Philippe Akar, Concordia. Un idéal de la classe dirigeante romaine à la fin de la République, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2013, 499 p.
1 Le livre de Ph. Akar étudie l’usage du terme concordia aux deux derniers siècles de la République. Il s’inscrit dans une mouvance désormais bien ancrée de recherches sur des notions qui, telles la clementia (G. Flamerie de Lachapelle) ou la libertas (I. Cogitore), permettent d’appréhender d’une manière plus fine les modalités de la vie politique romaine. Il est un utile complément à l’étude de J. A. Lobur, publiée en 2008, qui analyse la place prépondérante des notions de consensus et de concordia dans l’idéologie impériale. Si, comme souvent, il faut se garder de donner une acception définitive à un terme dont la signification est évolutive, le choix de cette étude est pleinement justifié dans la mesure où le mot concordia est d’un usage particulièrement fréquent dans les discours de cette période. Ainsi que le note l’auteur, il constitue une sorte de figure imposée, ce qui induit qu’il ait revêtu une importance particulière dans la représentation de soi de l’aristocratie romaine et dans les normes du comportement aristocratique.
2 Le livre s’ouvre sur une longue mais utile introduction, dans laquelle l’auteur aborde notamment la question historiographique, avant de s’intéresser à l’origine de la notion de concordia à Rome et de mener une analyse sémantique du terme. Pour cette étude, le phénomène est classique, l’auteur a été très dépendant de certaines sources. Cicéron représente 40 % des références au terme concordia dans les sources latines. Avec Tite-Live, on atteint les deux tiers. Pour les références en langue grecque, Denys d’Halicarnasse (pour près de 50 %), Plutarque et Dion Cassius sont les principales sources. Cicéron et les sources d’époque impériale sont donc très largement majoritaires dans le corpus. Lorsqu’il a recours à des écrits grecs évoquant des réalités romaines, Ph. Akar ne retient comme équivalent de concordia, que les termes ??????? et ?????????? ainsi que leurs dérivés. L’auteur distingue par ailleurs concordia de consensus, le second étant finalement assez proche d’???????? dans certaines sources grecques (Polybe en premier lieu) : il marque un accord ponctuel et a une charge politique bien moindre que concordia.
3 L’ouvrage est ensuite divisé en sept parties destinées à montrer l’évolution des usages de la concordia dans les discours, la seconde guerre punique servant de départ à l’analyse. Dès 218, la discordia sert à dénoncer la désunion entre consuls, laquelle désunion explique les défaites romaines et met en danger la République. Elle est également souvent évoquée quand il s’agit des censeurs, la concorde étant un impératif pour rendre leurs décisions efficaces. D’une manière générale, la concordia concernait les magistrats à égalité de potestas (et non des magistrats hiérarchiquement différenciés) car là résidait la potentialité d’un conflit. Si celui-ci surgissait, il revenait le plus souvent au Sénat de servir de médiateur. D’une certaine manière, précise Ph. Akar, l’argument de la concorde permettait aux acteurs de la vie politique de fixer les limites du débat politique. La concordia représentait un idéal de relation entre magistrats dans le cadre d’un système collégial : sa rupture mettait en question l’efficacité de la classe dirigeante et, par là-même, sa légitimité. L’auteur conclut fort justement en soulignant que cet impératif permettait de borner la compétition aristocratique.
4 C’est essentiellement à partir de la deuxième moitié du iie siècle avant n. è., note Ph. Akar, que les auteurs évoquent une rupture de la concorde au sein de la classe dirigeante romaine. Deux facteurs y auraient contribué : la fin du metus hostilis et les réformes des Gracques. La destruction de Carthage aurait ainsi entraîné un changement de comportement au sein de l’aristocratie, laquelle, oublieuse des antiques vertus, œuvra désormais plus dans le sens de son intérêt personnel que dans celui de la cité. Les auteurs de la fin de la République ont analysé les conflits autour de la répartition des richesses (entre l’aristocratie et le peuple, mais aussi au sein de l’aristocratie) comme la cause majeure des guerres civiles. Plus que la recherche des honneurs, c’est l’amour de l’argent qui, désormais, a motivé la classe dirigeante. Pour un auteur comme Salluste, les seuls tribuns de la plèbe ne sauraient par conséquent être désignés comme les responsables des discordes de la fin de la République. Ph. Akar souligne que les auteurs anciens ont néanmoins très vite insisté sur la responsabilité des Gracques dans les conflits qui conduisirent aux guerres civiles. On leur a, notamment, reproché de contester la prééminence du Sénat en s’appuyant sur le peuple, devenu arbitre des conflits internes de la classe dirigeante et non plus seulement invité à valider, sous la houlette éclairée d’un magistrat, des décisions prises au sein de la Curie. On aurait ainsi assisté à un renversement de l’ordre traditionnel de la République. Livius Drusus, lui, ne manqua pas de présenter ses mesures agraires comme étant soutenues par le Sénat. C’est avec raison que Ph. Akar précise que les mesures proposées étaient ici secondaires, que c’était bien la méthode qui était au centre des débats. Il n’est, en effet, pas certain que les idéologies aient déjà joué un rôle dans la vie politique romaine. Quoi qu’il en soit, les deux camps ont alors, dans leurs discours, évoqué la concorde, l’objectif étant de montrer que l’adversaire, en dépit des belles paroles, agissait en réalité en faveur de la discorde. Le grand intérêt de ces pages est de montrer que l’adhésion à la « norme de la concordia jouait ici comme la délimitation d’un champ de l’action politique dans lequel chacun devait demeurer pour préserver sa légitimité » (p. 147). Par ailleurs, Ph. Akar montre très bien qu’avec l’épisode des Gracques, pour la première fois, l’élimination violente d’un citoyen romain a pu être considérée comme la condition du retour de la concorde (Cicéron reprit, en son temps, cette ligne). Salluste témoigne cependant d’une autre tradition montrant que ce recours à des moyens extrêmes par le Sénat était la preuve de la dégénérescence morale de la noblesse.
5 Il fallut attendre le conflit entre les syllaniens et les marianistes pour que la concorde s’impose de nouveau comme un thème central. Une fois encore, on voit des adversaires politiques défendre leurs positions au nom de la concordia. L’objectif de chacun était de montrer que les propositions des rivaux ruinaient les conditions de sa réalisation et que leur évocation de la concorde n’était dans ce cadre qu’un habillage rhétorique. Par ailleurs, une nouvelle fois, pour les uns (cf. L. Marcius Philippus), la concorde parut ne pouvoir être réalisée que par l’exclusion de certains des membres du Sénat de la communauté civique, alors que, pour d’autres (Lepidus), elle ne pourrait se faire que via la réintégration des proscrits.
6 Cicéron, de nombreuses études l’ont depuis longtemps noté, donna au thème de la concordia une ampleur nouvelle. Il en élargit le champ d’application en tentant de ne plus le limiter à la classe dirigeante (donc à des relations entre égaux) et en y intégrant les chevaliers. Cette conception, souligne Ph. Akar, ne fut d’ailleurs, semble-t-il, pas l’apanage de Cicéron, certains pompéiens ayant eux aussi appelé, dans les années 60, à la concorde entre la Curie et l’ordre équestre. Dans les années 50, un nouvel élargissement eut lieu avec l’inclusion de tous les boni sans considération de statut. L’ordre et la concorde ne seraient, selon Cicéron, assurés que si les bons citoyens étaient aux commandes de l’État. D’où l’insistance sur l’idée platonicienne d’un lien étroit entre vertus des dirigeants et valeur du régime. Cette vision supposait l’existence d’un groupe de « véritables citoyens » et marquait le triomphe de la conception voulant que l’on pouvait s’exclure de la communauté civique par un comportement inadapté.
7 Ce que l’on nomme de manière inappropriée le « premier triumvirat » a promu, souligne l’auteur, une conception quelque peu différente de la concorde, non plus fondée sur la prééminence du Sénat mais sur le lien direct établi entre les plus puissants des imperatores et le peuple. Leurs conquêtes, leur prestige et leurs richesses légitimaient la permanence de leur influence au sommet de l’État. Ce dernier ne serait plus conduit par les principes du Sénat, mais par un groupe de trois individus au sein duquel la concorde était censée régner. C’est dès lors, pour les Anciens, la rupture de celle-ci entre Pompée et César qui entraîna une nouvelle guerre civile. César continua à faire un usage important du thème de la concorde jusqu’en 44. Obligation morale, l’argument devait servir à rallier les membres de la noblesse à un pouvoir personnel qui avait mis fin aux guerres civiles. Il s’agissait ainsi, d’une certaine manière, de bloquer l’action des adversaires politiques. César pouvait, par ailleurs, se présenter en modèle de comportement au nom de sa vertu prétendument supérieure. La concordia n’était donc plus le résultat de l’entente entre les principes du Sénat mais de la volonté d’un seul. Elle servit, par conséquent, à couvrir la confiscation du pouvoir, d’abord par les triumvirs, ensuite par le seul César. Après les Ides de mars, Antoine et ses partisans ont d’abord cherché une concorde fondée sur un rapprochement avec le Sénat et la bienveillance à l’égard des conjurés. Toutefois, dès le mois d’août, Ph. Akar note que les césariens ont préféré (parce que c’était en définitive plus porteur sur le plan politique) justifier leur action par le devoir moral de la vengeance.
8 L’un des apports du livre est de bien montrer que la concordia a été perçue très tôt à Rome comme un idéal à atteindre, un état ante qu’il fallait rétablir. C’est pourquoi les auteurs de la fin de la République aimèrent à relater des épisodes antérieurs aux Gracques afin de montrer des situations où des magistrats avaient agi en pleine concorde après avoir été en conflit. Ces épisodes, dans la République finissante, avaient valeur d’exempla. Par ailleurs, l’étude de Ph. Akar alimente utilement la réflexion autour de nombreuses questions comme les modalités de la prise de décision à Rome (et, par conséquent, le rôle joué par le peuple dans ce cadre), les conditions de la concurrence aristocratique ou encore des normes comportementales dans l’aristocratie. Un livre riche, soigné, bien écrit et bien mené, à la bibliographie abondante. On s’étonnera toutefois de ne pas voir les travaux de B. Mineo sur Tite-Live (auteur dont Ph. Akar fait un grand usage), si utiles pour une analyse de la notion de concorde, cités dans les 462 pages d’une analyse qui n’en demeure pas moins rigoureuse.
9 Philippe LE DOZE
Marie-Michelle Pagé, Empereurs et aristocrates bienfaiteurs. Autour de l’inauguration des alimenta dans le monde municipal italien (fin ier siècle ap. J.-C.-début ive siècle ap. J.-C.), Laval, Presses de l’Université Laval, 2012, 136 p.
10 Spécialiste des structures agraires dans le Samnium romain, Marie-Michelle Pagé consacre ici une étude au système sophistiqué des alimenta. Elle questionne la pertinence de la tradition historiographique sur l’assistance publique destinée aux enfants de la péninsule italienne. Le parti pris est celui d’un renouvellement de la thématique de recherche en privilégiant le contexte d’inauguration de ce système plutôt que son fonctionnement, déjà bien établi (travaux de Paul Veyne, Richard Duncan Jones et Greg Woolf). Il s’agit de retrouver la dimension événementielle de l’institution en démontrant que les alimenta doivent être attribués à l’empereur Nerva et non, comme les historiens l’ont jusqu’alors soutenu, à Trajan. L’intérêt que revêt ce travail est d’interroger le contexte socio-politique qui a motivé une telle innovation en matière de politique sociale impériale. Le livre se compose de trois parties, la première s’articulant autour de l’émergence et de la diffusion des alimenta en Italie. La deuxième partie revient sur les raisons qui ont présidé à la mise en place des alimenta à l’époque de la dynastie antonine. Dans une perspective comparative, le dernier moment porte sur la question des représentations de cette institution alimentaire dans le double regard des Antiques et des Modernes.
11 L’étude commence par passer au crible les sources relatives à la fondation des alimenta afin d’identifier l’empereur qui en a été l’inventeur. Il est établi que la Table alimentaire de Véléia constitue une forme de contrat entre Trajan et les propriétaires fonciers. L’empereur s’engage à verser un prêt aux propriétaires terriens et ces derniers sont tenus de payer les intérêts aux enfants de leur cité. L’examen à nouveau frais de cette table est conduit à la lumière d’un rapprochement avec une inscription (CIL, XI, 1149) de même nature que l’auteur nomme « système de Bassus ». Il est démontré que ce document constitue la première étape de mise en place des alimenta à l’époque de Nerva. Après la mise en place du système de Bassus, l’administration impériale aurait jugé que le nombre de propriétaires était insuffisant pour le nombre d’enfants qui devaient être assistés. Par voie de conséquence, l’empereur Trajan aurait procédé, avec la Table de Véléia, à deux nouvelles offres contractuelles. Autre argument avancé, la fondation alimentaire de Pline le Jeune dans sa cité de Côme en 97 apr. J.-C. serait une émanation des alimenta de Nerva. En d’autres termes, l’initiative impériale aurait contribué à aiguiser par mimétisme l’intérêt des particuliers pour les alimenta. La réforme des frumentationes conduite par Trajan en 99 apr. J.-C. est interprétée comme une volonté impériale de créer un équivalent romain des alimenta italiens. Si l’apport de Trajan (Table des Ligures Baebiani, Table de Véléia) est manifeste en ce qui concerne la diffusion des alimenta en Italie, l’auteur montre que c’est à Hadrien qu’il faut attribuer leur implantation en province (cas d’Antinoopolis en Égypte). L’originalité d’Antonin le Pieux est ensuite d’avoir favorisé, avec les alimenta, un groupe particulier, celui des jeunes filles dites Faustiniennes, en l’honneur de sa défunte épouse Faustine.
12 Dans la deuxième partie, l’auteur s’assigne pour objectif de déterminer les causes de l’instauration des alimenta en Italie. L’instauration de l’aide alimentaire peut être comprise à partir de l’angle des politiques pro-italiennes promues par Nerva et Trajan. Un rapprochement est proposé avec la lex Cocceia agraria, loi agraire de Nerva destinée à distribuer des terres italiennes à des citoyens romains qui en étaient dépourvus. Selon l’interprétation retenue, l’institution alimentaire s’est intégrée à une entreprise impériale de conservation et de réaffirmation de la primauté de l’Italie dans l’Empire. L’analyse du répertoire onomastique des tables des Ligures Baebiani et de Véléia permet de connaître un peu plus précisément la sphère sociale des participants pan-italiens. La comparaison révèle deux réalités bien distinctes : dans le premier document, il s’agit principalement d’une aristocratie établie de longue date dans la région. À l’inverse, dans le cas des Véléiates, les participants sont des membres de l’élite locale issue d’une région neuve socialement. Pour ces derniers, plus parfois que l’envie d’apparaître comme des bienfaiteurs, la nécessité d’un crédit foncier doit être envisagée. Pour ces propriétaires fonciers, la participation était vue comme une possibilité d’obtenir des liquidités en cas immédiat de besoin. Toutefois, l’auteur insiste sur le fait que la participation aux alimenta pour le prêt impérial a dû être un phénomène assez limité. Qui plus est, il est démontré que le recours à des propriétaires privés constituait, pour le pouvoir impérial, une valeur plus sûre que le recours à l’administration municipale souvent traversée par la corruption. Partisante de la thèse selon laquelle les alimenta procèdent de la volonté de manifester la bonne foi impériale envers les sujets italiens, l’auteur réfute énergiquement l’idée d’une crise démographique. De même, elle démontre avec succès que le critère pour sélectionner les bénéficiaires de cette institution, pro-civique par excellence, est celui de la naissance légitime libre, et non celui de la pauvreté. À partir du Code Théodosien, il est montré que c’est Constantin qui institue une assistance publique afin de porter secours aux enfants des familles nécessiteuses.
13 Dans la troisième partie, l’analyse se porte sur l’institution alimentaire telle qu’elle a été vue tout à la fois par ses contemporains et par les historiens qui l’ont étudiée. D’après les sources impériales porteuses de l’idéologie officielle, les alimenta sont présentés comme une institution sociale. Dans le corpus numismatique, la représentation des pueri alimentarii symbolise le souci de Trajan pour les enfants qui peuplent l’Italie. Dans la même veine, les représentations figuratives de l’Arc de Bénévent résultent d’une mise en scène idéologique. Dans ce registre mythologique, l’un des panneaux affirme que la protection qu’offre Trajan aux enfants italiens est équivalente, dans le monde des dieux, à la protection que Mars pouvait assurer à la déesse Italia. C’est d’ailleurs à l’occasion des alimenta que l’indulgentia fait son entrée dans le répertoire des vertus impériales. Dans les sources littéraires, les alimenta ont servi à l’exposition de la grandeur (« Faustiniennes » d’Antonin le Pieux, nouae puellae Faustinianae de Marc Aurèle, « Mammaéens » de Sévère Alexandre) comme de la médiocrité des empereurs (négligence des alimenta par Commode). À l’échelle civique, l’entreprise de reconnaissance de la générosité impériale s’exprime par la prise du surnom Ulpianus (pueri et puellae Vlpiani) dans les inscriptions honorifiques. Alors que les Anciens ont perçu cette assistance publique comme un bienfait symbolisant la générosité impériale, les historiens du xxe siècle l’ont dépeinte comme le remède à des situations de crises. Dans les représentations des Modernes, les alimenta ont en effet été la pierre d’achoppement de vigoureux débats historiographiques. Deux grandes écoles de pensée se sont opposées à ce sujet. La première, dans laquelle s’inscrivent les travaux de Paul Veyne, est tributaire d’une conception utilitariste de l’institution alimentaire. La multiplicité des arguments avancés (politique démographique, politique de crédit agricole) répondent tous à une perspective rationnelle. La seconde école de pensée, animée à partir des années 1990 par Greg Woolf et Willem Jongman, replace l’assistance aux enfants comme l’objectif premier de l’instauration des alimenta. Ces derniers développent une conception exclusivement sociale et bienfaitrice de cette aide alimentaire.
14 Avec cet ouvrage, Marie-Michelle Pagé parvient à tracer le chemin d’une troisième école de pensée qui choisit de penser les alimenta en dehors des approches rationnelles et anti-utilitaristes qui ont forgé le creuset des débats historiographiques. La perspective retenue entend valoriser les contextes socio-économiques et ouvrir une perspective chronologique large qui refuse de se cantonner au règne de Trajan. En relativisant la dimension proprement utilitaire de ce système, cette enquête minutieuse et rigoureuse dévoile toute la complexité des alimenta. Au terme de cette analyse, il apparaît que Nerva, loin d’être le simple penseur de ce projet, en a été le réel instigateur pendant son court règne. De ce remarquable travail, on retiendra plusieurs apports (caractère pro-italien et pro-civique de l’institution, poids de l’aristocratie municipale, prééminence de la motivation évergétique sur le désir de bénéficier du prêt impérial, divergences des représentations antique et moderne), dont la réévaluation du rôle de Nerva n’est pas le moindre.
15 Marianne BERAUD
Florence Dupont, L’Antiquité, territoire des écarts. Entretiens avec Pauline Colonna d’Istria et Sylvie Taussig, Paris, Albin Michel, 2013, 301 p.
16 Pour ce nouvel ouvrage, Florence Dupont a adopté la forme des entretiens, bien propre à éviter l’ennui d’un exposé par trop académique en lui substituant le caractère vivant et personnel d’un échange oral. Pour l’auteur, fraîchement retraitée et professeur émérite de l’université de Paris VII Diderot, il s’est agi d’offrir une synthèse vivante et stimulante de son travail de recherche tout au long de sa carrière, en lieu et place des habituels mélanges en l’honneur d’un collègue sur le départ. Cet exercice lui donne aussi l’occasion de conférer un semblant d’unité à l’ensemble d’une activité extrêmement riche et diverse. Florence Dupont rappelle ainsi la distance qu’elle a voulu prendre avec l’approche généalogique de l’antiquité, laquelle visait à mettre en relief la parenté et les continuités existant entre le monde antique et moderne. Elle lui a substitué une étude anthropologique, propre à faire valoir l’irréductible singularité des civilisations passées. Au reste, c’est précisément cet écart fondamental entre notre civilisation et les mondes antiques que Florence Dupont affirme avoir toujours eu à cœur de mesurer tout au long de sa carrière.
17 L’ouvrage est structuré autour de huit chapitres. Le premier d’entre eux offre aux lecteurs quelques aperçus biographiques susceptibles de mettre en lumière la congénialité de l’auteur avec la notion d’écart. On y trouve aussi quelques remarques savoureuses – au moins pour un lectorat universitaire – sur la frilosité, la mesquinerie et l’absence de justice qui caractériseraient certains milieux universitaires. Les trois chapitres suivants évoquent de façon très précise et passionnante les études anthropologiques conduites par l’auteur autour de la nourriture, de la sexualité et de l’usage qui est fait des cultures anciennes. Suivent ensuite trois autres chapitres portant tous, quant à eux, sur le théâtre, qui constitua sans doute pour Florence Dupont le pôle de recherches le plus conséquent et le plus fructueux. Sont ainsi évoquées tour à tour les études menées sur l’ethnopoétique, la place de la musique dans le théâtre, en Grèce et à Rome, et l’écriture théâtrale. Il s’agit là sans doute de la partie la plus stimulante de cet ouvrage, qui rappelle ainsi au lecteur la façon dont l’auteur a su profondément renouveler la lecture de la palliata romaine, mais aussi de la tragédie grecque, non sans susciter d’importantes controverses. On doit en particulier à Florence Dupont d’avoir su mettre en lumière la dimension spectaculaire, rituelle et émotionnelle de ce théâtre, au détriment d’une lecture simplement textuelle, nécessairement réductrice dès lors que l’on accepte l’idée que le contenu conceptuel de ce théâtre ne serait en rien sa partie essentielle. Se trouve dans le même temps dénoncé l’écran opposé entre le théâtre antique et le public moderne par les théories aristotéliciennes sur le genre théâtral, lesquelles seraient en fait restées comme étrangères à la réalité de ce qu’était l’événement que constituait la représentation publique d’une pièce dans l’antiquité. Dans le dernier chapitre de son ouvrage, l’auteur s’emploie enfin à démontrer comment la notion d’écart a été le fil conducteur de ses travaux et à souligner la pertinence qu’aurait encore aujourd’hui tout projet tendant à dessiner l’hétérogénéité de l’objet antique.
18 L’ensemble de l’ouvrage que présente Florence Dupont se lit très agréablement et facilement, malgré la recherche quelque peu systématique de formules qui rendent ici et là la compréhension du texte un peu difficile. Il s’agit d’une publication très stimulante, bien propre à donner au lecteur l’envie de retrouver les travaux très fertiles de cette brillante chercheuse. Un autre mérite de ce livre, et pas des moindres, est de ne pas prétendre offrir de réponses fermées aux questions posées, mais de provoquer de nouvelles interrogations, de nouvelles remises en cause de ses propres affirmations.
19 Bernard MINEO
William Desmond, Philosopher-Kings of Antiquity, Londres, New York, Bloomsbury, 2011, 256 p.
20 Spécialiste de philosophie antique, W. Desmond a produit une intéressante synthèse au sujet d’un thème récurrent et central dans la pensée, mais aussi dans la vie politique antique : l’idéal du philosophe-roi, développé par Platon. L’ouvrage est divisé en six chapitres qui suivent l’ordre chronologique, depuis les rois mythiques jusqu’aux principaux artisans de la révolution communiste, l’épilogue étant nourri par une comparaison entre la Ferme des animaux de George Orwell et la République de Platon.
21 Le premier chapitre dégage les traits fondamentaux de la royauté antique (en particulier gréco-romaine) : le rapport au divin, la conception aristocratique du roi, l’importance des questions morales dans le débat sur la royauté. Le lien qui unit royauté et sagesse est ainsi souligné. Ce chapitre rappelle les trois grandes fonctions des anciens rois – combattre, juger, sacrifier – et l’idéal du gouvernement qui s’exerce pour le bien de tous : d’où le caractère paradoxal d’un modèle de roi à la fois sage et guerrier, que l’on retrouve dans les gardiens de la République.
22 Le second chapitre est consacré à Platon qui a exploré différentes voies d’accès à l’idéal du philosophe-roi et a réfléchi à l’éducation du sage. L’auteur propose une utile synthèse de la réflexion de Platon et des différentes formes de gouvernement envisagées par le philosophe dans l’ensemble de son œuvre, évoquant l’« art royal » des hommes politiques, les philosophes-rois, le gouvernement direct de dieu, l’encadrement des lois créées par un législateur sage. Il discute l’activité politique de Platon ainsi que la portée politique de son école, l’Académie, à partir d’exemples d’élèves qui ont rédigé des lois civiques ou bien ont conseillé des rois.
23 Le troisième chapitre examine le développement de l’idéal du roi bon et sage, semi-divin, durant la période hellénistique. Sont d’abord examinées les idées monarchiques des penseurs proches de Platon dans le temps : Xénophon, Isocrate et Aristote, puis l’idéologie de la royauté hellénistique à partir de différentes sources textuelles, dont les traités néo-pythagoriciens sur la royauté, en dépit de leur datation incertaine. Une liste des souverains hellénistiques ayant eu un conseiller, un tuteur ou un ami philosophe, montre l’importance pour ces rois d’apparaître comme philhellènes et cultivés. L’auteur analyse ensuite une sélection des Vies de Plutarque, qui à la fois reflètent les aspirations politiques et culturelles des siècles précédents et témoignent que l’idéal des philosophes-rois était toujours bien vivace à l’époque de l’écrivain, sous les Flaviens et les Antonins.
24 Le quatrième chapitre est consacré au philosophe-roi par excellence, l’empereur Marc Aurèle. Après avoir examiné sa formation et les grands enjeux de son règne, l’auteur se demande si Marc Aurèle a vraiment régné en empereur stoïcien : il s’agit d’une question débattue, à laquelle l’auteur apporte une réponse nuancée, en soulignant qu’il est vain de rechercher dans la vie et la politique menées par le prince une correspondance exacte avec les grands principes énoncés dans les Écrits pour soi-même, puisqu’il existe forcément des différences entre la réalité et l’idéal. Marc Aurèle a mérité le qualificatif de philosophe-roi dans la mesure où ses écrits philosophiques l’ont aidé à exercer le pouvoir impérial, et où le rappel de son humilité face à la grandeur du cosmos l’a aidé à être un roi sage. Est ensuite évoqué le mythe du l’empereur philosophe qui s’est développé, après la mort de Marc Aurèle, jusqu’au xviiie siècle.
25 Dans le cinquième chapitre est examinée une autre figure d’empereur profondément imprégné de la culture philosophique grecque, celle de Julien l’Apostat, qui avait justement pour modèle Marc Aurèle. Comme précédemment, son éducation, ses grandes idées politiques, puis sa politique culturelle, religieuse et militaire, sont examinées, et l’auteur conclut en discutant les principales interprétations modernes de la figure de Julien, comme helléniste réformateur ou païen « puritain », pour proposer sa propre vision d’un philosophe-roi platonicien, par analogie avec les gardiens de la République.
26 Le dernier chapitre, intitulé de Moïse à la modernité, brasse une large matière en présentant des avatars moins attendus de philosophes-rois. Il examine l’évolution de la légende de Moïse, devenu philosophe-roi au ier siècle de notre ère chez Philon d’Alexandrie et chez Flavius Josèphe ; cette image est exploitée par Eusèbe pour construire celle de l’empereur Constantin. À partir de Justinien Ier, l’auteur cherche la postérité des idées de Platon et de la figure du philosophe-roi chez les principaux monarques de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge qui ont été qualifiés de sage pour leur érudition dans différents domaines comme la théologie ou bien la jurisprudence. L’influence de Platon est ensuite recherchée chez les philosophes des Lumières – dans l’Utopie de Thomas More, l’Institutio Christiani Principis d’Érasme, le Prince de Machiavel – et chez les despotes éclairés. Une image de « président-philosophe » est proposée par le truchement de Thomas Jefferson. Enfin, l’auteur se tourne vers une sagesse de type scientifique, élaborée par Marx, Lénine et Staline. Il défend l’idée que ce dernier peut apparaître comme le philosophe-roi de l’URSS, au sens où il a exercé le pouvoir à la lumière d’une sagesse marxiste et machiavélique.
27 Ce dernier chapitre est sans doute le moins convaincant, car l’on y perd de vue la notion de philosophe-roi antique : il aurait fallu distinguer entre une définition stricte et une définition élargie de la notion. Il n’est pas évident d’accepter l’hypothèse paradoxale – mais pas inintéressante – d’un Staline philosophe-roi, et l’on aurait souhaité que celle-ci soit davantage étayée. C’est un peu le problème posé par la nature de l’ouvrage, qui relève à la fois de la synthèse et de l’essai. La forme est très dense et l’apparat critique peu développé ; certaines questions débattues, comme celle de l’opposition stoïcienne sous Néron et les Flaviens, sont donc inévitablement survolées. Il s’agit néanmoins d’un livre riche et stimulant, original, qui mêle analyse de la pensée politique (en regard avec les pratiques) et histoire des idées.
28 Anne GANGLOFF
Franco Morenzoni (éd.), Preaching and Political Society. From Late Antiquity to the End of the Middle Ages / Depuis l’Antiquité tardive jusqu’à la fin du Moyen Âge, Turnhout, Brepols, « SERMO », 2013, 340 p.
29 Franco Morenzoni souligne dès les premiers mots de son introduction la difficulté posée par le thème du XVIe Symposium de l’International Medieval Sermon Studies Society : les termes mêmes de « prédication » et de « société politique » renvoient à des réalités très différentes selon les époques et les sociétés dont il est question. Il parvient pourtant à dégager la cohérence de cet ouvrage aux douze contributions en apparence assez hétéroclites, et ce en s’appuyant sur la définition élargie de la notion de « société politique » proposée par Jean-Philippe Genet dans La Genèse de l’État moderne : culture et société politique en Angleterre.
30 La notion de prédication politique est au centre de l’article de Beverly Mayne Kienzle. À travers un corpus qui court de la fin du ive siècle au xive siècle, elle montre comment les prédicateurs emploient le thème de la Croix, tantôt symbole des vertus et appel à la discipline de soi, tantôt point de départ d’un appel beaucoup plus politique à vaincre les ennemis de la Chrétienté, en particulier avec le développement des croisades. Certains prédicateurs s’adressent ainsi directement aux autorités séculières, tel Humbert de Romans qui les exhorte à châtier les hérétiques.
31 Si, dans l’homélie étudiée par Rosa Maria Parrinello, Sévère d’Antioche (vie siècle) exalte le mode de vie des moines, loin de toute implication séculière, alors même que les moines chalcédoniens et monophysites ont joué un rôle politique important, d’autres prédicateurs évoquent directement la situation politique de leur temps. Ainsi Linda G. Jones montre comment au xiie siècle à Ceuta, al-Qadi ‘Iyad ibn Musa utilise la doctrine religieuse d’abord pour soutenir les Almoravides, présentés alors comme les défenseurs de l’orthodoxie. Mais après la prise de pouvoir des Almohades, sa kuthba se transforme en déclaration d’allégeance à ses anciens ennemis, dont la victoire prouve qu’ils soutiennent la vraie foi. Eudes de Châteauroux développe, quant à lui, ses conceptions politiques à travers l’exégèse, notamment dans ses sermons sur les saints Pierre et Paul étudiés ici par Sophie Delmas. Il défend ainsi dans ces quarante-deux textes la primauté du pape sur les souverains séculiers et affirme sa plenitudo potestatis, tandis que les citations scripturaires sur les rois de l’Ancien Testament lui permettent d’exposer un idéal de royauté. Au xive siècle, cet idéal peut désormais être porté par Saint Louis, comme le montre M. Cecilia Gaposchkin. Boniface VIII insiste sur les qualités personnelles de ce roi saint, sur sa piété et son respect de l’Église, l’opposant ainsi implicitement à Philippe le Bel. Jacques de Viterbe fait en revanche partie de ceux qui mettent l’accent sur la sagesse et le sens de la justice de Louis IX alors que Jean de Lausanne ou Bertrand de La Tour exaltent sa sainteté pour mieux souligner l’élection du royaume de France et du lignage de ses rois.
32 Le cas de Richard Fitzralph présenté par Catherine Royet-Hemet est celui d’un prédicateur en général peu impliqué dans les affaires politiques, qui livre cependant deux sermons pro rege dans des circonstances précises : en 1345, alors que la guerre contre la France se prépare, il se plie à son devoir en appelant à prier pour le roi et pour la réussite de son entreprise ; en 1346 lorsqu’il attend du roi son investiture du temporel après avoir été élu archevêque d’Armagh. Anne Hudson s’intéresse, quant à elle, à la pensée des Lollards, centrée sur l’idée de responsabilité individuelle, et à ses conséquences en matière de libertés civiles. Ils théorisent notamment le principe de désobéissance civile puisque, pour Wyclif, les hommes, laïcs comme clercs, doivent obéir au pouvoir séculier avant d’obéir au pape et à l’Église. Toutefois, en cas de défaillance des autorités séculières, le vrai chrétien doit tenter de les pousser à la réforme, voire utiliser la résistance passive s’il n’y parvient pas.
33 La croisade est au cœur des préoccupations de Pierre Roger / Clément VI, dont Philippe Genequand étudie plus particulièrement deux sermons de 1332 et 1333, prononcés à la cour pontificale, où le prédicateur alors chancelier de France et archevêque de Rouen a été envoyé comme porte-parole de Philippe de Valois. La structure de ces textes, présentée en annexe, en fait une sorte d’aboutissement des techniques de prédication du Moyen Âge. Sur le fond, Pierre Roger s’attache à montrer la justesse de la croisade, les qualités du roi de France pour la mener et la nécessité du soutien du pape à l’entreprise, des thèmes qu’il reprend à nouveau après son élection au Saint-Siège et qui traduisent donc bien sa vision politique. Ralf Lützelschwab se penche sur les sermons ad cardinales de ce même pape après avoir dressé son portrait. Clément VI y conforte le rôle des cardinaux et leurs droits traditionnels, tout en insistant sur leur humilité et en affirmant plus encore la plenitudo potestatis du souverain pontife.
34 En 1295, deux sermons du dominicain Remigio de’ Girolami aux prieurs florentins montrent que le prédicateur est totalement impliqué dans la vie politique de sa cité. Teresa Rupp est parvenu à les dater précisément justement grâce aux allusions au contexte politique : le premier rappelle aux prieurs les principes qui doivent guider leur réflexion sur le sort de Giano della Bella ; le second exhorte à la concorde, tout en suggérant aux prieurs de réviser les Ordonnances de Justice. Remigio fait aussi partie des prédicateurs mendiants proches des Angevins cités par Jean-Paul Boyer, même si dans le royaume de Naples l’imbrication de la prédication et du politique est plus visible encore à travers les sermons de deux laïcs, le roi Robert d’Anjou et son logothète Barthélémy de Capoue. Une collation du premier est d’ailleurs éditée en annexe et prouve en effet que ces laïcs peuvent bien être considérés comme des prédicateurs. Leurs sermons, comme ceux des clercs de l’école napolitaine, sont axés sur le pape et la théocratie pontificale, qu’ils exaltent afin d’élever le royaume de Naples vassal du Saint-Siège et de mieux marquer son indépendance vis-à-vis de l’empereur.
35 Dans la dernière contribution de l’ouvrage, Letizia Pellegrini se focalise plus particulièrement sur les religieux de l’Observance dans la péninsule italienne du xve siècle, seul espace géographique dans lequel ils ont exercé leur influence politique avant tout par l’intermédiaire de la prédication. Elle souligne l’interdépendance entre prédication et politique dans cette zone à la fin du Moyen Âge et le fait que les Observances elles-mêmes ont mis en avant leurs liens au politique, leur subordination volontaire, ce qui leur a permis de se démarquer et de se développer malgré la présence de nombreux autres ordres déjà installés.
36 Cet ouvrage permet donc d’aborder de nombreuses questions soulevées par les liens entre prédication et politique : ainsi, les relations entre conversion personnelle et engagement politique ; les relations entre regnum et sacerdotium, deux entités fondamentales au Moyen Âge, qui se rencontrent tout particulièrement autour de la question des croisades ; la question de la royauté aussi, celle du Christ fournissant le modèle indépassable que cherchent à imiter d’abord le pape, son vicaire, mais aussi les autres monarchies. Outre ces multiples pistes de réflexion, on peut apprécier la présence d’une bibliographie pour chaque contribution, ainsi que celle d’un index des manuscrits et d’un autre des noms en fin de volume. Enfin, on peut souligner le fait que plusieurs auteurs ont travaillé à partir de sources inédites, ce qui rend l’ensemble d’autant plus précieux.
37 Emmanuelle CHOISEAU
Nikolas Jaspert et Sebastian Kolditz (éd.), Seeraub im Mittelmeerraum. Piraterie, Korsarentum und maritime Gewalt von der Antike bis zur Neuzeit, Paderborn, Ferdinand Schöningh, « Mittelmeerstudien », 2013, 501 p.
38 Les articles réunis dans ce recueil sont les actes d’un colloque international qui s’est tenu en mai 2011 à la Ruhr-Universität de Bochum sur le thème « Connectivité menacée. La piraterie en Méditerranée » (Gefährdete Konnektivität. Piraterie im Mittelmeerraum). Le titre même du colloque annonce d’emblée deux pistes de travail que l’ouvrage prolonge et explore en profondeur : la question de la connectivité entre les différentes parties de l’ensemble méditerranéen, à la suite de travaux comme le fameux Corrupting Sea de Peregrine Horden et Nicholas Purcell (The Corrupting Sea. A Study of Mediterranean History, Oxford, 2000), et celle des pratiques que l’on peut rattacher à la piraterie. Les deux questions sont complexes.
39 L’introduction des deux éditeurs, Nikolas Jaspert et Sebastian Kolditz, place d’emblée ce travail collectif dans un cadre épistémologique précis : il s’agit de prendre comme constructions historiques à la fois la Méditerranée et la piraterie, d’appréhender la mer intérieure comme un espace morcelé et la piraterie comme un phénomène complexe, couvrant à peu près toutes les nuances allant du licite à l’illicite. Salvatore Bono prend ensuite la plume pour une seconde introduction, plus courte, portant plus particulièrement sur les liens entre piraterie, guerre et esclavage. Ce dernier, selon lui, est ainsi « l’un des nombreux phénomènes typiques, [disons] constitutifs, de l’histoire du monde méditerranéen » (p. 46). Les grands traits de l’ouvrage sont ainsi posés : définition des pratiques de pillage de mer (le terme allemand Seeraub, difficilement traduisible en français et que les éditeurs préfèrent à Piraterie, trop spécifique selon eux, peut être ainsi rendu), esquisse de leur inscription dans l’espace méditerranéen, relation avec les échanges politiques et diplomatiques, conséquences sociales à l’échelle locale ou régionale. À partir de là, dix-neuf articles se trouvent répartis en quatre thèmes : Akteure und ihre Wahrnehmung (les acteurs et leur perception [par d’autres]), Herrschaft, Landschaft und Piraterie (pouvoir, paysage et piraterie), Reaktionen : Krieg, Diplomatie und Recht (les réactions : guerre, diplomatie et droit), Gefangenschaft und Gefangenenbefreiung (captivité et libération de captifs). Ne pouvant suivre chacune des pistes de cet ouvrage foisonnant, nous nous concentrerons ici sur celles qui nous semblent majeures.
40 La distinction entre piraterie et course est d’abord essentielle. Ruthy Gertwagen s’y intéresse en étudiant les navires et les pratiques nautiques des pillards de mer d’un bord à l’autre de la Méditerranée médiévale ; Albrecht Fuess observe la naissance de la guerre de course en Méditerranée orientale, dans le monde arabe (notamment sous l’impulsion de l’Égypte, fatimide ou mamelouke) des xie-xve siècles. Daniel Panzac réévalue la question pour le xviiie siècle en relevant, dans la course maghrébine, une forte dimension religieuse où « les corsaires sont les héros de l’Islam : ils pratiquent le ?ih?d et sont, aux yeux de la population, des mu??hid [et] des ??z? » (p. 328) ; cet aspect avait déjà été vu par Vassilios Christides dans son étude sur la piraterie arabe médiévale et sa dimension à la fois politique et religieuse. Enfin, Magnus Ressel et Cornel Zwierlein notent un déplacement de la guerre de course au cours du xviie siècle : tandis qu’elle disparaît parmi les nations septentrionales (Angleterre, Pays-Bas, Ligue Hanséatique) à la suite des différents traités de paix signés entre elles, elle connaît un bond spectaculaire chez les Maghrébins. Ainsi, « en signant des traités avec l’ennemi juré de l’Afrique du Nord musulmane, à savoir le royaume d’Espagne, les Européens du Nord quittaient l’alliance implicite qu’ils formaient auparavant avec les régences, et, partant, leurs cargaisons perdaient la protection dont elles bénéficiaient jusqu’alors » (pp. 379-380). Les liens intra-méditerranéens devenant des liens intra-européens, la Méditerranée redevient – de ce point de vue en tout cas – une frontière, sans compter les nombreux corsaires anglais et néerlandais restés sans emploi à la suite de la pacification européenne !
41 Ces questions mènent naturellement aux problèmes diplomatiques : comment les pillages de mer peuvent-ils servir les États en construction, quels liens peuvent-ils avoir avec la vie politique à différentes échelles ? Déjà au temps des « Peuples de la Mer » de l’Âge de Bronze étudiés par Amir Gilan, des pirates mercenaires pillaient les rives méditerranéennes pour le compte des grandes puissances du temps, l’Égypte, Mitanni et le royaume hittite. En échappant au cadre diplomatique où ils étaient utilisés par ces royaumes, ils donnèrent même naissance à une nouvelle civilisation (pp. 65-66). Quant aux Grecs de l’Antiquité, ils fournissent à Vincent Gabrielsen la matière d’un article très conceptuel sur le rapport entre piraterie et État, où il remet en cause une vision par trop « webérienne » de la mainmise de l’État sur la violence, y compris maritime, et donc la dichotomie entre piraterie et course, qui lui semble dénuée de sens dans le monde grec (voir notamment pp. 134-135). Dans les royaumes arabo-musulmans du Moyen Âge central, il semble que les raids maritimes aient servi à la fois une idée sincère du ?ih?d maritime et la politique territoriale de dirigeants tels que le calife omeyyade Mu’?wiya (661-680), dans le contexte de la guerre contre les Byzantins et, partant, de la défense du d?r al-Isl?m ; c’est le point de vue que défend, de manière fort convaincante du reste, Vassilios Christides en s’opposant à Travis Bruce. Le service de l’État peut même être tel pour certains pillards de mer qu’ils connaissent, grâce à elle, des ascensions sociales parfois fulgurantes : dans un long article de prosopographie, Enrico Basso retrace de manière passionnante les parcours de plusieurs amiraux, princes et nobles génois d’origine pirate (également évoqués brièvement p. 71 par Ruthy Gertwagen). Certains, comme Martino Zaccaria, voient même leurs victoires sur mer comme des « tentatives très claires de légitimation dynastique » (p. 226) : c’est tout un clan familial qui peut ainsi se trouver élevé à la noblesse. On cherche parallèlement à limiter les effets néfastes de la piraterie : en Méditerranée occidentale, qu’il s’agisse des dispositions juridiques romaines (Bernhard Linke) ou génoises, pisanes et vénitiennes (Marie-Luise Favreau-Lilie), les États les plus solides du mare nostrum cherchent à imposer un « ordre sur la mer », pour reprendre l’expression de B. Linke. L’enjeu, dans tous les cas, est de rétablir une « connectivité constructive » plutôt que « destructrice » (pp. 274-280).
42 Car c’est bien la question de la connectivité qui se trouve au cœur du recueil. Michel Balard le rappelle dans ses conclusions : « la piraterie a-t-elle bouleversé, ou même détruit, les connectivités qui étaient le propre des sociétés méditerranéennes anciennes et médiévales […] ? » (p. 431) Plus que les pillages de mer eux-mêmes, ce sont les pratiques qu’ils ont induites (usage de la diplomatie, d’une langue commune – la fameuse lingua franca dont D. Panzac nous livre un abrégé de grammaire pp. 340-343 !) qui ont maintenu les contacts entre les différents mondes méditerranéens.
43 Il resterait encore bien des choses à dire des pistes explorées par l’ensemble du recueil, des imbrications économiques de la piraterie aux visions fantasmées du Turc auxquelles elle a donné naissance après coup, au cours du xixe siècle, mais la place nous manque malheureusement pour les développer toutes. Contentons-nous de simplement mentionner l’ampleur de l’ouvrage, sa richesse, sa difficulté parfois (on peut y lire cinq langues). Il est, à notre sens, indispensable dans la bibliothèque de l’amateur d’histoire méditerranéenne.
44 Frédérique LAGET
Martin Aurell (éd.), Les Stratégies matrimoniales (ixe-xiiie siècles), Brepols, Turnhout, « Histoires de famille. La parenté au Moyen Âge » 14, 2013, 363 p.
45 Entre le rapport introductif de Martin Aurell et la conclusion rédigée par Didier Lett, dix-huit auteurs ont réfléchi aux stratégies matrimoniales entre le ixe et le xiiie siècle en Europe, au sein des familles nobles. Les interdits de parenté, l’exogamie, la répudiation, l’indissolubilité matrimoniale déterminent, d’un point de vue normatif, les stratégies d’alliance soumises à des enjeux politiques, diplomatiques et économiques forts.
46 L’ouvrage se structure en trois parties. La première est consacrée à l’alliance aristocratique au service d’une politique lignagère. La dimension stratégique peut n’être que l’adaptation aux enjeux politiques du temps à l’heure de reformuler une parenté (J.-P. Poly). Les six contributions rassemblées défendent à la fois les liens entre alliance et lignage tout en présentant des études de cas désormais en rupture avec les modèles établis par l’historiographie traditionnelle de la parenté médiévale à la même période. La pratique de l’exogamie extrême (C. Settipani) en est un exemple, ou encore l’âge au mariage qui s’avère parfois plus tardif que ce l’on a cru pendant longtemps, en particulier au sein des familles aristocratiques de la Loire (L. Amingstone). Par ailleurs, la quête de stabilité et de puissance transforme les stratégies matrimoniales en véritables offensives politiques chez les familles princières d’Italie du Sud (T. Stasser). Les Normands (A. Thomas) ou les seigneurs de Craon (F. Lachaud) ainsi que les latins de la principauté de Morée (I. Ortega) ne sont pas en reste, au moment de choisir un conjoint soit chez les autochtones, dans le territoire d’implantation, soit chez les nouveaux arrivants, avant de s’allier à des lignages éloignés ou étrangers. Si l’exogamie a pu être pesante, lorsqu’elle repose sur la mixité elle peut s’avérer avantageuse du point de vue de la puissance et de la richesse, deux atouts sur la scène internationale.
47 La deuxième partie traite de l’échange des femmes et des terres articulant les deux sur des considérations patrimoniales et successorales par la même occasion, dans un contexte où la dot remplace progressivement le douaire autour des xie-xiie siècles. Le thème est plus classique mais les textes apportent des éclairages intéressants, comme les chroniques castillanes sur la constitution de l’infantazgo en Castille-Léon au profit des infantes. Ces terres sont la source de leur pouvoir, leur octroyant les moyens d’agir au plus près de ceux qui règnent en titre (A. Rodriguez). La localisation du douaire accordé à Aliénor, fille d’Henri II d’Angleterre, par son royal époux Alphonse VIII, et situé à la frontière navarraise, révèle combien le roi de Castille espère en échange le soutien des Anglais contre la Navarre (J. M. Cerda). Le remariage des veuves montre comment les objectifs évoluent entre deux unions négociées par la famille de la veuve. C. M. Bowie l’expose à propos de Jeanne Plantagenet mariée en 1177 et en 1196. Elle est une sorte de pion au service des stratégies politiques angevines, joué ou déplacé entre le royaume de Sicile et le comté Toulousain. Les négociations peuvent être longues et assujetties au contexte diplomatique, ou aux aléas de la vie, ce qui rend le pragmatisme des Habsbourg remarquable, entre 1273 et 1308. La stratégie est dans l’anticipation autant que dans l’immédiateté, en pratiquant ce que C. Debris appelle l’interchangeabilité des futurs époux, le projet de mariage par défaut, etc., bref une série d’« astuces » qui visent à esquiver les normes canoniques qui empêchent de rompre des fiançailles ou de défaire un mariage.
48 Enfin, la troisième partie fait justement place à ces normes défendues par l’Église, et dont Michel Rouche rappelle quelques aspects essentiels à partir d’Hincmar de Reims. Les auteurs analysent en suivant la capacité des familles à contourner ces normes ou à en jouer, pour les enfreindre en restant dans la légalité, avec la « complicité » des autorités ecclésiastiques. Ce sont les rois tels que les Capétiens (C. Avignon) et les grands princes qui sont les premiers à jongler avec les interdits canoniques de parenté évoluant du 7e au 4e degré durant la période étudiée, pour répudier leurs femmes et en épouser d’autres. L’hagiographie n’est pas en reste pour montrer la manière de contourner le caractère coercitif du principe d’indissolubilité en plein essor durant la période grégorienne. La vita de saint Alexis (C. Maillet) autorise une réflexion à partir des relations de parenté, charnelle et spirituelle, sur le divorce pratiqué par le saint et sur le modèle de vie conjugale ainsi offert aux laïcs. En quittant parents et épouse, sans consommer le mariage, Alexis montre comment répudier son épouse sous couvert de chasteté et de continence, présentées comme des vertus parfaitement compatibles avec la vie de couple, au moins dans l’idéal. Si divorce il en est, il est contenu dans les limites que lui fixe l’Église, celle d’un état moral supérieur aux séparations que tentent les grands. Cette supériorité rappelle celle de l’Église en tant qu’Épouse, et à laquelle les prêtres anglais doivent rester fidèles en respectant le célibat (M. McLaughlin), stratégie disciplinaire s’il en est via le mariage spirituel. De l’imaginaire et de la métaphore à la fiction, le pas est franchi avec l’étude des unions mixtes ou interconfessionnelles (C. Girbea) que restituent les romans médiévaux des xiie-xiiie s., miroir de ce que la norme réprouve en théorie : le mariage d’amour, ici dans la version du mariage mixte rendu acceptable par la conversion du non-chrétien, avant d’être critiqué au xiiie siècle. Le rapport à l’autre se laisse lire dans l’étude des pratiques matrimoniales musulmanes par Robert Kelton au xiie siècle (O. Hanne). Les difficultés de traduction de l’arabe (Coran) au latin (l’Alcoran) et de restitution de conceptions d’une culture à une autre, biaisées dans les deux cas par des préjugés chrétiens, aboutissent à stigmatiser le mariage coranique et les relations hommes-femmes dans le monde musulman à l’aulne de valeurs morales chrétiennes. Le procédé d’acculturation est-il en ce cas le fruit d’une stratégie consciente ?
49 L’enrichissement, l’accroissement de la puissance, l’enracinement dans un nouveau territoire sont autant d’enjeux qui ont présidé au choix des épouses et des maris par les familles concernées et cela génère presque autant de modalités différentes pour y parvenir. Les stratégies sont-elles moins évidentes pour les filles en terme de projet familial cohérent et défini ? On les dirait plutôt moins ambitieuses d’où l’impact de l’opportunité saisie au coup par coup (F. Lachaud). Les auteurs raisonnent pour beaucoup en termes de modèles et de contre-modèles. Mais la notion de stratégie appliquée aux pratiques matrimoniales demeure parfois floue d’un texte à l’autre, dépendant de ce que chaque auteur veut bien en faire et le danger de l’extrapolation est bien réel. Autour de ce mot-clef, on trouve les termes complémentaires et des formules adjacentes qui permettent aux auteurs de s’en sortir et d’agir : unions atypiques, buts politiques, stratégie du mariage en gendre, du mariage en frère, etc. Il ne s’agit pas de condamner le procédé, simplement de mettre en évidence l’intérêt scientifique de cette difficulté épistémologique. À la lecture de cet ouvrage collectif, un constat s’impose, comme le rappelle Didier Lett. L’histoire de la famille et de la parenté au Moyen Âge est en pleine évolution. On assiste à une remise en cause de l’influence du jeu des morales contraires défendues par G. Duby et J. Goody, la « morale des prêtres » et la « morale des guerriers » ; à un rejet nuancé de la notion de diverging devolution en matière de transfert patrimonial ; et à une harmonisation du discours historiographique qui cesse d’opposer radicalement l’organisation carolingienne de la parenté large et l’organisation lignagère étroite qui lui succède entre le ixe et le xiie siècle. Le changement est perceptible à la lecture des contributions rassemblées ici, ne serait-ce qu’en y reconsidérant la place et le rôle des femmes (I. Ortega, M. A. Bermejo).
50 Martine CHARAGEAT
Christiane Klapisch-Zuber (dir.), Les Femmes dans l’espace nord-méditerranéen, dans Études roussillonnaises, Revue d’histoire et d’archéologie méditerranéennes, t. XXV, 2013, 183 p.
51 Les dix-huit contributions qui constituent ce volume offrent des éclairages variés sur les femmes du bassin méditerranéen septentrional, du Moyen Âge à la fin du xxe siècle. Christiane Klapisch-Zuber, en introduction, rappelle la problématique d’ensemble dans laquelle ces études s’inscrivent, au-delà de la diversité des approches, des sources, des terrains d’étude et des exemples mobilisés : jauger la part d’autonomie des femmes au sein de sociétés largement dominées par les hommes. L’ouvrage s’organise autour de cinq thèmes : contraintes ; femmes de pouvoir ; univers féminins ; se choisir ; représentations.
52 Quatre contributions nourrissent le premier thème, à travers le prisme du droit. Les chartes languedociennes permettent à Emmanuelle Santinelli-Foltz de dégager les spécificités féminines dans l’appréhension de la mort du ixe au xiie siècle. Les dispositions mémorielles et matérielles des femmes se distinguent de celles de leurs homologues masculins : plus systématiques, elles concernent également un cercle de parenté plus étroit et montrent ainsi en creux que les hommes participent à des réseaux d’alliance et de fidélité plus fournis. À partir des actes notariés montpelliérains de la fin du Moyen Âge, Cécile Béghin cerne le rôle des épouses et des veuves dans la circulation et la gestion des biens familiaux. Dots et héritages ne sont nullement abandonnés aux hommes, mais relèvent aussi de la responsabilité des femmes, investies d’un rôle économique. Toutefois, l’accès au patrimoine n’apparaît pas comme un terrain d’affrontement entre hommes et femmes : la solidarité conjugale prévaut dans un contexte de crise. Les livres d’estime et registres de taille toulousains, sur lesquels se penche Marie-Claude Marandet, nuancent quelque peu le cas montpelliérain : la capacité juridique des femmes, qui tend à se rétracter, n’exclut pas une tutelle maritale bien présente au quotidien. Dans l’Espagne du xixe siècle, le droit prend appui sur les théories médicales et la religion pour s’emparer de la question du corps des femmes : pour Marie-Aline Barrachina, l’importance donnée à la fonction procréatrice des femmes éclaire leur exclusion du suffrage universel et certaines dispositions de la législation du travail.
53 La thématique suivante (« femmes de pouvoir ») rassemble cinq études, qui s’intéressent pour trois d’entre elles à des figures singulières : Théosébô et Danièlis, aristocrates provinciales impliquées dans la vie politique byzantine (Georges Sidéris) ; Aliénor de Portugal, reine d’Aragon dont le mariage et le testament sont étudiés par Ana Maria Seabra de Almeida Rodrigues ; enfin Doña Leonor López de Córdoba, membre d’un grand lignage castillan du xve siècle, dont Béatrice Leroy fournit une traduction des Mémoires. Ces trajectoires variées témoignent de cultures et de pratiques aristocratiques féminines imprégnées d’enjeux politiques. L’approche biographique est complétée par l’analyse lexicale : Hélène Débax, à partir d’actes languedociens et catalans des xie et xiie siècles, atteste la féminisation des formules vassaliques à une époque où les femmes de l’aristocratie endossent des rôles traditionnellement dévolus aux hommes (guerrières, juges, gardiennes de châteaux). Convoquant l’anthropologie, Laure Verdon montre que l’exercice de la potestas en Provence aux xiie et xiiie siècles n’est pas strictement masculin. L’iconographie est éloquente : sur leurs sceaux, les grandes aristocrates de Provence empruntent aux seigneurs locaux la figure équestre, et manifestent ainsi leur pouvoir de commandement.
54 Trois contributions sont consacrées aux « univers féminins ». Rebecca Lynn Winer pointe les contradictions inhérentes à la question de l’allaitement dans la Couronne d’Aragon et le royaume de Majorque au xiiie siècle : pratique encouragée par l’Église et la littérature médicale, valorisée par l’iconographie (la Madonna lactans), l’allaitement apparaît pourtant peu compatible avec la fonction génitrice assignée aux femmes. Dès lors, le recours accru aux nourrices interroge sur leur statut : chrétiennes de condition modeste, femmes musulmanes asservies ; et sur l’idéal de la « bonne nourrice » qui se forge alors. Les maisons toulousaines de la fin du Moyen Âge, étudiées par Véronique Lamazou-Duplan au travers d’actes notariés, abritent elles aussi des nourrices, qui cohabitent avec les femmes du cercle familial, les servantes et les apprenties. Ces protagonistes forment un groupe mouvant au gré des arrivées et des départs, une « troupe féminine » hiérarchisée, unie par des liens divers, exerçant son emprise sur les lieux et les objets. Une sociabilité féminine spécifique se dessine. Les archives montpelliéraines du xive siècle permettent enfin à Kathryn Reyerson de retracer les parcours de trois femmes de la famille Cabanis : membres de l’élite marchande, il leur est possible de décider et d’agir hors du cadre domestique, et d’investir des domaines aussi variés que le commerce, l’immobilier, le crédit ou l’industrie textile.
55 La question des choix opérés par les femmes en matière de religion, d’union et de sentiments est au cœur du quatrième thème. Il s’agit de mesurer la part de liberté, mais aussi de transgression, dont procèdent les décisions prises. Danièle Iancu-Agou présente trois sœurs, riches héritières juives convoitées évoluant dans le milieu des élites médicales provençales : leurs conversions vont de pair avec leur insertion dans le milieu de la Cour du roi René. Si l’on peut y lire le téméraire franchissement de barrières religieuses, la documentation notariée atteste que, pour l’une d’entre elles, la conversion est forcée. Dans la Venise du xvie siècle, la conversion de quelques femmes à la Réforme est l’occasion, dans les milieux populaires, de prises de parole publiques et de débats : Federica Ambrosini y voit le déploiement inédit d’une certaine liberté d’expression. Au xviiie siècle, c’est dans cette même cité qu’éclatent de nombreux conflits familiaux autour de mariages d’inclination, parfois clandestins, qui transgressent l’autorité paternelle. Mobilisant et croisant les critères de la classe sociale, du rapport entre les sexes et de l’âge, Tiziana Plebani met au jour l’émergence d’une place nouvelle pour les sentiments, à l’origine de nouveaux comportements et lieux de sociabilité.
56 La dernière partie du recueil examine les représentations qui sont données des femmes et du féminin dans trois corpus éclectiques : la littérature juridique grecque du xixe siècle (Eleftheria Zéi), les statues et monuments commémoratifs de Perpignan (Corinne Doumenc-Ducros-Ousset), l’œuvre romanesque de Montserrat Roig (Odile Courtois). Ces études rappellent l’emprise de certains archétypes associés aux femmes, par exemple l’image de la paysanne grecque silencieuse et soumise, l’association des femmes à la vie quotidienne et l’intime dans la statuaire perpignanaise, à la mémoire catalane chez Montserrat Roig. Autant de clichés dont il est difficile de se défaire.
57 Au total, le volume est remarquable par la diversité des approches et des sources explorées. Il fait la part belle à l’interdisciplinarité (histoire, histoire du droit, histoire de l’art, anthropologie). Nombre de contributions dialoguent, quand elles interrogent un même lieu (les espaces montpelliérain et toulousain, arpentés à plusieurs reprises), ou quand elles sondent une même question (le veuvage, l’accès des femmes au patrimoine, la maternité). Dans plusieurs articles, la place donnée au genre comme outil d’investigation historique permet de nourrir la réflexion sur la porosité des identités masculines et féminines, et sur la manière dont les femmes, dans différents contextes, échappent aux rôles qui leur sont traditionnellement assignés dans une société méditerranéenne patriarcale.
58 Caroline JEANNE
Leonie V. Hicks et Elma Brenner (éd.), Society and Culture in Medieval Rouen, 911-1300, Turnhout, Brepols, « Studies in Early Middle Ages » 39, 2013, 400 p., 23 fig. + 11 cartes.
59 Ce trente-neuvième volume des Studies in the Early Middle Ages, contient douze articles édités par L. V. Hicks, Senior Lecturer à l’Université Christ Church de Cantorbéry et E. Brenner, spécialiste de l’histoire médicale à la Wellcome Library de Londres. La préface de D. Bates relate le temps de l’essor de Rouen observée à la loupe de sources les plus diverses. Les éditrices s’étonnent du peu d’études publiées au regard de la profusion des documents inédits. Le livre se démarque avec succès du schéma ternaire de l’économie, de la démographie et des institutions politiques. S’ordonnent trois thèmes au développement inégal : l’espace et la représentation de la ville (quatre contributions), Rouen centre religieux (deux auteurs) et les réseaux sociaux (six articles).
60 Entre 1050 et 1180, Rouen est l’une des plus grandes villes de France. B. Gauthiez observe les transformations spatiales. L’extension de la ville est rapide qui déborde vite les murs. La fonction de capitale et l’implantation nouvelle de l’industrie lainière au xiiie siècle participent à cette expansion. Éclot alors un patriciat (terme excessif pour la Normandie) dont la fortune s’appuie sur la ferme des impôts et sur la production lainière. Après 1204, le développement de la ville se poursuit avec l’apparition des communautés mendiantes et de nouvelles paroisses. Grosse de 60 000 âmes vers 1347, avec les pestes et la guerre, Rouen perd en 1380 près de 57 % de sa population. F. Madeline insiste sur les fonctions résidentielles ducales de Rouen. Entourée de vastes étendues forestières, la cité s’entoure de quatre logis de chasse, dont un est converti en léproserie pour femmes de l’aristocratie, un autre concédé aux Templiers. La libéralité des ducs se manifeste par la fondation d’hôpitaux, l’entretien de la cathédrale ou le pavage de rues. L’élévation de murs, d’un pont, l’instauration des taxes sur les marchandises, révèlent la domination du prince et la prospérité économique qui culminent sous Henri II. L’éclat de Rouen fournit à Philippe Auguste un modèle pour l’aménagement de Paris en capitale. Pour flatter l’orgueil des princes normands, les lettrés de la « Renaissance » du xiie siècle assimilent Rouen à Rome. E. van Houts retrace l’histoire originale de cette image qui coïncide avec le vif élan de la ville de 1150 à la mort du roi Henri II (en 1189 et non en 1187). Centre politique, cultuel et culturel, Rouen devient l’objet de récits édifiants dont Rome offre le paradigme. Les poèmes Rothoma nobilis (traduit en annexe) et Draco Normannicus signent le faîte de ce thème littéraire. Rouen est un théâtre de l’exercice du pouvoir et de sa contestation dont le retour à la concorde s’opère par le rituel de processions consensuelles (L. Hicks). Sensible au langage des sons, la ville écoute les chants des cortèges, les acclamations des entrées, les cloches des églises, les cris des séditieux ou le silence pesant qui suit les émeutes.
61 R. Allen retrace la carrière de Robert archevêque de Rouen (989-1037). Mécène et homme de lettres, Robert accentue la polarisation religieuse de Rouen. Son épiscopat réactive les réseaux des évêques normands dont témoignent les actes de sa chancellerie (dont trois figurent en annexe). Robert défend ses prérogatives épiscopales avec ardeur face au duc. Il aide à la reconstruction de la cathédrale endommagée par les raids vikings. Mais le contrôle des églises paroissiales de Rouen par l’archevêque reste une conquête de haute lutte et de longue durée. G. Combalbert aborde les rivalités que suscite l’autoritas archiépiscopale pour obtenir la juridiction sur les paroisses citadines. Certaines abbayes détiennent au xie siècle le droit de présentation et d’investiture aux églises paroissiales. Après 1130, les archevêques s’appuient sur une arme juridique efficace contre les abbés : le jus episcopalis. L’autorité de l’archevêque progresse au xiiie siècle. L’étude recèle des points non élucidés : le sens d’offensio et la longueur des conflits. Pourquoi l’a. n’adopte-t-il pas un regard anthropologique ? Si l’honneur constitue la grammaire des comportements dans les sociétés sans État, l’offensio désigne une atteinte à la fama des paroissiens de Saint-Ouen que seul l’abbé, détenteur de la justice, doit conserver intacte. Tant qu’il n’existe pas de tierce personne qui jouit d’une auctoritas supérieure à celle des antagonistes, la rivalité perdure. Si, au xie siècle, certains ducs tiennent lieu d’arbitre, après 1130, ce rôle est tenu par le pape.
62 L’importance du pouvoir féminin à Rouen au xie siècle vu par K. A. Fenton met à mal le « mâle Moyen Âge ». Prise dans une structure familiale patrilinéaire plus étroite, l’accès des femmes à la propriété tend à disparaître. Pourtant, la valeur de la dot place la femme en situation de pouvoir. Leur importance permet à certains maris de briller, car ils puisent dans celles-ci des cadeaux. L’a. ne devrait-elle pas concevoir la dot comme la garantie de l’honneur d’un lignage, qui proclame le rang social de la mariée ? Il aurait été utile d’envisager les devoirs des femmes aristocrates vis-à-vis de leurs époux calqués sur ceux du vassal vis-à-vis de son seigneur (Ep 5, 21). Ainsi, les femmes font écrire des chartes, interviennent comme souveraines en confirmant les donations de leurs fidèles. Le pouvoir des dames du xie siècle est réel. L’image d’un Jean sans Terre peu lié à la Normandie est contrebattue par l’enquête conduite par P. Webster. L’a. pose un éclairage nouveau sur les relations de Jean sans Terre et de Rouen. Le duc réside très souvent à Rouen. Nombre de lieux pieux bénéficient de ses largesses. Centre des préoccupations dynastiques, la cathédrale, en partie détruite par un incendie, est réparée par les sommes données par Jean. Ce duc s’est toujours efforcé de garantir l’approvisionnement de Rouen. Après la commise, le roi d’Angleterre continue de croire qu’il va reconquérir ses terres perdues. Jusqu’à l’épilogue de Bouvines, le duc n’a jamais été indifférent ni à Rouen, ni à la Normandie. L’étude prosopographique des bourgeois de Caen menée par L. Musset (1982) n’avait pas connu depuis une enquête analogue. Bien qu’elle ne cite pas ce travail, M. Six relève le défi. L’a. reconstitue cinq lignages. La forte mobilité sociale des années 1090-1150 correspond au développement d’une élite bourgeoise dont la fortune se fonde sur le commerce et le change. La commise interrompt ces activités, un relatif déclin s’amorce dans les années 1270, et de nouvelles familles apparaissent. Quel comportement adopte l’aristocratie envers la capitale du duché ? (D. Power) L’honneur du prince se heurte parfois aux prétentions bourgeoises (la révolte de Conan en 1090). Les bourgeois Rouennais imitent la vie aristocratique par la construction en pierre, par l’usage du sceau ou les libéralités envers les églises. Cette rivalité doit être nuancée. L’a. souligne une porosité statutaire entre bourgeoisie et chevalerie. Les bourgeois sont les principaux agents de la ferme des impôts et servent, comme les chevaliers, la garnison pour la défense de la ville. La présence des juifs à Rouen est établie (E. Brenner et L. Hicks). Si une yeshiva et la maison du juif Bonnevie ont été fouillées, la localisation de la synagogue provoque un débat. En dépit de son rayonnement culturel, la communauté juive passe, entre le xe et le xiiie siècle, de tolérée à condamnée à la conversion. La place de l’assistance à Rouen est majeure (E. Brenner) avec trois grands établissements : l’hôtel-Dieu de la Madeleine et deux léproseries. Rouen révèle un système complexe fondé sur la charité qui soutient les plus humbles. Soins du corps et de l’âme sont indissociables.
63 L’ouvrage se termine sans conclusion dont on regrettera l’absence. Enfin, un index (pas toujours fiable) complète le travail.
64 Damien JEANNE
Marjolaine Lémeillat (éd.), Actes de Pierre de Dreux, duc de Bretagne (1213-1237), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Sources médiévales de l’histoire de Bretagne », 2013, 293 p.
65 Inaugurant leur nouvelle collection des Sources médiévales de l’histoire de Bretagne, les Presses Universitaires de Rennes ont choisi de mettre en lumière le règne de Pierre de Dreux, duc de Bretagne de 1213 à 1237. Acteur incontournable du jeu politique qui s’est noué durant la première moitié du xiiie siècle, Pierre de Dreux a longtemps été oublié de l’historiographie contemporaine. Il faut en effet remonter à la première moitié du xxe siècle pour trouver trace de travaux s’intéressant à celui qui a ouvert une nouvelle page de l’histoire de la Bretagne médiévale (Jacques Levron, « Pierre Mauclerc, duc de Bretagne », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, 1re partie, t. xiv, 1933/2, pp. 203-295 et t. xv, 1934/2, pp. 199-329 ; Sidney Painter, The scourge of the clergy, Peter of Dreux, duke of Brittany, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1937 ; dans une moindre mesure, Jean-Loup Montigny, Essai sur les institutions du duché de Bretagne à l’époque de Pierre Mauclerc et la politique de ce Prince (1213-1237), Paris, La Nef de Paris, 1961). C’est en entreprenant un master 1 à l’Université de Bretagne Occidentale que Marjolaine Lémeillat s’est emparée avec passion du dossier de celui qui, longtemps affublé du surnom de Mauclerc, a installé la Maison des Dreux à la tête du duché de Bretagne. C’est pourquoi cette édition scientifique a le grand mérite de replacer ce personnage majeur au cœur de son siècle grâce à une ample production documentaire, variée et de très grande qualité.
66 En introduction, Marjolaine Lémeillat livre une courte notice biographique qui laisse deviner la complexité de la politique, mais aussi de la personnalité, de Pierre de Dreux (pp. 13-18), avant de fournir une analyse du dossier diplomatique sur lequel elle s’est penchée (pp. 19-31). Elle explique notamment la démarche scientifique qui a été la sienne, en partant du « catalogue des actes de Pierre de Dreux » dressé par Jacques Levron (Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, t. xi, 1930, pp. 173-266). L’objet de ce « catalogue » et de la présente édition n’est toutefois pas le même. Alors que Jacques Levron a inventorié et analysé deux cent quatre-vingt-trois actes, seuls cinq actes, inédits, étaient édités en appendice. Malgré son caractère daté, le « catalogue » demeure utile. En y incluant les actes dont Pierre de Dreux est le destinataire et ceux dont il est l’objet, il permet d’aborder, de façon globale, les relations ambiguës entretenues par le duc de Bretagne avec les rois d’Angleterre et de France. Toutefois, certaines cotes recensées par Jacques Levron, désormais périmées, ont ici fait l’objet d’une nécessaire mise à jour. Marjolaine Lémeillat a de son côté choisi d’éditer les actes dont l’auteur est Pierre de Dreux. Ceux-ci constituent un outil essentiel et conforme aux normes de l’édition diplomatique pour qui veut observer et analyser avec finesse la politique qu’il a menée dans son duché. La présente édition est précédée d’un itinéraire de Pierre de Dreux (pp. 32-40). Celui-ci permet de mettre en évidence l’implication du duc dans les conflits de son temps par une très grande mobilité, le voyant ainsi se rendre de la Bretagne à Paris, Limoges et Toulouse avant de revenir dans son duché au cours de la seule année 1219, ou en Champagne et en Angleterre en 1229.
67 Ce sont finalement cent vingt documents qui sont proposés à l’analyse de celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire de Bretagne (pp. 41-255). Il faut saluer l’immense travail d’élaboration des tableaux de la tradition des textes effectué par l’éditrice. La quantité et la dispersion des fonds manuscrits consultés témoignent de la minutie avec laquelle ceux-ci ont été établis (pp. 259-266). Cette approche systématique a notamment permis la découverte de nombreux actes inédits et de mentions transcrites dans des inventaires qui laissent deviner l’ampleur des pertes dues aux outrages du temps. Si ces inédits ne modifient pas profondément l’approche que l’on peut avoir du règne de Pierre de Dreux en Bretagne, ils mettent en relief un destin qui demeure exceptionnel et laissent entrevoir la richesse de fonds d’archives encore inexploités. De nombreux documents inédits offrent, notamment, un visage méconnu de Pierre de Dreux, qui se fait désormais appelé Pierre de Braine, redevenu simple chevalier au moment de la majorité de son fils, Jean Ier le Roux, à la fin de l’année 1237. Il se recentre sur le sud du Nantais, où il s’est installé à la suite de son mariage avec Marguerite de Montaigu, alors que ses relations avec l’évêque de Nantes demeurent exécrables. Marjolaine Lémeillat a aussi élargi le spectre des actes de Pierre de Dreux en éditant quelques documents qui, s’ils n’ont pas le duc pour auteur, reflètent certains moments importants de son règne. C’est le cas, notamment, de l’enquête de 1235 menée sur ordre du roi Louis IX après les exactions commises par les officiers de Pierre de Dreux dans le nord du duché. L’édition est toutefois incomplète puisque les enquêtes menées pour André de Vitré, Aliénor, veuve de Jédouin de Dol, et Alain d’Acigné, ne figurent pas dans le volume. Relevant l’erreur commise par Alexandre Teulet dans son édition des Layettes (n° 1061), Sydney Painter soulignait leur existence (« Documents on the History of Brittany in the time of St. Louis », Speculum, vol. 11, n° 4, October 1936, p. 471), avant que John Archer ne les édite dans un mémoire de maîtrise resté inédit (Une analyse du développement du pouvoir des ducs de Bretagne auprès de leurs vassaux (1203-1305), janvier 1996, dir. Hervé Martin, Université de Rennes II, pp. 121-133).
68 Cette nouvelle collection des « Sources médiévales de l’histoire de Bretagne » se veut ouverte au plus grand nombre. C’est pourquoi, outre le prix modique affiché pour un tel ouvrage, plusieurs outils sont offerts au lecteur afin qu’il appréhende au mieux le règne du Capétien. Chaque acte rédigé en latin est ainsi traduit en français contemporain. Même s’il peut faire débat, ce parti pris est sans doute le bienvenu car il répond à un des enjeux majeurs de l’accessibilité de la recherche pour un public au sein duquel les latinistes se font de plus en plus rares. Le glossaire (p. 257) aurait pu être étoffé. L’ouvrage se conclut par un index des noms de personnes et de lieux fort utile dont l’entrée s’effectue de façon aisée par les termes français. Par cet ouvrage, Marjolaine Lémeillat apporte donc une contribution majeure à l’histoire de la Bretagne au xiiie siècle, qu’elle a d’ores et déjà poursuivie par l’édition des actes de Jean Ier, fils et successeur de Pierre de Dreux à la tête du duché (Actes de Jean Ier, duc de Bretagne (1237-1286), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, 389 p.).
69 Vincent LAUNAY
Éric Bousmar, Jonathan Dumont, Alain Marchandisse et Bertrand Schnerb (dir.), Femmes de pouvoir, femmes politiques durant les derniers siècles du Moyen Âge et au cours de la première Renaissance, Bruxelles, De Boeck, « Bibliothèque du Moyen Âge » 28, 2012, 656 p.
70 La publication de cet ouvrage, comme le soulignent eux-mêmes les éditeurs, témoigne du renouveau actuel des recherches sur le rôle des femmes de pouvoir dans l’histoire politique européenne. Son objet est d’offrir un regard comparatiste, à travers un ensemble d’études de cas puisées dans des espaces et des temps variés, sur les modalités et spécificités de ce pouvoir au féminin, selon cinq axes principaux : Pouvoirs de reines et de régentes (1re partie, 10 contributions), Reines et maîtresses (2e partie, 2 articles), Femmes politiques et principautés territoriales (3e partie, 12 contributions), Église et pouvoir féminin (4e partie, non indiquée dans la table des matières, 2 articles), Femmes, littérature, arts et pouvoir (5e partie, 5 articles).
71 La contribution liminaire de Philippe Contamine met en parallèle les cheminements politiques de Yolande d’Aragon et de Jeanne d’Arc, montrant comment ces deux personnalités, aux origines sociales et aux parcours si différents, sont fugacement et étonnamment unies dans leur soutien commun à Charles VII. L’article de Robert Jean Knecht nous plonge ensuite dans les années troublées d’un xvie siècle finissant. L’exemple de Catherine de Médicis lui permet de souligner combien il est difficile de mesurer, malgré des sources volumineuses, le rôle réel de la reine mère lors de la crise politico-religieuse des années 1567-1572. L’évocation du règne d’Isabelle Ire de Castille par Miguel Ángel Laderso Quesada rappelle que les femmes peuvent pleinement exercer le pouvoir dans le royaume de Castille et faire preuve d’un grand sens du politique. Jeanne d’Aragon-Castille, dite Jeanne la Folle, étudiée par Jean-Marie Cauchies, est en revanche écartée du pouvoir par son propre père dès son veuvage, au prétexte de son incapacité à exercer ses fonctions. À travers l’étude du vocabulaire utilisé dans l’Empire germanique pour désigner les reines (de consors regni à koenigs husfrouwe), Amélie Fößel préfère parler, plutôt que de déclin, d’une redéfinition de leur rôle politique. Les articles consacrés à Blanche de Castille (Jean Richard), Isabeau de Bavière (Rachel Gibbons), Marguerite d’Anjou (Helen E. Maurer) et Anne de France (Jean-François Lassalmonie) sont autant de portraits de femmes de pouvoir, qui toutes ont pris activement part au gouvernement du royaume dans des périodes délicates pour la monarchie. Blanche de Castille joue ainsi un rôle politique essentiel lors de la minorité de son fils, Louis IX, puis pendant le séjour de ce dernier en Terre Sainte. Isabeau de Bavière doit assurer la continuité du pouvoir, dans un contexte de guerre civile, alors que son mari Charles VI sombre dans la folie. De façon similaire, Marguerite d’Anjou supplée à Henri VI, roi d’Angleterre, victime d’accès de démence. Anne de France, dame de Beaujeu, chargée de veiller sur son frère Charles VIII durant sa minorité, exploite sa position dominante pour s’imposer face à son époux, Pierre de Bourbon, officiellement chargé du gouvernement du royaume. Les parcours de Lucrezia Borgia et Caterina Cibo Varano, toutes deux gubernatrix generalis, permettent enfin d’éclairer le rôle politique des femmes dans les États italiens (Maria Grazia Nico Ottaviani).
72 Dans une deuxième partie, John W. Baldwin et John Ashdown-Hill montrent l’importance de l’entourage féminin des rois Philippe Auguste et Édouard IV d’Angleterre.
73 La troisième partie mène le lecteur sur les traces des princesses territoriales, duchesses, comtesses, et vicomtesses, qui ont exercé un pouvoir effectif dans leurs possessions. Des douze portraits de femmes présentés se dégagent plusieurs traits communs. Souvent veuves – c’est le cas pour Élisabeth Candavène (Jean-François Nieus), Mahaut d’Artois (Bernard Delmaire), Héloïse de Joinville (Laurence Delobette), Ermesinde de Luxembourg (Michel Margue), Yolande de Flandre (Michelle Bubenicek), Marguerite de Clisson (Michael Jones) ou encore Anne Dauphine (Séverine Mayère) –, ces princesses ont dû gérer pendant leurs règnes des conflits parfois violents avec les autres détenteurs du pouvoir (la noblesse en Artois ; le duc de Bourgogne, les seigneurs lorrains, les villes flamandes dans les terres de Yolande de Flandre ; Amé de Viry dans le Beaujolais d’Anne Dauphine, etc.) ou même leur propre famille (Élisabeth Candavène et Marguerite d’Avesnes – étudiée par Monique Maillard-Luypaert – face à leur descendance, Mahaut d’Artois contre son neveu, Marguerite de Clisson contre les femmes de son père, etc.). Les contributions témoignent par ailleurs de la grande importance qu’elles accordent à la légitimation de leur autorité par leur patronage religieux (Héloïse de Joinville, Mahaut d’Artois), leur titulature (Yolande de Flandre), leurs armoiries (Élisabeth Candavène, Marguerite de Clisson). D’autres échouent dans leurs ambitions politiques, telle Jacqueline de Bavière (Éric Bousmar), ou restent des outils au service de la politique du lignage, comme le montrent Thérèse de Hemptinne avec Marguerite de Male et Anne-Cécile Gilbert avec Marguerite de Bourgogne. D’autres enfin sont, à l’image de Marguerite de Bavière (Alain Marchandisse), les fidèles et remarquables lieutenants de leurs époux.
74 Le cas des femmes d’Église, qui constitue la quatrième partie de l’ouvrage, est analysé à travers les exemples de Jeanne de France et Marguerite de Lorraine d’une part (Philippe Annaert), de quelques abbesses cisterciennes d’autre part (Marie-Élisabeth Henneau).
75 Dans la cinquième et dernière partie, trois articles, illustrés d’un appréciable cahier en couleur, témoignent de l’importance du mécénat dans l’affirmation du pouvoir féminin. Les commandes artistiques et les bibliothèques de Jeanne de Laval (Anne-Marie Legaré), Marguerite d’Autriche (Dagmar Eichberger), Isabelle de Chiaromonte (Gennaro Toscano) en sont le témoignage. Les deux dernières contributions rappellent opportunément que la condition féminine est source de réflexion dès l’époque médiévale : certaines femmes sont sujets littéraires (Jean Devaux), et leur statut juridique est défini dans les deux droits, canonique et civil (Maria Teresa Guerra Medici).
76 Cet ouvrage riche et foisonnant, comme le soulignent les conclusions de Colette Beaune, tend donc à démontrer, à travers la multiplicité des exemples abordés, que la participation féminine au pouvoir à l’époque médiévale n’est finalement pas si exceptionnelle. Il illustre aussi la complexité des gender studies, qui échappent à toute généralisation, tant géographique que chronologique. De l’ensemble de ces contributions ressort la difficulté de tracer les parcours de femmes généralement peu documentées, dont l’action politique reste souvent dans l’ombre. Chartes, correspondances, sceaux, titulatures, chroniques sont tour à tour sollicités pour cerner la réalité et la représentation de leur pouvoir. Si l’on peut regretter que certaines contributions dressent des portraits de femmes sans réellement s’interroger sur la nature et les spécificités du pouvoir au féminin, la plupart abordent les problématiques liées à l’histoire des femmes, montrant que ce sont les mêmes dans l’ensemble de l’Occident médiéval chrétien, et qu’elles se prolongent jusque dans les premières années de la modernité. Ce recueil montre ainsi que, présentes à tous les échelons du pouvoir – seigneurial, princier, royal et même monastique – la majorité des femmes évoquées ont dû âprement défendre leur légitimité pour affirmer leur autorité dans un monde peu favorable à leur sexe. Le lignage, le mariage, la maternité, l’entourage, la loi, les qualités personnelles, sont autant de facteurs qui déterminent leur position vis-à-vis du pouvoir. Leur rôle, parfois informel, peut aussi être pleinement assumé et leur valoir d’être malmenées par l’historiographie.
77 En définitive, force est de constater que la majorité de ces femmes de pouvoir, quoique exclues du monde des armes, disposent des mêmes capacités politiques que leurs homologues masculins, usent des mêmes outils de gouvernement et sont confrontées aux mêmes oppositions : lorsqu’il s’agit d’exercice du pouvoir, le genre s’efface.
78 Christelle BALOUZAT-LOUBET
Patrick Boucheron et Jean-Philippe Genet (dir.), Marquer la ville. Signes, traces, empreintes du pouvoir (xiiie-xvie siècle), Actes de la conférence organisée à Rome en 2009 par le LAMOP en collaboration avec l’École française de Rome, Paris, Publications de la Sorbonne / École française de Rome, « Le pouvoir symbolique en Occident (1300-1640) » 8, 2013, 527 p.
79 Ce colloque romain de 2009 s’inscrit dans une longue série de rencontres et travaux qui ont pour thème « Le pouvoir symbolique en Occident (1300-1640) ». Les auteurs reprennent la définition du symbolique défendue par Maurice Godelier : « ensemble des moyens et processus par lesquels des réalités idéelles s’incarnent à la fois dans des réalités matérielles et des pratiques qui leur confèrent un mode d’existence concrète, visible, sociale ». Le tome VIII de l’enquête se consacre à la ville, comme lieu d’un marquage symbolique imprimé par les divers pouvoirs.
80 Dans son introduction générale, Patrick Boucheron établit les contours et les enjeux de ce marquage urbain. Celui-ci est constitué de réalités matérielles disparates, allant de la simple enseigne aux empreintes les plus massives laissées par les monuments. Ils résultent d’un processus politique, par conséquent de l’action parfois contradictoire et conflictuelle des pouvoirs exercés sur la ville. C’est pourquoi la question du marquage rejoint celle de l’espace public, appréhendé dans ses deux sens, urbanistiques et politiques (l’Öffentlichkeit de Jürgen Habermas). Patrick Boucheron met d’ailleurs en garde contre des lectures hâtives du paysage urbain : des structures du pouvoir différentes peuvent engendrer des formes urbaines semblables, et inversement, des structures identiques peuvent laisser des traces différentes. L’avertissement vaut pour l’ensemble de la méthode d’analyse des marqueurs urbains : ce n’est pas une typologie formelle que les présentes études prétendent établir, mais une « reconstitution d’un mouvement », d’un processus et d’acteurs à identifier.
81 Les articles du recueil sont regroupés en cinq parties. La première s’intéresse aux marqueurs les plus visibles et parfois les plus violents : l’empreinte du château seigneurial sur la ville, souvent dupliquée par des hôtels particuliers et amplifiée par la formation de quartiers seigneuriaux. Ce processus est connu, mais les auteurs proposent ici des réflexions nouvelles sur les rythmes et les significations de ces marquages. Andrea Zorzi montre ainsi que cet arrocamento urbano n’est pas consubstantiel au pouvoir seigneurial. Au xiiie siècle, alors que plusieurs villes italiennes tombent sous le joug de familles aristocratiques, rares sont celles qui connaissent ce processus. C’est seulement dans les décennies centrales du xive siècle que les constructions se généralisent, témoignant d’un nouveau langage politique, marqué par la distance et même l’hostilité vis-à-vis de la communauté urbaine. Mais ce processus n’est rien moins que linéaire, comme le montre Maria Nadia Covini : si en 1346, Luchino Visconti transforme la grande place communale en un vaste périmètre fortifié (la Stainpace), celui-ci est démantelé dans le dernier quart du xve siècle sous la pression des habitants et en accord avec le seigneur, soucieux désormais de régner avec l’appui de ses sujets.
82 Ce sont ainsi des pratiques sociales qui donnent sens aux marqueurs, notamment ces « parcours » étudiés dans la seconde partie. La plupart des auteurs reviennent sur le concept de « religion civique », qu’ils revisitent à la lumière de nouvelles interrogations. Il n’y a pas de religion du politique, mais appropriation par les nouveaux pouvoirs urbains des rituels élaborés par l’Église afin de constituer la ville en pôle sacré. Jean-Claude Schmitt montre ainsi, à partir de l’exemple milanais, que la porte urbaine tire son modèle de la porte ecclésiale, qui marque l’opposition entre deux mondes, le dedans et de dehors, le positif et le négatif. Le jeu des récupérations se fait aussi au profit du pouvoir seigneurial, comme dans la ville de Turin étudiée par Laura Gaffuri et Paolo Cozzo. Au cours des xve et xvie siècles, les autorités communales sont peu à peu dépossédées des rituels urbains au profit du duc. Le glissement de sacralité se fait toujours au sein de l’Église universelle, dont la ville devient un maillon essentiel, mais pour Dominique Iogna-Prat, la ville construit au cours de la période sa propre légitimité, devenant, au terme de cette évolution, le « réceptacle de la société civile et le seul référent possible de l’universel ». Elle se substitue ainsi à l’Église, dont le bâtiment est assimilé aux autres édifices publics, dans une ville qui se constitue en principal élément structurant.
83 Ces jeux de substitution s’opèrent grâce au réemploi de marquages antérieurs, comme le soulignent plusieurs articles de la troisième partie. La ville fait difficilement table rase du passé et doit souvent reprendre les anciens marquages, en leur conférant de nouvelles significations. Ces reprises sont souvent progressives et prudentes, surtout quand le pouvoir veut ménager des formes politiques attachées aux anciens marqueurs. C’est ainsi que procèdent les Trinci dans la ville de Foligno étudiée par Jean-Baptiste Delzant. À la charnière des xive et xve siècles, cette famille aristocratique s’approprie progressivement le centre de l’espace public, la place de la commune, par l’achat de plusieurs maisons qui sont ensuite raccordées pour former un tout cohérent. Mais la nouvelle disposition se garde bien d’effacer les anciens pouvoirs ; au contraire, la résidence seigneuriale se place entre la cathédrale et le siège ancien des institutions communales dans une continuité que marquent des ponts de pierre, assurant le passage d’un lieu à un autre. La ville de Toulouse est l’objet d’une étude de Quitterie Cazes, qui se place dans un temps long, de l’Antiquité au xvie siècle, pour cerner les continuités et les ruptures des marquages urbains. L’originalité toulousaine tient à l’entretien régulier et continu de la ceinture fortifiée léguée par l’Antiquité. En revanche, les pôles du pouvoir antiques ont été entièrement éradiqués au profit de nouveaux centres, dont une Maison commune, qui se place délibérément à mi-chemin entre les deux parties de la ville qui émergent à partir du xiie siècle : la cité et le bourg.
84 La quatrième partie étudie la « mise en son » de la ville, et on saura gré aux organisateurs du colloque d’avoir ménagé quelque place à ces questions nouvelles. C’est moins la réalité sonore de l’espace urbain qui est ici abordée que le marquage de la ville par des musiques ritualisées et chargées de signification. Un moment particulier suscite l’attention des autorités : le Carnaval, occasion de débordements multiples qui peuvent être encouragés par la musique, comme les canti carnascialeschi chantés par les artisans florentins au début du xvie siècle : des chants souvent irrévérencieux à l’égard de l’Église et des classes dominantes. Le grand-duc Cosme Ier de Médicis, désireux de mettre en place un pouvoir absolutiste, remplace ces chants par des mascherate plus respectueux et conformes aux goûts de la noblesse. La musique opère ainsi une « curialisation » du carnaval qui répond aux exigences du prince et de ses courtisans (Philippe Canguilhem).
85 C’est au final un recueil instructif, même si les villes italiennes y paraissent un peu surreprésentées, de l’aveu même de Jean-Claude Maire Vigueur, qui signe la conclusion de l’ouvrage. Deux articles sont cependant à signaler qui apportent un éclairage important sur les villes du nord de l’Europe. Jean-Philippe Genet, étudiant Londres, constate l’absence de marqueurs royaux dans une ville qui est pourtant la première d’Angleterre et qui est vue par ses habitants comme the king’s chamber : le gouvernement royal siège ainsi à Westminster, dans un borough indépendant de Londres, doté de sa propre municipalité. Les Londoniens marquent ainsi leur distance et leur autonomie vis-à-vis du pouvoir royal. Dans les villes du nord de la France étudiées par Thierry Dutour, les marqueurs visuels et sonores semblent moins renvoyer à la commune qu’à la communauté. Même les maisons de ville, plutôt rares, symbolisent autant la richesse urbaine que la communauté politique. Pour l’auteur, ce sont surtout les pratiques sociales, comme les rassemblements civiques, qui donnent une signification publique aux lieux, quels qu’ils soient.
86 Xavier NADRIGNY
Claudia Tripodi, Gli Spini tra xiv e xv secolo. Il declino di un antico casato fiorentino, Florence, Leo Olschki Editore, « Biblioteca storica toscana » LXVIII, 2013, 264 p.
87 La famille florentine des Spini a laissé de nombreuses traces dans la documentation des xive et xve siècles. Pour retracer leur histoire au cours de ces deux siècles, Claudia Tripodi a le grand mérite de ne pas s’être limitée aux récits des chroniqueurs, qui ont abondamment évoqué la place tenue par ce grand lignage dans la vie politique du xive siècle. Pour en retracer les déboires et le long effacement au xve siècle, elle s’est appuyée sur les archives notariées, immensément riches pour la fin du Moyen Âge, dont elle a exhumé de nombreux testaments, des actes de vente et d’achat de biens, des compromis entre les membres de la consorteria, etc. Elle a suivi l’évolution démographique et économique des différentes lignées en recourant tout particulièrement aux descriptions fiscales du xve siècle, les catasti (et pas seulement à celui de 1427-1430, le mieux connu et le plus souvent exploité). Le dépouillement des registres de Tratte (soit la documentation concernant les tirages au sort et élections aux charges municipales) lui a permis de mesurer l’ampleur ou les limites de l’implication des Spini dans la vie politique de la commune. Si les archives des firmes commerciales et bancaires de la famille n’ont pas été conservées, un précieux livre de ricordanze de l’un de ses membres économiques et politiques les plus actifs au début du xve siècle, Doffo di Nepo Spini, lui a permis de cerner un personnage dont la faillite a signé le début, dans les années 1420, d’un déclin qui atteint, au-delà de lui et de ses proches, une grande partie du clan. C’est à cette histoire que l’essentiel du livre est consacré, la période du xive siècle, objet du premier des quatre chapitres, étant moins bien couverte par la documentation. L’enquête a permis à l’auteur de restituer en une dizaine de tableaux (dont on regrettera seulement qu’ils ne soient pas regroupés pour faciliter la consultation) la généalogie des différentes branches d’un groupe familial qui compte encore dix-sept feux fiscaux en 1427.
88 Riche famille de banquiers et hommes d’affaires, les Spini avaient eu le désavantage d’être classés à l’extrême fin du xiiie siècle parmi les « magnats ». Cette stigmatisation les écarta pendant une cinquantaine d’années des instances gouvernementales. L’ensemble du lignage, cependant, bénéficia en 1343 d’une réintégration dans les rangs des « populaires », mais cette mesure, comme chez leurs congénères re-popularisés, ne leur ouvrit pas pour autant l’accès immédiat aux plus hautes charges municipales. Toutefois l’ancienneté, le renom et la fidélité de la famille aux valeurs communales ne leur interdirent pas de participer à la vie politique de la cité, d’accumuler les charges honorifiques, telles que les ambassades, et d’assumer diverses fonctions administratives dans le contado ou dans la ville.
89 Claudia Tripodi du reste distingue clairement des spécialisations au sein de leur groupe : l’une des deux principales branches du lignage étant plus distinctement engagée dans la vie politique, l’autre tournée vers la banque et le commerce de façon plus marquée. C’est à celle-ci que Doffo di Nepo appartenait, encore que la Commune, après le retour des oligarques au pouvoir dans les deux dernières décennies du Trecento, lui ait confié plus d’une ambassade ; l’essentiel de ses activités, cependant, concernait la firme bancaire qu’il dirigeait avec son frère. Mais lui comme ses consorts des deux branches étaient liés au parti des Albizzi hostile aux Médicis, et l’arrivée au pouvoir de ces derniers, en 1434, entraîna un regain d’exclusion politique de leur famille pendant la majeure partie du xve siècle. Ce n’est guère qu’après 1450 que certains des Spini gagnèrent la confiance de la famille dominante et réapparurent, plus ou moins difficilement, dans l’administration et le gouvernement communal. C. Tripoli exploite à ce titre des correspondances échangées, dans la seconde moitié du siècle, avec l’un ou l’autre des Médicis, une documentation qui met au jour l’un des côtés les moins plaisants du système florentin des « élections » aux fonctions municipales, à savoir la nécessité de passer par des « recommandations », autrement dit des relations de clientélisme décuplées sous la domination médicéenne et convergeant toutes vers le palais de la Via larga. Pour tenter de maintenir ou récupérer leur rang dans la cité, des gens comme les Spini, bons représentants de cette partie de l’aristocratie ancienne qui fut écartée pour des raisons diverses du pouvoir réel, offrent un exemple des accommodements, voire de la servilité envers les « principes » dont il leur fallut faire preuve.
90 Les raisons de leur éviction de la scène civique ne sont pas uniquement d’ordre politique, elles tiennent aussi à la faillite et à la ruine de plusieurs lignées de la consorteria. Là encore, le destin des Spini a croisé celui des Médicis à l’avantage de ces derniers, ce que retrace le deuxième chapitre du livre. La firme bancaire de Doffo et son frère Scolaio s’était taillé une place avantageuse auprès du pape ; les Médicis les supplantèrent sous Martin V et leur reprise des activités à la cour romaine précédemment menées avec profit par les Spini, l’incapacité de ceux-ci à satisfaire leurs créanciers, la menace de représailles contre toutes les activités commerciales florentines qui affolèrent le gouvernement de Florence entraînèrent en 1420 la banqueroute de la banque de Doffo Spini. L’accumulation des créances eut pour la branche de Doffo des conséquences durables, vu le discrédit attaché aux banqueroutiers et les difficultés pour les contribuables trop endettés à maintenir leur présence dans les organes de la République. S’ajouta pour Doffo une accusation de sodomie au moment même où il avait contribué à faire adopter le renforcement de la loi contre les « sodomites ». Ses descendants vivront petitement au xve siècle et ne réussiront pas à faire face durablement à la déchéance de leur lignée. Au contraire, ceux des Spini qui réussirent à garder la tête hors de l’eau le firent par une politique de concentration foncière et en particulier d’accumulation des parts, éparpillées entre les différentes branches de la consorteria, de la résidence ancestrale indivise – le vieux palais des Spini, ce qui leur restituait une visibilité civique sur la scène publique florentine. Une attitude, cela dit, qui fut plus le fait d’individus qu’une action concertée de l’ensemble du lignage : Claudia Tripodi montre l’individualisme croissant au cours du Quattrocento, derrière une façade d’unité limitée aux signes identitaires – le nom, les patronages de chapelles où les Spini avaient sépulture commune, l’occupation du palais – plus qu’aux intérêts économiques désormais fortement divergents et aux stratégies matrimoniales et politiques menées indépendamment.
91 L’analyse très fouillée des testaments met en lumière les dissensions, traduites par des entorses aux règles privilégiant les agnats. Conflits qui résultent de la monopolisation des parts du palais conduite à plusieurs reprises par certains descendants, même illégitimes, de l’appauvrissement et de la perte de prestige de ceux qu’avait ruinés la banqueroute de 1420. Ils sont également perceptibles quand certains consorts cherchent à interdire à d’autres la sépulture de leurs morts dans la chapelle Spini de l’église Santa Trinità, en face du palais. Le « poids de l’ascendance commune » se fait certes encore sentir au xve siècle, mais porte surtout sur le plan symbolique, et Claudia Tripodi peut conclure que ces fractures au sein du lignage corroborent les analyses jadis menées sur l’allègement des solidarités lignagères au Quattrocento. Au total, cet ouvrage nourri d’une solide recherche documentaire offre une vision très convaincante des réussites et des revers d’une grande famille de la première Renaissance.
92 Christiane KLAPISCH-ZUBER
Fabio Di Giannatale (dir.), Escludere per governare. L’esilio politico fra Medioevo e Risorgimento, Florence, Le Monnier, 2011, 218 p.
93 La pratique politique de l’exclusion d’individus ou de groupes hors de la communauté a connu dans la péninsule italienne des temps forts, au point de fournir parfois des modèles d’action politique. Si l’ostracisme est d’origine athénienne avec la réforme de Clisthène, la proscription et l’expatriation appartiennent à la vie politique de la République et de l’Empire romain. Au moment de l’essor médiéval des communes italiennes, des bandi servirent à définir et à circonscrire les ennemis de la communauté urbaine, afin de mieux les écarter. À la fin du xve siècle et au début du xvie siècle, les fuorusciti vécurent de semblables exclusions et des penseurs de l’envergure de Machiavel et de Guicciardini tirèrent des réflexions politiques de leur propre expérience. Avec la Révolution française, de nouvelles vagues d’exil se produisirent, qu’il s’agisse de partisans jacobins ou d’opposants aux réformes. À la veille du Risorgimento, le phénomène de l’exil allait marquer durablement les élites politiques et culturelles italiennes, depuis Ugo Foscolo jusqu’à Mazzini et Garibaldi. Enfin, durant la dictature fasciste, l’exil prit une double forme : celle de l’exil classique, c’est-à-dire du refuge à l’étranger, et celle de la relégation, c’est-à-dire d’un exil intérieur et donc d’une rupture d’avec la communauté par l’isolement de l’ennemi ainsi condamné.
94 L’existence de cet ouvrage est-elle liée à cette prégnance de l’exil dans l’histoire péninsulaire ? Étonnamment, les coordinateurs de l’ouvrage n’en disent mot, mentionnant seulement que l’ouvrage est le résultat d’une rencontre internationale d’historiens qui s’est tenue à l’université de Teramo en 2009, pour réunir dans ces pages quelque onze contributions autour de la thématique de l’exil politique. S’il est logique dans l’économie de ce livre que la fin du Moyen Âge et le temps de la Renaissance soient représentés par plusieurs communications, le lecteur comprend mal comment l’espace d’étude et la chronologie ont été choisis. En effet, près de la moitié des textes de ce volume concerne l’exil italien, alors que deux autres portent sur l’exil intérieur dans la monarchie française du xviie siècle et que quatre textes traitent de l’exil en tant que conséquence de la Révolution française et des soubresauts de l’Europe de la Sainte Alliance, cela jusqu’à la veille du Risorgimento.
95 Malgré ce manque de cohérence dans la définition des champs d’étude, les contributions proposées stimulent la réflexion sur ces pratiques politiques de l’exclusion. La riche introduction rédigée par Fabio Di Natale souligne cette fécondité. Après avoir rappelé l’ancienneté de la pratique et les différentes formes qu’elle a pu revêtir, il insiste sur quelques grandes inflexions qui se produisirent à la fin du Moyen Âge dans la codification juridique de l’exil. Parmi celles-ci, le processus de criminalisation des délits politiques et celui de la politisation des délits de droit commun apparaissent les plus manifestes, entrant en concordance avec la centralisation des pouvoirs politiques urbains. Les communes médiévales avec leurs rivalités intestines favorisèrent l’institution du bando (c’est-à-dire du bannissement) et la progressive diversification des mesures utilisées, par exemple à Florence avec l’ammonizione (la perte des droits civiques et l’exclusion des charges politiques). À cette diversification des formes d’exclusion se combine une transformation de ces exclusions en un délit, rejoignant les catégories du vocabulaire ecclésiastique de l’excommunication. Les quatre premiers textes s’intéressent particulièrement à ces tendances. Giuliano Milani étudie, depuis la première moitié du xiie siècle jusqu’au xive siècle, les principales étapes de cette élaboration de l’exclusion en tant qu’une des formes de sélection au sein des élites urbaines. La rédaction de livres communaux (libri iurium) et la formation de nouvelles pratiques telle que le sodamento à Florence (l’interdiction de se rendre au palais communal et de fréquenter les magistrats) constituent des illustrations de ce processus de centralisation et de contrôle de la communauté politique que le conflit entre guelfes et gibelins autorise un temps. Fabrizio Ricciardelli prolonge dans le temps l’étude de Milani en distinguant les modalités de l’exclusion dans la Florence républicaine et ses extensions à mesure de la prise du pouvoir urbain par le popolo. De ce fait, il souligne que la perception despotique de Côme de Médicis à partir de sa prise du pouvoir en 1434 relève du mythe historiographique créé dans la seconde moitié du xixe s. par John Addington Symonds : la continuité entre la république médiévale et le despotisme de la Renaissance serait bien plus forte qu’on ne le suppose généralement. Alison Brown poursuit cette analyse, pour l’ensemble du xve siècle florentin mais avec plus de nuances, insistant sur le fait que l’exclusion ne cesse pas avec les Médicis, mais que son emploi varie et se diversifie, en une sorte de « cocktail punitif » (p. 61) incluant l’ammonizione, les confiscations ou encore la consignation des noms des rebelles dans des livres, pour déboucher sur la notion de crime de lèse-majesté avec Laurent de Médicis.
96 Carlo Taviani étend le domaine d’étude de la pratique de l’exclusion à la République de Gênes aux xve et xvie siècles. Dénombrant quelque 47 changements de régime entre 1400 et 1528, il analyse les stratégies de l’exil pour un des lignages majeurs de Gênes, celui des Fregoso. Elles correspondent à des relations soit matrimoniales, où l’on trouve asile, soit internationales, qu’il s’agisse de la proximité avec Rome – plusieurs papes étant génois (Nicolas V, Innocent VIII) – ou des relations étroites avec la monarchie française. Un quatrième texte évoque l’exil et l’exclusion durant les guerres d’Italie, et effectue une typologie énumérative des exilés, des formes et des lieux de leur exil. Du Milanais au Piémont, des États de l’Église à Naples ou de Venise à Sienne, des pôles d’exclusion et d’attraction se forment dans la péninsule. Certains étant plus répulsifs, d’autres plus ouverts quand la conjoncture le permet, tel Rome que l’auteur qualifie d’« “open” city » (p. 90). L’échelle européenne joue aussi pour l’accueil de ces exilés, auprès de l’Empereur, du roi d’Espagne ou bien du roi de France.
97 Les contributions de Christian Kühner et de Jean Boutier déplacent les terres de l’exil dans le royaume de France à l’époque du Roi Soleil. Le premier étudie l’exil de Bussy Rabutin, qui subit ce qu’on a qualifié de « disgrâce sans déshonneur », c’est-à-dire la relégation dans ses domaines, pour avoir anonymement écrit l’Histoire amoureuse des Gaules, parodie du Satyricon de Pétrone. Quant à Étienne Baluze, bibliothécaire de Colbert, il fut assigné à résidence pour avoir attribué aux La Tour d’Auvergne une origine aussi ancienne que celle de la famille royale dans son Histoire généalogique de la maison d’Auvergne parue en 1708. Toutefois, l’examen de cet exil – assez doux – conduit Jean Boutier à conclure : « l’exil comme arbitraire royal appartient à l’imaginaire politique » (p. 133).
98 Les quatre dernières études reviennent au domaine italien. Gabriele Carletti prend à contre-pied les présupposés de l’exil « progressiste » en analysant le fuorucitisme politique qui culmine au lendemain du triennio républicain (1796-1799), à travers l’expérience de Francisco Soave. Cet ecclésiastique traducteur de Locke, rarement classé parmi les catholiques réactionnaires, condamna pourtant tôt et vigoureusement les « cannibales français », ce qui le contraignit à fuir une première fois en 1796 et à nouveau en 1799, pour trouver asile en Lombardie autrichienne. L’exil des pionniers du Risorgimento constitue l’objet des trois dernières contributions. Adolfo Noto analyse l’impact de l’œuvre de Tocqueville sur les exilés italiens en France dans les années 1830-1840, qu’il s’agisse de monarchistes comme Pellegrino Rossi, ami de Guizot, du Piémontais et futur ministre des Affaires étrangères Vincenzo Gioberti ou de la figure célèbre de Cristina Trivulzio, princesse de Beljoioso. Cette traductrice de Vico tenait à Paris un salon fréquenté par des personnalités comme Mignet, Heine, Musset ou Thiers. Ses réflexions sur la place de la religion dans le libéralisme emprunte des idées à l’auteur de De la démocratie. Fabio Di Giannatale souligne la concordance entre la régénération romantique de la figure de Dante, depuis Victor Hugo, Alexandre Dumas, Franz Liszt, Ingres ou Delacroix, et l’identification des exilés italiens aux objectifs du poète. Père de la langue nationale, régénérateur de l’Italie, dont les vers sont « un cri de liberté », cinq siècles auparavant, Dante s’opposa à Rome et au pape, tout en marquant sa méfiance envers le pouvoir impérial : pour les partisans de l’Italie unie, il incarne le héros national. Deux acteurs majeurs des révolutions nationales du xixe siècle firent l’expérience de l’exil, Mazzini et Kossuth. Tous deux trouvèrent refuge à Londres, s’opposèrent au « centralisme socialiste », car il entraîne le despotisme [sic !] et s’engagèrent en faveur du Manifeste du Parti Républicain, qu’ils formulèrent en 1855 avec d’autres exilés, tel que Ledru Rollin.
99 Dans ce livre aux thèmes nombreux et variés, la diversité des approches de la notion d’exil et de ses pratiques offre ainsi au lecteur des réflexions sur l’histoire italienne et sur la question de l’exclusion politique.
100 Alain HUGON
Hugues Daussy, Le Parti huguenot. Chronique d’une désillusion, 1557-1572, Genève, Droz, 2014, 888 p.
101 Ce fort volume que nous offre Hugues Daussy comble assurément une lacune importante dans l’historiographie du calvinisme français. Partant du constat, visible dans des sources qu’il cite abondamment, que les réformés ont vraiment cru, à la fin des années 1550 et au début des années 1560, que le royaume de France pouvait devenir protestant, que le roi et sa famille seraient illuminés par la vérité, l’auteur veut réexaminer l’histoire du « parti huguenot ». Au modèle traditionnel d’une lutte pour la survie, pour la reconnaissance du droit à l’existence, il veut en substituer un autre, plus proche de ce qui se dégage des archives et des imprimés de l’époque. La liste de ceux-ci donne le vertige et montre un souci de l’exhaustivité érudite et du croisement des sources, à différentes échelles, des assemblées politiques huguenotes locales à la diplomatie réformée mettant en jeu l’équilibre international. Grâce à des dépouillements massifs qui l’ont mené dans toute l’Europe, l’auteur montre donc bien que la coexistence n’est alors pas une revendication en soi, mais une situation transitoire avant la totale conversion du royaume, rêve qui ne sera abandonné que progressivement par certains, et seulement en 1572 par tous, après la Saint-Barthélemy. Pour l’auteur, cette dernière est bien la fin d’une période, délaissée par l’historiographie, même si la parution en 2012 d’un volume de documents sur « les années décisives de la Réforme française » (1557-1563) a elle aussi contribué à combler cette lacune.
102 L’originalité de l’étude est d’analyser à la fois l’imaginaire calviniste et les moyens, notamment militaires et politiques, mis en œuvre. Il nous fait apparaître l’histoire d’une politisation de la Réforme française, à partir de 1557, avec le soutien initial de Calvin, mouvement d’abord difficile à percevoir, car le rôle politique des pasteurs et des autorités ecclésiastiques réformées est central, mais ensuite clairement défini avec la naissance du « parti huguenot », grâce à la conversion de grands nobles capables de le soutenir. Ce parti se développe en parallèle des institutions ecclésiastiques, toujours lié à elles et à leurs racines spirituelles, mais en cours d’autonomisation, avec une politisation et une militarisation croissantes. Il s’agit d’un « organisme hybride » dont les nobles seraient la tête, mais l’élite pastorale le cœur (p. 13). Revendiquant le caractère de « chronique » de l’ouvrage, Hugues Daussy démêle certains faits parfois au jour le jour et suit la chronologie de près, afin de mieux percevoir l’« histoire d’un rêve qui s’étiole, face à la réalité des événements » (p. 18).
103 Le premier temps fort est celui de « L’évidence de la vérité », qui couvre la période allant de l’affaire de la rue Saint-Jacques (septembre 1557) au massacre de Wassy (mars 1562). Il s’agit d’un moment fondamental, où l’espoir d’une conversion totale du royaume est le plus fort. Les communautés évangéliques et les Églises se multiplient, des nobles se convertissent, les persécuteurs Henri II et François II meurent de façon providentielle : tout concourt à donner quelque crédibilité au discours réformé, puissamment enraciné dans la Bible, qui offre tant de parallèles possibles avec l’histoire des protestants. Ces derniers, comme on le voit dans leur production littéraire, attendent leur Josias, le roi qui rétablit le Temple et renouvelle l’Alliance : la comparaison ne peut être plus claire. Malgré la violence de la répression, les protestants français ne veulent pas résister violemment au pouvoir civil, tant cette conviction de l’aide de la Providence est forte. Mais cela ne signifie pas que les moyens humains soient négligés : les premières tractations diplomatiques, entretenues par Calvin, des princes allemands et Strasbourg, permettent de s’assurer que la volonté de Dieu sera faite. Surtout, il faut un prince capable de porter la légitimité du parti, à une époque où celui-ci est encore dominé par les pasteurs, les Églises et leurs institutions qui se mettent en place. Pendant un temps, on songe pouvoir convertir Catherine de Médicis, puis, plus longtemps, on place les espérances dans le premier prince du sang, Antoine de Bourbon, roi de Navarre, mais ses hésitations finissent par lasser. Son frère Condé, bien que moins prestigieux, sera finalement le leader attendu. Le court règne de François II, dominé par les Guises ostensiblement hostiles au calvinisme, exaspère certains pasteurs et surtout certains nobles. Malgré la prudence de Calvin qui exige un prince légitime pour porter la résistance, la « tyrannie » des Guises suscite une réaction bien connue, la « conjuration d’Amboise », parfaitement décortiquée dans ses détails. C’est la répression de cette révolte qui lance un mouvement de controverse et de polémique qui brandit « le spectre de la guerre civile », dans un « ouragan pamphlétaire » duquel émerge l’Epistre envoyée au Tigre de la France (François Hotman, 1560). Ce sont ces défenses politiques des réformés après l’échec de la conjuration qui jettent les fondements d’un discours qui pèsera dans l’histoire intellectuelle du parti huguenot : il s’agira désormais, sans relâche, de montrer qu’il faut délivrer le roi de l’influence néfaste de son entourage. La mort de François II, qui sauve la vie de Condé impliqué dans la conjuration, l’ouverture d’États Généraux et l’annonce d’un futur « concile national » changent considérablement la donne et soutiennent les espoirs des réformés, qui se présentent comme la « sanior pars », mais aussi, parfois, comme la « major pars », en faisant état des progrès considérables de la Réforme en France. Ils espèrent que Charles IX puisse être le nouveau Josias. Leur structuration ecclésiastique, couronnée par les synodes nationaux, commence à prendre forme et à montrer sa grande réactivité, et ils se dotent d’un embryon d’organisation politico-militaire. Catherine de Médicis devenue régente tente, avec le soutien du chancelier de L’Hospital, de réconcilier les deux camps. L’échec patent de la concorde au colloque de Poissy (1561) la pousse à tenter la nouveauté de la tolérance civile par l’édit de Janvier (1562) qui organise la coexistence et accorde la liberté de conscience (totale) et celle de culte (soumise à de nombreuses restrictions). Mais le massacre de Wassy rend son application impossible.
104 C’est le temps de « La parole et [du] glaive », qui couvre la première guerre de Religion (1562-1563) et l’application de la paix d’Amboise (1563-1567). Après le massacre de Wassy, les réformés se préparent à se défendre : ce sera l’argument majeur de leur littérature abondante durant ces années, autour d’Orléans, dans laquelle Condé s’installe. Tous les opuscules publiés (et analysés dans le détail) visent à éviter l’accusation de rébellion et de sédition contre l’autorité royale, présentant la position huguenote comme celle de la défense de la foi, des édits et du roi « captif ». Condé use de sa légitimité de prince du sang et se pose en défenseur d’une légalité (l’édit de Janvier) issue d’une large consultation de la sanior pars du royaume, et attaquée par les intérêts particuliers d’un prince étranger, le duc de Guise. Cet effort de propagande est mené en concertation avec les pasteurs, en parallèle d’une forte mobilisation, militaire et financière. Les réformés tentent de trouver des expédients pour obtenir des financements et des soutiens extérieurs (notamment anglais, suisses et allemands), même s’ils ne veulent pas être les premiers à faire entrer des soldats étrangers dans le royaume. Parmi ces expédients, ils n’hésitent pas à confisquer des biens et des revenus ecclésiastiques catholiques. Des assemblées politiques, à l’échelle provinciale ou locale, participent de la formation d’un parti qui, bien que toujours intimement lié aux structures ecclésiastiques, s’autonomise. La paix d’Amboise en 1563 établit la coexistence confessionnelle légale et la tolérance civile, mais ne contente personne, surtout pas les pasteurs et les radicaux catholiques. Elle est difficile à appliquer et n’évacue pas les tensions. Les réformés tiennent le parti en veille et continuent à entretenir une propagande politique, littéraire et poétique. Angoissé par un éventuel « complot papiste », ils cherchent à s’assurer d’une représentation politique auprès du roi.
105 La troisième partie commence en 1567 et pose la question du « salut par les armes ? ». Le départ de Condé de la cour suite à la désignation du duc d’Anjou comme lieutenant général provoque la rupture, mais elle est plus difficile à justifier dans la propagande. Cette dernière tente de montrer en quoi une prise d’armes préventive peut être défensive. Les assemblées politiques reprennent à l’échelon provincial : désormais, le parti huguenot est plus clairement identifiable, les pasteurs sont exclus du domaine politique et se mettent en place une fiscalité, une diplomatie et une défense huguenotes. À partir de 1568, La Rochelle devient le cœur de ce système. Après la mort de Condé à Jarnac en 1569, le parti ne manque pas de chefs (Coligny, Jeanne d’Albret, Henri de Navarre, le nouveau prince de Condé) et montre sa permanence, malgré la disparition de son leader. En 1570, la paix de Saint-Germain scelle la fin des combats. Les réformés peuvent-ils encore croire à une victoire totale ? Ils obtiennent des conditions favorables cependant, avec notamment des garanties militaires (les places de sûreté) et judiciaires (des chambres spéciales). Le parti est consolidé du point de vue théorique par la parution d’histoires en sa faveur. Mais le rêve de la conversion du roi et du royaume s’éloigne. Certes, Coligny peut apparaître à la cour et tenter d’imposer une intervention contre l’Espagne et en faveur des calvinistes des Pays-Bas, mais la Saint-Barthélemy scelle la fin du rêve originel du parti huguenot. Selon l’auteur, l’exécution des chefs de guerre huguenots était inexorable et 1572 marque bien la fin d’une époque et d’une génération qui avait rompu avec la religion traditionnelle, espérant que celle-ci disparaisse de France. La suivante, avec Henri de Navarre, n’a pas fait ce choix et, de plus, a vécu la Saint-Barthélemy, ce qui change radicalement sa vision de la monarchie et transforme ses revendications en une lutte pour la reconnaissance.
106 Hugues Daussy, dans sa conclusion, émet l’hypothèse que seule une conversion précoce de la famille royale aurait pu permettre une France protestante, par confessionnalisation. L’intransigeance des pasteurs à vouloir imposer une confession de foi calviniste a peut-être gêné cette éventualité. Mais il souligne aussi le faible nombre des défections dans la grande noblesse convertie au protestantisme. Même s’il est impossible de répondre à la question de l’éventuelle instrumentalisation de l’engagement confessionnel au profit de buts politiques, la sincérité de la plupart de ces dirigeants du parti huguenot ne fait pas de doute, au vu des sacrifices suscités par cet engagement. L’étude de ce moment particulier, de ces quinze ans si mal connus jusque-là, nous l’aura appris.
107 Julien LÉONARD
Bertrand Forclaz, Catholiques au défi de la Réforme. La coexistence confessionnelle à Utrecht au xviie siècle, Paris, Honoré Champion, « Vie des Huguenots » 67, 2014, 432 p.
108 Ce livre constitue une véritable leçon d’histoire. L’auteur nous emmène en effet dans un monde trop mal connu (en tout cas dans l’historiographie francophone), celui des Provinces-Unies du xviie siècle, cette république composée de provinces très autonomes, aux statuts confessionnels parfois surprenants, fondés sur la double exigence de la liberté absolue de conscience et de l’autorisation du seul culte calviniste en public, ce qui interdit les persécutions tant que la foi reste strictement privée. Mais à Utrecht, dans la province du même nom, la situation est complexe, car cette ville, longtemps siège du seul diocèse des Pays-Bas septentrionaux, conserve une forte minorité catholique (environ un tiers des 30 000 habitants de la ville) et devient un des centres principaux de la Mission de Hollande, tout en étant le cœur de la Nadere Reformatie, ce courant calviniste orthodoxe assez radical, qui s’exprime à la fois dans l’Église publique et dans l’Université fondée en 1636. La situation est encore compliquée par la présence de luthériens et de mennonites, mais aussi par le nombre important, mais si difficile à déterminer, de « sympathisants » qui suivent les prêches de l’Église publique et s’y font baptiser, sans pour autant faire profession publique de foi.
109 C’est donc sur ce cas passionnant que Bertrand Forclaz se penche, en étudiant la coexistence confessionnelle, principalement du côté des catholiques et surtout dans la seconde moitié du xviie siècle, ce qui rend l’étude novatrice. S’appuyant sur des sources variées (sources produites par les autorités ecclésiastiques et municipales d’Utrecht, archives de la Mission de Hollande, papiers familiaux, etc.), mais aussi sur une bibliographie immense en néerlandais, en italien, en allemand, en anglais, sans compter les nombreuses sources en latin. On ne peut que se réjouir qu’il ait fait le choix de publier son travail en français. Dès l’introduction, qui présente les enjeux de l’étude, l’auteur fait part de ses interrogations, en rapport avec l’historiographie. Il se demande notamment si 1648 – les traités de Westphalie qui accordent définitivement l’indépendance des Provinces-Unies – a modifié la situation confessionnelle de la ville. Il cherche également à comprendre les articulations entre identité civique et identité confessionnelle, une question importante à propos de ces croyants catholiques souvent accusés d’être dévoués aux Espagnols ou aux Français, en particulier lors des guerres. Cela pousse aussi à voir que le lien entre les autorités municipales et ecclésiastiques réformées n’est pas toujours simple lorsqu’existe une forte minorité catholique, les magistrats tendant souvent à la ménager, tandis que les pasteurs la pourfendent et demandent sa persécution. Mais les contextes sont changeants et des événements, comme par exemple les victoires politiques internes des princes d’Orange favorables aux calvinistes orthodoxes en 1618 et 1672, peuvent créer des conditions défavorables aux catholiques, tandis que d’autres, comme la brève occupation française de la ville en 1672-1673, peuvent leur être bénéfiques (bien qu’à court terme dans ce cas).
110 Se plaçant ouvertement dans la veine historiographique qui a fait évoluer « l’histoire intellectuelle de la tolérance » vers une « histoire sociale de la coexistence », l’auteur nous propose une étude des relations entre catholiques et protestants, mais sans jamais se limiter au niveau (essentiel, certes, mais insuffisant) des Églises. Il ne perd aucune occasion d’exploiter des documents ou des cas précis lui permettant de « descendre » au niveau des individus, parfois éloignés des comportements normés et disciplinés que tentent de leur imposer les ecclésiastiques des camps confessionnels. Il faut aussi souligner un grand mérite de Bertrand Forclaz, qui est de ne jamais s’enfermer dans des schémas conceptuels clos. Certes, il reconnaît tout ce qu’il doit aux travaux fondateurs de Willem Frijhoff et de sa notion d’« œcuménicité du quotidien ». Mais il ne cache pas que, dans certains cas, il constate bien la version « faible » du concept de confessionnalisation (avec un contrôle accru des Églises, sans intervention de l’État, pour encadrer l’identité religieuse des fidèles), dans la lignée d’historiens qui, comme Simon Groenveld, voient s’opérer un « cloisonnement », principalement après 1648.
111 Il serait assurément impossible de résumer correctement tous les apports d’une étude aussi riche, mais pourtant synthétique et agréable à lire. La structure du plan de l’ouvrage permet toutefois d’en comprendre les grandes lignes. Dans une première partie sur la double confessionnalité à Utrecht, l’auteur nous présente successivement Utrecht comme un « bastion catholique », puis comme un « bastion réformé ». Même si le culte catholique y est interdit en 1580, sa présence reste perceptible dans les sources par la mise en place rapide d’institutions ad hoc (avec un vicaire apostolique et des paroisses informelles), mais aussi par le maintien de chanoines catholiques dans des chapitres pourtant officiellement réservés aux réformés, ou encore l’implantation de klopjes, ces « vierges spirituelles » qui peuvent tenir des écoles. L’auteur brosse une sociologie fine du clergé, présentant notamment de très intéressantes différences entre séculiers et réguliers, mais aussi une présentation éclairante de la culture confessionnelle des catholiques d’Utrecht, à travers certains sermons qui montrent bien l’attachement à certains éléments identitaires (le culte des saints notamment), mais aussi la comparaison avec les persécutions bibliques, ce qui est d’ordinaire un stéréotype calviniste en France. Les réformés, eux, sont parcourus par diverses tensions internes au cours du siècle (« remontrants » contre « orthodoxes », puis Nadere Reformatie contre modérés), ce qui a des conséquences politiques et sociales, notamment lorsque l’Église réformée, par nature publique, tente de se refermer et de se réserver à ses seuls membres.
112 Avant la seconde partie, l’auteur se penche sur un moment tout à fait original : il s’agit de la période d’occupation française (1672-1673), au cours de la guerre de Hollande. On voit la reconnaissance du culte catholique en public et la récupération de la cathédrale. Même si les autorités françaises ne sont pas allées aussi loin que ce que les catholiques d’Utrecht ont demandé, la période de réaction qui suit, mais aussi les modalités de la coexistence dans ce nouveau contexte, montrent paradoxalement certains ressorts particuliers des relations interconfessionnelles à Utrecht, en négatif. Cette courte période est fondamentale, car elle ouvre une ère plus rude pour les catholiques, mais elle s’inscrit durablement dans leur mémoire collective.
113 La deuxième partie s’intéresse à la coexistence au quotidien, en posant explicitement la question des modèles historiographiques : « cloisonnement ou convivialité ? » La réponse est évidemment nuancée et appuyée sur une documentation qui, bien que plus dispersée (par la force des choses) que celle de la première partie, est parfaitement maîtrisée. À partir de différents angles d’observation (enseignement, assistance charitable, participation à certaines institutions civiques), il brosse un tableau de la place des catholiques dans la société urbaine et des réponses calvinistes, qu’elles soient municipales ou ecclésiastiques. Les différences sont claires, avec par exemple une confessionnalisation de l’assistance, mais une relative ouverture de l’enseignement. Deux études particulières, sur la coexistence au sein des familles et sur les conversions, suivent et apportent une contribution fondamentale à la démonstration d’ensemble, puisqu’on y voit les modalités de fixation des règles de la coexistence, mais aussi des contours des identités confessionnelles, leurs affrontements et les négociations permanentes entre elles et les identités civiques ou familiales. Malgré des discours hostiles de la part des autorités ecclésiastiques des deux côtés, et malgré des périodes de durcissement de la législation, ces modes de coexistence et de franchissement des barrières confessionnelles se maintiennent à la fin du xviie siècle.
114 Dans ses conclusions, Bertrand Forclaz propose un modèle d’analyse de cette coexistence locale, l’expliquant par une confessionnalisation incomplète (mais en cours après 1648), les spécificités du régime de coexistence néerlandais, la pluralité des identités sociales et, enfin, l’histoire (avec le particularisme catholique à Utrecht). En convoquant tour à tour et conjointement histoire sociale, culturelle, institutionnelle, religieuse, spirituelle, toujours en s’ouvrant de ses difficultés méthodologiques et de certaines interrogations qui restent en suspens, l’auteur nous offre une étude qui, à n’en pas douter, donnera à réfléchir.
115 Julien LÉONARD
Fernanda Alfieri, Claudio Ferlan (dir.), Avventure dell’obbedienza nella Compagnia di Gesù. Teorie e prassi fra xvi e xix secolo, Bologne, Il Mulino, 2012, 267 p.
116 L’historiographie italienne étudie depuis plusieurs années désormais la fondation des nouveaux ordres religieux au xvie siècle en déconstruisant le mythe qui présente ces ordres comme institués au premier chef pour épauler le Saint-Siège dans sa lutte contre l’hérésie. Issus d’initiatives diverses, suscitant parfois des accusations d’hérésie, les nouveaux ordres religieux, présentés par Paolo Prodi comme un équivalent catholique de la prolifération des sectes protestantes, ne sont rentrés bien souvent que dans un second temps seulement dans un cadre plus conforme à l’orthodoxie romaine. L’accent mis progressivement sur l’obéissance, au cours de la seconde partie du xvie siècle, dans les constitutions de ces ordres, participe de ce « processus d’institutionnalisation » où « l’obéissance devient synonyme d’orthodoxie » (Silvia Mostaccio). L’intérêt d’une étude centrée sur les jésuites tient d’abord à la place privilégiée que l’obéissance tient, selon Ignace de Loyola lui-même, dans l’identité du jésuite. Il tient ensuite à la tension, manifeste depuis les Exercices spirituels, entre une obéissance au supérieur présentée comme « aveugle » et l’appel au sentiment intérieur, que le discernement spirituel est censé interpréter et qu’il est, dans certaines circonstances, légitime de suivre. En plaçant au cœur du dispositif l’obéissance et la conscience et en les mettant en tension, la Compagnie de Jésus se présente comme un observatoire de certaines dynamiques essentielles de la modernité.
117 Les études rassemblées par Cl. Ferlan et F. Alfieri paraissent au moment où l’on récolte les fruits d’une révision historiographique qui remet en cause la présentation canonique d’un fonctionnement monolithique de la Compagnie de Jésus. L’ouvrage est le fruit d’un séminaire tenu à l’Istituto storico italo-germanico de Trente, et qui se proposait de retracer les parcours individuels de jésuites « entre dissidence et obéissance » du xvie au xixe siècle. L’obéissance perinde ac cadaver théorisée par Ignace de Loyola est conçue dans les textes du fondateur comme l’un des éléments de l’identité de la Compagnie. Non seulement parce que les Constitutions en font une caractéristique fondamentale du fonctionnement de l’ordre, mais aussi parce que ses membres se la représentaient comme déterminante dans leur action et que, très vite, leurs adversaires en ont fait un des thèmes privilégiés de leur critique. L’obéissance est ici un prisme au travers duquel est analysé le fonctionnement de la Compagnie de Jésus et mis en lumière sa spécificité. Une telle perspective permet, d’une part, d’inscrire l’histoire de la Compagnie dans une époque où l’obéissance devient une question à la fois politique et religieuse et, d’autre part, d’expliquer des trajectoires individuelles dans un ordre où la diversité des ministères et la dispersion des ministres faisaient du vœu d’obéissance une condition essentielle de sa viabilité.
118 L’ouvrage adopte une chronologie longue, de la fondation de la Compagnie de Jésus jusqu’au lendemain de sa restauration en 1814, en montrant que le rapport d’obéissance a pu évoluer suivant la configuration politico-religieuse vers une obéissance à la Compagnie, à son identité culturelle, notamment dans le cas des jésuites « réfractaires » de Russie au début du xixe siècle. Quant à l’approche biographique, elle se justifie dans la mesure où l’obéissance établit un lien avant tout interpersonnel, même si la constitution d’une tradition et d’une culture propres a pu élargir ce lien d’obéissance à une attitude plus générale de fidélité. Elle est d’autant plus pertinente dans le cas des jésuites, puisque l’appel à la conscience propre aux pratiques spirituelles de cet ordre invite à envisager les écarts entre la norme et la pratique dans les termes d’une « obéissance négociée » qui ne prend sens qu’en des circonstances de lieux et de temps déterminées. Partant de cette ouverture sur la multiplicité des individualités, le recueil réussit heureusement à varier les perspectives et à donner ainsi une image convaincante des différentes facettes du rapport des jésuites à l’obéissance.
119 Les deux premières contributions traitent avant tout des fondements théoriques de l’obéissance jésuite. La contribution de Guido Mongini, à travers une lecture fine de textes connus ou méconnus d’Ignace et de celui que le saint considérait comme son plus fidèle interprète, Jérôme Nadal, indique dans quelle mesure la spécificité de la spiritualité ignatienne – à savoir une tendance à l’illuminisme subordonnée à un usage instrumental, l’obtention du salut – a pu constituer le fondement d’une « liberté d’esprit » radicale et le point de départ des pratiques d’accommodement dans les missions et de simulation religieuse à l’égard de la hiérarchie ecclésiastique. Le discernement spirituel permet de rendre compte à la fois du rapport aux autorités religieuse et politique – notamment l’attitude dissidente de certains membres de la Compagnie, parfois à l’égard de leur propre ordre – et de l’entière palette des ministères exercés par les jésuites. Si l’obéissance est un impératif qui prend son sens dans un contexte institutionnel, elle est d’une certaine manière aussi la transposition d’une relation qui est celle de l’homme et de son créateur. Obéir n’est ainsi qu’une des modalités de la réception de la grâce. Elle est ainsi un lieu de réfraction des pratiques et des discours, religieux, sociaux et politiques. Franco Motta propose une lecture de l’œuvre d’un des premiers grands théologiens de la Compagnie, Gregorio de Valencia, lequel se situe, par son enseignement à l’université d’Ingolstadt, dans un contexte franchement contre-réformiste et confessionnel. L’analyse que Valencia propose de l’obéissance due au pape – qui constitue, rappelons-le, un vœu spécifique des jésuites – prend donc un caractère beaucoup plus monolithique puisqu’il s’agit pour lui de construire une identité catholique à travers l’affirmation de l’autorité du chef de l’Église romaine ; l’homme de par soi-même ne percevant pas la foi mais uniquement l’autorité qui la proclame – autorité qui sert d’intermédiaire entre Dieu et les créatures –, c’est-à-dire le pape, entendu ici comme fonction, celui-ci doit être considéré comme infaillible, quoique seulement en matière de foi.
120 Les contributions suivantes envisagent plus directement des itinéraires individuels et remplissent donc plus directement l’objectif proposé par les directeurs de l’ouvrage. En se penchant sur les tribulations d’un simple coadjuteur parti pour les Indes du Pérou, Cl. Ferlan fait le constat que l’obéissance perinde ac cadaver était parfois largement ignorée plus que négociée, en raison à la fois de l’éloignement géographique et du rôle mineur de certaines figures. Une telle conclusion semble assez attendue. L’étude emporte davantage la conviction en ce qu’elle montre le rôle des reliques dans une revendication charismatique – récurrente dans l’histoire de la Compagnie de Jésus – qui remet en cause la hiérarchie institutionnelle.
121 La confrontation des manifestations du sentiment intérieur avec les différentes instances d’autorité se lit de manière privilégiée à travers les itinéraires de deux figures à tous égards exceptionnelles du xviie siècle, Tirso González et Paolo Segneri, étudiées par Bernadette Majorana et Emanuele Colombo. Il ne s’agit en aucun cas de dissidents, mais la question de l’obéissance s’est posée à certaines étapes importantes de leur existence. À l’impératif ignatien d’obéir comme un cadavre s’oppose – du moins d’un point de vue moderne – l’appel à la conscience recommandé par le même Ignace dans les Exercices et les Constitutions. De cette dialectique, E. Colombo souligne la dynamique qui en résulte pour l’existence des membres de la Compagnie et l’accent qu’ils mettent de manière variable sur l’un ou l’autre des deux termes. Au sujet de Tirso González, ardent missionnaire et théologien devenu préposé général de la Compagnie par un concours de circonstances, on serait tenté de dire qu’il résout le problème de l’obéissance au bénéfice de la conscience, ce dont son existence témoigne avec une grande cohérence. Le problème de l’obéissance se pose d’abord dans le choix de sa vocation, étape qui exprime un paradoxe fondamental : le sujet veut manifester sa vocation à ses supérieurs en la présentant comme une inspiration intérieure dont il n’est finalement que le jouet. La conviction de González que sa vocation est authentique est attestée par son acharnement à la faire valoir. Pour contourner le refus de ses supérieurs d’accéder à sa demande de partir pour la mission, il en appelle directement au général qui finit par céder. Plus tard, pour cette fois-ci contrecarrer les injonctions du général, González fait appel directement au pape. González inscrit ainsi son action dans la « hiérarchie dynamique » décrite ailleurs par Silvia Mostaccio. Mais le rapport de González à l’obéissance rend compte également de sa production théologique. Sa défense du probabiliorisme contre le probabilisme repose en effet sur la prééminence de l’opinio propria sur l’opinio aliena, c’est-à-dire autant les auteurs de théologie morale que la hiérarchie de l’ordre. La théologie morale de González apparaît alors comme un moyen de se libérer « du labyrinthe des auctoritates » (Colombo) dans lequel le jésuite avait dû se débattre au cours de sa vie. Il n’est alors pas étonnant qu’une autre figure de premier plan de la Compagnie au xviie siècle ait saisi l’incompatibilité de cette théologie avec « l’obéissance jésuite ». Pourtant, signe encore de l’intérêt d’une étude de l’obéissance par le biais de la biographie, ce même Segneri dut lui aussi se confronter aux difficultés des différents impératifs de l’obéissance. B. Majorana montre que le célèbre missionnaire de l’Italie centrale, d’emblée réticent à obéir à l’invitation faite par le pape de devenir prédicateur apostolique, échoua à réconcilier l’acte et la vertu d’obéissance malgré son intention de suivre les recommandations d’Ignace de faire de l’obéissance contre sa volonté une manière de sacrifice, une abnégation de soi-même dans la volonté des supérieurs et à travers eux dans celle de Dieu. Le témoignage de Segneri qui rend compte de son désarroi est de ce point de vue particulièrement saisissant.
122 Deux études affrontent ensuite la question de l’obéissance dans les rapports de la Compagnie avec les États. Paolo Broggio envisage les relations complexes entre Johannes Nithard – le confesseur de la reine d’Espagne Marianne, épouse de Philippe IV – la cour madrilène et les autorités jésuites à Rome. L’auteur met notamment en lumière l’ambivalence de l’attitude du général Oliva, qui ne cesse de rappeler au jésuite ses devoirs et spécialement celui d’obéissance aux Constitutions interdisant l’acceptation de charges publiques ou ecclésiastiques, mais qui ne manque pas d’utiliser Nithard pour obtenir des faveurs à la cour. La chute finale du confesseur tient d’ailleurs davantage à ses maladresses qu’aux pressions de la curie généralice. L’étude de Sabina Pavone s’écarte de la ligne générale du recueil en n’envisageant pas simplement une trajectoire individuelle mais celle d’un groupe entier, les jésuites russes, durant la période de la suppression de la Compagnie de Jésus. Elle inscrit le refus d’obéissance des jésuites au pape et leur serment à la tsarine dans une « mentalité » encline à la désobéissance qui a émergé à l’occasion de la querelle des rites de Chine et de Malabar au début du xviiie siècle. Dans la tourmente révolutionnaire, la prétention de ces jésuites est de représenter mieux le Saint-Siège que ne le fait le pape lui-même. Et même si le conflit s’est résorbé progressivement au début du xixe siècle, la lutte au sommet pour la direction de la Compagnie restaurée en 1814 oppose Russes et Italiens.
123 C’est le contexte de la restauration de la Compagnie de Jésus qui est au centre de l’enquête de F. Alfieri. À travers l’étude de l’exorcisme d’une jeune femme dans la Rome des années 1830, elle montre combien l’obéissance est un élément central de l’identité de l’ordre restauré. Les jésuites envoyés à son chevet portent chacun sur elle un regard divergent, qui reflète autant leur propre itinéraire et culture que leur rapport à l’autorité du général qui les envoie. Ils sont en effet amenés à se positionner par rapport à une tradition séculaire de traitement du surnaturel, pour en faire revivre fidèlement et presque à tout prix l’efficacité ou au contraire pour la préserver des critiques sceptiques.
124 Si ces exemples montrent que l’obéissance des jésuites n’est pas monolithique en raison de la diversité des lieux, des temps et des personnes, c’est surtout, comme le remarque S. Pavone, la capacité de l’ordre à absorber et résoudre ces contradictions qui témoigne de la modernité institutionnelle de la Compagnie de Jésus. De ce point de vue, les études rassemblées ici appellent sans doute un prolongement par un travail sur les ressorts d’un tel mécanisme que S. Pavone esquisse d’ailleurs brièvement au début de sa contribution. C’est également par cette ouverture ménagée sur une enquête à entreprendre que ce recueil constitue une lecture extrêmement pénétrante et stimulante de l’histoire de la Compagnie de Jésus.
125 Antoine MAZUREK
Éric Schnakenbourg, Entre la guerre et la paix. Neutralité et relations internationales, xviie-xviiie siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Histoire », 2013, 375 p.
126 Le 3 février 1781, l’amiral George Brydges Rodney s’empare de l’île de Saint-Eustache dans les Antilles. Il pille la plupart des entrepôts et des navires car il souhaite punir les Provinces-Unies pour les nombreux avantages commerciaux qu’elles avaient obtenues par leur position de neutralité dans la guerre d’indépendance américaine. Le ralliement tardif des Hollandais à la cause américaine donne toute légitimité à l’initiative de Rodney. Mais loin d’être célébrée comme celle de l’amiral Edward Vernon – le pilleur de Porto Bello en 1739 –, l’attaque de 1781 fait l’objet d’un long procès dirigé contre l’amiral. En effet, la neutralité de Saint-Eustache avait permis l’acheminement de deux tiers des exportations de vivres d’Angleterre et d’Irlande vers les Antilles anglaises. Les négociants anglais lésés par le pillage de l’amiral se retournent donc contre lui et il se retrouve ruiné. É. Schnakenbourg résume la signification de cet événement : « Dans son zèle à détruire ce qu’il appelle a nest of vipers, l’amiral a traité l’ensemble de Saint-Eustache selon le droit de conquête. Il a négligé que le statut de neutralité de la petite île lui a permis de faire longtemps cohabiter les non-belligérants et les belligérants des deux camps » (p. 309).
127 L’ouvrage abonde d’exemples aussi pertinents et amplement commentés. Leur analyse conduit à donner une image précise de la place occupée par les puissances neutres dans les relations internationales. Le sujet est resté longtemps inexploré, notamment pour ce qui concerne le commerce maritime, dans la mesure où la neutralité a été souvent considérée comme une stratégie attentiste de la part de puissances secondaires, comme les Provinces-Unies ou les puissances scandinaves. Bien entendu, plusieurs études ont déjà été consacrées aux affrontements entre les non-belligérants favorables au droit de libre circulation et les belligérants soucieux de bloquer le commerce de l’ennemi. Mais comme le démontre l’auteur, la neutralité doit être envisagée dans une perspective plus « globale ». Elle s’inscrit dans un long processus par lequel les acteurs des conflits parviennent à en circonscrire les effets pour permettre la poursuite des échanges commerciaux. Ces derniers représentent un atout considérable dans l’évolution des affrontements, comme dans la recherche de la paix. La mobilisation croissante des ressources financières et commerciales dans les conflits coloniaux nécessite de plus en plus le respect d’espaces de paix et de libre-échange. L’ouvrage entend donc traiter de la neutralité « au-delà de la non-belligérance ». Dans le cadre des affrontements franco-britanniques de 1689 à 1815, la question de la neutralité s’est ainsi imposée comme un élément essentiel des négociations diplomatiques.
128 Il convient de souligner la maîtrise avec laquelle É. Schnakenbourg traite de tous les aspects pratiques et théoriques de la neutralité à partir d’une excellente maîtrise des sources et d’une abondante bibliographie. L’ouvrage commence avec une mise au point sur les principaux textes des xvie et xviie siècles. D’Alberto Gentili à Hugo Grotius en passant par Pieter de la Court, l’auteur entreprend une étude contextualisée des principes juridiques à l’œuvre dans les conflits de la première modernité. Il montre que la réflexion a évolué, de la simple défense à court terme des intérêts des non-belligérants, à la définition d’une stratégie de développement économique sur la longue durée. Dans ce processus, la question spécifique des échanges commerciaux dans les espaces maritimes (Méditerranée, Baltique, Atlantique) prend une place croissante au xviiie siècle. Divers écrivains spécialistes des questions maritimes comme le Suisse de Vattel, le Danois Hübner, le Français Valin ou le Napolitain Galiani entendent définir avec précision les implications de la souveraineté maritime et la définition des eaux territoriales en 1782 (3 miles). L’auteur souligne les éléments de continuité, du xvie au xviiie siècle, sur les principes fondateurs de la neutralité. Grotius reste ainsi une autorité indiscutable, dans la mesure où ses positions donnaient lieu à des interprétations multiples. É. Schnakenbourg montre que, loin d’évoluer de manière hermétique, ces réflexions sur la neutralité se formulaient en réponse à des procès suscités par les confiscations des marchandises et aux principaux traités encadrant la période (le congrès de La Haye, Utrecht, Paris).
129 Au-delà des considérations théoriques et juridiques, l’organisation pratique de la navigation neutre est aussi abordée dans le détail. Sont envisagés le choix des équipages (Scandinaves, Sardes, Irlandais), les ports les plus avantageux (Ostende, Livourne), la nature des marchandises considérées comme plus ou moins stratégiques (matériaux de construction navale, grains, armement). Ce sont autant de paramètres qui limitent ou accentuent les risques d’une confiscation des marchandises par les belligérants. Il apparaît que la France, de par l’infériorité de sa marine au cours du xviiie siècle, encourageait la sophistication croissante des méthodes utilisées pour dissimuler ou protéger le commerce des pavillons neutres. Cette politique s’est déployée au cours du règne de Louis XIV et notamment à partir de 1689, avec la défense de la médiation suédoise de Charles XI. Le rôle de l’ambassadeur d’Avaux est restitué avec précision. L’envoyé se démarque des instructions reçues de Versailles par une attitude respectueuse vis-à-vis des positions médiatrices de la Suède. Se gardant d’exiger un positionnement francophile de la part des Suédois, il parvient à renforcer la crédibilité de Charles XI. L’auteur introduit par la suite de nouveaux acteurs dans la naissance d’une neutralité négociée à l’échelle européenne. Ainsi, au début de la guerre de Succession d’Espagne, certains députés de la nouvelle Chambre de Commerce s’affrontent sur son étendue et sur ses principes fondateurs. L’émission excessive de passeports pour les navires neutres ne risquait-elle pas d’encourager la contrebande au détriment des armateurs français ? D’autres négociants ne partagent pas ces inquiétudes et soulignent la dépendance de la France vis-à-vis des pavillons neutres.
130 Ainsi la neutralité s’envisage-t-elle à l’échelle de la politique intérieure et à partir du jeu des divers groupes de pression au sein du conseil royal. L’auteur introduit aussi le poids des circonstances et de certains événements dramatiques. La famine de 1709 impose une plus grande ouverture du commerce aux pavillons neutres. Pendant la guerre de Sept ans, la domination de la Navy et l’extension des zones d’affrontement conduisent les ministres français à de nouvelles initiatives. Sous la pression des planteurs, l’exclusif colonial est mis entre parenthèse et ce en dépit des protestations des chambres de commerce des ports atlantiques. Cette stratégie s’avère assez efficace face à celle des Britanniques fondée sur l’espoir d’un blocus total des échanges français. La guerre d’Indépendance américaine entraîne la création d’alliances plus organisées, comme celle de la Ligue de la Neutralité armée sous l’impulsion de Catherine II. Si cette Ligue ne fut pas d’un grand secours pour négocier la paix, il n’en reste pas moins que la position des neutres s’en trouve renforcée.
131 En somme, pour la multiplication des angles d’attaque sur la neutralité, la richesse des exemples étudiés et la remarquable maîtrise d’une historiographie scandinave peu connue du public français, comme les ouvrages de Leos Muller et de Dan Andersen, on ne peut que recommander la lecture de cet ouvrage.
132 Stéphane JETTOT
Benoît Garnot, Une histoire du crime passionnel. Mythe et archives, Paris, Belin, « Histoire », 2014, 268 p.
133 C’est dans l’étude d’un sujet original et fort complexe que Benoît Garnot s’est lancé en proposant d’analyser sur le temps long la notion de « crime passionnel ». Cette complexité repose non seulement sur la difficulté de la quête des sources, mais aussi sur la qualification même du crime passionnel, qui n’apparaît qu’au xixe siècle. Si l’expression que nous connaissons aujourd’hui a tardé à émerger en justice, la réalité du crime perpétré par amour ou sous prétexte d’amour est, quant à elle, ancienne et transculturelle. L’ouvrage de B. Garnot ouvre une série de pistes et de questionnements en exploitant des sources variées, archives judiciaires, littérature ou faits divers relayés par les médias depuis le xixe siècle, en passant par la fameuse Bibliothèque bleue. Le caractère hétérogène du corpus est une nécessité, car le crime commis par passion – amoureuse ou non – ne peut être traité à la seule lumière des archives. Il existe ainsi un lien fort entre la littérature (pas seulement romantique) et la justice autour de ce type de crime, qui s’inspirent mutuellement pour tenter de le comprendre et de le justifier.
134 Dans la première partie, B. Garnot présente un panorama du crime passionnel en explicitant la terminologie qui sera employée tout au long de son travail, ainsi qu’une typologie des amants confrontés au crime passionnel. Il distingue les « amants victimes » de leurs familles et d’interdits multiples imposés par la société, dont Roméo et Juliette sont l’exemple le plus célèbre, des « amants criminels » qui ont recours à l’assassinat pour éliminer un époux ou une épouse encombrante. La préméditation est une dimension essentielle du geste, que l’on retrouve au cœur du processus judiciaire : le crime passionnel n’est jamais gratuit et rarement spontané. Enfin, l’auteur évoque le cas des « amours impossibles ». Les crimes passionnels sont souvent dus au désespoir, lorsque l’autre nous échappe ou qu’il nous rejette, sa suppression devenant alors un moyen de possession. Les amours contrariées entrent également dans le cadre des « amours impossibles » pouvant se solder par le suicide des amants, et la littérature offre de nombreux exemples d’amants faisant le choix de s’appartenir dans la mort plutôt que de vivre l’un sans l’autre. Le crime passionnel a la particularité d’être un crime intime, car il intervient le plus souvent au sein des couples et met face à face des personnes qui se connaissent, se découvrent, s’interdisent mutuellement ou unilatéralement d’être heureux, et finissent par se détruire.
135 Dans la deuxième partie, B. Garnot prête attention aux « criminels » et aux « victimes ». Il a fallu longtemps pour que la justice s’intéresse véritablement à la victime, trop affairée à se concentrer sur l’accusé, quel que soit son sexe. L’auteur rappelle à juste titre que cette criminalité n’est pas l’apanage des hommes, même si les moyens et les expédients peuvent varier d’un sexe à l’autre. Ce n’est que progressivement que l’attention au modus operandi s’affine, ce dernier permettant dès lors de qualifier la cruauté du geste. Si les cas d’homicide commis par des femmes sont quantitativement moins représentés, celles-ci n’hésitent pas à commanditer le meurtre de rivales ou à les défigurer elles-mêmes à grand renfort de vitriol, pour laver leur honneur et contenter leur peine. En effet, dans les cas de crimes passionnels, amour et honneur ne s’excluent pas ; au contraire, ils sont souvent étroitement liés. À partir du xixe siècle et dans la mouvance des progrès de la criminologie, de la physiognomonie et de la médecine, les experts tentent de dresser le profil type du criminel passionnel, profil profondément associé à la violence et à ses déclinaisons. L’auteur montre que le crime passionnel n’est pas un signe de déclassement ou de misère sociale ; il s’agit d’un crime qui concerne toute la société. Sous l’Ancien Régime, il semble toutefois que les domestiques soient plus concernés par ce type de criminalité, notamment dans le cadre d’amours ancillaires contrariés ou devenus trop gênants pour la réputation d’un maître ou d’une maîtresse. Jeunes filles sé-duites, puis abandonnées enceintes, et jeunes hommes éconduits ont livré à la justice d’intéressants cas que B. Garnot met en lumière, questionnant les circonstances, les motifs avancés par les coupables, démêlant ainsi les complexes configurations d’une sociabilité soumise à la rigidité d’une société en théorie codifiée, mais en réalité malléable. Le crime passionnel a opposé les penseurs et les juristes autour de la question du rôle de la passion et de la raison, seule capable de maîtriser les excès et les violences passionnées.
136 Dans la troisième partie, la question de l’intentionnalité ou de la spontanéité du geste criminel est développée, avec de nombreux exemples qui permettent de saisir les enjeux liés à ces questions. Les criminels passionnels déclarent en effet, souvent, qu’ils ont agi sous le coup d’une « passion irrésistible », un coup de folie, un moment pendant lequel, n’étant plus maîtres d’eux-mêmes, ils ont commis l’irréparable. Les cas de crimes passionnels spontanés sont minoritaires, la préméditation étant de loin la plus représentée. Ainsi, entre 1870 et 1881, sur les quatre-vingt-dix affaires de crimes passionnels identifiées en France, les meurtres spontanés ne représentent que 12 % du total des affaires. L’auteur s’intéresse également aux expédients qui ont été employés pour supprimer femme, époux, amant ou maîtresse tout autant qu’aux circonstances de ces crimes. Couteaux, coups de poings et coups de pieds, poisons, objets du quotidien, révolvers, constituent autant de moyens employés pour donner la mort. Les travaux en criminologie montrent que les hommes recourent, comme les femmes, à l’empoisonnement, certes de façon moins importante. Arsenic, strychnine et d’autres poisons sont régulièrement utilisés, parfois à petite dose pour donner à un homicide l’apparence d’une maladie mystérieuse, parfois de façon brutale pour se débarrasser rapidement de celui ou de celle devenu(e) gênant(e).
137 La quatrième partie, intitulée « les images de la passion », s’intéresse aux représentations du crime passionnel et de ses justifications, qui évoluent au fil des siècles. Au xiiie siècle, les romans courtois tendent à encourager le pardon des femmes adultères, alors que dans la littérature du xvie siècle, le mari outragé par une femme adultère est érigé en héros dès lors qu’il châtie par la mort épouse et amant. Au xixe siècle, la société se passionne pour ce genre de questions ; les faits divers nourrissent les conversations, opposant les partisans de l’acquittement à ceux de la condamnation. Le crime passionnel alimente les livrets d’opéra (Carmen de Bizet) et la production romanesque (Le Rouge et le Noir de Stendhal).
138 Enfin, la dernière partie évoque la question de la punition et du pardon. Sous l’Ancien Régime, les fous, alors appelés « insensés », sont excusables, car leur état de faiblesse les empêche d’exercer leur libre-arbitre, de discerner le bien du mal et, par conséquent, de nuire à dessein. Si la littérature du xvie siècle a popularisé le mari justicier de son honneur, les archives judiciaires montrent que les lettres de rémission étaient en réalité difficiles à obtenir. Le xixe siècle fut marqué par des acquittements scandaleux. L’article 324, alinéa 2, du Code pénal, supprimé seulement en 1975, a souvent été compris comme une permission accordée aux époux de tuer leur épouse adultère. En réalité, la loi définit très rigoureusement les circonstances pouvant rendre excusables le meurtre d’une épouse et de son amant, deux conditions étant requises : celle du flagrant délit et de sa découverte au domicile conjugal, conditions rarement réunies, car les amants évitaient une telle situation. La relative tolérance à l’égard des époux ou des épouses homicides n’est pas due à la justice elle-même, mais à celle des instruments malléables que furent les jurés. Ces derniers se montrent sensibles à l’attitude de l’accusé(e), traquant le remord, le regret, le chagrin, autant de preuves d’un repentir sincère qui prouve la folie du geste et non sa préméditation froide. L’indulgence des jurys n’est d’ailleurs pas propre aux crimes passionnels, puisque le taux d’acquittement en Cour d’assises avoisine les 47 % en 1811. En revanche, dans les cas où la préméditation du crime est avérée ou lorsque les crimes jugés portent sur des biens, les jurys témoignaient d’une grande sévérité. B. Garnot situe la fin de l’impunité au terme de la Première Guerre mondiale, les jurys des cours d’assises étant de moins en moins réceptifs aux justifications avancées dans les affaires de crimes passionnels. Ce changement est dû à l’affirmation croissante de la prise en compte des victimes qui ont été pendant longtemps reléguées au second plan. Depuis 1942, les jurys ne sont plus uniquement composés de jurés populaires ; trois magistrats en font également partie, permettant de réintroduire la loi là où la pression de l’opinion publique et une certaine sentimentalité avaient pu altérer l’objectivité des jurés.
139 L’ouvrage de B. Garnot permet de combler un singulier silence historiographique sur le crime passionnel et d’ouvrir un nouveau champ de recherches sur ces actes irréversibles, commis au nom de l’amour ou sous prétexte d’amour, par haine ou par jalousie, par cupidité ou par envie, par vengeance ou par folie. Au-delà des crimes et des études qui ont été conduites à ce sujet, c’est, en miroir, la société et ses réactions qui s’offrent à l’attention de l’historien. Les nombreux exemples proposés par l’auteur, l’étude de l’évolution du « processus justicier » et du discours de l’expert, de la société et de ses positions sur une telle action irréparable permettent de donner une ampleur sociale à un sujet qui ne laisse personne indifférent.
140 Christophe REGINA
Charles Magnin, Christian Alain Muller (dir.), Enseignement secondaire, formation humaniste et société, xvie-xxie siècle.
Actes du colloque international et pluridisciplinaire tenu à l’occasion du 450e anniversaire de la fondation du Collège de Genève par Calvin, Genève, 23-26 mars 2009, Genève, Slatkine, 2012, 438 p. et un DVD.
141 Ce volume est issu d’un colloque tenu à Genève en 2009 dans le cadre des manifestations organisées pour la célébration du 450e anniversaire de la fondation du Collège de Genève par Calvin. La première partie rassemble les communications présentées lors du colloque, la seconde transcrit les réponses apportées par une douzaine d’enseignants à des questions sur leurs convictions disciplinaires, examinées sous l’angle de leur apport à la formation humaniste des élèves. Le DVD présente des Témoignages d’anciens collégiens de l’établissement.
142 Un premier groupe de sept contributions est présenté sous le titre « La formation humaniste et son évolution : idées et pratiques, xvie-xixe siècles ». Pour examiner les principes et les pratiques de la pédagogie réformée aux xvie et xviie siècles, en relation avec la situation présente, Anne Blair interroge un type de sources jusqu’ici peu exploité, les notes prises soit en classe sous la dictée du maître, soit au cours de lectures personnelles ou sous la direction d’un maître. Elle conclut que si de nouvelles méthodes d’enseignement sont apparues, le commentaire de textes et les notes de lecture, dont l’usage remonte aux premiers temps de l’Académie de Genève, sont toujours à l’honneur. Seul le cours dicté, qui a traversé les siècles, est aujourd’hui condamné.
143 Le colloque ne pouvait ignorer l’histoire de l’établissement dont il célébre le 450e anniversaire. Cette tâche revient à Béatrice Nicollier qui présente le projet à la fois humaniste et religieux de Calvin à travers la fondation de l’Académie genevoise, institution originale comprenant une Schola privata ou Collège, à la fois école primaire et école secondaire, et une Schola publica de niveau universitaire, les deux établissements fonctionnant en symbiose. Sous-tendu par l’humanisme et aussi par la pensée calvinienne, le projet a un double objectif : former des ministres de Dieu, former des magistrats chrétiens. Les Leges Academiae Genovensis ou Ordre du Collège précisent l’organisation de l’institution calquée sur ce qui avait été fait à Strasbourg par Jean Sturm et les Frères de la Vie Commune. Si l’histoire de la fondation est bien connue, l’absence de sources rend difficile de suivre la mise en œuvre du projet calvinien. On connaît mal la population scolaire où les Genevois ne constituaient qu’une minorité. Si la formation des pasteurs est une réussite, les résultats sont beaucoup plus modestes dans celle des élites locales et surtout dans l’alphabétisation de la population locale. Mais l’instruction universelle n’était pas un objectif prioritaire pour les fondateurs du Collège. Son existence n’a cependant pas été étrangère à l’essor intellectuel qui a marqué la ville de Genève au cours des siècles suivants.
144 En prenant comme exemple le collège Saint-Michel de Fribourg fondé en 1581 par le jésuite Canisius, Pierre-Philippe Bugnard montre comment les humanités classiques ont évolué par rapport au projet initial du Ratio studiorum jusqu’à leur ancrage dans les pratiques du premier xxe siècle. Une première évolution se dessine dans les années 1830 avec la volonté de compléter le programme disciplinaire classique (latin et grec) par l’introduction de disciplines modernes, mathématiques, physique, chimie, économie sociale, géographie. À la veille de la Première Guerre, une nouvelle évolution se dessine avec le déclin de l’exercice écrit au profit du modèle français, la leçon avec ses phases dialoguées et l’intervention du maître. Dans les deux premiers tiers du xxe siècle, on assiste au retour en force des humanités. Fidèle à la posture éducative d’un État cantonal hostile à l’invasion des valeurs laïcisantes et socialisantes et au processus d’industrialisation qui démarre, le collège Saint-Michel réaffirme à la fois les valeurs de l’humanisme et l’élitisme qui en est la conséquence. Ce faisant, en tenant le latin pour indépassable, « il scelle la culture d’une élite plus patricienne conservatrice que bourgeoise libérale, une élite issue d’un pays rural que son propre système éducatif contribue ainsi à tenir à l’écart de l’industrialisation jusqu’aux années 1960 ».
145 Si l’historiographie insiste sur le rôle de l’humanisme dans la préparation de la Réforme, elle a tendance à ne plus le discerner comme mouvement autonome au-delà de la première moitié du xvie siècle. Jean-Luc Le Cam en étudie les résurgences à partir de l’exemple des écoles de la Basse-Saxe. Il examine le renouveau humaniste contemporain de la guerre de Trente Ans, ainsi que son application à la réforme de l’enseignement des écoles latines menée sous la conduite de l’université d’Helmstedt.
146 Partant du cas de Genève, C. A. Muller souligne l’irrésistible retour en force des humanités dans les études gymnasiales au tournant du xxe siècle. Si la montée des sciences et de l’utilitarisme ont imposé des accommodements, la conception humaniste de la formation secondaire s’y est pérennisée. L’auteur y voit le résultat des luttes internes à la bourgeoisie au cours du xixe siècle, opposant la grande bourgeoisie adepte d’un enseignement général long, donc désintéressé, à la moyenne et petite bourgeoisie attachée à l’idée d’un enseignement général court ou d’un enseignement professionnel utile. Les études gymnasiales, à travers le monopole qu’elles exercent sur l’accès aux études supérieures (la maturité), apportent une contribution essentielle à la reproduction sociale et à la légitimation du pouvoir de la grande bourgeoisie.
147 Dans une perspective internationale et comparatiste, Rebecca Rogers s’intéresse à la formation secondaire des jeunes filles en se demandant si l’enseignement humaniste est réservé uniquement aux garçons. En prenant comme exemple la France, elle montre que, dans la période qui précède l’institutionnalisation et la généralisation de l’enseignement secondaire féminin (dans le troisième tiers du xixe siècle), les revendications concernant l’éducation féminine restent bien modestes à l’aune des études dans les collèges et lycées de garçons. Si les traités d’éducation des filles revendiquent une formation à la raison à côté de l’apprentissage du cœur et des mœurs, ils n’évoquent guère la question d’un apprentissage des classiques. Le modèle humaniste fondé sur le latin et le grec apparaît même à certains comme un repoussoir. L’étude des programmes mis en œuvre dans les maisons d’éducation, où l’absence des langues anciennes laisse la place à une forme d’encyclopédisme moderne, confirme ce constat. L’auteur s’interroge également sur l’importance accordée à un enseignement humaniste féminin dans les échanges transnationaux. La circulation des idées donne des armes aux réformateurs soucieux de transformer l’enseignement secondaire féminin.
148 André Chervel montre comment l’étude de la littérature française a pu s’installer dans le cadre des humanités, puis s’en dégager et enfin se substituer à elles, en trois temps. Dans la première décennie du xviiie siècle, à la faveur de ses traductions de Phèdre et d’Ésope, La Fontaine entre dans les classes jusque-là tout entières réservées à l’étude du latin et du grec. Une quinzaine de chefs d’œuvre de la littérature classique suivra au cours du siècle. C’est ensuite la décision, prise au vu des rapports du concours d’agrégation de 1839 et 1840, d’introduire l’explication des auteurs français dans les classes. La défaite de 1871 est enfin à l’origine d’une critique des humanités classiques. C’est à ce moment, entre 1870 et 1920, que s’impose la notion de culture générale.
149 Un second ensemble de sept communications réunies sous le titre « Formation humaniste et égalisation des chances d’accès à l’enseignement gymnasial : bilans et défis des xxe et xxie siècles » nous met au contact des réalités contemporaines. Parmi elles, C. Berthoud présente le cas du Cycle d’orientation ouvert en 1962 dans le canton de Genève, qui visait à réunir dans un même bâtiment tous les élèves âgés de 12 à 15 ans, garçons et filles, en faisant cohabiter trois filières jusque-là totalement séparées : le secondaire gymnasial, le secondaire technique et les classes primaires de fin de scolarité. Dans la pensée de ses concepteurs, le Cycle d’orientation devait permettre de donner aux élèves une culture générale alliant humanités classiques, sciences et sciences humaines, avant de les orienter (ou non) vers des études longues. Le projet défendu par les pionniers de manière empirique alarme les milieux socio-professionnels, qui y voient un refus de prendre en compte l’insertion des élèves dans la vie économique. Julia Reznik présente l’Organisation du Baccalauréat International, fondation privée à but non lucratif créée en 1968 à Genève, reconnue par le Conseil de l’Europe et bénéficiant d’un statut consultatif auprès de l’Unesco, qui propose des programmes éducatifs à une communauté de 2625 établissements répartis dans 135 pays.
150 À travers les autres communications de cette partie, consacrées aux réalités suisses ou à des comparaisons européennes, l’ouvrage montre que la formation humaniste, longtemps passage obligé pour accéder au savoir et faire partie des élites, fait problème dans l’enseignement secondaire actuel. La mise en perspective – et on reconnaît là l’intérêt des recherches en histoire de l’éducation – vient éclairer le présent des enjeux éducatifs, un présent traversé par des intérêts contradictoires et des aspirations disparates. On regrettera cependant que, dans un ouvrage où la quasi-totalité des contributions porte sur la Suisse, ne figure pas une présentation de son système d’enseignement secondaire. Tous les lecteurs ne savent pas ce qu’est la maturité gymnasiale ou ce que recouvre l’enseignement secondaire inférieur ou primaire supérieur. Cette absence est curieuse alors que figurent dans ce livre un index des noms propres et surtout un très utile index des notions permettant d’explorer les différentes contributions.
151 Philippe MARCHAND
Olivier Tort, La Droite française. Aux origines de ses divisions, 1814-1830, Paris, Éditions du CTHS, 2013, 352 p., cahier couleur central XVI p.
152 Dans cet ouvrage incisif et stimulant, Olivier Tort propose d’interpréter les divisions chroniques de la droite française à la lumière d’un moment particulièrement foisonnant : l’expérience des deux Restaurations (1814-1830). Contestant la pertinence du classique triptyque proposé par René Rémond pour ce moment politique, l’auteur distingue trois droites selon des critères plus tactiques qu’idéologiques : une extrême droite sans concession et « ostracisée », un centre droit « incertain sur ses alliances » et une droite « gestionnaire », largement dominante en nombre. Comme cette typologie, le livre repose sur une fine enquête portant sur la pratique parlementaire – et non sur la production des idées, déjà largement étudiée. À l’âge où s’invente, précisément, le parlementarisme en France, la droite n’a cessé de se diviser, tant sur la maîtrise des positions de pouvoir, que sur les contours de la société dé-révolutionnée qu’elle rêve de construire.
153 L’auteur procède d’abord à un repérage des frontières de la droite. Frontières lexicologiques, en premier lieu. Le terme même de droite, renvoyant à une position dans l’enceinte de la Chambre des députés, est encore, sous la Restauration, d’un usage limité. Significativement, les dénominations politiques, volatiles, désignent plutôt les « factions » qui s’entre-déchirent au fil de la Restauration : « exclusifs », « exagérés », « purs », « ultras », « pointus », « ministériels », « contre-opposition », « défection ». Frontières de positions (et de votes), ensuite. À partir des votes sur des textes de loi décisifs, croisés avec des comptages réalisés par les contemporains (notamment dans des guides biographiques de députés), l’auteur délimite ainsi un groupe non stabilisé de parlementaires de droite. Dans la Chambre des pairs, la droite est longtemps minoritaire ; dans celle des députés, elle subit des flux et reflux impressionnants : respectivement 72 % et 94 % dans la « Chambre introuvable » (1815-1816) et dans la « Chambre retrouvée » (1824), contre 22 % en 1819 ou 34 % à l’été 1830. Par ces résultats en dents de scie, l’auteur nuance les mécanismes de contrôle du vote et de « candidature officielle », et conclut, un peu hardiment : « Sous la Restauration, le ‘système représentatif’ n’est donc pas un vain mot ». Frontières géographiques enfin : Olivier Tort, cartes à l’appui, montre la force électorale de la droite au sud d’une ligne Saint-Malo / Genève.
154 Il se livre ensuite à un exercice d’« anthropologie politique », définissant les contours de « l’homme de droite », que l’on pourra confronter avec profit au portrait de « l’homme de gauche » au xixe siècle proposé par Alain Corbin (« L’homme de gauche au xixe siècle », in Jean-Jacques Becker et Gilles Candar [dir.], Histoire des gauches en France, t.1, L’héritage du xixe siècle, Paris, La Découverte, 2004, pp. 545-554). Il est ici question d’identités sociales, de trajectoires de carrières, et de « psychologie politique ». La surreprésentation des nobles au sein de la droite est écrasante : 73 % des 711 députés étudiés sont des nobles de naissance ou d’acquisition. Mais l’appartenance commune ne se fige nullement en identité : les députés de droite se sont déchirés entre vieille noblesse et noblesse récente, les grands noms s’étant retrouvés en quelque sorte marginalisés par le critère du talent parlementaire. Olivier Tort montre fort bien comment un tel « piétinement des hiérarchisations nobiliaires héritées du passé » a joué un rôle dans la dissidence d’extrême droite, « largement animée par de vieux nobles » (p. 93). Les trajectoires de carrières se révèlent très diverses : l’expérience familiale prérévolutionnaire, les réseaux de parentèle, l’union matrimoniale ont pu jouer un rôle décisif, de même d’ailleurs que l’émigration, que 30 % des députés ont vécue personnellement, l’engagement directement contre-révolutionnaire étant plus marginal. Surtout, l’auteur démontre l’absence de professionnalisation de ce groupe. Un tiers des députés de droite ne dépasse pas trois ans de mandat. Plus encore, les pratiques d’exercice du mandat prêtent le flanc aux critiques les plus acerbes : absentéisme, gourmandise, corruption, échange de faveurs contribuent à la genèse d’un imaginaire du « ventru », bien avant les caricatures de Daumier sous la monarchie de Juillet. À lire O. Tort, on a le sentiment que l’unité du groupe tient à sa singulière « misanthropie » : un passé révolutionnaire exécré (mais un Ancien Régime très diversement rêvé), la haine de l’adversaire libéral ou bonapartiste, mais aussi des haines recuites qui fracturent le camp royaliste lui-même.
155 L’auteur souligne ensuite les fragmentations successives de la droite, tant au sein des gouvernements successifs que du Parlement lui-même. Les rivalités personnelles (Blacas vs Vitrolles, Villèle vs Montmorency) et les divergences tactiques (notamment sur la rédaction des ordonnances, en juillet 1830) alimentent les divisions. Une sociabilité parlementaire cristallise ces oppositions : des « réunions » parallèles (chez Piet, Rougé, Agier ou La Bourdonnaye) se mettent en place au cours de la Restauration. C’est aussi à l’extérieur du jeu parlementaire que la dissidence royaliste a cherché à agir : par les classiques intrigues de Cour, par les salons (La Trémoïlle et Talaru), les sociétés secrètes (Francs Régénérés, Chevalier de la Foi), les cercles (Gramont), les réunions de cafés (Valois au Palais-Royal), les banquets et plus ponctuellement les sérénades (au retour des députés de la Chambre introuvable), mais aussi les intimidations violentes, quasi terroristes (sur lesquelles on aimerait en savoir un peu plus). Plus classiquement, la presse et les imprimés polémiques font l’objet d’un chapitre spécifique, qui souligne une nouvelle fois les fragmentations et dissensions.
156 Précisément, sur tous les fronts idéologiques ou presque, la droite royaliste se divise. Sur le rapport aux puissances européennes, sur la guerre d’Espagne, sur la Grèce, et même sur Haïti (qu’un ultra, Hyde de Neuville, propose de reconquérir par les armes !), les divergences se multiplient. Et derrière un socle commun de discours convenus (la haine de la ville, la défense de la terre, la défense de la famille patriarcale, la haine de la Révolution), les fissures ne tardent pas à apparaître : à propos du capitalisme industriel et financier, de la traite négrière, du droit d’aînesse, du gallicanisme ou de l’ultramontanisme. Finalement, l’idéal de régénération contre-révolutionnaire a dû s’adapter au pragmatisme gestionnaire de Villèle et de ses proches. L’auteur conteste ainsi, en adoptant implicitement une démarche contre-factuelle, l’idée d’un raidissement autour de 1825-1826 (loi sur le sacrilège, projet de loi sur le droit d’aînesse, etc.). Les textes de loi effectifs, de fait, ont été bien en-deçà de certains projets défendus par les « pointus ».
157 L’ouvrage, on l’aura compris, apporte vraiment beaucoup à notre compréhension de la Restauration, et des sources de son échec. La provocation ultime, celle du coup d’État de Charles X, n’est que le prolongement d’une longue suite de divisions sur le futur à construire. La plume, alerte et vive, volontiers ironique, est pleine d’intelligence, mais aussi, parfois, d’empathie excessive avec son objet. L’incrimination anti-gestionnaire (explicite), l’éloge (implicite) des valeurs censément « pures » de 1815, mériteraient bien des discussions, de même que certains va-et-vient avec le présent en forme de clins d’œil. L’usage assumé des catégories de « protection de l’environnement », de « climat d’insécurité », de « retour de la croissance », de « communication », d’« envolées islamophobes », de tentation « libertaire » pour décrire la France de la Restauration soulève bien des questions… Si l’anachronisme maîtrisé fait bel et bien partie de l’écriture légitime de l’histoire, il doit être explicité, mesuré, discuté. Il n’en reste pas moins que ce livre d’une grande érudition remet justement en cause bien des stéréotypes et constitue une importante contribution à l’historiographie de la Restauration.
158 Emmanuel FUREIX
Matthieu Séguéla, Clemenceau ou la tentation du Japon, Paris, CNRS Éditions, 2014, 470 p.
159 Il reste encore beaucoup à découvrir sur Georges Clemenceau. Le « tombeur de ministères », le « premier flic de France », le « père la Victoire » est l’un des personnages politiques les plus importants et les plus populaires de l’histoire de France. Il apparaît aussi dans des manuels scolaires étrangers, y compris ceux du Japon, comme le représentant de la France victorieuse à la Conférence de la Paix en 1919, car il a noué, tout au long d’une carrière qui s’étend sur plus de soixante ans, des relations multidimensionnelles avec l’Asie et plus particulièrement avec le Japon. Clemenceau est l’un des rares hommes politiques de son temps à avoir possédé une vision internationale, indispensable à la compréhension des bouleversements géopolitiques du monde, et à avoir analysé les mutations de l’Extrême-Orient.
160 Dans Clemenceau ou la tentation du Japon, Matthieu Séguéla reprend une bonne partie de sa thèse sur « Georges Clemenceau et l’Extrême-Orient », soutenue à l’Institut d’Études Politiques de Paris en 2011. Ce travail de recherche du lauréat du prix Shibusawa-Claudel en 2012 s’appuie sur une grande quantité de sources, principalement les écrits du Tigre, homme politique infatigable, journaliste et écrivain, ainsi que sur des archives diplomatiques, militaires et coloniales, françaises et étrangères. La riche bibliographie témoigne de l’ampleur des lectures qui ont servi à la réflexion de l’auteur.
161 L’intérêt que Clemenceau portait à cette région couvrait divers domaines de son action, politique, journalistique et esthétique. Sur tous ces plans, il était convaincu de l’universalité de l’Homme, ne cessant de critiquer l’argument de la supériorité de la « race » blanche et de la civilisation occidentale et affirmant, au contraire, l’égalité des races et des civilisations. Sa passion de collectionneur du japonisme l’amena à œuvrer auprès des autorités publiques pour la reconnaissance d’un art non- occidental. Il s’impliqua aussi dans le domaine muséal pour promouvoir le rôle social de l’art, dont la classe populaire devrait pouvoir bénéficier afin de s’instruire.
162 En matière de politique internationale, Clemenceau a trouvé dans le rapprochement avec le Japon un intérêt pour la France. L’enjeu principal pour cette dernière était le maintien du statu quo en Chine et la défense de l’Indochine. Alors qu’il n’est pas exceptionnel, au tournant du siècle, que l’on remarque la spectaculaire montée en puissance du Japon sur la scène internationale, Clemenceau se distingue dans la mesure où il ne la voit pas comme une menace ou un désordre, mais comme un phénomène positif qui ferait se rencontrer l’Europe et l’Asie et qui remettrait en question la domination de l’homme blanc.
163 Trois des sept chapitres de l’ouvrage sont consacrés à la période de la Première Guerre mondiale. L’attention se porte ici plus particulièrement sur celui qui traite la question de l’éventuelle intervention japonaise en Europe en 1914-1915, en raison à la fois du rôle primordial et original de Clemenceau dans l’affaire et du caractère inédit du sujet dans l’historiographie. Du début de la guerre jusqu’aux premiers mois de 1915 émerge l’idée de faire intervenir l’armée japonaise sur le front européen ; cette idée, dont Clemenceau fut le véritable initiateur et le premier promoteur, a suscité un grand intérêt de la part de la presse et du gouvernement de différents pays, même si, finalement, elle n’a pu être concrétisée. L’analyse minutieuse de cet épisode, fondée sur des articles de presse et des archives diplomatiques permet de découvrir comment la nation française en danger percevait la géopolitique de la guerre.
164 Que l’enquête sur les réactions au Japon ne soit que partiellement effectuée n’a rien d’étonnant car l’ouvrage a d’abord pour objet l’analyse du discours du Tigre (pour un complément, voir Miho Matsunuma, « Les Soldats du Mikado sur le front ouest ? La réaction du Japon face aux appels de ses alliés européens en 1914-1915 », Guerres mondiales et conflits contemporains, 256, 2014, pp. 81-92). En revanche, afin de connaître les réactions de la presse japonaise, l’auteur ne se contente parfois que des correspondances de l’ambassadeur de France à Tokyo et des journaux en anglais publiés au Japon. La lecture des journaux japonais aurait pu ainsi fournir une approche moins biaisée. Dans ce même chapitre, on relève quelques coquilles : l’Empereur a prononcé son discours au Parlement le 7 décembre 1914 et non pas le 1er (p. 276) ; les dates des journaux cités (p. 274, note 82, celles du Figaro ; p. 298, les notes 155-157, les journaux japonais) ; le numéro du volume des Documents diplomatiques japonais (p. 300, note 161, le volume consulté n’est pas celui de la troisième année de Taishô mais de la quatrième année).
165 Sur la relation entre le bouddhisme et le shintoïsme, M. Séguéla écrit que « depuis la Restauration de Meiji, les deux cultes ont été strictement différenciés au profit du shintô » (p. 146). Certes, le nouveau gouvernement ordonne en 1868 la séparation des deux cultes et quelques leaders fanatiques du shintô prennent l’initiative d’une active campagne de destruction des statues et des objets du bouddhisme mais, cette fièvre passagère révolue, le gouvernement abandonne cette directive et la pratique du mélange des deux cultes se maintient au niveau populaire.
166 De Saionji Kinmochi, le plus grand ami japonais de Clemenceau et premier plénipotentiaire à la Conférence de Paix, l’auteur écrit : « Saionji, qui fait partie des rares hommes politiques qui militent pour une meilleure insertion du Japon au sein de la communauté internationale… » (pp. 414-415). Pendant même et surtout après la Première Guerre mondiale, une partie non négligeable de l’élite japonaise adhère à un courant d’idées selon lequel la guerre a complètement changé la politique internationale ; ce courant, pour lequel le Japon devra trouver sa voie dans des relations diplomatiques conciliantes avec les puissances et les pays voisins, s’appuie désormais sur la démocratie et l’interdépendance. Des hommes politiques et des intellectuels reconnus expriment un tel point de vue dans des revues à grande diffusion qui ont une forte influence sur l’opinion publique. La spécificité de Saionji réside dans son engagement concret dans la politique internationale, dans la tentative de mettre en pratique cette idée.
167 L’ouvrage de M. Séguéla, par sa biographie d’un homme politique incontournable, met en lumière une histoire méconnue des relations internationales de la France, en particulier sur un espace extra-occidental. De la lecture du livre ressort la grande admiration de l’auteur pour Clemenceau et le Japon. Clemenceau ou la tentation du Japon offre un bel exemple d’une rencontre heureuse entre passion personnelle et compétence scientifique.
168 Miho Matsunuma
Joël Mouric, Raymond Aron et l’Europe, préface de Fabrice Bouthillon, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Histoire », 2013, 368 p.
169 La dernière décennie a été marquée par une profusion d’ouvrages individuels ou collectifs consacrés à Raymond Aron (1905-1983) qui ont complété et enrichi la connaissance d’une figure majeure du xxe siècle intellectuel français, dont l’approche avait été originellement centrée sur la mise en parallèle de son itinéraire avec celui de Jean-Paul Sartre (Jean-François Sirinelli, Deux intellectuels dans le siècle, Sartre et Aron, Paris, Fayard, 1995). À l’approche proprement biographique (Nicolas Baverez, Raymond Aron, un moraliste au temps des idéologies, Paris, Flammarion, 2005) se sont ajoutés des travaux davantage centrés sur le contenu même de la pensée aronienne déjà abordée par Stephen Launay dans La pensée politique de Raymond Aron (Paris, Puf, 1995). On citera notamment le livre de Christian Malis, Raymond Aron et le débat stratégique français 1930-1966 (Paris, Economica, 2005), le collectif Raymond Aron et la démocratie au xxie siècle (Paris, de Fallois, 2007) issu d’un colloque international tenu à Paris en 2005 et qui comporte une partie intitulée « Europe décadente ? Europe renaissante ? », et le petit volume d’Olivier Lapparent, Raymond Aron et l’Europe. Itinéraire d’un Européen dans le siècle, (Berne, Peter Lang, 2010) dont l’objet n’est pas en apparence éloigné de l’entreprise de J. Mouric qui a tiré un ouvrage de sa thèse de doctorat d’histoire soutenue à Brest. Il faut cependant lire l’ouvrage de ce dernier, écrit avec élégance, et dont la contribution aux études aroniennes doit être saluée.
170 Comme son titre l’indique, le livre de J. Mouric est centré sur la relation d’Aron à l’Europe envisagée conjointement sur le mode de l’analyse fouillée de ses discours et de l’examen de son engagement sur le dossier européen. Construit sur un mode chronologique, il se compose de trois ensembles équilibrés. Il s’ouvre par une première partie consacrée à « l’éducation européenne » d’Aron de 1926 à 1943, symbolisée par trois lieux emblématiques, Genève, Berlin et Londres, qui scandent l’itinéraire du jeune normalien philosophe. « Le moment européen » couvre les années 1943-1955 et donne toute sa part au poids de la guerre, à l’atlantisme et à la CED. La dernière partie s’attache à la réflexion sur « l’Europe au-delà de la puissance » et couvre les années 1955-1983. Elle fait la part belle aux analyses aroniennes sur la sociologie des relations internationales, Clausewitz, et bien sûr « l’Europe décadente » à laquelle Aron a consacré un célèbre « plaidoyer ». Pour mener à bien cette recherche qui assume pleinement son souci de donner toute sa place à l’histoire des idées, J. Mouric s’est appuyé sur l’ensemble de l’œuvre publiée de Raymond Aron, notamment la réédition de ses articles de presse consacrés à la politique internationale, menée sous l’égide de Georges-Henri Soutou. Il a également utilisé des sources archivistiques tirées, en particulier, du riche Fonds Aron conservé au département des manuscrits de la BnF.
171 Les apports de cet ouvrage sont nombreux. Il faut d’abord saluer son souci de proposer une lecture serrée de l’œuvre d’Aron dont il livre, sur de nombreux points, une interprétation souvent nourrie et fine. Ce travail minutieux et à la chronologie pointilleuse permet un cheminement instructif dans la pensée aronienne et offre un regard précieux sur la découverte progressive et les emplois successifs que Raymond Aron fait de différents auteurs français et étrangers, notamment Georges Sorel, Elie Halévy, Vilfredo Pareto, Albert Thibaudet, Carl Schmitt, Carl von Clausewitz (dont certains sont des interlocuteurs), Alfred Fabre-Luce. Il faut aussi souligner l’intérêt qu’offre la mise en perspective des analyses aroniennes sur l’évolution de la politique européenne six décennies durant. La connaissance de la généalogie intellectuelle de Raymond Aron comme de la construction et du contenu de sa pensée sort par conséquent renforcée de la lecture de cette belle étude qui peut en appeler d’autres. Ainsi, il serait en particulier utile de s’attacher à l’examen de la réception de la pensée aronienne à l’étranger, en particulier en Europe occidentale et aux États-Unis pour mesurer l’impact qu’ont eu certains de ses textes spécifiquement destinés à un lectorat étranger, à l’instar de sa brochure de 24 pages, « France and Europe » publiée aux États-Unis en avril 1949 et destinée aux élites américaines.
172 Olivier DARD
Éric Bédard et Xavier Gélinas (dir.), Chroniques politiques de René Lévesque. Tome I. Les années 1966-1970, Montréal, Hurtubise, « Histoire et politique – Cahier du Québec », 2014, 756 p.
173 René Lévesque occupe une place de choix dans le panthéon des grandes figures historiques du Québec moderne. La mémoire collective québécoise consigne encore dans celui qui fut fondateur du Parti Québécois en 1968 et Premier ministre du Québec de 1976 à 1985 ses souvenirs les plus illustres, et peut-être les plus tragiques, par lesquels elle retrouve une part indispensable de sa personnalité nationale. Depuis peu, l’homme fait son entrée dans le territoire des historiens, alors que se multiplient ces dernières années ouvrages, articles et colloques à son sujet et que s’élaborent, avec le concours de la fondation René Lévesque, divers projets visant à rendre accessible l’ensemble de ses écrits. La publication de ce premier tome de ses chroniques politiques, prélude à une publication intégrale en trois tomes des quelque 1400 pages qu’il rédigea entre 1966 et 1976, marque un nouvel échelon dans cette salutaire entreprise, à laquelle œuvrent depuis quelques années déjà les historiens Éric Bédard (avec Alexandre Stefanescu [dir.], René Lévesque, homme de la parole et de l’écrit, Montréal, VLB éditeur, 2012) et Xavier Gélinas (La droite intellectuelle québécoise et la Révolution tranquille, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007).
174 Bien qu’elles aient déjà fait l’objet d’une publication partielle sous forme d’anthologie en 1987, ces chroniques étaient restées à ce jour plutôt méconnues du grand public et étonnamment peu utilisées par les historiens, politologues et biographes, d’ordinaire plus portés vers l’étude de l’itinéraire de Lévesque en politique active. Leur régularité de parution et l’assiduité avec laquelle l’homme politique s’applique à les rédiger montrent pourtant qu’elles n’ont rien d’accessoire dans son œuvre écrite. Elles apparaissent plutôt comme un moyen très efficace par lequel le député de Laurier arrivait à intervenir dans le débat public et à s’autoriser, sur une base hebdomadaire, une certaine distance réflexive par rapport à une actualité quotidienne brûlante. Sous une plume vivante, à la fois indignée, inquiète et lyrique et dans une liberté de pensée et d’expression nullement contrainte, Lévesque dévoile dans ces textes les grandes articulations de sa pensée politique et de sa vision du Québec.
175 Ce premier tome porte à notre connaissance un corpus assez volumineux de textes, comprenant un total de 127 chroniques parues dans deux hebdomadaires, le Dimanche-Matin (1966-1968) et Le Clairon de Saint-Hyacinthe (1969-1970). De longueur variable selon le journal qui les publie, les chroniques se suivent dans un ordre chronologique et sont reproduites dans le respect consciencieux de leur version originale. Il est d’ailleurs au mérite des deux auteurs d’avoir limité leurs interventions manuscrites à une introduction d’une dizaine de pages et à l’ajout de quelques notes explicatives en marge du texte, laissant ainsi au lecteur un accès aussi direct que possible au contenu original. L’ouvrage comprend également un double index onomastique et thématique, outils qu’appréciera assurément le chercheur qui souhaite entreprendre une analyse de texte plus poussée. On déplore seulement l’absence d’une table des matières qui reprendrait l’ensemble des titres des chroniques, petit défaut auquel les auteurs pourraient remédier dans la publication des autres tomes à venir.
176 L’édition et la publication de ces chroniques représentent une contribution significative à l’histoire politique du Québec et ce, à plus d’un titre. Soulignons tout d’abord leur grande valeur historique puisqu’elles ouvrent une fenêtre privilégiée sur une époque d’intenses bouleversements, qui plus est à travers le regard de l’un de ses plus distingués témoins. Ainsi réunies, elles nous replongent dans un « esprit du temps » bien particulier : celui de la morosité et de la langueur du Québec post-Révolution tranquille, que consacre la réélection inattendue de l’Union nationale en 1966. Renvoyé aux banquettes de l’opposition, après plusieurs années passées au cabinet du gouvernement de Jean Lesage, c’est un Lévesque secoué et consterné qui prend la plume, soupçonneux et improbateur devant les écarts du nouveau gouvernement de Daniel Johnson. Sa désillusion trouve néanmoins une contrepartie positive, à mesure qu’il élabore son credo nationaliste, maillant soif d’indépendance et social-démocratie, et qui fonde dans le renouvellement du lien entre le citoyen et l’État, l’espoir d’une plus grande solidarité sociale.
177 Ce recueil de chroniques donne aussi l’occasion au lecteur de pénétrer authentiquement une pensée de l’intérieur, de telle sorte qu’il devient possible d’en apprécier autrement les nuances, la complexité et la polyvalence. De fait, loin de se limiter aux discussions sur l’indépendance et l’enjeu linguistique, Lévesque cumule les réflexions sur une grande variété de sujets, à commencer par l’actualité politique internationale, qu’il commente abondamment avec une sensibilité résolument antimilitariste, pacifiste et anticoloniale. La guerre du Vietnam, le conflit israélo-palestinien, la crise du Biafra ou encore le mouvement des droits civiques aux États-Unis ne le laissent pas indifférent. Fervent défenseur des peuples opprimés par les volontés expansionnistes des grandes puissances occidentales et plutôt laudatif vis-à-vis la révolution nationale d’Hô Chi Minh et le régime cubain, il n’en cultive pas moins une certaine admiration pour le volontarisme et la vision du monde puissamment articulée de Charles de Gaulle. S’il reste à l’affût des grands événements mondiaux, le chroniqueur s’attache aussi à discuter les enjeux et défis que traverse le Québec de son époque. Un grand nombre de chroniques sont ainsi consacrées aux questions économiques, que l’homme politique aborde à l’enseigne d’une gauche pragmatique et volontaire. Partisan d’un capitalisme à visage plus humain, il s’emploie avec ardeur à dénoncer les inégalités les plus criantes et les plus enracinées de son temps. Les simples travailleurs, les syndicats, les plus démunis et autres « sans-voix » trouvent chez lui une empathie des plus favorables, à l’inverse des « puissants » et de la « jungle affairiste », qu’il pourfend tantôt sur le front de l’industrie pharmaceutique, tantôt sur celui de la commercialisation des ondes radiophoniques et télévisuelles. En somme, c’est à la revalorisation d’un véritable « sens social » qu’aspire Lévesque au fil de ces chroniques, c’est-à-dire la « perception qu’il faut acquérir des interdépendances pourtant évidentes entre les diverses parties d’une société moderne - et du minimum vital de solidarité qui en découle » (p. 366). Dans son esprit, c’est d’abord à l’État-providence québécois et à la mobilisation de ses pouvoirs que doit revenir cette lourde tâche. Et derrière l’État, il faut rallier la nation, dont « l’étape décisive » et « normale » autorise, dans sa perspective, l’accession à une pleine souveraineté.
178 Ces chroniques abordent aussi d’autres dimensions fondamentales de son action politique : la révision du mode de financement des partis politiques, la transparence dans le financement électoral, la critique du fédéralisme canadien, l’élimination du patronage dans la gouverne de l’État, la révision indépendante de la carte électorale, etc. Faut-il ajouter, en dernière instance, que leur lecture vient immanquablement interroger notre propre actualité politique. À l’heure où la question nationale québécoise se disloque, où se multiplient aux échelles provinciales et municipales les scandales de corruption et de détournement de fonds publics et où l’État social du Québec fait plus que jamais les frais du virage néolibéral, ces chroniques, toutes volontaires et prescriptives qu’elles sont, résonnent positivement dans un présent peut-être en mal d’avenir.
179 François-Olivier DORAIS
Hervé Joly, Diriger une grande entreprise au xxe siècle. L’élite industrielle française, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, « Perspectives historiques », 2013, 430 p.
