre de documentation pour l’Ofpra jusqu’en 1995.
  • [27]
    Entretiens avec Marion Raoul, Amapola Pineira.
  • [28]
    Fermeture de la frontière aux immigrants économiques
  • [29]
    Voir note 6.
  • [30]
    Note de Mme Renouard, directrice de la DFAE, à Francis Lott, directeur de l’Ofpra, 8 octobre 1993., DIR3/19 Chili.
  • [31]
    Entretien avec Marion Raoul.
  • [32]
    Luc Legoux, “La crise de l’asile politique en France”, in Les études du Ceped, n° 8, 1995, pp. 185-194.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.85

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions