Couverture de RHIS_063

Article de revue

La question romaine du sacer.

Ambivalence du sacré ou construction symbolique de la sortie du droit

Pages 523 à 588

Notes

  • [1]
    Sur l’immunité de l’homicide : Liv. 3, 55, 5 ; Festus, De verborum significatione, Wallace M. Lindsay (éd.), p. 424 ; Cicéron, Pro Tullio, 20, 47 ; Macrobe, Saturnales, 3, 7, 5 ; Denys d’Halicarnasse, 2, 10, 3 et 2, 74, 3 ; Plutarque, Publicola, 12, 1-2 ; pour les autres aspects de la peine, voir les textes qui seront commentés ci-dessous, notamment n. 27, 31, 32, 41, 43, 54 ; exposés généraux du statut du sacer dans Théodore Mommsen, Le droit pénal romain, trad. franç., Paris, 1907, III, p. 233 s., et, dans la littérature scientifique la plus récente : Roberto Fiori, « Homo sacer ». Dinamica politico-costituzionale di una sanzione giuridico-religiosa, Naples, Jovene, 1996 ; Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort sous la République romaine (509-149 av. J.-C.), Paris, De Boccard, 1999, p. 13-64.
  • [2]
    Proscribere est dignum morte condemnare, écrit un commentaire médiéval, cité par Hanna Zaremska, Les bannis au Moyen Âge, trad. franç., Paris, 1996, p. 86 ; parmi une abondante bibliographie : Rudolf His, Das Strafrecht des deutschen Mittelalters, I. Das Verbrechen und ihre Folgen im allgemeinen, Leipzig, 1920, p. 410 s. ; Heinrich Siuts, Bann und Acht und ihre Grundlagen im Totenglauben, Berlin, 1959, p. 127 s. ; sur le rapprochement du wargus franc et du sacer romain, classique depuis Ihering : ci-dessous, p. 574 s. et n. 88.
  • [3]
    Théodore Mommsen, Le droit pénal romain, op. cit., III, p. 309 s. Parallèlement, la confiscation des biens s’est transformée, la propriété passant du temple au trésor public : Francesco Salerno, Della « consecratio » alla « publicatio bonorum ». Forme giuridiche e uso politico delle origini a Cesare, Naples, Jovene, 1990.
  • [4]
    Cf. e.a. Rudolf His, Das Strafrecht..., op. cit., p. 432-444, 461 s. ; Jean-Marie Carbasse, Introduction historique au droit pénal, Paris, PUF, 1990, p. 223-225 ; Jacques Chiffoleau, Les justices du pape. Délinquance et criminalité dans la région d’Avignon au XIVe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1984, p. 232 s. ; Georges Espinas, La vie urbaine à Douai, Paris, 1913, II, p. 740 s., etc.
  • [5]
    Il est entendu que le terme « proscription » est ici retenu en raison du sens général qu’il a en français et qu’il ne fait pas écho à la proscriptio romaine, ce qui constituerait une nouvelle source d’équivoque.
  • [6]
    Pactus Legis Salicae, 56, 5, éd. Karl August Eckhardt, Gottingen-Berlin-Francfort, Musterschmidt, 1955, p. 326.
  • [7]
    Cum caetera sacra violari nefas sit, hominem sacrum ius fuerit occidi : Sat. 3, 7, 5.
  • [8]
    Cf. Henri Hubert et Marcel Mauss, Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, L’Année sociologique, 2, 1898, p. 98 s. ; Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie (1912), Paris, PUF, 1985, p. 584-592 ; cf. aussi les auteurs cités ci-dessous, n. 9-10. Pour une histoire de la formation et de la diffusion de l’idée : Giorgio Agamben, « Homo sacer ». Le pouvoir souverain et la vie nue (1995), trad. franç., Paris, Le Seuil, 1997, p. 85-90 ; discussion du problème et état de la question dans la littérature anthropologique : Alain Testart, Des mythes et des croyances, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1991, p. 255 ; sur la pénétration du concept anthropologique dans les études latines : Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré dans la langue latine, Paris, Les Belles Lettres, 1963, p. 238-241.
  • [9]
    Joseph Chelhod, Les structures du sacré chez les Arabes, Paris, Maisonneuve & Larose, 1965, p. 35-52. En fait, l’arabe comporte deux oppositions nettement distinctes, haram-halal (interdit-permis) et tahir-rijs (pur-impur). C’est cependant dans le champ des études orientalistes et à partir de l’ « ambiguïté » de l’interdit (arabe haram, hébreu qadoch, polynésien tabou, assimilés les uns aux autres) que l’idée de l’ambivalence du sacré est apparue en premier lieu : William Robertson Smith, Lectures on the Religion of the Semites. The Fundamental Institutions (1894), New York, Ktav, 1969, p. 152 s. et 446 s.
  • [10]
    Sigmund Freud, Totem et tabou (1913), trad. franç., Paris, Payot, 1979, p. 29 s. ; Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions (1964), I, 6, éd. Paris, Payot, 1979, p. 26 s. ; Roger Caillois, L’homme et le sacré (1939), Paris, Payot, 1950, p. 46 ; René Girard, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982, p. 29 (malgré les critiques ardentes constamment élevées par l’auteur contre les autres théories de l’ambivalence, il est clair que le « système Girard » dans son entier s’inscrit dans la même approche du sacré), etc.
  • [11]
    Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, II, Paris, Éd. de Minuit, 1969, p. 179 s.
  • [12]
    « Sacer désigne celui ou ce qui ne peut être touché sans être souillé ou sans souiller ; de là le double sens de “sacré” ou “maudit” (à peu près) » : Alfred Ernout et Antoine Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, 1931, v? sacer ; position suivie par Émile Benveniste, op. cit. (n. 11) ; cf. André Magdelain, Essai sur les origines de la « sponsio », Paris, 1943, p. 141 ; Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit. (n. 1), p. 47 ( « au stade le plus ancien, l’homo sacer devient tabou par la simple perpétration du délit » ), 48 ( « le violateur d’un tabou devient tabou lui-même » ), etc. On évoquera plus loin les principales opinions divergentes, qui sont aujourd’hui celles d’Huguette Fugier (p. 564 et n. 73), Giorgio Agamben (p. 530 et n. 14) et Roberto Fiori (p. 530, 564 et n. 15, 73).
  • [13]
    Macrobe, Sat., 3, 7, 5 (ci-dessus, n. 7) ; Festus, éd. Lindsay, p. 424.
  • [14]
    G. Agamben, Homo sacer..., op. cit. (n. 9). À s’en tenir, dans cet essai, aux développements qui se rapportent aux données romaines et médiévales, on notera que l’auteur définit le concept « vie nue » comme la vie « tuable mais non sacrifiable », selon des termes empruntés à Festus (texte cité ci-dessous, p. 563 et n. 70), mais qu’il explique mal pourquoi, pour rendre cette idée, le latin serait passé par un adjectif qui, au premier abord, dénote l’idée opposée : sacrifiable par définition. Le paradoxe du sacer est déplacé, mais non résolu.
  • [15]
    R. Fiori, « Homo sacer ». Dinamica politico-costituzionale di una sanzione giuridico-religiosa, op. cit. (n. 1). Pour une critique systématique de cette thèse : Eva Cantarella, La sacertà nel sistema originario delle pene. Considerazioni su una recente ipotesi, dans Mélanges de droit romain et d’histoire ancienne. Hommage à la mémoire d’André Magdelain, Michel Humbert et Yan Thomas (éd.), Paris, LGDJ, 1998, p. 47-71 ; critique que nous prolongeons ci-dessous, n. 42, p. 546, n. 65, p. 559, n. 73, p. 564, n. 88, p. 574, n. 104, p. 585.
  • [16]
    Aux auteurs déjà cités (Alfred Ernout et Antoine Meillet, Émile Benveniste, Claire Lovisi, etc.), y compris Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré..., op. cit., p. 235 ; Robero Fiori, Homo sacer..., op. cit., p. 214 s., on peut ajouter entre autres Jean Bayet, Appendice à l’édition de Tite-Live, III, Paris, Les Belles Lettres, 1969, p. 147-148 ; John Scheid, La religion des Romains, Paris, Armand Colin, 1998, p. 25 ; Claude Nicolet, Le métier de citoyen dans la Rome républicaine, Paris, Gallimard, 1976, p. 141 ; Wolfgang Kunkel, Untersuchungen zur Entwicklung des römischen Kriminalverfahrens in vorsullanischer Zeit, Munich, Bayerische Akademie der Wissenschaften, 1962, p. 108 (assimilation de la Sazertät à une Selbstverfluchung). Mais il faudrait pour ainsi dire citer tout le monde, la distinction de la malédiction et de la proscription ne s’étant jamais imposée nettement dès qu’était abordée la question du sacer.
  • [17]
    Robert Jacob, Bannissement et rite de la langue tirée. Du lien des lois et de la façon de le défaire, Annales HSS, 2000, p. 1039-1079 ; Id., Le faisceau et les grelots. Figures du banni et du fou dans l’imaginaire médiéval, Droit et cultures, 41, 2001, p. 97-131.
  • [18]
    Robert Jacob, Jus ou la cuisine romaine de la norme, Droit et cultures, 48, 2, 2004, p. 11-62.
  • [19]
    John Scheid, La religion des Romains, op. cit., p. 24.
  • [20]
    Reproduit par Édouard Cuq, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, v????????? iusiurandum, p. 751.
  • [21]
    Michael Crawford, Roman Republican Coinage, Londres, Cambridge University Press, 1974, no 234 (137 av. J.-C.) ; Julius Friedländer, Die oskischen Münzen, Leipzig, 1850, pl. II, 10, IV, 2, IX, 9, 10, 12, X, 19 ; H.-Ferdinand Bompois, Les types monétaires de la guerre sociale, Paris, 1873, pl. I, no?1 à 5 ; cf. Carol Humphrey Vivian Sutherland et Robert Andrew Glindinning Garson, The Roman Imperial Coinage, I2, Londres, Spink & Son, 1984, no 363-364 (traitement différent de la même scène, dans laquelle le porc est figuré au-dessus d’un autel fumant, tandis que chacune des puissances contractantes est représentée par un fécial voilé).
  • [22]
    Sur cette question, cf. e.a. Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré..., op. cit., p. 109 s.
  • [23]
    Sur tout cela, cf. Yan Thomas, De la « sanction » et de la « sainteté » des lois à Rome. Remarques sur l’institution juridique de l’inviolabilité, Droits, 18, 1993, p. 135-151.
  • [24]
    Virgile, Énéide, 6, 484 et 9, 768 ; Pétrone, Satyricon, 89, 1 : Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré..., op. cit., p. 21.
  • [25]
    Tribunis vetere iure iurando plebis cum primum eam potestatem creavit, sacrosanctos esse : Liv. 3, 55, 10 ; cf. Id., 2, 3, 33 ; Nam lex tribunicia prima cavetur « si quis eum qui eo plebei scito sacer sit, occiderit, parrricida ne sit » : Festus, éd. Lindsay, p. 422 ; Cicéron, Pro Tullio, 20, 49, et De officiis, 3, 31, 111, etc. Pour un aperçu complet des sources et de l’historiographie : Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 28-36 ; sur la construction de l’adjectif sacrosanctus : ibid., p. 30, n. 136, et Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré..., op. cit., p. 230.
  • [26]
    Cicéron, Pro P. Sestio, 37 (79) ; Denys d’Halicarnasse, 7, 17.
  • [27]
    Sanciendo ut sui tribunis plebis, aedilibus, iudicibus decemviris nocuisset, eius caput Iovi sacrum esset, familia ad aedem Cereris Liberi Liberaeque venum iret : Liv. 3, 55, 7. Il faut probablement rapprocher cette disposition d’une autre lex Valeria Horatia de même date, qui, au rapport de Tite-Live (3, 55, 5), immunisait le meurtre de celui qui tenterait de créer une magistrature dont les décisions auraient été irrévocables.
  • [28]
    Liv. 3, 32, 7 et 7, 41, 4 ; Jochen Bleicken, « Lex publica ». Gesetz und Recht in der römischen Republik, Berlin-New York, W. de Gruyter, 1975, p. 88-96 ; André Magdelain, La loi à Rome. Histoire d’un concept, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 58 s. ; Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 29.
  • [29]
    Sources et historiographie, dans Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 35-36.
  • [30]
    Tous hierous propheromenos nomous : Denys d’Halicarnasse, 10, 32.
  • [31]
    Denys d’Halicarnasse, 10, 40-42.
  • [32]
    Sacratae leges sunt quibus sanctum est qui[c]quid adversus eas fecerit, sacer alicui deorum sicut familia pecuniaque : Festus, éd. Lindsay, p. 422 ; cf. Liv. 4, 26, 3 (à propos d’une loi italique) ; Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré..., op. cit., p. 232 s.
  • [33]
    Ce que note Tite-Live à propos de la loi de lotissement de l’Aventin : ne lex Icilia de Aventino aliaeque sacratae leges abrogarentur (3, 32, 7) ; cf. Valerius Probus, 3, 13 ; André Magdelain, La loi à Rome..., op. cit., p. 57-61.
  • [34]
    Tribunos... quos foedere icto cum plebe sacrosanctos accepissent : Liv. 4, 6, 7, tradition reprise par Diodore de Sicile, 12, 24-25, et Denys d’Halicarnasse, 6, 89.
  • [35]
    Sur les diverses hypothèses proposées : Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 31-34.
  • [36]
    Contre l’opinion traditionnelle, qui fait du patriciat le noyau originel du populus et que suit encore Jean-Claude Richard, Les origines de la plèbe romaine. Essai sur la formation du dualisme patricio-plébéien, Rome, 1978, p. 226 s., voir André Magdelain, Remarques sur la société romaine archaïque, dans « Jus Imperium Auctoritas ». Études de droit romain, Rome, 1990, p. 429-451 ; Id., Le suffrage universel à Rome, ibid., p. 457 s. et surtout, du même auteur, La plèbe et la noblesse dans la Rome archaïque, ibid., p. 471-495 (« Le populus est identifié avec la plèbe... Le mot plebs à l’époque monarchique n’appartient pas encore au vocabulaire officiel, où il ne pénètre que sous la République avec les tribuni et le concilium plebis », p. 473).
  • [37]
    L’histoire de la constitution d’une force publique et son rôle dans l’évolution de la procédure judiciaire est un des domaines les plus fâcheusement délaissés de l’historiographie juridique : Robert Jacob, Le procès, la contrainte et le jugement. Questions d’histoire comparée, Droit et cultures, 47, 2004-1, p. 13-34 ; Id., Licteurs, sergents et gendarmes. Pour une histoire de la main-forte, dans Entre justice et justiciables : les auxiliaires de la justice du Moyen Âge au XXe siècle, Claire Dolan (éd.), Québec, Presses de l’Université Laval, 2005, p. 37-54.
  • [38]
    Théodore Mommsen, Le droit public romain, trad. franç., 1892, I, p. 162 s. ; II, p. 12 ; III, p. 323 s. Tout en relevant en outre (I, p. 165 s.) que les tribuns de la plèbe n’ont pas la vocatio, c’est-à-dire la faculté d’adresser des ordres par l’intermédiaire d’exécutants, donc qu’il leur faut communiquer en personne avec le destinataire de leur injonction, Mommsen sous-estime encore à notre avis (notamment, I, p. 19 s.) la différence des formes de la coercition qui relèvent respectivement de l’imperium des magistrats patriciens et de la potestas des tribuns.
  • [39]
    Plutarque, Caius Gracchus, 3.
  • [40]
    Dion Cassius, 53, 17, 9.
  • [41]
    Liv. 2, 8, 2 ; cf. Ibid., 2, 2 et Plutarque, Publicola, 12, 1.
  • [42]
    Pour le dossier documentaire et l’état de l’historiographie : Claire Lovisi, Contribution à l’histoire de la peine de mort..., op. cit., p. 26 s., 54 s. ; en faveur de la falsification : Jochen Bleicken, Lex publica..., op. cit., p. 89-90 ; André Magdelain, De la royauté et du droit de Romulus à Sabinus, Rome, L’Erma di Bretschneider, 1995, p. 127 ; contra : l’opinion isolée de Roberto Fiori, Homo sacer..., op. cit., p. 340-361, favorable à l’authenticité, tout en concédant, ce dont chacun convient, qu’aucune certitude absolue n’est possible. Malgré le long chapitre consacré par Roberto Fiori à l’affectatio regni (p. 325-478), chapitre central de sa thèse puisque destiné à montrer que la « sacerté » sanctionne la maiestas populi, force est de constater que la documentation relative à tous ceux qui, dans l’histoire romaine, furent accusés de prétentions monarchiques comporte assez peu d’indications qui évoquent précisément une proscription proprement dite. Toutes les données susceptibles d’étayer cette hypothèse ont été mentionnées ci-dessus.
  • [43]
    Les sources principales sont respectivement Plutarque, Romulus, 22, 3 ; Festus, éd. Lindsay, p. 260 et 505 ; Denys d’Halicarnasse, 2, 74, 3 ; sur l’ensemble de ces textes, la critique historique et l’état de l’historiographie : Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 14-23 ; Roberto Fiori, Homo sacer..., op. cit., p. 179 s.
  • [44]
    Renvoyons de nouveau à l’état de la question établi par Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 16 et 23-24.
  • [45]
    Lege sacrata quae maxima apud eos vis cogendae militiae erat dilecto habitu... : Liv. 4, 26, 2 ; Etrusci lege sacrata coacto exercitu... : Liv. 9, 39, 5 ; pour les Samnites en 293 av. J.-C., voir le texte cité ci-dessous, n. 61.
  • [46]
    Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré..., op. cit., p. 108 s.
  • [47]
    Primum enim sacrosanctum esse nihil potest nisi quod populus plebesve sanxit, deinde sanctiones sacrandae sunt aut genere ipso aut obtestatione et consecratione legis aut poenae, cum caput eius qui contra fecerit consecratur : Cicéron, Pro Balbo, 33.
  • [48]
    La réserve Si quid sacri sancti est, quod non iure sit rogatum, eius hac lege nihil rogatur (Valerius Probus, 3,13) se retrouve par exemple dans la loi latine de Bantia (Dinu Adamesteanu et Mario Torelli, Il nuovo frammento delle Tabula Bantina, Archeologia Classica, 21, 1969, p. 4, 132-117 av. J.-C.), et dans la lex Gabinia de Delo insula (CIL, I2, 2500, 58 av. J.-C.) ; cf. André Magdelain, La loi à Rome..., op. cit., p. 60 s.
  • [49]
    Pomponius, 37 ad Quintum Mucium, D. 50, 7, 18.
  • [50]
    Sur la capitulation des Fourches Caudines : Liv. 9, 4-9. Le récit des événements a certainement été très altéré. Michael Crawford, Foedus and Sponsio, Papers of the British School at Rome, 41, 1973, p. 1-7, le déclare entièrement falsifié ; contra : André Magdelain, Essai sur les origines de la « sponsio », op. cit., p. 71 s. Tite-Live (9, 5) reconnaît qu’une autre tradition allègue l’existence d’un véritable foedus de capitulation que les Romains n’auraient pas respecté. Dans les écoles de rhétorique, au temps de Cicéron, on présentait le traité avec les Samnites comme passé sous le serment accompagné du sacrifice du porc (De inventione, 2, 91). Tout cela est de nature à relativiser la distinction entre foedus et sponsio, au moins quant à la forme.
  • [51]
    La source principale est Appien, Iber., 80-83 ; cf. Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 25-26.
  • [52]
    Cf. Yan Thomas, L’institution civile de la cité, Le Débat, 74, 1993, p. 25-44.
  • [53]
    Cf. e.a. Cicéron, De officiis, 3, 109.
  • [54]
    Voir les témoignages convergents et complémentaires de Pomponius, D. 50, 7, 18 ; Modestin, D. 49, 15, 4 ; Cicéron, Topiques, 8, 37 ; Pro Caecina, 98, et De oratore, 1, 40, 180.
  • [55]
    Cf. e.a., sur le voleur surpris la nuit : André Magdelain, De la royauté et du droit..., op. cit., p. 85-86, Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 60 ; sur le suspensum Cereri : Huguette Fugier, Recherches sur le vocabulaire du sacré..., p. 245-246, A. Magdelain, Le ius archaïque, op. cit., p. 62 ; sur le démembrement du débiteur : A. Magdelain, Le ius archaïque, ibid., p. 18 ; Id., De la royauté et du droit..., op. cit., p. 123, 128 ; C. Lovisi, Contribution à la peine de mort..., op. cit., p. 90 s. ; « dans l’ancien droit un privatus ne peut en tuer un autre que s’il est sacer », écrit A. Magdelain, Royauté, p. 86, affirmation reproduite pratiquement dans les mêmes termes par C. Lovisi, p. 69 et 80.
  • [56]
    Édouard Cuq, art. Sacramentum ” du Dictionnaire des antiquités grecques et romaines ; Salvatore Tondo, Il sacramentum militiae nell’ambiente culturale romano-italico, Studia et Documenta Historiae et Iuris, 29, 1963, p. 1-123 ; Claude Nicolet, Le métier de citoyen dans la République romaine, op. cit., p. 141 ; écho de cette thèse dans André Magdelain, De la royauté et du droit..., op. cit., p. 86 ; ibid., p. 104 (assimilation du parjure au sacer).
  • [57]
    Voir en ce sens la mise au point de Dominique Briquel, Sur les aspects militaires du dieu Ombrien Fisus Sancius, Mélanges de l’École française de Rome. Antiquité, 90-1, 1978, p. 146 s.
  • [58]
    La thèse, avancée par Wolfgang Kunkel, Untersuchungen..., op. cit. (n. 16), p. 108 s., a été à sa suite systématisée : André Magdelain, Esquisse de la justice civile au cours du premier âge républicain, Revue internationale des droits de l’Antiquité, 37, 1990, p. 197-246, reproduit dans De la royauté et du droit..., op. cit., p. 114-145 ; Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 68 s. Tantôt ces auteurs limitent la sacratio de soi-même au sacramentum pénal, tantôt ils l’étendent aussi à la procédure civile (en ce sens, A. Magdelain, op. cit.). Tantôt seul l’accusateur serait ainsi « consacré » (W. Kunkel, Untersuchungen..., op. cit., p. 110 s.), tantôt seul le défendeur (C. Lovisi, op. cit., p. 25, 79-81). A. Magdelain semble hésiter entre une autoproscription imposée au seul défendeur (Esquisse de la justice civile..., op. cit., p. 217, 226) et une sacerté qui atteindrait la partie perdante quelle qu’elle soit (ibid., p. 212 s., 219).
  • [59]
    Ainsi, par exemple, pour la manus iniectio : André Magdelain, La manus iniectio chez les Étrusques et chez Virgile, dans Jus Imperium Auctoritas, op. cit., p. 653-657.
  • [60]
    Ainsi, dans la scène judiciaire filmée par Raymond Verdier en juillet 1995 dans les montagnes du Togo – voir son film La justice divine chez les Kabyé : une épreuve d’ordalie dans l’Afrique contemporaine (Togo) –, les plaideurs, lorsqu’ils énoncent leurs thèses respectives au début de l’instance, tiennent dans les mains une poule blanche destinée au sacrifice. Sitôt leur prétention articulée, ils remettent l’animal au ministre du rite, en même temps qu’ils lui versent une somme de 2 000 F CFA. On a donc ici une parole contentieuse, publique et formelle, nouant l’instance, laquelle est associée et à une chose consacrée (la victime du sacrifice) et au versement d’une somme d’argent. L’un et l’autre concourent à « cautionner » la parole. Autant d’éléments réunis dont on peut se demander s’ils ne fourniraient pas pour la compréhension du sacramentum romain une hypothèse alternative qui mériterait d’être explorée.
  • [61]
    En ce sens, Robert Schilling, Sacrum et profanum. Essai d’interprétation, Latomus, 30, 1971, p. 956 ; Giorgio Agamben, Homo sacer..., op. cit., p. 106-110.
  • [62]
    ... Ritu quodam sacramenti vetusto velut initiatis militibus, dilectu per omne Samnium habito nova lege, ut qui iuniorum non convenisset ad imperatorum edictum quique iniussu abisset eius caput Iovi sacraretur : Liv. 10, 38, 2-3.
  • [63]
    Salvatore Tondo, Il sacramentum militiae..., op. cit., p. 70-71 ; Franz Altheim, « Lex sacrata ». Die Anfänge der plebeischen Organisation, Amsterdam, 1940, voyait dans le serment des Samnites le type même du serment prêté par les plébéiens sur le Mont Sacré ; il est suivi par Jean-Claude Richard, Les origines de la plèbe romaine..., op. cit., p. 549, 551 ; André Magdelain, De la royauté et du droit..., p. 120 s. ; Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 24, 34-35. « Tite-Live a eu le tort d’ajouter des couleurs dramatiques à un rituel assez simple qu’il a rendu suspect », écrit A. Magdelain (De la royauté et du droit..., op. cit., p. 121).
  • [64]
    In exsecrationem (10, 38, 10) ; ea detestatione obstrictis (10, 38, 12) ; deum irae devotus (10, 39, 16) ; exsecrationes (10, 39, 17) ; dira exsecratio... detestandae familiae stirpique (10, 41, 3).
  • [65]
    Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré..., op. cit., p. 235 et 336-340. L’auteur, qui consacre un long développement à expiare et expurgare, règle le sort d’exsecrari par analogie avec les précédents, très brièvement et sans examen approfondi. Dans le même sens : Roberto Fiori, Homo sacer..., op. cit., p. 214 s. (l’exsecratio est aux yeux de l’auteur une variante de la sacratio).
  • [66]
    Respectivement Plaute, Bacchides, v. 783-784 ; Id., Mostellaria, v. 983 ; Catulle, 14, 12 ; Virgile, Énéide, 3, 157 ; parmi de nombreux autres exemples. Après avoir défini le sacer, Festus ajoute : ex quo quivis homo malus atque improbus sacer appellari solet (éd. Lindsay, p. 424).
  • [67]
    Ci-dessous, p. 564 et n. 73-74.
  • [68]
    Respectivement Festus, éd. Lindsay, p. 422 ; Macrobe, Saturnales, 3, 7, 3.
  • [69]
    Cf. en ce sens l’analyse de Georges Dumézil, La religion romaine archaïque, Paris, Payot, 1974, p. 205-206.
  • [70]
    Éd. Lindsay, p. 424.
  • [71]
    Ad Aen. 2, 104, éd. Oxford, 1946, t. I, p. 348.
  • [72]
    Saturnales, 3, 7, 3, trad. Henri Bornecque, Paris, Garnier, 1938, p. 330-331.
  • [73]
    Théodore Mommsen, Le droit pénal romain, trad. franç., Paris, 1907, p. 233 s. ; l’historiographie allemande du XIXe siècle a reproduit le même schéma dans l’histoire du droit germanique : Heinrich Brunner, Deutsche Rechtsgeschichte, Berlin, 1906, p. 232-251. Sur la postérité de Mommsen chez les romanistes : Roberto Fiori, Homo sacer..., op. cit., p. 12-16 (qui admet lui-même que la peine capitale fut à l’origine un sacrifice humain, tout en séparant le sacer esto et le supplicium : p. 23). D’autres auteurs comprennent la « sacerté » comme la consecratio à la divinité offensée, tout en évitant de se prononcer sur le caractère sacrificiel ou non de la mise à mort : Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré..., op. cit., p. 245 s. ; Michel Humbert, La peine en droit romain, Recueils de la Société Jean-Bodin, 55-1 ; La peine. Antiquité, Bruxelles, De Boeck, 1991, p. 137-139.
  • [74]
    En ce sens, voir le débat historiographique et sa conclusion dans Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 162 s. ; cf. aussi Eva Cantarella, La sacertà nel sistema originario delle pene..., op. cit. (n. 15), p. 48 s.
  • [75]
    Cf. John Scheid, La religion des Romains, op. cit. (n. 16), p. 72-75 ; Id., Quand faire, c’est croire. Les rites sacrificiels des Romains, Paris, Aubier, 2005, p. 44 s.
  • [76]
    Cf. John Scheid, Quand faire c’est croire..., op. cit., p. 50-55 (avec l’état de la documentation et des opinions divergentes).
  • [77]
    Tacite, Hist., 4, 53 ; cité par John Scheid, La religion des Romains, op. cit., p. 58.
  • [78]
    Ad Aen., 12, 173 (Dant fruges manibus salsas far et sal, quibus rebus et cultri aspergantur et victimae. Erant autem istae probationes, utrum aptum esset animal sacrificio), et Ad Aen. 4, 60 (à propos de Didon versant le vin entre les cornes de la vache : media inter cornua fundit non ad sacrificium, sed hostiae exploratio, utrum apta sit), cité par John Scheid, Quand faire, c’est croire..., op. cit., p. 51.
  • [79]
    Marcel Detienne, Pratiques culinaires et esprit de sacrifice, dans Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant (éd.), La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard, 1979, p. 19.
  • [80]
    Stella Georgoudi, L’égorgement sanctifié en Grèce moderne. Les Kourbania des saints, dans La cuisine du sacrifice en pays grec, op. cit., p. 282.
  • [81]
    François Hartog, Le bœuf autocuiseur et les boissons d’Arès, dans La cuisine du sacrifice en pays grec, op. cit., p. 257 (à propos du rite des Scythes) ; Luc de Heusch, Le sacrifice dans les religions africaines, Paris, Gallimard, 1986, p. 87 ; Charles Malamoud, Féminité de la parole. Études sur l’Inde ancienne, Paris, Albin Michel, 2005, p. 241-260.
  • [82]
    Marcel Detienne, Pratiques culinaires..., op. cit., p. 19 ; François Hartog, Le bœuf autocuiseur..., op. cit., p. 257 ; Stella Georgoudi, L’égorgement sanctifié..., op. cit., p. 284 (la tête de l’animal est tournée vers le levant).
  • [83]
    Observatum est a sacrificantibus ut, si hostia quae ad aras duceretur fuisset vehementius reluctata ostendissetque invitam altaribus admoveri, amoveretur, quia invito deo offerri eam putabant : Macrobe, Sat. 3, 5, 8 ; cf. John Scheid, La religion des Romains, op. cit., p. 75.
  • [84]
    ... Iamdudum sumite poenas / Hoc Ithacus velit et magno mercentur Atridas (v. 103-104) ; le commentaire de Servius Fugiens victima, glose le verbe mercentur.
  • [85]
    Consulares vero fasces, praetextam, curulemque sellam nihil aliud quam pompam funeris putent : claris insignibus velut infulis velatos ad mortem destinari : Liv. 2, 54, 4.
  • [86]
    John Scheid, La spartizione a Roma, Studi Storici. Rivista Trimestrale dell’Istituto Gramsci, 25, 1984, p. 945-956 ; Id., Quand faire, c’est croire..., op. cit., p. 264-274.
  • [87]
    Le pharmakos est un personnage que la cité nourrit à ses frais un certain temps, avant de l’expulser rituellement de la ville à l’occasion d’une fête (à Athènes aux Thargélies, à la veille des récoltes de céréales). L’expulsion, la fustigation et peut-être (ce point est discuté) la mise à mort du pharmakos étaient comprises par les Grecs comme une opération de purification destinée à préserver la cité des maladies et de la famine. Cf. l’état des données et la bibliographie dans les articles « Pharmakos » et « Thargelia » de la Realenzyklopädie der Altertumswissenschaft et de l’Ausfürhliches Lexikon der griechischen und römischen Mythologie. Le rapport éventuel entre le rite du pharmakos et celui du sacrifice reste problématique.
  • [88]
    Le rapprochement entre le sacer romain et le warg germanique est fait pour la première fois par Rudolf von Ihering, L’esprit du droit romain, trad. franç., Paris, 1877, p. 282 s. ; il se poursuit de nos jours à travers Giorgio Agamben, Homo sacer..., op. cit., p. 115 s. (qui y voit « la vie nue de l’homo sacer et du wargus, une zone d’indifférence et de transition continuelle entre l’homme et la bête », p. 120) et Roberto Fiori, Homo sacer..., op. cit., p. 85-100, qui développe la thèse d’un archétype indo-européen du banni homme-loup. Cette dernière thèse s’enracine dans un courant de l’historiographie juridique allemande, dont les productions, fort abondantes, sont commentées et critiquées dans Robert Jacob, Le faisceau et les grelots..., op. cit. (n. 17), p. 75 s. (où l’on trouvera l’état des sources et la bibliographie).
  • [89]
    À l’égard des thèses anciennes d’Otto Höfler, Kultische Geheimbünde der Germanen, Berlin, 1934, p. 55-68 ; Stig Wikander, Der arische Männerbund. Studien zur indo-iranischen Sprach- und Religionsgeschichte, Lund, 1938 ; Adalbert Erler, Friedlosigkeit und Werwolfsglaube, Paideuma, 1, 1940, p. 303-317, qui rapprochaient tous trois le proscrit des lycanthropies rituelles, on peut admettre, schématiquement, que la critique commence avec Michael Jacoby, Wargus, vargr, « Verbrecher », « Wolf ». Eine sprach- und rechtsgeschichtliche Untersuchung, Uppsala, Almquist och Wiksell, 1974, et qu’elle se radicalise avec Carlo Ginzburg, Mythologie germanique et nazisme, dans Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, 1989, p. 185 s. ; cf. Robert Jacob, Le faisceau et les grelots..., op. cit.
  • [90]
    Ruth Schmidt-Wiegand, Frei wie ein Vogel in der Luft. Jacob Grimm als Etymologe, Jahrbuch der Brüder-Grimm-Gesellschaft, 2, 1992, p. 189-195, et art. « Vogelfrei du Handwörterbuch der deutschen Rechtsgeschichte ; R. Jacob, Le faisceau et les grelots..., op. cit., p. 79-81.
  • [91]
    Nicole Gonthier, Délinquance, justice et société dans le Lyonnais médiéval de la fin du XIIIe siècle au début du XVIe siècle, Paris, Arguments, 1993, p. 245 ; Hanna Zaremska, Les bannis..., op. cit. (n. 2), p. 82 s., 144-146 ; Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, rééd. Paris, Gallimard, « Tel », 1972, p. 19-24 ; Philippe Ménard, Les fous dans la société médiévale. Le témoignage de la littérature aux XIIe et XIIIe siècles, Romania, 98, 1977, p. 448-450 ; Robert Jacob, Bannissement et rite de la langue tirée, op. cit. (n. 17) ; cf., sur l’essorillement, Id., Le faisceau et les grelots..., op. cit. (n. 17), p. 68-73.
  • [92]
    Sur tout cela, nous renvoyons à Robert Jacob, Le faisceau et les grelots..., passim.
  • [93]
    Parmi les classiques de l’anthropologie de la parole, et pour ne citer que quelques titres : Geneviève Calame-Griaule, Ethnologie et langage. La parole chez les Dogon, Paris, Gallimard, 1964, p. 48-57, 75-80 ; Dominique Zahan, La dialectique du verbe chez les Bambara, thèse complémentaire, Paris, dactyl., 1960, passim ; Marcel Detienne, Gilbert Hanovic et al., La déesse Parole. Quatre figures de la langue des dieux, Paris, Flammarion, 1995, p. 6, 67, 89-90, 103 ; Ch. Malamoud, Féminité de la parole..., op. cit. (n. 81).
  • [94]
    Giordana Charuty, Folie, mariage et mort. Pratiques chrétiennes de la folie en Europe occidentale, Paris, Le Seuil, 1997.
  • [95]
    Pactus Legis Salicae, 55, 4, Karl August Eckhardt (éd.), op. cit. (n. 6), p. 322 ; Lex Ribuaria, 88 (85), 2, Franz Beyerle et Rudolf Buchner (éd.), Hanovre, 1954, p. 132 ; « ... unam feminam... quam forte vargorum (hoc enim indigenas latrunculos nuncupant) superventus abstraxerat » (Sidoine Apollinaire, Epistolae, 6, 4, M. G. H. Auctores Antiquissimi, VIII, p. 97).
  • [96]
    Michael Jacoby, Wargus, vargr, Verbrecher, Wolf..., op. cit. (n. 90), p. 12-13 et 94 s.
  • [97]
    Robert Jacob, Le faisceau et les grelots..., op. cit., en particulier p. 74-81.
  • [98]
    Claude Gauvard, « De grace especial ». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, p. 717.
  • [99]
    Rappelons que la Gargouille est à Rouen (comme la Grand’Goule à Poitiers) le nom propre d’un dragon légendaire, celui dont saint Romain avait libéré la ville et dont l’effigie sortait aux Rogations ; « gargouille » est par ailleurs le nom commun des dégorgeoirs typiques de l’architecture médiévale, qui ont la forme d’hybrides ou de dragons – à comparer aux dérivés de la racine warg- qui désignent le dragon dans les langues germaniques : Michael Jacoby, Wargus..., op. cit., p. 12, 100. Quant à « garou », les dictionnaires étymologiques du français, suivant les germanistes, le font encore dériver de werwolf (wer : homme ; wolf : loup). Une formation sur warg- serait plus vraisemblable. Dans la littérature médiévale, le terme désigne un homme retourné à la sauvagerie, dangereux et malfaisant (Garval ceo est beste savage /Tant cum il est en cele rage /Humes devure, grand mal fait /Es granz forez converse et vait : Marie de France), qui commence à se rapprocher du loup (De ces warous et de ces leus : Gautier de Coinci), en sorte que notre « loup-garou » se dessine au début du XIIIe siècle (leu waroul chez Gautier de Coinci), mais il ne semble pas attesté avant cette date : cf. Tobler-Lommatzsch, Altfranzösisches Wörterbuch, IV, 1960, vo garol. La construction de « loup-garou » est à comparer à celle du nordique vargulfr, similaire (M. Jacoby, op. cit., p. 92). Elle suggère que, au Moyen Âge central, l’homme qui est dit garou n’est pas encore tout à fait un homme-loup. En fait, les dérivés de la racine warg- semblent suivre une histoire parallèle en français et dans le monde germanique : l’assimilation de l’homme redevenu sauvage à l’homme-loup ne s’affirme nettement qu’à partir du XIIIe siècle.
  • [100]
    Robert Jacob, Jus ou la cuisine romaine de la norme, op. cit. (n. 18).
  • [101]
    Cf. en ce sens l’interprétation que nous proposons du rituel des comices testamentaires (Jus ou la cuisine romaine de la norme, op. cit., p. 35) et des formules de la legis actio per sacramentum (ibid., p. 59-62).
  • [102]
    Burkhard Gladigow, Die sakralen Funktionen der Liktoren. Zum Problem vom institutionneller Macht und sakraler Präsentation, dans Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, I, Berlin, 1972, p. 307 s. ; Annette Ruelle, Sacrifice, énonciation et actes de langage en droit romain archaïque (« agone ? », lege agere, cum populo agere), Revue internationale des droits de l’Antiquité, 49, 2002, p. 215 s.
  • [103]
    André Magdelain, Quirinus et le droit (spolia opima, ius fetiale, ius Quiritium), dans Ius Imperium Auctoritas, op. cit., p. 229-269.
  • [104]
    Pour formuler la problématique du livre qu’il a consacré au sacer, Roberto Fiori énonce l’interrogation suivante : « Pour quel motif, alors qu’il était possible de condamner à mort le coupable et de le tuer par le supplicium, recourait-on à une sanction qui autorisait quiconque à le mettre à mort et surtout qui interdisait de le sacrifier (...) ? » (Homo sacer..., op. cit., p. 23). Une telle question est, à notre sens, mal posée. Elle repose sur le préjugé, fréquent chez les historiens du droit et des institutions, que, dès lors qu’une « institution » est reconnue exister, il faut lui supposer les moyens d’exécuter ses impératifs sans qu’il y ait lieu de s’interroger sur la provenance de ces moyens. C’est là escamoter la nécessaire histoire de l’exécution et des exécutants (cf. les remarques et les études citées ci-dessus, n. 36-37). En fait, lorsque apparaît la logique du tous contre un inhérente aux formes archaïques de la proscription, elle n’est nullement l’effet d’un choix qui aurait fait écarter la voie du supplicium ou la sanctio, supposée ouverte par ailleurs. Elle est au contraire imposée par les contraintes qui résultent précisément de l’absence des moyens du supplicium ou de la sanctio, ou de l’incapacité de les employer.

LE PROBLÈME ET SES ENJEUX

1Patronus si clienti fraudem fecerit, sacer esto : le patron, s’il porte tort à son client, qu’il soit sacer ! Ainsi s’exprime une loi que la tradition romaine attribuait aux XII Tables (8, 21). Ce verset appartient au petit nombre des dispositions du droit romain archaïque qui déclarent hors la loi l’auteur des infractions qu’elles entendent punir.

2Une telle condamnation privait celui qu’elle visait de la protection élémentaire normalement reconnue par l’ordre juridique à ses sujets. En principe, le sacer pouvait être tué impunément par quiconque, sans que le meurtrier eût à craindre ni procès ni vengeance. Eum ius fasque esse occidi, écrit Tite-Live (3, 55, 5) : cet homicide-là est licite au regard du droit comme de la religion. À ce trait, que soulignent toutes les sources, viennent s’ajouter d’autres, qu’elles mentionnent à l’occasion : la confiscation des biens, dont la propriété était attribuée à un temple, la déchéance du droit de cité, l’exil, l’exclusion des liens de la famille et de la parenté [1]. Le sacer n’était plus un être social. Il avait cessé d’être sujet de droit. On l’abandonnait à la vindicte du premier venu. Tel est en tout cas le sort auquel le vouaient ceux-là, magistrats, particuliers, assemblées, qui prononçaient contre lui la formule rituelle sacer esto. Que cette proclamation fût en pratique toujours suivie d’effet, et qu’elle le fût de tous les effets auxquels elle prétendait, est une autre histoire.

3Le sacer romain correspond à d’autres figures de hors-la-loi bien connues des historiens du droit, en particulier dans le Moyen Âge occidental. Le condamné que la Loi salique déclare wargus, les lois anglo-saxonnes outlaw, les formules de bannissement du Moyen Âge allemand verachtet, se trouvait dans la même condition que le sacer. Le proscrit était « mis au ban » de l’ordre social, c’est-à-dire projeté à l’extérieur du champ du ban, de la loi ou du droit (ban, law, acht), déchu de tous les attributs du sujet de droit, promis à une mort que n’importe qui pouvait lui donner à la première occasion [2].

4Cette forme primitive d’exclusion est marquée d’archaïsme. On ne la rencontre que dans les strates les plus anciennes de chaque culture juridique, mais, partout, on observe qu’elle recule de bonne heure. Que l’autorité du pouvoir judiciaire s’affirme, que s’affinent tant soit peu les techniques de sa procédure, et l’on se détourne aussitôt de ces formules imprécatoires dont l’exécution était sujette à tant d’aléas. L’ordre juridique leur préfère tantôt une peine de mort qu’il réserve à ses agents, selon des formes qu’il détermine, tantôt des figures plus élaborées et moins radicales de la proscription, qui ne font plus disparaître d’un seul coup dans le banni toutes les qualités du sujet du droit. La même évolution se dessine dans l’histoire du droit romain et dans celle des ordres juridiques du Moyen Âge. À Rome, la clausule sacer esto ne sanctionne que des lois anciennes, remontant peut-être à la période royale, en tout cas bien attestées dans les premières décennies de la République, mais qui ne laissent derrière elle pas de postérité. Bien avant l’éclosion du droit classique, s’étaient imposées des méthodes d’expulsion mieux contrôlées, qui veillaient à préserver à l’égard du pouvoir la sujétion de l’exclu et qui n’en immunisaient plus l’homicide. C’est ce que le langage courant nommait globalement exilium, tandis que le langage technique du droit y distinguait des statuts différents de la peine : interdictio igni et aqua (interdiction par le feu et l’eau), proscriptio, relegatio, deportatio [3]. Au Moyen Âge, dans l’Europe du Nord-Ouest, la pratique judiciaire fut animée d’un mouvement comparable. Du XIIe au XVe siècle, on voit partout s’effacer ce qui restait des formes primitives de l’outlawry anglaise ou de l’Acht allemande, au profit de divers types d’exclusion du territoire d’une ville ou d’une royaume. Les bannissements des derniers siècles du Moyen Âge ne sont plus nécessairement définitifs, mais volontiers limités dans le temps. Il n’immunisent plus sans réserve le meurtre de l’exclu, pas plus qu’ils n’emportent systématiquement la confiscation de ses biens ou la dissolution de ses liens familiaux. Ils prennent souvent soin de ménager pour l’avenir la possibilité de réintégrer le banni [4].

5Ainsi, au fil de l’histoire, cette gamme de sanctions s’est compliquée et diversifiée. Aussi l’usage de les recouvrir toutes de l’appellation générique de « bannissement », comme on le fait souvent, peut-il être une source de confusion s’il suggère l’identité de condition des différentes catégories de bannis. C’est pourquoi, dans les pages qu’on va lire, j’éviterai autant que possible ce terme. Je choisis en principe d’appeler « proscription » la forme la plus archaïque de la mise hors la loi, qui est aussi la plus radicale en ce qu’elle ne connaît pas de degré [5]. Elle est l’unique objet de la présente étude.

6Ajoutons, pour prévenir une dernière confusion, que l’interdiction de résidence dans un territoire donné, caractéristique des formes ultérieures de bannissement ou d’exil, n’en constituait pas encore un élément perçu comme caractéristique. Le proscrit de la Loi salique est dit projeté par le roi extra sermonem suum : à l’extérieur de la parole souveraine en tant que cette parole fait norme [6]. On peut comprendre que le royaume dont il était écarté ne se trouvait pas enfermé a priori dans des frontières fixes, qu’une armée en marche, un peuple étranger qui ferait soumission lui eussent aussitôt dessiné de nouveaux contours. Plus que d’un territoire proprement dit, c’est d’un espace social unifié par l’adhésion à une norme commune que le proscrit était expulsé. Sans doute la condition du sacer romain, tant qu’il était en vie, n’était-elle guère compatible avec la résidence dans la cité, pas plus que celle de l’outlaw anglo-saxon ne l’était avec une résidence au comté. Mais les sources les plus anciennes ne s’attachent pas en priorité à marquer au sol une zone d’interdit. Elles se bornent à prononcer l’exclusion d’un ordre juridique, sans circonscrire celui-ci dans les bornes d’un territoire.

7Que le plus ancien droit romain ait eu en commun avec d’autres droits archaïques cette forme particulière de sanction, on ne saurait s’en étonner. Ce qui surprend, en revanche, est le terme employé pour la désigner. Celui que le Moyen Âge définit comme le hors-la-loi (outlaw, verachtet, forban), que la Loi salique identifie à un être sorti de l’humanité et plus ou moins monstrueux (warg), Rome le disait sacer. Or sacer est l’adjectif qui s’applique ordinairement aux choses consacrées, aux temples, aux statues des dieux, aux animaux voués au sacrifice, aux instruments du culte. Il désigne des objets, des espaces et des temps sacrés, par opposition au monde profane. Donc des lieux, des êtres et des choses voués au respect, entourés d’interdits, dont la profanation, en dehors des rituels consacrés, constituait un sacrilegium, crime public implacablement poursuivi. Comment le même mot pouvait-il désigner ordinairement ce que la société romaine tenait pour le plus respectable et exceptionnellement l’individu qu’elle décrétait pour tous haïssable ? Celui dont l’élimination violente ne constituait rien moins qu’un sacrilège, puisque le trait propre de ce sacer-là était précisément la suspension à son endroit de toute sauvegarde de l’intégrité physique ?

8Tel est ce que l’on peut appeler le paradoxe du sacer. À la fin de l’Antiquité, il embarrassait déjà les Romains eux-mêmes, qui ne le comprenaient plus. « Alors qu’il est interdit de faire violence aux autres choses sacrées, s’étonnait Macrobe, il a été conforme au droit d’abattre l’homme sacer. » [7] De nos jours, en gros depuis l’avènement des sciences humaines, le même problème a taraudé les esprits, fait couler des flots d’encre. La question romaine du sacer a été souvent traitée pour elle-même. Plus souvent encore, elle a été abordée à l’occasion de développements théoriques dont l’objet était autrement ample : le sacré, la religion, le droit.

9À partir de la fin du XIXe siècle, l’explication en a été cherchée dans ce qui serait une ambivalence fondamentale du sacré. Qu’est-ce que le sacré ? Bien peu d’esprits se sont risqués à en donner une définition, fût-elle approximative. Mais bien peu renoncent pour autant à voir en lui une composante nécessaire de toute culture humaine, par là même universelle. Pour beaucoup, le sacré est un espace séparé du social ordinaire, mystérieux et donc dangereux, inspirant toujours la crainte. Un champ de puissances qui peut se constituer tantôt en système d’entités qu’il faut se concilier en les honorant, tantôt en forces nocives dont il faut se préserver et qu’il faut combattre. De même que la magie peut comprendre une magie blanche et une magie noire, un sacré originel aurait débouché tantôt sur un sacré bénéfique ou positif (auquel la plupart des langues occidentales réservent seul des mots comme sacré, hagios/hieros/hosios, holy, heilig, etc.), tantôt sur un sacré maléfique ou négatif (dont le sacer-proscrit du latin conserverait seul la trace).

10Dans les années 1890-1900, les théories de l’ambivalence du sacré se sont nourries de la découverte fascinée du « tabou » polynésien, un interdit qui entoure toutes sortes de forces mystérieuses, tantôt propices, tantôt funestes. Ces idées ont imprégné les esprits sans rencontrer de grande résistance. L’ambivalence du sacré est présente, on peut même dire qu’elle tient une place fondamentale, dans des systèmes de pensée aussi différents que ceux de Freud, Durkheim, Hubert et Mauss, Roger Caillois, Mircea Eliade, René Girard, et bien d’autres [8]. Elle affleure dans quantité de productions relatives à l’histoire et à l’anthropologie des religions. L’adopter n’en suppose pas moins une confrontation permanente avec le sens commun, qui résiste à accepter l’idée que, entre l’extrêmement pur et l’extrêmement impur, il puisse exister des points de parfaite fusion. La morale commune des sociétés de l’islam, par exemple, connaît des interdits très différents, comme celui de déchirer le Coran ou celui de consommer la viande d’une bête morte. Un même terme, haram, peut bien être affecté indifféremment à la désignation de tous les objets ainsi frappés d’interdiction. Mais il ne s’ensuit pas que les hommes qui s’assujettissent à ces règles confondent le respectable et le répugnant, le sacré et la souillure, l’interdit et sa raison d’être [9]. L’expérience de l’histoire et de l’anthropologie ne fournit pas à l’ambivalence du sacré de confirmation éclatante. Postuler dans les cultures de l’humanité l’existence originelle d’un très séparé destiné à éclater en un très pur et un très impur est une vue de l’esprit qui se nourrit d’interprétations, mais à laquelle les preuves proprement dites font encore largement défaut.

11C’est pourquoi l’énigme romaine du sacer entretient avec l’idée de l’ambivalence du sacré un rapport circulaire, tel que celle-là procure à celle-ci un des rares points d’appui historiques auxquels s’accrocher, tandis que réciproquement la seconde prétend donner à la première la seule voie possible de résolution. D’un côté, le fait que le même mot latin sacer se soit appliqué à la fois au sacré et au proscrit constitue, aux yeux des théoriciens de l’ambivalence, un signe patent de la justesse de leur intuition. Il paraît même fournir, dans l’histoire de l’Occident, l’archétype parfait d’un sacré indifférencié, tout à la fois le sacré proprement dit et le maudit, le souillé, l’exclu, le répulsif [10]. Un archétype d’autant plus précieux qu’il est unique, puisque, de toutes les langues indo-européennes, seul le latin confère à un terme affecté à la désignation du sacré une valeur aussi éloignée de son sens ordinaire [11]. De l’autre, les historiens du droit romain et de la langue latine confrontés au paradoxe du sacer ont jusqu’ici peiné à imaginer une autre voie d’explication. Sans doute sont-ils les mieux placés pour s’aviser des difficultés considérables que l’ambivalence du sacré soulève devant l’interprète des sources romaines. Sans doute n’a-t-il pas manqué de voix pour exprimer à l’occasion scepticisme et réticences. Mais, faute que s’impose une alternative crédible, la majorité des auteurs se rallie toujours à la thèse d’un sacré ambivalent. Il faut que, à l’âge archaïque, la langue latine et le droit romain avec elle aient fondu sous le terme sacer le sacré, le maudit, le tabou et le proscrit : telle est la position qui domine encore la romanistique contemporaine [12].

12Chez les historiens de Rome, la vocation du sacré à fusionner les contraires a même fini par engendrer la formation d’une conceptualisation originale. Pour caractériser l’état de sacré-béni-maudit-tabou-proscrit que l’on pense aux sources du droit archaïque, est apparu un pseudo-latin *sacertas, inconnu de la langue classique. Si la plupart des auteurs répugnent à ce genre d’anachronisme, ils n’en conservent pas moins l’italien sacertà, l’allemand Sazertät ou le français « sacerté », qui ont acquis droit de cité dans la littérature scientifique. La « sacerté », c’est, par opposition au sacré positif, ce qui en absorbe aussi les aspects négatifs. Pour les historiens du droit, le terme a pris le statut d’une désignation technique de la condition du proscrit. À la suite de la « sacerté » est apparu, comme figure de l’exclu, l’homo sacer. La formule est authentiquement latine, cette fois, mais elle est tardive. Elle n’apparaît que chez Festus et Macrobe, dans des phrases où ces auteurs ont fait de l’adjectif sacer l’épithète du substantif homo pour s’étonner que l’adjectif, lorsqu’il se rapportait à un homme, prît un sens aussi différent de celui qu’il avait lorsqu’il qualifiait toute autre chose [13]. Mais cette façon de dire semble étrangère au latin archaïque et classique, qui s’en tenait à l’adjectif substantivé. Pour désigner le proscrit, on disait simplement le sacer – tout comme on disait le publicus pour l’esclave public, le privatus pour le particulier (par opposition au magistrat), mais non homo publicus ni homo privatus... Pour autant, la formule homo sacer n’en est pas moins employée aujourd’hui de manière intensive.

13Elle connaît même un succès grandissant, au point qu’elle a fourni leur titre à deux livres récents, de style et d’orientation très différents, mais qui ont en commun l’ambition de situer la question du sacer dans des perspectives théoriques nouvelles. Le premier se présente comme un essai philosophique sur l’histoire politique de l’exclusion. Écartant résolument l’ambivalence du sacré, il reconnaît dans la condition du proscrit romain l’archétype de ce que l’auteur nomme la « vie nue », une figure de désocialisation et de déshumanisation de l’individu dont l’homo sacer livrerait la première forme historique et dont les puissances étatiques modernes auraient assuré la continuité, jusqu’aux génocides et aux camps de la mort des temps contemporains [14]. Le second, plus résolument ancré dans les traditions érudites de l’histoire de l’Antiquité, se déprend lui aussi de ce qu’il nomme « la théorie du tabou » pour chercher ailleurs l’explication de la « sacerté ». Il y voit un mécanisme de sanction déjà connu, selon lui, des cultures indo-européennes. Il s’agirait de l’offrande aux dieux des transgresseurs d’une catégorie déterminée de normes, en gros celles qui établissent des rapports de supériorité, ou, pour mieux dire, de majestas, par exemple des parents sur les enfants, des patrons sur les clients, de la cité sur le citoyen. Ne s’étant pas d’emblée imposé dans le champ profane, le respect de ces grandeurs sociales aurait dû se satisfaire longtemps d’une « sanction juridico-religieuse » [15]. En fait, ces thèses nouvelles ont en commun avec celles de l’ambivalence qu’elles entendent toujours résoudre le problème par l’extension de la notion de sacré. Faute d’absorber catégoriquement les contraires, du moins le sacré incorpore-t-il ici dans le premier cas la « vie nue », dans le second l’état de « séparation » qui serait la conséquence du manquement à la majestas. En outre, à mesure que s’accumulent les essais d’interprétation, l’homo sacer devient un être de plus en plus complexe : paradoxal et fascinant sujet de non-droit, protéiforme à force d’être inlassablement réinventé par la théorie. Sans cesser tout-à-fait de faire écho à ce que disaient de lui les Romains, l’homo sacer en vient à représenter un genre ou une espèce redéfinis a posteriori par le concept, comme le sont sinon l’homo sapiens ou l’homo erectus, en tout cas l’homo œconomicus, juridicus, etc. Au total, de la « sacerté » à l’homo sacer, les latinismes artificiels ou reconstruits finissent par entretenir une confusion quasi permanente entre la question historique du sacer, telle qu’elle se pose en l’état de la documentation romaine, et les extrapolations qu’en ont dégagées toutes sortes d’approches théoriciennes. Aussi bien la solution du problème, à peine posé, se trouve-t-elle déjà dans les mots employés pour en traiter.

14En outre, dans la romanistique contemporaine, la « sacerté » a fait tache d’huile. Une fois reconnue l’existence de la fusion primitive du sacré, du maudit et de l’exclu, une fois établi le concept, le voici mobilisé pour résoudre une série de problèmes d’interprétation que posent des textes difficiles du droit archaïque. Tour à tour, la condition du voleur surpris la nuit par sa victime, du soldat déserteur, celle du défendeur dans la procédure des actions de la loi, voire celle de l’auteur de tout serment (sacramentum) ou même de tout vœu (votum), dont la parole ferait un sacer en puissance, ou d’autres encore, ont été assimilées à la « sacerté ». Sans entrer déjà dans ces questions, qui achèvent d’obscurcir le problème et sur lesquelles nous devrons revenir, pointons d’emblée ce qui est à notre sens le nœud de tous les malentendus.

15La principale faiblesse de la « sacerté » n’est pas qu’elle fait reconnaître dans le sacré des aspects négatifs à côté des positifs. C’est qu’elle conduit à confondre, parmi les aspects négatifs, malédiction et proscription, en supposant que la seconde serait comme un degré supérieur de la première. Les idées vagues de souillure, de dangerosité, d’ « horreur sacrée », servent ici de trait d’union pour un amalgame, à l’examen inacceptable.

16Malédiction et proscription sont en réalité deux mécanismes profondément différents. La première voue le maudit à une sanction divine, qu’elle abandonne aux puissances surnaturelles. La seconde constitue par elle-même une sanction humaine, puisqu’elle prétend défaire l’identité sociale du proscrit, couper les liens qui l’attachent à ses biens, à sa famille, à sa cité. Proclamant l’impunité d’un meurtre éventuel, elle crée l’attente d’une exécution donnée de main d’homme. La malédiction se prête à des emplois multiples et variés. On conçoit sans peine, en particulier, qu’elle puisse être assortie de conditions et tournée contre son auteur même. En cela, tout serment comporte, selon la formule désormais consacrée, une « automalédiction conditionnelle » : le jureur ne fait valoir sa parole jurée qu’en appelant sur lui la punition divine en cas de parjure. En revanche, il semble bien difficile de se représenter ce que pourrait être une « autoproscription conditionnelle », qui en serait le parallèle. Il faudrait imaginer quelque chose comme une décision de renoncement au monde et de suicide éventuel, dont l’exécution serait abandonnée à un tiers indéterminé et liée à une condition dont la survenance serait laissée à l’appréciation de l’exécuteur. Les historiens qui paraissent accepter sans réticence une idée de ce genre ne peuvent la recevoir qu’en s’abstenant de s’arrêter tant soit peu attentivement à l’examen de ses conséquences.

17Pour ces raisons, les usages sociaux de la malédiction et de la proscription ne peuvent être semblables. La malédiction est d’un emploi fréquent. À travers le serment, elle est même d’une pratique si courante qu’elle en devient banale. Elle sert alors à créer et recréer des rapports sociaux, soit en les confortant par des promesses jurées, soit, dans le cas des serments judiciaires, en réparant les lésions de relations que les conflits ont compromises. À l’inverse, la proscription désintègre le lien social. Elle le rompt à l’égard du proscrit. Elle court aussi le risque de le fragiliser à l’égard du groupe de ses parents, amis, affidés, si ceux-ci, malgré la pression du pouvoir qui a prononcé la condamnation, venaient à prendre sa défense. L’usage de cette arme ultime n’est acceptable que s’il est exceptionnel et, s’il préserve la cohésion de ceux qui demeurent dans la norme. C’est pourquoi la proscription ne peut se concevoir qu’appliquée à des cas d’une gravité particulière et à un nombre limité d’individus.

18Quoi qu’il en soit, l’assimilation de la proscription et de la malédiction, à travers l’horreur sacrée, le tabou, la sacerté, ou tout autre concept, est restée jusqu’à présent une des idées reçues les plus répandues et les moins discutées de l’historiographie, même chez les auteurs réservés à l’égard de l’ambivalence du sacré [16]. Il nous faut cependant nous en déprendre résolument. Sans doute proscription et malédiction peuvent-elles conjuguer leurs effets pour concourir à la sanction des mêmes normes. Mais elles ne se confondent pas pour autant. La question du sacer est bien de savoir pourquoi, dans le monde romain, le sacré a servi à nommer le proscrit, non le maudit.

19La piste que j’envisage d’explorer ici est très différente de celles qui ont été prospectées jusqu’à présent. L’étude qu’on va lire fait suite à une série d’autres, dans lesquelles j’ai entrepris d’appliquer au problème de la représentation de la norme et de l’exclusion de la norme dans les sociétés archaïques les leçons de l’anthropologie de la parole. L’hypothèse de travail est que, dans nombre de cultures, l’ordre juridique fut compris comme un réseau de paroles impérieuses, tandis qu’inversement la mise hors la loi se représentait comme une rupture, à l’égard du proscrit, de la communication par la parole. Sur cette base, on peut tenter de déchiffrer les codes de la pensée symbolique qui ont donné leurs rituels et leurs noms tant aux figures du droit qu’à celles de ce « non-droit » où menait la déchéance du statut de sujet. Dans un premier temps, j’ai repris l’examen du ban médiéval, en tant qu’il s’agit d’une parole publique génératrice d’ordre, mais aussi en tant que le même terme a fini par désigner l’expulsion de cet ordre. À travers le lexique du bannissement, ses rites, la figure symbolique du banni, celle aussi du fou que les données médiévales invitent à rapprocher du proscrit, je me suis efforcé de montrer que l’exclusion était construite, figurée et nommée comme une coupure de la communication verbale, soulignée en outre par la privation des capacités de locution et d’écoute que la symbolique médiévale déniait au banni comme au fou [17]. Dans un second temps, j’ai fait retour au droit romain en remettant sur le métier le vieux problème de l’étymologie du mot ius. J’avance qu’à l’origine le ius fut une parole jurée, prononcée dans le cadre du serment le plus solennel, celui qui supposait la concomitance de la parole du jureur et de l’accomplissement du sacrifice. La désignation de la parole normative dérive elle-même du repas sacrificiel, du partage de ces chairs bouillies que le latin nommait également ius [18]. Il me reste à présent à boucler le cycle avec la question romaine du sacer. Si la figure de la norme et celle du hors-la-loi sont bien deux éléments opposés et complémentaires d’un même système symbolique, le déchiffrement de ce système doit donner à la fois la clef de l’une et de l’autre.