180 Les débats entre historiens et sociologues orientés vers le monde de l’entreprise à propos des origines des patrons de la « grande entreprise » issue de la deuxième révolution industrielle (des années 1890 aux années 1970) ont été fort animés dans les années 1970-1980. Les uns et les autres ont confronté leurs analyses et divergences à propos du milieu social, des études, des filières de sélection et d’ascension. Plus récemment, l’étude des réseaux a même bénéficié de techniques quantitatives (en obtenant des « nuages » statistiques de mises en réseaux). Hervé Joly, directeur de recherche à l’École normale supérieure de Lyon, a repris le dossier. Il dresse d’abord un bilan de cette historiographie en en soulignant les apports et les lacunes. Puis il explique sa propre stratégie, car il a effectué un « travail de moine », portant sur une longue période, entre 1914 et 1966 et en mobilisant la boîte à outils de la prosopographie, désormais érigée en méthode d’enquête affinée. Il a reconstitué la généalogie sociale, intellectuelle, managériale et sociologique pour chacun des quelque 200 dirigeants d’entreprise – en se cantonnant dans l’industrie manufacturière, donc sans le bâtiment-travaux publics, ni les services, ni les banques ; mais il n’aborde pas la branche textile-habillement, dont il estime que les structures sont trop fragmentées pour étayer ses réflexions et qu’elles sont trop insérées dans le capitalisme familial. Son chapitre introductif débat ainsi du portefeuille de méthodes et des concepts qui ont servi de levier aux investigations.
181 H. Joly a dû aussi s’interroger sur ce qu’on appelle un « patron », un cadre dirigeant, et le premier chapitre est consacré à soupeser l’évolution des statuts légaux. De même, son troisième chapitre jauge ce que deviennent les « fonctions dirigeantes » et la mission du conseil d’administration quand l’entreprise accède à une envergure ample. Il débat de la « professionnalisation » de la fonction de patron, et sa synthèse, nourrie de nombreux fonds d’archives d’entreprises par des dépouillements intensifs, peut être caractérisée de remarquable. Le contenu des responsabilités du dirigeant et de l’administrateur est soupesé, le portefeuille de compétences est précisé, les fonctions de représentation évoquées. L’enjeu est d’être « l’homme de la situation » face aux mutations stratégiques, technologiques, financières et concurrentielles.
182 L’enjeu est la correspondance entre l’utopie de « la République des talents » (avec son objectif de mobilité sociale ascendante) et la réalité de la république des affaires, où se confrontent capital social et culturel, cristallisation du contrôle du capital et aspiration à récupérer les meilleurs talents aptes à conduire les entreprises au travers des cahots conjoncturels, de la concurrence et des bonds de l’innovation. Le capital scolaire, le capital familial et social, le capital économique servent de première étape pour préciser comment s’est constitué le vivier qui a alimenté le « marché » des cadres dirigeants, qu’ils soient des « héritiers » appelés à assurer la relève intergénérationnelle au sein d’une grande entreprise familiale ou des recrues entrant dans le type des purs manageurs de firme. Bien entendu, H. Joly s’interroge sur les effets du changement de dimension et d’assise capitalistique des sociétés sur ces flux de dirigeants et leurs origines. Bref, des questions clés sous-tendent la réflexion : quel est le degré d’ouverture sociologique du grand patronat industriel ? Quel rôle ont pu jouer les critères méritocratiques dans ce qu’on appelle une « carrière » managériale ?
183 Sans surprise, mais avec pondération – sans céder à la dénonciation des « deux cents familles » ni à une mise en valeur de l’esprit d’entreprise des figures familiales du capitalisme français, H. Joly doit admettre la force des familles dans la fondation mais surtout dans la croissance, la diversification et la structuration des groupes industriels. Certes, les fusions remettent de plus en plus en cause l’influence des héritiers, mais ceux-ci, quand se conjuguent diplômes, talents, esprit d’entreprise, réactivité à l’innovation, parviennent à assurer la relève, au niveau du groupe ou aussi, de plus en plus souvent, à la tête de filiales, quand les manageurs purs s’imposent au sommet. H. Joly ne manque pas de souligner que, au fur et à mesure que la surface financière des firmes s’élargit, le contrôle des familles dynastiques sur le capital s’effiloche. Si l’influence au sein du conseil d’administration se maintient généralement sur plusieurs générations, les jeunes doivent faire leurs preuves s’ils veulent gagner la haute direction ; comme leurs ancêtres, ils tournent dans l’entreprise, mais dans le cadre d’un « match » avec les seuls diplômés. Les études de cas sont fouillées, mais vivantes, sans sombrer dans l’énumération catégorielle ou érudite : tous les éléments de biographie utilisés sont mobilisés de façon pertinente au service des démonstrations, sans sombrer dans l’érudition généalogique propre à tant d’ouvrages où est évoquée l’histoire familiale. Le paradoxe est que, parfois, se mettent en place des dynasties de manageurs (comme à Pont-à-Mousson, dans la métallurgie) ; mais des familles résistent jusqu’au bout, telle celle des Gillet, à Lyon, encore présente à Rhône-Poulenc (chimie-pharmacie) dans les années 1970.
184 Plusieurs chapitres suivent les trajectoires des dirigeants. L’élitisme méritocratique et l’élitisme social sont-ils exclusifs l’un de l’autre ou complémentaires ? H. Joly a pu préciser les parcours d’études, le rôle des diplômes des grandes écoles propres à la France, dont la fameuse École polytechnique (puisque 79 en sont diplômés sur les 200 patrons considérés). Les tableaux statistiques sont probants : un tiers des dirigeants sont des héritiers familiaux, un autre tiers est constitué d’anciens fonctionnaires (mais avec un septième d’héritiers parmi eux) et le dernier tiers est ouvert à toutes les catégories sociales. Être ingénieur est l’une des clés de l’ascension, comme l’avaient indiqué Maurice Lévy-Leboyer et son équipe. H. Joly, également spécialiste du patronat allemand, peut opposer une France où les écoles techniques jouent un rôle modeste, et une Allemagne plus ouverte aux filières d’apprentissage et aux écoles chimiques ou électrotechniques. Par ailleurs, à cette époque, les écoles de commerce ne fournissent pas de dirigeants à l’industrie. Le poids des grands corps (les hauts diplômés des meilleures grandes écoles) est bien analysé (chapitre V), de façon classique mais renouvelée grâce à des dizaines de biographies mises en comparaison. Et, note H. Joly (pp. 300-310), il est paradoxal que tant de futurs hauts dirigeants d’entreprise aient été formés à l’origine sur des critères définis par la puissance publique, en vue de satisfaire aux besoins des armées ou de l’administration financière, voire économique, ce qui constituerait un « modèle français », où le label public confère ab initio une forte légitimité. On pourrait discuter de ce point car les grandes universités britanniques et américaines (Ivy League) forment elles aussi des « élites » qui rejoignent le service public (diplomatie, finances) et se retrouvent ensuite dans le monde de l’entreprise ; mais ce sera probablement pour un prochain ouvrage !
185 Un sixième chapitre tente l’impossible, en brassant les éléments concernant quelque 124 « non-héritiers » de l’échantillon. Il doit notamment scruter les facteurs de promotion sociale mis en œuvre par la grande entreprise au profit des fils de petits et moyens bourgeois, sur la base des seuls diplômes, talents, caractère, sens des affaires. Mais il montre aussi que nombre de « moyens » et « bons bourgeois » ont fourni de futurs dirigeants, mais en changeant de branche d’activité, en glissant de l’industrie traditionnelle ou du commerce vers la grande industrie, donc en s’appuyant sur un capital socio-culturel originel, déjà ouvert aux affaires. Mais le « peuple » est peu présent dans ces échantillons, avec quelque quatorze représentants. On ne sera pas étonné que la République des talents favorise en fait la reproduction sociale, mais sans rigidités, puisque nombre d’héritiers n’ont pu assurer la relève générationnelle ou ont été cantonnés dans des responsabilités de deuxième rang.
186 Cet ouvrage est avant tout exemplaire par sa méthode : l’historien d’entreprise mêle ici sources prosopographiques et biographies, statistiques, monographies d’entreprise, études sectorielles (et, parfois, régionales) sans sombrer dans le fatras d’indices accumulés, et il donne un sens démonstratif puissant à des analyses solides. Si l’on se laisse aller ensuite à oublier cette démarche, les tableaux et les références, on peut même parvenir à participer à la vie réelle du capitalisme français, à suivre ascensions, stagnations et reculs, en une sorte de roman balzacien où les jeunes ambitieux à la Lucien de Rubempré parviendraient à s’extraire de la papeterie charentaise pour devenir de grands patrons. Mais il manque au livre un chapitre sur « les illusions perdues », précisément : si cela apparaît ici et là, il eût fallu soupeser les échecs, la stagnation, et faire un bilan des « mauvais » dirigeants qui ont mal géré leur entreprise, ont dû la quitter précipitamment. Il eût fallu probablement aussi comparer les réussites : qui a le mieux réussi ? Est-ce un héritier, diplômé ou non, un haut ingénieur, un ancien haut fonctionnaire ? Le livre manque ainsi, pensé-je, d’un chapitre sur les « hasards » d’une vie managériale où les limites et les échecs sont aussi à prendre en compte.
187 Hubert BONIN
Nathalie Carré de Malberg, Le Grand État-major financier : les inspecteurs des Finances, 1918-1946. Les hommes, le métier, les carrières, Paris, IGPDE-Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2011, 712 p.
188 Fabien Cardoni, Nathalie Carré de Malberg et Michel Margairaz (dir.), Dictionnaire historique des inspecteurs des Finances, 1801-2009, Paris, IGPDE-Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2012, 1 132 p.
189 Nathalie Carré de Malberg aura consacré trois décennies à reconstituer l’histoire des inspecteurs des Finances au xxe siècle : c’est un corps d’élite de la haute administration, un grand corps de l’État, comme ceux des diplômés de plusieurs grandes écoles d’ingénieurs publiques telles que les Ponts & Chaussées, Polytechnique, ou les Mines (voir Christophe Charle, « Les Polytechniciens dans les élites de la République. Méritocrates, hommes nouveaux et notables (1880-1914) », in Bruno Belhoste, Amy Dahan Dalmedico, Dominique Pestre et Antoine Picon (dir.), La France des X. Deux siècles d’histoire, Paris, Économica, 1995, pp. 87-102 ; André Thépot, Les ingénieurs civils des mines au xixe siècle. Histoire d’un corps technique d’État, 1880-1914, Paris, Eska-IDHE, 1988) – mais au sein du ministère des Finances français, recruté par concours après des études de droit et d’économie politique, généralement à l’École libre des sciences politiques de Paris jusqu’à la création de l’École nationale d’administration après la Seconde Guerre mondiale. Après qu’E. Chadeau a étudié la relation entre ces inspecteurs des Finances et le monde de l’entreprise pour le xixe siècle (Emmanuel Chadeau, Les inspecteurs des Finances au xixe siècle [1850-1914]. Profil social et rôle économique, Paris, Économica, 1986), N. Carré de Malberg a mobilisé le portefeuille de méthodes utilisés par divers historiens et sociologues à propos des ingénieurs, notamment, afin de construire une riche histoire de la gestion des finances françaises en scrutant les carrières, les opinions, les positions, le rayonnement d’un corpus de quelque trois cents inspecteurs des Finances ayant été actifs entre les années 1910 et les années 1940.
190 Elle participe ainsi au courant historien qui privilégié la démarche prosopographique. Elle précise les origines socio-professionnelles des parents de ces hommes, le profil de leurs études, leur carrière de jeunes gradés de l’Inspection ; puis elle brasse une multitude de données afin de reconstituer les filières des carrières suivies, les facteurs d’accélération, de promotion ou de frein qui permettent d’identifier des tendances plus marquées, en fonction des décennies, des grands tournants politiques et institutionnels, des mutations de l’économie publique et privée.
191 Elle suit d’abord ces carrières au sein de la haute administration des Finances, notamment de ce qui devient des fiefs de l’Inspection : les directions du Budget, du Trésor (à l’époque, le Mouvement général des fonds), des Impôts, et divers services qui supervisent l’administration financière et économique. Elle précise les leviers de promotion des « figures » jouant un rôle clé dans la vie de ces directions, selon les fluctuations de leur emprise sur l’ensemble de l’appareil d’Etat, en fonction des guerres militaires, monétaires, budgétaires, et en fonction des variations de l’économie mixte mêlant haute administration et grandes entreprises, publiques ou privées. Des noyaux de plus en plus denses se cristallisent au fur et à mesure que les besoins d’intervention de la puissance publique s’accentuent. Avec finesse, l’historienne précise les parcours rapides de certains inspecteurs et en justifie l’importance, au gré des cercles relationnels, des compétences, du caractère de chacun.
192 Cependant, elle insiste sur une révolution qui procure un élan fort aux carrières, celle de la percée au sein des cabinets des ministres, en tant que conseillers économiques et financiers, et, surtout, en tant que « chef de cabinet ». Jusqu’alors essentiellement « politiques », ces postes en cabinet deviennent de plus en plus « techniciens » car les ministres, quelle que soit leur compétence, s’appuient désormais sur ces inspecteurs des Finances pour pouvoir traverser les crises conjoncturelles, participer utilement aux négociations financières de la Guerre, de l’entre-deux-guerres et de l’Occupation et, surtout, afin de pouvoir parler d’égal à égal avec les hautes administrations, leur tenir tête ou comprendre leurs rapports. Présents ainsi des deux côtés – politique et financier –, les inspecteurs des Finances, bien qu’ils ne détiennent aucun monopole des hautes responsabilités, tissent un capital relationnel de plus en plus dense, un « langage » commun qu’ils s’efforcent de faire partager par leurs interlocuteurs, c’est-à-dire une compréhension pertinente du monde financier, monétaire, économique. Celle-ci dépasse les idéologies néo-libérales acquises pendant leurs études car elle se veut surtout un pragmatisme « technique », sinon « neutre », qui fournirait des réponses à la fois empiriques et rationnelles aux questions provoquées par les aléas de la vie financière et économique. C’est en ce sens que les inspecteurs des Finances ne constituent pas seulement un corpus sociologique ou socio- professionnel doté de cohésion, mais aussi proposent un corpus d’économie politique et de solutions financières qui prend de plus en plus de cohérence.
193 Plusieurs chapitres apprécient le poids obtenu par ces inspecteurs des Finances au sein des diverses grandes directions du ministère des Finances lors des grands événements monétaires et financiers. Ils soupèsent leurs réseaux relationnels, l’émergence de leaders ou d’hommes d’influence, leurs-va-et-vient entre les cabinets ministériels, les directions des ministères, la Banque de France, et certaines institutions parapu- bliques : les banques d’émission dans les colonies, le Crédit national, créé en 1919, des sociétés de services publics, comme la SNCF apparue en 1938, etc. On peut dire par conséquent que ces inspecteurs des Finances ont conquis en un tiers de siècle une réelle légitimité financière, politique, sociale, et une image forte, en concurrence avec celles des préfets ou des généraux, dans les administrations générales ou militaires, notamment.
194 Toutefois, ces deux avantages comparatifs trouvent à s’épanouir de plus en plus hors du champ public. Une seconde révolution est en effet reconstituée par N. Carré de Malberg, qui dessine les contours de corpus d’inspecteurs des Finances au sein du monde de l’entreprise privée. Ce sont essentiellement les banques et les compagnies d’assurances qui drainent des hommes mûrs déjà dotés de portefeuilles de compétences, d’expérience et de relations. La haute administration financière est alors érigée en une sorte d’école informelle de grands dirigeants d’entreprises au sein du monde de l’argent, que ce soient les grandes banques de dépôts ou d’affaires ou la modeste Lazard, par exemple. La prospérité des années 1920 explique un tel drainage par le secteur privé, avant un ralentissement dans les années 1930 : un récent Dictionnaire des patrons permet de compléter cette approche du rôle des hauts fonctionnaires dans l’encadrement de la grande entreprise en essor (Jean-Claude Daumas [dir.], Dictionnaire historique des patrons français, Paris, Flammarion, 2010). Mais aucun clivage ne s’établit entre les deux mondes puisque des comités d’experts réunissent les deux ensembles ponctuellement ; certains inspecteurs des Finances retournent dans le secteur public en fonction de circonstances tendues ; d’autres continuent à pratiquer ce qu’on appelle le pantouflage, quand un haut fonctionnaire rejoint une entreprise privée et doit rembourser ses frais d’études (Luc Rouban, L’Inspection générale des Finances 1958- 2000, Quarante ans de pantouflage, Paris, Cahiers du CEVIPOF, n° 31, 2003, http://www.cevipof.msh-paris.fr).
195 La montée vers l’économie de guerre jusqu’à la mobilisation économique en 1938, puis l’Occupation en 1940-1944 amènent l’historienne à devoir jauger l’implication des inspecteurs des Finances dans les événements. D’abord, elle précise les parcours politiques, donc engagés, de certains, aux côtés de la gauche en 1936-1938, puis des droites en 1938-1940, avant que des inspecteurs des Finances s’intègrent dans le « système de Vichy » au nom de leur idéologie anticommuniste sinon antiparlementaire. Au-delà de cette minorité minuscule, dénoncée déjà par Annie Lacroix-Riz (Industriels et banquiers sous l’Occupation. La Collaboration économique avec le Reich et Vichy, Paris, Armand Colin, 1999/2013), une grosse minorité (environ un tiers des inspecteurs des Finances en activité) choisit de jouer un rôle important au sein des administrations financières et économiques du régime dictatorial. De façon pondérée mais approfondie, N. Carré de Malberg entremêle l’analyse des parcours personnels et le dessin des carrières collectives, au service de l’Etat, quel qu’il soit, donc avec neutralité. Toute la question est de discerner quel aura été le « degré d’engagement », au cas par cas : individus, départements ministériels, comités d’experts franco-allemands, comités d’organisation des secteurs économiques et des banques (Claire Andrieu, La Banque sous l’Occupation. Paradoxes de l’histoire d’une profession (1936-1946), Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1991). L’historienne parvient à manier le curseur avec lucidité, franchise et doigté, tout en insistant à chaque fois sur les possibilités de choix qui se sont offertes aux inspecteurs des Finances face aux enjeux financiers des relations franco-allemandes puis au durcissement collaborationniste du régime pétainiste et à l’intensification des demandes allemandes dans le cadre de l’indemnité journalière d’occupation ou des relations interentreprises (Olivier Dard, Hervé Joly and Philippe Verheyde [dir.], Les entreprises françaises, l’Occupation et le second xxe siècle, Metz, CRULH-Université Paul Verlaine de Metz, 2011).
196 N. Carré de Malberg se montre tout aussi méticuleuse dans son analyse de l’épuration des inspecteurs des Finances en 1944-1950, avec des dossiers de défense et d’accusation qui débattent bien des stratégies et des tactiques adoptées par ces hommes – dont un tiers choisit de rallier la Résistance, la France libre, voire la France combattante, avec des délais plus ou moins longs. Le cas de Maurice Couve de Murville est ainsi emblématique puisqu’il dirige la direction chargée des relations économiques avec l’Occupant allemand jusqu’en mars 1943, avant de traverser la Méditerranée et de se rallier à la France libre : De Gaulle en fait tout de suite l’équivalent de son ministre des Finances, et l’on sait la belle carrière de ministère puis de Premier Ministre que lui confie la Ve République en 1959-1969.
197 N. Carré de Malberg aura ainsi construit une sorte de saga à la fois personnalisée, sociologique et prosopographique du corps des inspecteurs des Finances pendant une petite moitié du siècle. Si l’on complète son étude fouillée par les biographies et les synthèses thématiques présentées par le Dictionnaire historique des inspecteurs des Finances, auquel elle a d’ailleurs contribué, on disposera d’un ensemble structuré et précis concernant des pans essentiels de l’histoire financière française, qu’on comprendra mieux désormais, en ce qui concerne les processus de recrutement des experts et des décideurs, les voies d’influence, les modes de réflexion face aux aléas monétaires et économiques, notamment. Cela dit, ces deux énormes livres sembleraient avoir tout apporté à l’historien ; mais celui-ci serait désireux de disposer d’un troisième ouvrage, qui comparerait le mode de recrutement, de formation, de carrière des administrations des finances à l’échelle de l’Europe, donc de façon comparative. C’est le défi à saisir !
198 Hubert BONIN
Béatrice Heuser, Penser la stratégie de l’Antiquité à nos jours, Paris, Picard, 2013, 430 p.
199 Comme Sigmund Freud, Clausewitz est une ces statues du commandeur que l’on ne cesse de déboulonner et reconstruire. Et c’est bien à une psychanalyse collective que mène la question posée par B. Heuser : comment les Occidentaux ont-ils pensé la guerre ? Dans son ouvrage, paru en allemand en 2010, elle propose de « sonder ce que les peuples pensent du lien unissant les buts politiques et l’emploi de la force, ou la menace de cet emploi » (p. 15) à travers l’analyse des institutions sociales et des normes de comportement politiques ou culturelles, tant il est vrai que de la phalange hoplitique à la Wehrmacht et au-delà, la façon de faire la guerre constitue toujours une émanation de la société elle-même.
200 Une des gageures consiste à retracer l’histoire du mot « stratégie » dont la généralisation au xxe siècle a fait perdre de vue le sens précis. La définition proposée par l’auteur, « une voie globale visant à réaliser des fins politiques et incluant la menace ou l’usage effectif de la force, dans une dialectique des volontés » (p. 27), permet de bien mettre en lumière les premiers écrits de penseurs qui faisaient de la stratégie sans le savoir. Si l’Antiquité la confondait volontiers avec la notion de « stratagème », les questions de fond sont pourtant déjà bien présentes, interrogeant les buts, la conduite et la légitimité de la guerre, la nature de l’adversaire et le traitement qui doit lui être réservé. Cependant, ces écrits restent rares avant la fin du Moyen Âge : alors même que l’état de guerre y est la norme, la victoire reste jusque là largement octroyée par Dieu, et seule une cause juste peut influencer le terrain. Après que Machiavel a remplacé le jugement divin par l’intervention de la fortuna, la redécouverte des auteurs classiques et la découverte d’auteurs byzantins mènent l’Europe moderne à réfléchir à la part humaine dans la conduite de la guerre. Les règles en sont dès lors fixées par des juristes séculiers, à l’instar de Bodin, Grotius ou Hobbes, qui reprennent les pratiques non écrites pour les fixer dans le ius ad bellum (légitimité) et le ius in bello (conduite). Dès lors les stratégistes ne vont cesser d’analyser cette dynamique de perpétuelle adaptation au contexte, dans la recherche d’un juste équilibre entre planification et improvisation ; car après tout, remarquera Moltke l’Ancien, « c’est une illusion de croire que l’on puisse établir un plan de campagne à long terme et l’exécuter jusqu’au bout ». On s’aperçoit alors que le dilemme de la guerre préventive, ou plus simplement le problème de la guerre défensive sur lequel bute encore la France de 1939, est déjà exprimé par le juriste suisse Vattel en 1758 : si l’on redoute une attaque, est-on en droit d’attaquer pour l’empêcher ? Car la guerre se perçoit de moins en moins comme un tribunal moral, mais plutôt comme un processus de décision que certains objectifs et causes peuvent – ou non – justifier. Plus l’on avance dans le xxe siècle, plus il apparaît que la stratégie a également pour objet de menacer de l’usage de la force afin de prévenir les conflits : la dissuasion gagne en importance au fur et à mesure que ses enjeux croissent à l’heure du nucléaire, où la guerre devient un jeu à somme nulle.
201 Une première partie entreprend d’analyser les « constantes » dans les usages de la guerre et les mentalités. Très tôt, Augustin d’Hippone fonde la tradition occidentale de la guerre juste, en fusionnant les fondements cicéroniens avec les principes contenus dans la Bible hébraïque et les Évangiles, selon trois critères : une cause juste, une autorité légitime, une intention louable. Mais l’on observe comme certaines situations continuent au cours des siècles à justifier les « excès », qu’il s’agisse de conquérir une province non concernée par le litige ou de tuer femmes et enfants. Dès lors, B. Heuser remet en cause l’idée selon laquelle la guerre « absolue » serait arrivée avec Napoléon : durant la guerre de Trente ans, souligne-t-elle, certaines zones ont perdu les 2/3 de leurs habitants. Cependant, au fur et à mesure que l’on progresse dans l’ère moderne, les guerres de succession s’éloignent du modèle de guerre civile médiévale pour devenir un processus de renforcement du monopole de la force par les monarchies centralisées, ainsi qu’un moyen de détourner, au profit des intérêts de la dynastie régnante, l’hybris de la noblesse. Le plus profond bouleversement, dans la conduite de la guerre comme dans la réflexion, est introduit sans aucune révolution technologique par le paradigme napoléonien résumé comme une « bataille d’anéantissement » avec concentration sur le « centre de gravité » de l’ennemi. Dès lors, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la plupart des stratégistes, refusant les contraintes politiques, font l’apologie de « l’offensive virile » et de la bataille totale. Les périodes contemporaines sont l’occasion d’analyser stratégies navale et maritime, aérienne et nucléaire. Les premières tournent autour de deux enjeux fondamentaux : les évolutions technologiques et la question de savoir si la maîtrise des mers peut gagner une guerre. Dans cette lignée, la théorie de la puissance aérienne est l’héritière de la pensée navale : est-elle autonome ? Une guerre aérienne stratégique est-elle possible ? Revenant sur les deux guerres du Golfe et sur les campagnes de bombardements en Serbie et au Kosovo, la plupart des théoriciens actuels considèrent que la « maîtrise de l’air », ou plutôt la supériorité aérienne, ne peut être que locale, dans le cadre d’une dissuasion du fort au faible. Après une stimulante incursion du côté des guerres asymétriques et petites guerres, l’ouvrage se conclut avec la quête d’un nouveau paradigme après les guerres mondiales, sur fond d’humanitaire expéditionnaire et de network-centric warfare (guerre en réseau, p. 373).
202 L’analyse foisonnante à laquelle se livre B. Heuser ouvre de très nombreuses et passionnantes pistes de réflexion. Dans cette somme érudite, l’auteure a privilégié presque exclusivement la pensée des mondes allemand et anglo-saxon, mais en la matière elle tend vers l’exhaustivité, croisant de multiples sources jusqu’à citer le formidable compositeur satiriste Tom Lehrer (p. 348). Mais on ne peut que regretter la quasi-absence des stratégistes français, Gallieni et Lyautey réduits à des notes de bas de page, Hervé Coutau-Bégarie totalement ignoré, à l’exception de Galula, le plus américain d’entre eux. Il est également nécessaire de souligner que si l’auteure maîtrise de façon magistrale son sujet, la pensée des stratégistes, la manipulation de certaines problématiques connexes est parfois plus légère, à commencer par celle du génocide. Ce terme semble ici désigner tout massacre délibéré de civils à grande échelle : on a donc un génocide avant 1792, un génocide de Srebrenica, un génocide du Biafra, et plus généralement des génocides tout au long du xxe siècle (p. 346). Il faudrait dès lors reprendre rigoureusement cette question, en précisant que justement le génocide est une guerre d’anéantissement en soi et en aucun cas un « but de guerre » (p. 363).
203 Reprenant la démarche des stratégistes de son gigantesque corpus, B. Heuser cherche toujours à fournir des repères, et non à forger des dogmes. Le lecteur suit dès lors la passionnante quête du Graal : la recette de la guerre réussie à tous les coups. S’inspirant de Napoléon, Jomini pense en avoir découvert la clef : c’est « l’emploi des masses en des points décisifs » (Précis de l’art de la guerre, 1811). Foch le reprend en y ajoutant la variable de la force morale en partie empruntée à Ardant du Picq. À leur tour, Britanniques et Américains vont s’en inspirer, tout en reconnaissant que les meilleures déductions sont sans cesse torpillées par les progrès technologiques… Il y a donc là, et l’ouvrage le démontre parfaitement, matière à perpétuelle réflexion.
204 Il est courant de lire qu’avec la fin du xxe siècle a disparu la vision unilatérale de la stratégie héritée de Clausewitz, où le but est la victoire, c’est-à-dire la soumission de l’adversaire par la violence ; qu’en ne distinguant pas le conflit d’intérêts des activités humaines, celui-ci établit entre politique et stratégie un amalgame certes célébrissime mais surtout anachronique. Et pourtant… À notre époque où ce terme de stratégie connote davantage management et gouvernance que Kriegspiel, on est en droit d’estimer que la pensée clausewitzienne est une mourante qui enterrera tous les autres.
205 Isabelle DAVION
Katia Schneller et Vanessa Théodoropoulou (dir.), Au nom de l’art. Enquête sur le statut ambigu des appellations artistiques de 1945 à nos jours, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013, 276 p.
206 Actes d’un colloque organisé en mai 2011, l’ouvrage ébauche une nouvelle lecture de l’histoire de l’art de la seconde moitié du vingtième siècle, en prenant pour fil directeur les « noms » de l’art – appellations et étiquettes utilisées par le milieu et les historiens de l’art pour désigner mouvements, groupes ou tendances artistiques. En s’intéressant aux pratiques discursives plutôt qu’aux formes artistiques, les organisatrices du colloque, K. Schneller et V. Théodoropoulou, proposent de revenir sur une histoire de l’art du second vingtième siècle souvent présentée comme une succession téléologique de mouvements et d’appellations. L’attention portée aux « noms » remet en effet en cause cette vision linéaire et principalement occidentale de l’art. Les études proposées ici retracent chacune l’histoire de la production et de la diffusion d’une appellation précise. Elles soulignent également les enjeux marchands et idéologiques que recouvre la guerre des labels.
207 L’ouvrage poursuit ainsi une entreprise entamée il y a déjà plusieurs années par les historiens d’art notamment en Amérique du nord (Serge Guilbaut, Comment New York vola l’idée d’art moderne, Nîmes, J. Chambon, 1989), visant à déconstruire les discours idéologiques produits par la scène artistique d’une part et, d’autre part et plus récemment, à décloisonner une histoire pensée jusque-là exclusivement en termes de centre et périphérie – on pense par exemple à l’approche internationaliste utilisée pour revisiter l’histoire de l’expressionnisme abstrait (Joan Marter [dir.], Abstract expressionism: the international context, London, Rutgers University Press, 2007). Cette approche invite en outre à resituer l’art dans son contexte social, culturel et politique en s’intéressant aux débats dont il a fait l’objet.
208 Cette démarche, partagée par les différents intervenants, donne sa cohérence à cet ouvrage collectif. Empruntant à une histoire des représentations, elle invite les chercheurs à interroger les catégories utilisées communément en histoire de l’art – et leurs propres savoirs – afin d’en appréhender la construction. L’intervention de témoins, acteurs du milieu de l’art et auteurs de labels entrés récemment dans l’histoire, participe au dynamisme de cette réflexion disciplinaire en en rappelant avec force les enjeux artistiques et idéologiques. L’organisation de l’ouvrage, en deux parties, suivant chacune un plan chronologique, et les introductions très stimulantes, contribuent également à l’unité du recueil, évitant l’effet d’émiettement que la succession d’études de cas précises peut parfois donner.
209 Dans une première partie, l’ouvrage aborde la création d’étiquettes et leur entrée dans l’histoire. Sont notamment examinés la notion de mythe fondateur et les facteurs expliquant que s’impose un nom au détriment d’un autre. Cette première partie s’intéresse essentiellement aux noms produits par les critiques et les commisseurs-curators ; elle est l’occasion d’une réflexion concernant le rôle des différents acteurs impliqués dans la production et la diffusion de ces labels des années 1950 à nos jours. Elle permet en outre de revenir sur certaines rivalités, notamment géographiques (entre Paris et New York). L’étude des étiquettes, de l’École de Paris aux Young British Artists en passant par le Pop Art, dessine ainsi une histoire de l’affaiblissement du rôle des critiques sur les scènes nationales et internationale au profit des musées et collectionneurs, soulevant la question d’une marchandisation accrue de l’art. Elle pose également la question de la validité de termes couramment employés dans le milieu de l’art (mouvements, styles ou avant-gardes).
210 La deuxième partie poursuit cette réflexion sur les acteurs. Les interventions regroupées dans cette seconde moitié s’intéressent aux artistes, plus particulièrement aux groupements artistiques et à leurs noms. Ces études de cas s’interrogent ainsi sur la résurgence à partir des années 1960 – et en liaison avec le contexte social et politique – d’une forme d’art collectif et politisé dont l’essor rompt avec l’individualisme affiché dans les années d’après-guerre.