20Aux termes de la thèse que l’on vient d’avancer, la représentation de la parole impérieuse du ius a dû se construire dans le rapport du serment avec le sacrifice et le repas sacrificiel, c’est-à-dire avec des opérations que les Romains appelaient par excellence les sacra. C’est dans les relations de ces deux termes qu’il faut chercher la solution du problème. Or une telle démarche entretient avec l’enseignement traditionnel des linguistes un rapport qui, de ius à sacer, s’inverse. Dans le premier cas, lexicographes et étymologistes distinguent un ius1 (le droit) et un ius2 (le jus de cuisson), entre lesquels ils ne voient pas de rapport en raison de l’apparente incompatibilité des sens. Je me suis efforcé de montrer au contraire que la pensée symbolique avait formé le premier sur le second. Dans le terme sacer, en revanche, les dictionnaires n’aperçoivent qu’un seul mot, ce qui induit aussitôt, vu la divergence des significations, l’idée d’un sacré pour le moins très polyvalent. On aurait pu avec autant de raison distinguer un sacer1 (sacré) et un sacer2 (proscrit). Le problème est alors de comprendre comment la pensée symbolique a constitué le second sur le premier. Ce sera notre point de départ. Il impose de commencer par rappeler les idées que les Romains plaçaient dans le « sacré » et celles qu’ils jugeaient connexes à ce qu’ils nommaient ainsi.

AUTOUR DU SACRÉ : TOPOLOGIE DES CHOSES ET DES GENS

21Pour les Romains, « le sacré n’est pas à proprement parler une qualité divine que l’on constate dans un être ou une chose, mais une qualité que les hommes y mettent » [19]. Voilà un point sur lequel s’accordent tous les historiens du droit et de la religion. « Est sacré quoi que ce soit qui est attribué aux dieux », écrit Macrobe (sacrum... quicquid est quod deorum habetur : Sat. 3, 3, 2). Seule une décision du peuple romain, explique Gaius, peut faire qu’une chose soit sacrée. C’est pourquoi le temple d’une cité étrangère passée sous la domination de Rome ne pourrait être tenu pour sacré au sens propre, puisque la décision du peuple romain fait en pareil cas défaut, mais il l’est seulement par analogie (Inst., 2, 7). En cela, il est indifférent que les Romains aient cru ou non, ou jusqu’à quel point ils ont pu croire, que les dieux venaient habiter leurs temples, leurs statues, leurs bois sacrés, les sources, les routes et les montagnes qui étaient déclarées telles. Nul n’a d’ailleurs jamais vu de présence divine dans l’animal destiné au sacrifice, qui était bien une res sacra. L’idée de victime consacrée (hostia consecrata) a fait sens pour un Romain, comme elle devait le faire plus tard pour un chrétien, mais ce sens était profondément différent. De l’un à l’autre, il y a tout l’écart qui sépare un sacré d’affectation d’un sacré de présence divine. C’est là une observation liminaire de conséquence. Sans examiner si l’une et l’autre figure du sacré auraient eu les mêmes titres à l’ambivalence, il importe de noter que seule la première, non la seconde, a fourni un vocabulaire susceptible d’être employé à la désignation du proscrit.

22Pour la constitution des liens sociaux et des liens politiques, le sacré détermine un centre. La centralité du sacré, plus précisément même de la victime du sacrifice, se donne à voir avec éclat dans l’iconographie des serments qui, dans l’Antiquité grecque ou romaine, scellaient les traités entre les cités. Tel bronze de Colophon, qui célèbre la formation de la ligue ionienne, figure les délégués des cités, main levée pour jurer, disposés en un cercle dont le centre est occupé par un bœuf debout à côté d’un autel fumant [20]. À Rome et dans le monde italique, les monnaies frappées en rapport avec la conclusion des traités représentent toujours au centre la victime (un porc, dans ce cas) tenue par le sacrificateur, tandis que de part et d’autre se tiennent, en symétrie, un nombre pair de guerriers, de deux à huit, qui incarnent les puissances alliées [21]. Dans ces grandes cérémonies, le sacrifice était associé à un serment solennel, générateur de l’alliance. Mais la position centrale du rite subsistait même lorsque le sacrifice n’était lié à aucun serment, en tout cas à aucun serment explicite. La cité tout entière s’ordonnait autour des lieux où l’on célébrait le culte public, tout comme l’espace domestique s’ordonnait autour du foyer, où chaque repas présentait un aspect sacrificiel puisqu’il faisait part aux dieux de la maison.

23En position de repère central dans les rituels politiques et domestiques, les choses et les actions sacrées commandaient le plan même de la ville. On sait que les jurisconsultes romains de l’âge classique, lorsqu’ils s’efforçaient d’élaborer une typologie des choses, les disposaient en cinq catégories : res sacrae, publicae, privatae, sanctae, religiosae. Que l’on s’en tienne à celles qui ont nature d’immeuble, que l’on mette en concordance la taxonomie à cinq classes avec l’ordonnancement spatial de la cité, et il apparaît aussitôt que ces catégories correspondent à autant de cercles concentriques. Au cœur de l’urbs, la voie sacrée et les temples procurent un noyau au sein duquel le foyer de Vesta définit lui-même un centre des centres. À ces espaces affectés aux dieux viennent s’agréger les lieux publics, le forum d’abord, la voirie aussi, puis les sols privés des maisons particulières. Quant aux choses dites « saintes » ou « religieuses », elles sont périphériques. L’exemple typique que donnaient les jurisconsultes d’une res sancta, c’était la ceinture des murailles et des portes qui bornait la ville vers le dehors, celui d’une res religiosa, les tombes groupées dans les cimetières qui se situaient hors les murs.

24Dans son ensemble, sinon en chacun de ses éléments, ce dispositif remonte au temps des rois, à l’acte de fondation de la ville selon le rite étrusque. Les rites primordiaux d’inauguration ont imposé un partage strict des espaces, dans lequel l’enceinte de la ville, et la ligne pomériale qui la redouble vers l’intérieur, définissent l’urbs à la fois comme un lieu de vie et un territoire démilitarisé. La mort en est exclue, les sépultures y sont interdites et les cimetières rejetés hors les murs. De même que la mort, l’activité militaire et le port d’équipement guerrier sont prohibés dans l’espace urbain. L’armée victorieuse, lorsqu’elle reçoit les honneurs du triomphe, ne peut pénétrer en ville qu’en passant d’abord sous un arc de triomphe qui la purifie et rend ainsi tolérable une intrusion exceptionnelle. La « sainteté » des murs et des portes rend sensible cette inviolabilité. C’est pourquoi on peut faire remonter au plus tard à l’inauguration de l’urbs la distinction typiquement romaine du sacré et du saint.

25Ces deux notions ont été élaborées à partir de la même racine *sak-, commune aux langues italiques, et probablement indo-européenne, dont la signification originelle ne nous retiendra pas ici [22]. Du verbe sancire, construit avec l’infixe nasal, on aurait pu attendre qu’il signifie « rendre sacré ». Mais, dans cette acception, le latin lui a substitué deux verbes dénominatifs dérivés de sacer, l’un simple (sacrare), l’autre composé (consecrare). De sens très voisins, l’un et l’autre sont bien attestés pour désigner l’acte de rendre sacer, ce qui, compte tenu des significations de cet adjectif, conduit à les traduire selon les contextes soit par « consacrer » (un temple), soit par « proscrire » (un délinquant). Par opposition, sancire a dû indiquer une opération différente, probablement celle qui consiste à ajouter un élément sacré à quelque chose qui ne l’est pas et qui reste donc intrinsèquement profane. Dans la langue classique, le verbe ne s’emploie pour ainsi dire plus qu’à propos des normes juridiques, des lois surtout. Il a déjà les deux significations que conservent, avec son substantif sanctio, ses dérivés français « sanction » et « sanctionner » : d’une part, ratifier la norme par une opération formelle, qui relève du rite et en cela touche au sacré ; d’autre part, punir le transgresseur de la norme. Cependant, son participe passé sanctus maintient un champ sémantique plus large. Il désigne certes ce qui est « sanctionné », dans les deux sens, donc confirmé par le rite et garanti par un dispositif de punition. Aussi les lois sont-elles dites sanctae. Mais lorsqu’il s’applique à des objets comme les murs de la ville, res sanctae, ou à des hommes, comme les tribuns de la plèbe ou les légats du peuple romain, également déclarés sancti, il se déplace vers l’idée d’inviolabilité. C’est pourquoi les linguistes le traduisent en général par « inviolable » au titre de sens premier. Ce qui permet de s’expliquer l’évolution ultérieure du champ sémantique, sensible dès l’époque classique, vers ce qui deviendra la sainteté [23].

26À la distinction des choses sacrées, publiques, privées, saintes, religieuses, l’urbanisme fournissait des repères visuels pérennes. En même temps, il alimentait la matrice d’une typologie qui tendait à absorber par assimilation toutes sortes de choses et de gens. Les objets mobiliers, les animaux, étaient qualifiés de sacrés, publics ou privés, selon leur statut. Des incorporels, comme les lois ou les procès, pouvaient être publics ou privés ; certaines lois étaient même dites sacrées (sacratae). Il ne faudrait pas prêter à ces rattachements un souci de cohérence trop rigoureux, comme celui que les juristes de l’âge classique allaient s’efforçer d’y mettre. Tantôt, les usages linguistiques dont témoignent nos sources semblent suivre mécaniquement la logique de l’appartenance ou de l’affectation qui commande le système. Ainsi, l’equus publicus est le cheval entretenu par l’État pour le service de la cavalerie, le publicus est l’esclave public, etc. Mais, tantôt, ils s’en éloignent. La publica est la courtisane. Les murs de la ville, les légats, les tribuns et les lois ne sont également dits sancti ou sanctae que parce que leur statut présente des caractéristiques communes qui les a fait rapprocher. Par ailleurs, ces catégories ont une vocation générale à s’exclure mutuellement. Une chose ne saurait être à la fois publique et privée. Mais il arrive que le langage courant les cumule et les combine sans réticence. Les sacra (sacrifices) peuvent être publics ou privés ; lois sacrées et lois publiques sont dites également sanctae, « sanctionnées ». Dans la formation de ce système de représentations, une pensée axiomatique classificatrice et les associations plus ou moins libres d’une pensée symbolique se sont constamment entremêlées.

27C’est pourquoi déclarer un homme sacer pouvait relever de logiques assez différentes. Le proscrit n’était d’ailleurs pas le seul à se voir attribuer ce prédicat. Il arrive quelquefois que l’adjectif substantivé soit pris comme synonyme de sacerdos. Ainsi, le sacer Cereri, le sacer Neptuno, c’est le prêtre de Cérès ou de Neptune [24]. Usage moins déroutant dans ce dernier cas, mais qui confirme que dire un homme sacer, comme le dire publicus ou privatus, c’est le situer dans un espace déterminé, lequel ne fait sens que par son inscription dans une distribution des espaces sociaux et les relations que chaque catégorie y entretient avec toutes les autres. Aussi bien, suivant les enseignements de l’anthropologie structurale, le traitement d’un élément comme la question du sacer ne saurait-il faire abstraction de l’ensemble du système qui donne à cet élément sa pertinence.

28En outre, ces réflexions préliminaires conduisent à rectifier quelque peu les termes du problème. La distinction nette que faisaient les Romains entre le sacré et le divin, l’artifice qu’ils reconnaissaient dans le sacré atténuent ce qu’une idée comme celle de la sacralité du proscrit pouvait avoir au premier abord de paradoxal. Mais la part perdue de mystère reparaît aussitôt sous une autre forme. Pour penser l’exclusion, les Romains n’ont pas projeté le proscrit, comme on aurait pu s’y attendre, vers le dehors, par-delà les enceintes dont ils entouraient leurs espaces politique et domestique. Ils l’ont pensé tout à l’inverse. Ils l’ont classé parmi les êtres et les actions qu’ils situaient précisément à l’épicentre de l’ordonnancement de leurs rites, de leur ville et de leur vie sociale.