211 L’ouvrage offre ainsi, par la qualité des interventions ainsi que par sa cohérence interne, une réflexion stimulante sur l’histoire de l’art du second vingtième siècle, en s’inscrivant dans le fil de démarches novatrices. L’attention portée au contexte et la richesse des réflexions permet en outre de dépasser le cadre strict de l’histoire de l’art. Les questions abordées croisent en effet d’autres thématiques et peuvent à ce titre intéresser spécialistes et non-spécialistes. La présentation de la rivalité entre Paris et New York renvoie ainsi à une question plus large de soft power américain. Celle-ci est replacée à juste titre dans un cadre transatlantique, à travers la question de la réception européenne (et non seulement française ou parisienne) de l’art en provenance des États-Unis. Cette approche, qui met en avant le rôle des Européens dans la « victoire » de l’art américain, rompt, comme d’autres ouvrages s’intéressant aujourd’hui aux relations transatlantiques, avec le paradigme de l’impérialisme. L’étude des artistes renvoie quant à elle à une histoire plus large du renouveau de l’engagement politique (développé ici à travers l’exemple de Beuys en Allemagne et du cas chilien dans les années 1980) et du collectif (étudié à travers les représentations et les noms pris par différents groupes d’artistes). Si le livre semble confirmer l’idée d’un tournant des années 1960, le rythme décennal imposé par la succession d’interventions consacrées chacune à un cas et une décennie plus ou moins élargie, soulève néanmoins la question de la périodisation de ce long après-guerre. Enfin, les ouvertures sur les pays non-occidentaux, l’Inde notamment, renvoient à une approche transnationale d’une histoire connectée et globale qui puisse rendre compte d’un monde en élargissement.
212 Elisa CAPDEVILA
Dominique Kalifa, Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Éditions du Seuil, « L’Univers Historique », 2013, 395 p.
213 Dominique Kalifa est aujourd’hui l’historien le plus éminent de l’imaginaire social du crime. Depuis une vingtaine d’années, il travaille sur les divergences entre d’une part les réalités sociales, juridiques et historiques du crime et d’autre part les croyances populaires sur la criminalité exprimées dans la presse et reflétées par l’imagination collective. Après avoir étudié la presse à sensation, les criminologues, les détectives privés et les bagnes coloniaux, il se penche ici sur les « bas-fonds », terme qui évoque à la fois des lieux urbains sordides, inquiétants et dangereux, et des gens, sur les marges de la société, qui y habitent, la pègre, les miséreux, les gueux. L’auteur retrace avec rigueur le développement des discours sur les bas-fonds au xixe siècle et jusqu’à nos jours.
214 La première partie du livre, « L’avènement des bas-fonds », porte sur la topographie et la transformation des gens pauvres et marginalisés en classes dangereuses et criminelles au début du xixe siècle. Au début de la Révolution industrielle, les grandes villes d’Europe, comme Paris et Londres, étaient en crise en raison d’un manque d’infrastructures urbaines et de l’encombrement humain. La misère, réalité quotidienne, y régnait dans les quartiers délabrés, avec son lot de souffrances humaines. Un vaste vocabulaire hérité du Moyen Âge désignait les lieux constituant les bas-fonds, domaines traditionnels du vice (Sodome, Babylone, le « Cours des Miracles ») et les gens stigmatisés comme bohémiens, tziganes, bandits, brigands et gueux. Mais à l’encontre de l’attitude bienveillante et ambiguë qui prévalait à l’époque médiévale envers les « bons pauvres », considérés à la fois comme des victimes de la misère et des élus de Dieu, dans la ville moderne les zones de déchéance et ses habitants furent de plus en plus considérées simplement comme « les bas-fonds ».
215 La deuxième partie, « Scénographies de l’envers social », brosse les grandes lignes du discours professionnel, littéraire et populaire qui fit passer au xixe siècle l’imaginaire des bas-fonds sous l’enseigne du crime. Il fallait d’abord établir une nomenclature, la codifier, la légitimer, ce que D. Kalifa appelle l’« habitus policier ». Du jargon d’autrefois aux listes de la police contemporaine, aux enquêtes des philanthropes et aux reportages des journalistes, la nouvelle discipline quasi- ethnographique de la « criminologie » a été inventée. Dans l’imagination populaire ceux qui peuvent passer dans les bas-fonds sous le couvert d’un déguisement occupaient une place importante : la « mouche » ou l’indicateur de la police, le « prince déguisé » ou le faux bohème justicier. Ajoutons l’insider ou le réformateur : le missionnaire ou le journaliste intrépide qui travaille incognito dans les bouges et les maisons closes. Pour le consommateur des bas-fonds, la « tournée des grands-ducs » constitue une sorte de tourisme noctambule à Paris autour des lieux dangereux, des cabarets vulgaires et des tapis-francs sordides. Du xixe siècle au milieu du xxe siècle, la conception des bas-fonds se transforma peu en peu dans la littérature populaire, passant d’un romantisme bohémien des gueux à un « réalisme poétique » de la criminalité. Ce « fantastique social » des profondeurs a été tissé dans les œuvres « vécues » des romanciers comme Francis Carco, Joseph Kessel, et Pierre Mac Orlan, dans les pages de Détective et de Police Magazine ou au cinéma avec des cinéastes comme Marcel Carné, Jacques Prévert, et Julien Duvivier.
216 Dans la dernière partie, « L’affaissement d’un imaginaire », on suit l’évolution au xxe siècle des tendances contradictoires de l’imaginaire social des bas-fonds qui, d’un côté tendent à disparaître, mais de l’autre à se multiplier. Avec la décriminalisation de la pauvreté, la création du droit social et l’assistance publique, la rénovation des pires quartiers de Paris et le développement des « bidonvilles » dans les banlieues, le résidu de « déchets sociaux » a été repoussé aux franges de la société. Par conséquent, la conception même des pauvres a changé. Ni « pauvres de Dieu » ni contre-société malsaine, ces malheureux sont désormais des « personnes humaines » vaincues par les forces économiques (les chômeurs, les mal-logés), coloniales (les immigrés) ou politiques (les réfugiés). L’association traditionnelle des bas-fonds avec la misère change aussi avec la modernité. On ne parle plus des « bas-fonds » comme de l’inverse de la société, mais des « clochards » et des « exclus » poussés aux marges de la société. Mais dans le même temps, l’imaginaire social du crime a continué à s’amplifier sous des formes diverses. Au lieu des « bas-fonds de Paris », il y a désormais un « milieu » du « crime organisé », des trafiquants, des gangs et des mafias, avec des individus qui ne sont unis ni par les lieux ni par le niveau social, mais sur lesquels pèsent la grande influence d’un imaginaire de la criminalité internationale et la puissance politique, qu’ils soient à Marseille, à Chicago ou à Buenos Aires.
217 Parallèlement, dans les médias, la fascination populaire pour les « mauvais lieux » n’a pas cessé. La « dangerosité » des pauvres a changé et l’on est passé des bas-fonds à un « antimonde » menaçant et à une « race » maudite. Les récits du crime, de l’indigence, de l’exclusion et de la prostitution sont devenus aussi de plus en plus codifiés dans les paroles, les gestes, et la description de l’atmosphère de lieux noirs, dans le miroir déformant de l’imaginaire et sont de moins en moins le reflet des réalités sociales. D. Kalifa fait en particulier remarquer que les diverses sources (statistiques officielles, reportages médiatiques, récits fictionnels) qui s’entremêlent, se valident ou s’invalident, portent la marque autant des anxiétés et des préoccupations idéologiques que des dysfonctionnement sociaux, les unes étant productrices de bas-fonds tout autant que les autres : « périls réels, périls fantasmés ? » (p. 344). Au cours du xxe siècle, l’imaginaire du crime est devenu de plus en plus fantastique dans les films, les romans, les bandes dessinées et les jeux vidéo, qui mêlent le crime à la fantasy, le gothique, la science-fiction, et le cyberpunk. En ce sens, l’imaginaire des bas-fonds, métamorphosé en imaginaire du crime fantastique au xxe siècle, sert à normaliser les craintes, anxiétés et attitudes idéologiques de la société à l’égard des indigents et des exclus assimilés à des « criminels ». En même temps, le désir de visiter les bas-fonds s’épanouit et se multiplie sous les formes diverses offertes par les médias.
218 Du point de vue méthodologique, D. Kalifa a développé plus encore le concept d’imaginaire. À l’encontre du réalisme social de Louis Chevalier et des mentalités de Robert Mandrou, il s’appuie sur une méthode historiquement rigoureuse qui ne cherche pas à trouver le reflet de la réalité dans la littérature populaire. Il assouplit également les enjeux des rapports entre le crime et la littérature par rapport à la mentalité primitive de Lucien Lévi-Bruhl, à l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, au structuralisme linguistique des mythologies de Roland Barthes ou aux dispositifs de savoir-pouvoir de Michel Foucault. En ce sens, D. Kalifa a réussi à montrer comment une analyse historique rend mieux compte de la complexité des relations, des transformations et des séparations dans le cadre d’un imaginaire comme celui des « bas-fonds ». Les circonstances concrètes et historiques créent des nomenclatures, des statistiques et des fictions de crime qui, avec les temps modernes, se multiplient, se mêlent et s’adaptent dans la presse, les spectacles et les médias selon les habitudes et les désirs des consommateurs. Le résultat est un imaginaire collectif qui s’éloigne des réalités sociales.
219 De plus, D. Kalifa étend le champ historique de l’enquête pour révéler les influences transnationales dans l’imaginaire des bas-fonds. Les sources ne sont pas limitées à la France et comprennent les influences d’autres pays, surtout l’Angleterre et l’Amérique. Le xixe siècle a connu en France la vogue pour « Les Mystères » des villes du monde, commencée avec Les Mystères de Paris d’Eugène Sue (1842-43), mais rapidement poursuivie par les écrivains populaires français en Mystères de Londres, de New York, de Hambourg en 1845, puis de Barcelone, de Naples, de Stockholm, de Lisbonne, de Chicago, de Buenos Aires et d’ailleurs jusqu’à la fin du siècle. À leur tour, les affreuses histoires de crime des magazines populaires anglais comme Blackwood’s Edinburgh Magazine, les enquêtes sociales de Henry Mayhew dans London Labor and the London Poor, le reportage « The Maiden Tribute of Modern Babylon » sur la prostitution des filles du philanthrope « insider » William Stead, et les journaux dits « true crime », The National Police Gazette, l’Illustrated London News, toutes ses sources ont influencé l’imaginaire des bas-fonds en France. La fascination dans l’imaginaire populaire pour les mauvais lieux concerne les métropoles du monde, le « West End » de Londres, son quartier chinois « Limehouse » et le « Five Points » à New York.
220 Le concept même des bas-fonds est transnational. Il y a l’« underworld » de l’Angleterre et l’« Unterwelt » de l’Allemagne, et les zones de l’influence se recoupent sans cesse. Le « fashionable slumming » de Londres (les membres de la haute société qui visitaient les bas-fonds) devient la « tournée des grands-ducs » à Paris, puis le « slumming touristique » à Montmartre. Les Anglais ont créé un lien entre l’Afrique noire et l’atmosphère sombre des quartiers maudits avec les parutions en 1890 de In Darkest Africa du journaliste-explorateur Henry Morton Stanley et de In Darkest England and the Way Out de William Booth, fondateur de l’Armée de Salut. Mais ce sont les « gangsters », avec le film Joseph von Sternberg Les Nuits de Chicago (1927), qui ont pris possession de l’imagination populaire en France pendant l’entre-deux-guerres, à tel point que la couverture du premier numéro de Détective (1928) proclamait « Chicago, capitale du crime ». Dans le Panorama de la Pègre de Blaise Cendrars, en 1935, toutes les influences transnationales du « milieu » sont représentées. Ainsi, cet ouvrage constitue jusqu’ici le travail le plus complexe et le plus vaste de D. Kalifa. La méthode historique est sûre et le point de vue critique clair. Le livre se caractérise par une rigueur qui fait que toutes les futures études culturelles de l’« imaginaire social » lui seront comparées.
221 Robin WALZ
Philippe Joutard, Histoire et mémoires, conflits et alliance, Paris, La Découverte, « Écritures de l’Histoire », 2013, 240 p.
222 Avec en couverture un titre inscrit sur la poitrine du poilu de Charles-Édouard Richefeu, La victoire en chantant, sujet de monuments aux morts pour de nombreuses communes (voir la page consacrée à Charles-Edouard Richefeu sur le site « Les monuments aux morts. France-Belgique » http://monumentsmorts.univ-lille3.fr/auteur/168/richefeucharlesedouard/), le lecteur pourrait penser de prime abord que cet ouvrage s’inscrit dans l’économie des célébrations du Centenaire. Or, s’il est vrai que Ph. Joutard s’intéresse ici aux problématiques liées aux politiques publiques du passé ou à la confrontation histoire/mémoires, ce livre est avant tout la réponse de son auteur à un exercice plus complexe. En effet, sa clef de lecture se situe dans le lieu que ce travail inaugure. La collection « Écritures de l’histoire » lancée par La Découverte, se définit comme un nouvel espace pour l’historiographie qui se singularise en ce qu’il souhaite « donner à voir, comme y invitait Michel de Certeau, l’échafaudage de l’historien, de s’interroger sur le discours qu’il tient et sur celui qui le tient, bref de rendre visible la fabrique de l’histoire en train de se faire ».
223 Dès lors, il faut considérer la chrono-bibliographie proposée en annexe (pp. 285-299) comme la colonne vertébrale sur laquelle viennent se greffer les douze chapitres de l’ouvrage. Notons que l’auteur renoue ici avec un exercice qu’il a déjà expérimenté dans Ces voix qui nous viennent du passé (p. 263). Avec cet outil, il rend d’abord une dimension temporelle à la production historiographique sollicitée. On peut ensuite y voir une partie de l’échafaudage de Ph. Joutard qui rappelle : « Cette chrono-bibliograpie contient les références aux textes qui, à mes yeux, permettent de mesurer la progression dans l’ère de la mémoire ou en sont une particulière illustration » (p. 285). Une seconde dimension, plus diffuse, se présente quant à elle dans le corps de l’ouvrage et semble tout aussi décisive : il s’agit de l’évocation des rencontres de l’auteur avec ses contemporains. Ainsi, un moment important du chapitre VI est l’évocation du pasteur Manen ; la mention de cette rencontre fait le lien entre un développement sur la genèse de la pratique de l’histoire orale et l’engagement de l’auteur avec cet outil : « Je discutais souvent de mon travail avec un Cévenol, le pasteur Manen, qui avait passé sa jeunesse non loin d’un lieu de combat, le plan de Fontmor. Il évoqua à plusieurs reprises la tradition orale et les récits entendus dans son enfance et m’encouragea à observer sur le terrain où en était aujourd’hui le souvenir camisard. J’étais sceptique mais aussi curieux, car il rejoignait les affirmations répétées d’écrivains cévenols » (p. 137). C’est donc à travers le prisme de son parcours que Ph. Joutard propose une contribution originale pour le champ des études mémorielles à travers une synthèse des rapports histoire-mémoire.
224 Les premiers chapitres permettent à l’auteur de revenir aux sources de la thématique. Ph. Joutard ouvre son approche sur la période des années 1970. S’il circonscrit la période par une approche historiographique classique, il en précise les mouvements en s’intéressant à la « nostalgie paysanne » qui s’exprime à travers la réception d’ouvrages tel que La soupe aux herbes (p. 22), jusqu’à la montée en puissance de politiques du patrimoine (p. 26) que l’on retrouve notamment avec l’année du patrimoine dont il rappelle qu’elle fut qualifiée par P. Nora de « Mai 68 des provinciaux et des villageois » (p. 27) (Pierre Nora [dir.], Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997, p. 4705 ; à ce propos, M. de Certeau avait été beaucoup plus critique quand à l’instrumentalisation du patrimoine par le politique : voir Michel de Certeau, Marc Guillaume [dir.], Le Rôle des dispositifs de conservation architecturale urbaine dans la mise en œuvre du passé. Paris, CORDA, 1980). Ph. Joutard n’oublie pas l’approche du « refoulé » de la Seconde Guerre mondiale avant d’en venir à l’étude d’un mouvement qui dépasse très nettement l’hexagone. Avec le deuxième chapitre, l’auteur s’intéresse aux « trois expressions mémorielles qui ont émergé dans la décennie 1970 » : la nostalgie du « monde perdu », les spécificités de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale dans la suite de laquelle il s’intéressera aux décalages que permet d’observer le procès Eichmann (pp. 52-56) pour conclure sur la « crise du ‘‘régime d’historicité’’ » (pp. 56-57). Un troisième chapitre termine ce premier mouvement en proposant une analyse qu’il introduit en démontrant que ceux que l’on détermine habituellement comme les précurseurs de la compréhension de la mémoire (avec Maurice Halbwachs et Marcel Proust) renvoient eux-mêmes à des éléments qui les ont précédé. De cette façon Ph. Joutard rencontre Nietzsche qui déclarait déjà en 1874 : « Il est impossible de vivre sans oublier » (p. 59).
225 Dans le mouvement suivant, l’auteur s’intéresse à deux formes de relations à la mémoire : les « sociétés mémoire » (chap. 4) et le « roman national » (chap. 5). La première se singularise en ce qu’elle concerne « des groupes ayant une mémoire vivante, autour d’événements fondateurs évoqués dans différents lieux de sociabilité souvent devenu en même temps des lieux de mémoire » (p. 79) ; ce qu’il développe avec l’étude d’exemples tels que les huguenots (p. 81) ou le monde méditerranéen (p. 97). Ph. Joutard voit dans la seconde « l’une des formes les plus achevées d’‘‘histoire-mémoire’’ » (p. 101). Il s’agit là de récits élaborés pour permettre de justifier l’adhésion à une nation que l’auteur analyse depuis les origines médiévales (p. 103). De façon plus originale, son approche passe par le cas étasunien, « un système d’histoire-mémoire plus complexe que celui de la France et mis en place dans les débuts de la République, de façon consciente, raisonnée, systématique et sur la longue durée » (pp. 112-125).
226 Il faut souligner ici l’importance donnée à l’histoire orale, qui permet de retrouver le prisme de l’auteur et son importance déterminante pour la pratique de cette méthode. L’historien revient d’abord sur la genèse anglo-américaine pour insister, ensuite, sur la spécificité de la pratique française (p. 133) dont il décrit les expériences préalables au développement de la méthode historique à laquelle il s’attache à partir de 1967 (pp. 137-140) (voir Michel Trébistch « Du mythe à l’historiographie », dans Danièle Voldman [dir.], Cahiers de l’Institut d’histoire du temps présent, « La Bouche de la Vérité ? La recherche historique et les sources orales », 21, novembre 1992, p. 25). En relief, le chapitre VII est ensuite en partie consacré à la contestation de cette nouvelle forme d’histoire : après un rapide rappel des positions de Pierre Goubert puis de Jean-Jacques Becker, Ph. Joutard se consacre à une sous-partie intitulée « le refus du témoin » qu’il introduit avec la position exprimée par Daniel Cordier en juin 1983 pour en arriver à la division des historiens autour de la question (pp. 151-152). Plus loin (chap. 10), l’auteur revient sur la question de l’histoire orale à travers une synthèse du Congrès des sciences historiques de Montréal en 1995 à l’occasion duquel il a présenté un bilan de la pratique de l’histoire orale qui lui a été commandé par François Bédarida (p. 213).
227 Enfin, avec « Le temps des Lieux de mémoire » (chap. 8), il aborde la « poussée des mémoires » avec d’abord la question de la remise en cause des romans nationaux puis le retour de l’événement pronostiqué dès 1972 par P. Nora. Il poursuit avec une étude de la vaste entreprise que sont Les Lieux de mémoire, depuis les premiers signes dans le début des années 1960 à 1993, année de l’entrée de la formule dans le Petit Robert (p. 187), portant un regard avisé sur la démarche, révélatrice d’une « nouvelle forme d’histoire à mettre en relation avec un changement du rapport au temps. L’histoire ‘‘s’est toujours écrite du point de vue de l’avenir’’, mais aujourd’hui ‘‘le présent est devenu la catégorie de compréhension de nous-mêmes’’» (p. 184). Ph. Joutard relève aussi que, paradoxalement, cette aventure éditoriale a contribué à renforcer la légitimité de la pratique commémorative et donc peut être au sentiment de nécessité d’une distanciation entre mémoire et histoire. Ceci l’amène à dresser le constat de « l’empire de la mémoire » (chap. 9) et notamment l’évolution de la relation des politiques à la mémoire, avec également une étude de la place du roman national au moment des échéances électorales comme la campagne présidentielle de 2007, pour finalement arriver aux limites de cette relation. Or le chap. 12 est aussi l’occasion pour l’auteur de prendre position contre une opposition rigoureuse de l’histoire et de la mémoire, mais bien en faveur d’une articulation des deux « pour se renforcer mutuellement » (p. 260). On retrouve là ce qui est la principale réussite de ce livre et toute son originalité : une synthèse sur les rapports entre histoire et mémoire, sous la plume d’un des grands spécialistes français de ce domaine, ouvrage dont les dynamiques permettent de faire ressortir une partie de l’échafaudage de l’œuvre de son auteur.
228 Vincent AUZAS
Frederick Cooper, Citizenship between Empire and Nation: Remaking France and French Africa, 1945-1960, Princeton University Press, 2014, 512 p.
Trad. fr. : Français et Africains ? Être citoyen au temps de la décolonisation, traduit de l’anglais par Christian Jeanmougin, Paris, Payot, « Histoire Payot », 2014.
229 L’ouvrage de F. Cooper s’inscrit dans plusieurs débats contemporains, à la frontière de l’historiographie, de la mémoire et du politique : l’analyse du processus des indépendances ; le bilan du demi-siècle écoulé et la responsabilité dans le désenchantement actuel de la génération des hommes politiques ayant conduit à la souveraineté et assumé les fonctions d’autorité mais aussi l’appréhension de la citoyenneté post-indépendance. Ces thèmes mêlés font de cet ouvrage une étude dense et féconde.
230 Au fil des décennies, plusieurs récits de la décolonisation des territoires français d’Afrique ont été imaginés, déroulant des visions contrastées et concurrentielles : à l’épopée de la poussée inéluctable et irréversible des nationalismes, avec ses héros et ses temps forts, à l’anti-colonialisme triomphant et unanime s’opposerait l’octroi par la puissance tutélaire de l’indépendance, concédée sous la pression du contexte international et local. Les recherches développées autour du cinquantenaire des indépendances, commémorées en 2010, ont, certes, fortement nuancé les récits nationaux imposés par la doxa officielle bricolée entre politiciens au pouvoir, universitaires et mémorialistes. Alors que l’on fêtait les indépendances par un déploiement de faste, surgissaient des versions concurrentes, appelant à revisiter les histoires en changeant d’échelle, de focale sociale ou de perspective (voir notamment T. N. Gayibor, [dir.], Cinquante ans d’indépendances en Afrique subsaharienne et au Togo, Paris, L’Harmattan, 2012 ; D. Abwa et alii [dir.], Regards croisés sur les cinquantenaires du Cameroun indépendant et réunifié, Paris, L’Harmattan, 2012 ; C. Lentz, Projet Africa@50/50 Jahre Unabhängigkeit in Afrika (http://www.ifeas.uni-mainz.de/50_Jahr) ; Thomas Bierschenk, Eva Spies [dir.], 50 Jahre Unabhängigkeit in Afrika. Kontinuitäten, Brüche, Perspektiven, Cologne, Rüdiger Köppe Verlag, 2012 ; O. Goerg, D Nativel, J-L Martineau [dir.], Les indépendances en Afrique. L’événement et ses mémoires. 1957/1960-2010, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013). Parallèlement, sous l’impact des études post-modernes (qui questionnent la place des immigrés dans la nation française, l’héritage colonial dans la France contemporaine, la notion de multiculturalisme) et de la perspective de genre, de nouvelles réflexions interrogent le couple paradoxal citoyenneté-nationalité. Sans se situer directement dans ces débats, Cooper maîtrise admirablement la bibliographie qui a renouvelé cette question.
231 Refusant de projeter dans le passé les débats contemporains sur le communautarisme ou la multi-culturalité, voire la notion même d’État-nation comme projet, il consacre une étude minutieuse aux quinze années séparant la fin de la guerre et 1960, année où se déploie la majorité des indépendances. L’ouvrage examine ainsi, mois après mois, les débats qui traversent les milieux politiques aussi bien en Afrique qu’en France. Il nous emmène dans les salles des comités, à la tribune, dans les coulisses. Cette démarche permet de reconsidérer les concepts de citoyenneté, d’État-nation, d’empire, de fédération tels qu’ils étaient utilisés dans un contexte donné, et tels qu’ils évoluent au fil des années, mettant l’accent sur leur historicité. Il s’agit bien de ne pas prendre pour atemporelles des définitions ancrées dans le temps et l’espace. Ce faisant, ce livre se situe dans la continuité des interrogations d’Empires. De la Chine ancienne à nos jours, rédigé avec Jane Burbank (Payot, 2011 [2010]).
232 Contrairement aux récits dominants, trop souvent monocordes, F. Cooper met en évidence les impasses, les bifurcations possibles, les chemins non suivis, les hypothèses non testées ; il démontre l’improvisation constante, le tâtonnement, les hésitations permanentes, les compromis imprévus qui jalonnent cette décennie et demie. Loin d’avoir une idée préconçue du tracé que doit suivre l’accès à l’indépendance, imposée à des partenaires africains qui ne seraient que de simples jouets passifs, les administrateurs et politiciens français naviguèrent à vue et adaptèrent les mesures au contexte. Parallèlement, loin de donner une forme a priori à l’État indépendant qu’ils envisagent de fonder, les hommes politiques africains négocient pas à pas, cédant sur un plan, avançant sur un autre. Finalement, aucune des deux parties n’aboutit à imposer ce qu’elle souhaitait. Les mesures adoptées à chaque étape sont le résultat d’une co-production entre élites africaines et françaises, soit une minorité active, visible et audible et masculine : aucune femme africaine n’est élue au Parlement français et, sur place, rares sont les militantes de premier plan. Dans l’analyse parlementaire, F. Cooper n’échappe pas toutefois à un certain chromatisme, opposant les députés ultra-marins de toute origine et les autres (pp.138-140). Il semble minimiser les alliances de groupe politique au sein du Parlement, négligeant le fait que les députés d’Outre-Mer travaillèrent avec des confrères ; sans le dynamisme des uns, qui soumettent des projets de loi, et sans l’aide des autres, les réformes n’auraient pas abouti.
233 C’est cette histoire que F. Cooper, historien prolixe, connu pour ses études sur le travail et les syndicats, le concept d’Empire et le post-modernisme, examine en exploitant les nombreuses sources parlementaires, peu utilisées jusqu’à présent. Celles-ci, auxquelles s’ajoutent des mémoires, des archives privées ou des discours, permettent de suivre par le menu l’évolution des propositions et les divers stades qui, des lois de 1946 et de l’Union française, en passant par la loi-cadre Defferre de 1956 et la Communauté française de 1958, aboutissent aux indépendances de 1960, la Guinée ayant anticipé deux ans auparavant. Se jouent durant cette période la définition de la « citoyenneté » et sa traduction en termes de droits et les modes de passation de pouvoir et donc de changement de souveraineté.
234 Le 7 mai 1946 est promulguée la loi dite Lamine Gueye, faisant des « ressortissants des territoires d’outre-mer (Algérie comprise) » des citoyens. Cet événement a marqué les mémoires, comme une étape fondamentale de la profonde modification des rapports politiques au sortir de la guerre, où rien ne pouvait plus être comme avant. Il figure dans toutes les chronologies, sans que ses implications concrètes ne soient toutefois questionnées tant elles sont complexes. Or la mise en pratique de la citoyenneté, dans ses dimensions politiques mais aussi sociales, est au cœur du processus de la décolonisation et va susciter de nombreux débats dans le cadre d’une France meurtrie, qui se reconstruit, et s’ouvre progressivement à d’autres horizons, ceux de la Communauté européenne.
235 En écho avec la politique jacobine française, prévoyant des modalités similaires pour toutes les colonies d’Afrique d’AOF et d’AEF, F. Cooper situe son analyse au niveau général des discussions entre les élus africains, certaines forces politiques locales (syndicats) et les parlementaires ou ministères métropolitains, tout en étant conscient que d’autres forces jouent, notamment les mouvements étudiants, ou que la parole des paysans n’est pas représentée ici. La France est la seule puissance coloniale qui prévoit la représentation des colonisés au parlement national et la met en place dès 1848, dans un contexte fort différent bien sûr de celui qui préside aux changements un siècle plus tard. Cette politique prend un tout autre sens lors de la nécessaire révision des rapports entre la métropole et les colonies après la guerre, de la discussion des constitutions successives donnant naissance à la IVe République, mais aussi avec l’impact de la guerre d’Indochine et d’Algérie.
236 L’étude est centrée sur le Sénégal et son voisin le Mali, avec lequel il forme une fédération éphémère en 1959-1960 ; elle accorde aussi une part non négligeable à la Côte d’Ivoire et à la Guinée, vu le rôle d’Houphouët-Boigny et de Sékou Touré. La trame du livre suit la chronologie, en huit chapitres centrés sur les moments-clefs (1946, 1956, 1958) ou développant certaines problématiques (Claiming Citizenship 1946-1956 ; Becoming National). La logique éditoriale excluant les plans détaillés, le lecteur suit la démonstration implacable mais complexe qui mène aux indépendances que certains ont qualifiées d’« indépendances du drapeau ». Un index extrêmement précis aide toutefois à se retrouver dans le labyrinthe des propositions et projets qui émaillent ces quinze ans.
237 La chronologie retient la loi Lamine Gueye de 1946 comme l’acte supprimant le statut de « sujet », et donc l’indigénat, et transformant de fait les colonisés en citoyens. Mais de quelle citoyenneté s’agit-il ? Quelle vision les différentes parties en ont-elles, alors que le seul modèle hors métropole est celui des Quatre Communes du Sénégal, une citoyenneté dans le statut i.e. conservant des usages comme la polygamie, inouïs dans le droit français ? Quel usage politique de ce statut est envisagé par les acteurs métropolitains ou africains ? Loin de prévoir d’inclure d’emblée plusieurs millions de colonisés dans la sphère civique nationale, les textes de 1946 restent flous. Pense-t-on à une citoyenneté impériale ? Locale ? Fédérale ? Les revendications se focalisent alors moins sur le plan politique (suffrage) que social (droit du travail, salaire, protection sociale). Par ailleurs, conscients de la faiblesse démographique et économique de leur territoire, les dirigeants africains n’envisagent guère à cette date une autonomie totale, mais imaginent un système qui concilierait spécificité locale et fonctionnement fédéral. Le modèle de l’État-nation ne serait pas l’horizon désiré ; c’est pourtant au niveau des Territoires que les réformes concrètes sont mises en place, notamment la constitution de listes électorales et donc l’avancée de l’état-civil, compromettant insidieusement le futur, sans le régler pour autant. Jusqu’en 1960, le vague règne quant aux contours des citoyens (appartenance unique à un Territoire, précision du statut personnel), question que les pays indépendants devront résoudre, parfois en situation de crise, ainsi que l’évoque un des épilogues de la conclusion sur l’exemple de la Côte d’Ivoire.
238 Certaines revendications, satisfaites en 1956 (suffrage universel, collègue unique, dévolution de réels pouvoirs aux Assemblées territoriales), masquent en fait un changement de taille : le report sur les Territoires des salaires de la fonction publique et des charges financières liées aux avancées sociales augure de bras de fer entre les syndicats et les pouvoirs. Au fil des années, les compromis s’accumulent, chacun cherchant à faire entendre sa voix et ressortir sa spécificité, en réponse à des demandes partisanes locales, chaque élu prenant en compte sa base, ferment de la « balkanisation », terme employé très tôt par Senghor. Alors que l’indépendance unie n’est plus envisageable, sa revendication reprend de la force à la fin de la décennie, expression de regrets que la dissolution rapide de la Fédération du Mali, dès août 1960, illustre. Dorénavant les demandes qui auparavant étaient faites au nom du droit des citoyens se muent en demande d’aide et de coopération. Les liens se maintiennent, que d’aucuns nomment néocolonialisme, maisdésormais les décisions sont prises unilatéralement par la France : les députés d’Outre Mer ont quitté la scène.
239 Par son analyse mois après mois, F. Cooper expose une vision nuancée du processus des indépendances, chemin tortueux, et remet à l’honneur une pratique renouvelée de l’histoire politique, quelque peu délaissée ces temps-ci au profit de l’histoire sociale ou culturelle. L’analyse développée est pertinente pour l’ensemble des colonies françaises d’Afrique mais des études nationales permettraient de préciser les spécificités locales des débats et prises de positions : à d’autres historiens de s’en emparer… Comparer ce processus avec les parcours suivis par les colonies britanniques, dont le modèle du Commonwealth fut prégnant, serait éclairant. Finalement, cet ouvrage, développant la réflexion dans le cadre de l’Empire français, ouvre des pistes pour tout chercheur s’intéressant aux questions de construction nationale, de citoyenneté, de fonctionnement politique.
240 Odile GOERG