DES NORMES « SACROSAINTES » : LE CHAMP DE LA PROSCRIPTION ET SES LIMITES

29Des normes juridiques romaines que l’écrit nous a conservées, seules quelques-unes furent sanctionnées par la proscription. Elles se ramènent pour l’essentiel à trois ou quatre groupes principaux. Il s’agit d’abord des lois dites sacrées que la plèbe avait imposées à la cité pour fixer son statut exceptionnel. À la mémoire de ces lois, une tradition suspecte a ajouté un dispositif similaire qui aurait été conçu pour la sauvegarde de la forme républicaine de l’État. Vient ensuite un petit groupe de textes législatifs, remontant peut-être à la période royale, dont les plus anciens en tout cas datent au plus tard des premières décennies de la République. Enfin, la pratique des traités conclus avec d’autres cités a fourni elle aussi matière à proscrire pour sanctionner. Dans cet ensemble, c’est indéniablement le régime de la plèbe et le droit des traités, au reste régulièrement rapprochés l’un de l’autre par les Romains eux-mêmes, qui fournissent la documentation la plus riche. Mais en dehors de ces cas, qu’établissent des témoignages sans équivoque, le recours à la proscription n’est formellement attesté nulle part. Cela n’a pas empêché plus d’un historien de supposer son existence à l’arrière plan de telle loi, de telle procédure ou de tel rituel où rien ne prouve qu’elle se trouvait. Ces « sacertés » hypothétiques ne peuvent constituer pour l’analyse qu’une base fragile. En s’accumulant, elles aboutissent même à compromettre les tentatives d’explication, car elles dilatent les contours de l’objet à expliquer et en modifient d’une manière ou d’une autre la substance. Telles sont les données dont il est indispensable de reprendre en synthèse l’examen.

Les lois sacrées de la plèbe

30Une quinzaine d’années après la chute des rois, la plèbe fit sécession sur une montagne que les plébéiens consacrèrent à Jupiter et qui fut appelée pour cela le Mont Sacré. Les insurgés en armes procédèrent à des caerimoniae mystérieuses, dont nous ne savons rien, au terme desquelles ils se lièrent par serment, se donnèrent des tribuns et jurèrent de tenir pour sacer quiconque porterait atteinte à la dignité de ceux-ci (493 av. J.-C.). De ce moment, les tribuns de la plèbe furent tenus pour sancti et même sacrosancti, ce qu’il faut comprendre comme « rendus inviolables » (sancti) par le moyen du sacrum, c’est-à-dire du sacré et/ou de la proscription (ablatif instrumental). Telle fut la lex sacrata dite prima ou antiqua [25].

31Cette loi allait servir de modèle à quelques autres. Ainsi, les Romains tinrent pour sacrée une lex Icilia, adoptée dès l’année suivante (492), qui incriminait non seulement les actes de violence accomplis contre la sanctitas des tribuns, mais aussi les simples offenses verbales [26]. Une quarantaine d’années plus tard, au lendemain de la seconde sécession de la plèbe, une lex Valeria Horatia (449) confirma les dispositions précédentes en décrétant que « quiconque nuirait aux tribuns de la plèbe, aux édiles et aux juges décemvirs, celui-là serait sacer à l’égard de Jupiter dans sa personne, tandis que ses biens seraient dévolus au temple de Cérès » [27]. Furent en outre considérées comme sacratae deux lois de moindre importance, une Lex Icilia de 456 sur le lotissement de l’Aventin et une Lex sacrata militaris de 342 sur le licenciement abusif des soldats par le général. L’une et l’autre furent adoptées à l’initiative de la plèbe et elles répondaient à des revendications des plébéiens, la première dans la répartition des terres nouvelles, la seconde dans le partage du butin. Rien n’indique qu’elles aient été spécialement garanties par la proscription, mais il est vraisemblable que toutes les lois qui consacraient les intérêts propres de la plèble se soient vues absorbées dans cette « sacralité » primordiale de la lex prima adoptée sur le Mont Sacré [28].

32Dans la mémoire des conflits du patriciat et de la plèbe que nous a conservée la tradition, les lois sacrées sont mises en rapport avec une série d’actes de violence perpétrés ou envisagés par les plébéiens contre les patres. Il s’agit, pour l’essentiel, de mises en accusation de magistrats sortant de charge, depuis celle de Menenius Agrippa et de Coriolan au lendemain même de la première sécession, ainsi que d’exécutions sommaires d’opposants aux tribuns, jusqu’à celle de Sextus Lucilius (86 av. J.-C.) [29]. La véracité de ces récits, incontrôlable, a été très souvent mise en doute. En outre, le rapport entre l’action de la plèbe et son éventuel fondement légal n’y est pas toujours patent. Il arrive cependant qu’il se dessine avec netteté. En 454, le tribun Icilius justifie la décision d’exécuter le licteur que lui ont envoyé les magistrats « en alléguant les lois sacrées » [30]. L’année précédente, les tribuns avaient mis en accusation les représentants de trois gentes patriciennes, dont l’opposition aux projets de loi agraire constituaient de leur point de vue une transgression des lois sacrées. La plèbe hésita entre la mort, l’exil et la confiscation des biens au profit du temple de Cérès. Tout se passe comme si elle avait dans ce cas distingué, pour les disjoindre, les différentes composantes de la proscription. On se décida en définitive pour la sanction la moins lourde, la confiscation, ce qui permit d’éviter d’exacerber le conflit prévisible avec les consuls [31]. En fait, dans tous les épisodes que nous livre l’histoire romaine, la référence aux lois sacrées et à la proscription fonctionne comme une menace brandie par la plèbe pour déclencher ou pour peser sur des négociations avec le Sénat et les magistrats, plus que comme la sanction courante de normes bien établies.

33À cette série d’affaires, on nous permettra d’ajouter le célèbre procès de Virginie. Rappelons-en le déroulement, tel que l’a rapporté la tradition. Nous sommes en 450 avant notre ère. Les magistratures ont été suspendues, tout comme le tribunat de la plèbe. Le pouvoir a été entièrement remis à des décemvirs qui procèdent à la rédaction du code des XII Tables. Le décemvir Appius s’est épris d’une jeune plébéienne, Virginie. Ne pouvant la séduire, il la fait revendiquer pour esclave par son client Marcus Claudius. L’issue du procès est d’autant plus prévisible que le juge n’est autre que le décemvir Appius lui-même. Le jour de l’audience, devant la cité entière rassemblée au forum, Appius prononce une sentence en faveur de l’esclavage. Mais, au moment où les licteurs s’apprêtent à se saisir de la jeune fille, le père de celle-ci, Virginius, qui préfère pour elle la mort à la servitude, tire un couteau, la tue et profère contre le juge une formule de proscription : Te, inquit, Appi, tuumque caput sanguine hoc te consecro : « Par ce sang, je te déclare sacer, Appius, toi et ta personne physique [ta tête] » (Liv. 3, 48, 5). S’ensuit sur le forum une mêlée au terme de laquelle se produit la seconde sécession de la plèbe, qui débouchera à terme sur l’abolition du décemvirat, le rétablissement des magistratures et du tribunat. Quant au décemvir Appius, mis en accusation pour ses abus, il se suicida avant la fin de son procès. Il n’est pas sans intérêt de noter que son accusateur, Virginius lui-même, l’avait à cette occasion déclaré hors la loi, « exclu des lois et du pacte civil et humain » (legum expertem et civilis et humani foederis : Liv., 3, 57, 1). En fait, l’ensemble de ce récit s’inscrit sur la trame des luttes du patriciat et de la plèbe. Le fiancé de Virginie n’était autre que l’ancien tribun Icilius, celui qui avait imposé quatre ans auparavant la lex Icilia de lotissement de l’Aventin. Lors de sa seconde sécession, les premiers tribuns désignés par la plèbe révoltée furent précisément Virginius, Icilius et Numitorius, un oncle de la jeune fille qui avait été également engagé dans son procès. La légende tragique de Virginie reproduit dans la chute des décemvirs celle de Lucrèce dans la chute des rois, mais elle constitue aussi une mise en récit de l’affrontement des décemvirs et des chefs de la plèbe. C’est à ce contexte qu’il faut rendre les mots et les gestes de l’opposition de Virginius au procès de sa fille. Arrêter le bras du licteur qui allait procéder à l’arrestation, c’était évoquer l’intercessio tribunicienne, qui donnait précisément aux représentants de la plèbe le droit de faire obstacle aux exécutants des magistrats. Prononcer contre le décemvir la formule de consecratio était une allusion claire à leur capacité de proscrire. Tout dans l’action de Virginius visait à rendre manifeste que, conformément à la loi organique du décemvirat (Liv., 3, 32, 7), la suspension des magistratures et du tribunat n’avait pas entraîné celle des leges sacratae de la plèbe, qui demeuraient vivantes. C’était en même temps un appel au retour à l’ordre politique précédent, qui allait se produire en effet, et cela au terme d’une sécession qui devait répéter jusque dans ses rites la sécession première de 493.

34Dans la formule lex sacrata, le participe du verbe sacrare confère à la loi ainsi qualifiée le double attribut d’une norme qui, tout à la fois, déclare sacer et qui est elle-même tenue pour sacrée. Le participe a une première valeur, active – comme tacitus, qui se tait ; iuratus, qui a juré ; desperatus, qui désespère, etc. : c’est bien ainsi que l’entendaient les Romains, qui définissaient de manière générale toute lex sacrata, romaine ou étrangère, comme celle qui rendait sacer l’éventuel transgresseur, ainsi que sa famille et ses biens [32]. Mais cette loi « sacrante » n’en est pas moins en même temps « sacrée » : le participe conserve sa valeur passive, il situe la loi parmi les choses assignées à l’espace sacré et donc soustraites à l’espace public. C’est pourquoi une telle loi n’est pas la chose du peuple, qui ne pourrait en disposer. Les leges sacratae avaient pour caractérisque de n’être pas susceptibles d’abrogation [33].

35L’insertion dans l’ordre juridique romain de normes aussi exceptionnelles, tant par leur source que par leur statut, parut problématique aux Anciens, comme elle l’est encore aux Modernes. Plusieurs interprétations en ont été proposées. La première, qui avait la faveur des Anciens, consiste à voir dans les serments du Mont Sacré non seulement ceux par lesquels se sont liés les plébéiens révoltés, mais aussi ceux qui ont ratifié un traité scellant la réconciliation finale entre les rebelles et les patres. La figure de la lex sacrata se ramène alors à celle du foedus : ce serait une irruption du droit des traités qui créerait dans le droit interne un espace d’exception [34]. On peut aussi penser que la norme, posée d’abord par les seuls plébéiens, a fait ensuite l’objet d’une réception dans l’ordre juridique de la cité entière, réception accomplie selon des formes que l’histoire n’a pas conservées, ou même réception implicite [35]. À l’appui de cette dernière thèse, on pourrait avancer à présent les conclusions des recherches d’André Magdelain, pour qui, jusqu’à la chute de la monarchie, populus, plebs et corps quiritaire n’auraient été en réalité qu’une seule et même chose. C’est après l’avènement de la République, qui solde la défaite des rois et la victoire des patres, que ces derniers seraient entrés eux-mêmes et auraient fait entrer progressivement leurs clients dans les curies, étendant ainsi à leur profit la composition du populus [36]. De la sorte, lors de la première sécession de la plèbe, quelques années après la fin de la royauté, auraient pu encore coexister deux peuples, ou deux configurations concurrentes du peuple, l’ancienne et la nouvelle. La plèbe insurgée pouvait prétendre incarner en totalité l’ancienne, ce qui était de nature à donner légitimité à une loi posée par elle seule et ce qui contribuerait à expliquer dans ses formes le compromis du Mont Sacré. Au reste, la consécration par les plébéiens de la montagne même où ils s’étaient réunis atteste la volonté de reconstituer, hors les murs, le foyer central d’une distribution symbolique des espaces civiques où la loi plébéienne, si exceptionnelle qu’elle fût, se donnait pour éclose dans des repères coutumiers.

36En outre, on n’a pas assez souligné que la sacralité des lois de la plèbe et la sacrosainteté de ses représentants prenaient sens également dans une distribution nouvelle des usages de la force. En substituant au pouvoir royal celui de magistratures qu’ils se réservaient, les patriciens s’étaient emparés de l’imperium et de la force publique constituée autour des licteurs. Grâce à celle-ci, et aux procédures régulières dont elle garantissait l’effectivité, allait se développer le système juridique et judiciaire du droit romain [37]. À l’inverse, les tribuns de la plèbe n’ont pas l’imperium et ne disposent pas de licteurs. À l’égard de l’imperium, leurs attributions se définissent même en termes d’opposition : l’intercessio est le droit de paralyser l’action des exécutants ; l’auxilium, celui de soustraire un individu à une mesure d’exécution, ce qui fait de la maison des tribuns un lieu d’asile, dont les portes doivent toujours rester ouvertes [38]. Quant à la faculté de prononcer la consecratio, elle peut apparaître comme une contrepartie à l’impossibilité d’user d’autres formes de la sanctio. Faute d’un corps stable d’exécutants, les organes de la plèbe ne purent former d’institution judiciaire permanente. Si l’on voit de temps à autre l’assemblée de la plèbe s’ériger en tribunal, il s’agit toujours d’une formation irrégulière, qu’il faut constituer pour la circonstance et dont les décisions ne peuvent être exécutées que par ses propres membres. Les voies de la violence moyenne d’un personnel spécialisé lui étant inaccessibles, la plèbe s’était fait reconnaître la faculté de recourir à une violence extrême, qui ne pouvait être que l’œuvre de tous. C’est ce pouvoir d’exception que dénotait la référence au sacré et au sacrosaint, bien distingués ici de l’espace, proprement « public », des rouages ordinaires de la loi et de la iurisdictio. La brèche ainsi ouverte dans le monopole des magistrats sur la violence coercitive fut le prix à payer pour instaurer entre patriciens et plébéiens un équilibre délicat, qui subsista jusqu’à la fin de la République. De la sorte, le statut de la plèbe devint le conservatoire d’un rapport archaïque de la norme à la sanction, qui contribue à expliquer que les Romains en aient gardé une mémoire vive en dépit de l’évolution de leur droit. On aimait à rappeler l’histoire, vraie ou fausse, de ce Caius Veturius, mis à mort parce qu’il avait manqué à céder le pas à un tribun de la plèbe [39]. Lorsque les empereurs réunirent en leur personne toutes les fonctions de commandement politiques, on se souvenait que la puissance tribunicienne leur conférait le droit de faire exécuter sans jugement l’auteur de toute offense, fût-elle purement verbale [40]. Dans l’histoire de Rome, la constitution de la plèbe fut le principal point d’ancrage d’une certaine idée de la sacralité d’hommes ou de règles, indissociable du droit de proscrire.

Le salut de la République

37S’il faut en croire la tradition, le statut de la plèbe aurait cependant été précédé, sur ce point, par des dispositions adoptées dès la chute des rois, qui auraient visé à préserver la forme républicaine de l’État. En l’an 1 de la République (508 av. J.-C.), on rapporte que le peuple s’engagea par serment à ne plus tolérer à l’avenir de gouvernement monarchique. Valerius Publicola (l’ « ami du peuple », ou du public, ou de la République) fit aussitôt adopter une loi « frappant de proscription, dans sa personne et dans ses biens, quiconque envisagerait d’occuper la fonction royale » (sacrando... cum bonis capite eius qui regni occupandi consilia inisset) [41]. L’application de cette loi pourrait être illustrée par le destin de trois prétendus affectatores regni : Spurius Cassius, accusé d’aspirer à la monarchie, qui fut condamné en 485, tué par son propre père et dont les biens furent consacrés au temple de Cérès ; Spurius Maelius, inculpé du même chef en 439 et abattu alors qu’il tentait d’échapper à une arrestation, dont les biens furent également saisis par l’État ; enfin, Manlius Capitolinus, lui aussi suspecté d’ambitions monarchiques et précipité par les tribuns de la roche tarpéienne en 385. En fait, dans les trois épisodes, l’accusé s’était allié à la plèbe, le premier dans la préparation d’une loi agraire, le second par de généreuses distributions de blé, le troisième à l’occasion d’un projet de législation sur les dettes. Dans ce dernier cas, les plébéiens avaient d’abord exigé la libération de l’accusé, avant de se retourner contre lui dans des circonstances obscures. L’historiographie officielle de la République de Rome a construit le récit de ces épisodes comme le pendant des procès et exécutions sommaires décidés, en sens inverse, par les plébéiens contre leurs adversaires. C’est pourquoi la plupart des historiens suspectent d’avoir été forgé de toutes pièces l’acte initial, serment des fondateurs de la République puis lex Valeria Publicola, qui calque exactement la genèse des lois sacrées de la plèbe, serment des plébéiens puis confirmation par la lex Icilia. La lex Publicola est probablement un apocryphe imaginé par l’annalistique pour conférer rétrospectivement à la constitution républicaine un fondement qui ne parût pas inférieur, sur le plan symbolique, à celui de la constitution de la plèbe [42].

Des lois dites royales et de quelques autres

38Les lois dites royales, leges regiae, forment, avec les lois sacrées de la plèbe, le second grand groupe de prescriptions législatives qui recourent à la mise hors la loi. Ces lois, que la tradition attribuait aux rois, sont en réalité des apocryphes forgés et transmis par les pontifes, dont on ne sait si elles reflètent vraiment le droit le plus archaïque ou s’il s’agit de versets forgés après la Loi des XII Tables pour en compléter l’arsenal normatif.

39Parmi celles qui fulminent la proscription, voici d’abord un petit code du patronage attribué à Romulus. Denys d’Halicarnasse, qui nous l’a conservé, précise que le contrevenant était impunément mis à mort « comme victime (thuma) de Zeus Katachtonios » (2, 10, 3). Ce texte fait écho au verset déjà cité de la Loi des XII Tables, qui incrimine le patron seul : Patronus si clienti fraudem fecerit, sacer esto (8, 21). En fait, on peut se demander si ce verset appartient bien aux XII Tables ou si Festus, qui nous l’a rapporté, n’a pas commis une confusion avec les lois royales. Il est douteux que les rapports entre patron et client aient fait partie des matières dévolues à la compétence des rédacteurs des XII Tables, alors que les « lois royales » s’en sont, à l’évidence, saisies. Elles ont pu construire la protection des clients sur le modèle de celle des plébéiens. Emportent également la proscription d’autres leges regiae, qui touchent au droit familial. Dans un passage dont l’interprétation est controversée, Plutarque attribue à Romulus une loi prescrivant « d’ « immoler aux dieux infernaux » le mari qui vendrait sa femme. Plus précise est la citation par Festus d’une autre loi dite de Servius Tullius : si parentem puer verberit, ast olle plorassit parens, puer divis parentum sacer esto : si un enfant frappe un parent et que ce parent élève une plainte, que l’enfant soit sacer à l’égard des dieux des ancêtres ! Enfin, une loi attribuée à Numa met hors la loi celui qui déplacerait une borne : Statuit Numa Pompilius, écrit Festus, eum qui terminum exarasset, et ipsum et boves sacros esse : l’auteur de l’infraction et son attelage sont en même temps déclarés « sacrés ». Denys d’Halicarnasse croit bon d’ajouter que le transgresseur serait, dans ce cas, voué à Jupiter Terminalis et pourrait être tué par le premier venu [43].

40Ces lois ne sont pas les seules qui aient été promulguées à peine de proscription. Festus cite une autre loi de Numa fulminant un Iovi sacer esto contre l’auteur d’un délit qui n’est pas davantage précisé. En outre, une des plus anciennes inscriptions latines, sinon la plus ancienne, dite du Lapis Niger (CIL I2, 1), porte à la fin de la première ligne et au début de la seconde un sakros esed que l’on comprend en général comme un sacer esto. Malheureusement, ces informations fragmentaires sont inutilisables, les tentatives de reconstitution des infractions ainsi punies, si intéressantes soient-elles, étant hypothétiques [44]. Plus pertinentes sont les mentions en dehors de Rome, parmi les peuples d’Italie, de leges sacratae, c’est-à-dire de lois sanctionnées par la proscription. C’était le cas des lois de mobilisation de troupes avant l’entrée en campagne. Elles déclaraient sacer le guerrier qui ne répondrait pas à la convocation. Cette pratique est donnée pour régulière chez les Étrusques, les Èques et les Volsques. Elle fut aussi adoptée exceptionnellement par les Samnites lors de la campagne de 293, dans des circonstances sur lesquelles nous reviendrons [45].

Le droit des traités

41Que les lois « sacrées » aient été en usage hors de Rome, que les termes de la famille de sacer se rencontrent avec le même registre de significations dans les langues italiques [46], tout cela suggère que la proscription et son lexique participaient d’une culture commune à tous les peuples de l’Italie antique. Aussi ne saurait-on s’étonner de les retrouver dans le droit des traités passés entre les cités, ce droit qu’avant de l’appeler droit des gens (ius gentium) les Romains nommèrent le droit « fécial » – ius fetialium ou ius fetiale, du nom des fetiales ou féciaux, les prêtres qui faisaient office de porte-parole des cités dans les relations internationales.

42La première source est ici le plaidoyer de Cicéron dans le procès intenté à Balbus. Balbus, originaire de Gadès, avait reçu la citoyenneté romaine des mains de Pompée, lequel agissait lui-même en vertu de l’habilitation que lui conférait une lex Gellia et Cornelia. L’accusation, que l’on restitue à travers la plaidoirie de Cicéron, faisait grief à Balbus d’avoir reçu le droit de cité en dépit d’un traité liant Rome à Gadès. Ce traité aurait eu pour effet d’interdire le transfert de citoyenneté d’une cité à l’autre et aurait rendu cette interdiction « sacrosainte », c’est-à-dire non susceptible d’être écartée par une loi romaine ordinaire. Répondant pour la défense, Cicéron ne contestait pas que certains traités conclus par Rome avec des alliés eussent en effet comporté pareille interdiction. Il ne niait pas davantage que, pourvu que le peuple ou la plèbe en eussent décidé ainsi, une règle, posée ou non par traité, pût être sacrosainte, soit par elle-même (ex genere ipso), soit en vertu d’une disposition expresse de la sanction déclarant sacer toute personne qui agirait à son encontre [47]. Mais il soutenait que le traité liant Rome à Gadès ne comportait pas de telle clause. Il en concluait que la lex Gellia et Cornelia, qui ne faisait elle-même aucune réserve explicite pour le cas où elle aurait contredit une disposition « sacrosainte », avait donné au décret de naturalisation un fondement juridiquement incontestable. Les indications du Pro Balbo sont sur ce point confirmées et éclairées par un fragment du jurisconsulte Valerius Probus ainsi que par des lois romaines portant des mesures relatives à des cités étrangères et conservées par l’épigraphie. Ces lois comportaient une clause de style réservant l’application éventuelle de normes « sacrosaintes » [48]. De l’ensemble de ces informations, on peut inférer que la pratique des traités connaissait des clauses, dites « sacrosaintes », qui se signalaient par les mêmes caractéristiques que les leges sacratae de la plèbe. Elles étaient d’une part sanctionnées par la proscription, d’autre part soustraites à l’action du législateur ordinaire qui, ne pouvant ni les abroger ni les modifier, devait en réserver l’application prioritaire.

43Le régime des traités remontait à des temps très anciens. Attestées depuis le IVe siècle avant notre ère, les proscriptions de droit fécial fournissent au dossier historique du sacer quelques-unes de ses pièces les plus riches d’information. L’histoire romaine a gardé un souvenir précis des sanctions qui attendaient ceux qui avaient commis ou commandé des actes tenus pour contraires aux traités. En 322, au lendemain d’une sévère défaite contre les Romains, les Samnites attribuèrent leur infortune à la punition divine qui s’attachait à une guerre entreprise par eux contra foedus. Ils cherchèrent des coupables. Ils désignèrent un certain Brutulus Papius, qui les avait poussés à la guerre et qui, se sachant condamné, préféra mettre fin à ses jours. Les Samnites livrèrent aux Romains, outre le butin et les prisonniers, le corps de Brutulus et aussi ses biens, dont ils voulaient se défaire « pour que rien ne demeurât chez eux de la souillure de sa faute » (ne quid ex contagione noxae remaneret penes nos). Les Romains acceptèrent la restitution des captifs et du butin, mais refusèrent la dédition du surplus (Liv. 8, 39 ; 9, 1). C’est là l’exemple le plus ancien d’une dédition à l’ennemi, mort ou vif, de celui que l’on considérait comme le transgresseur du droit des traités. Il inaugure une copieuse série de citoyens et de magistrats romains qui subirent le même sort pour les mêmes raisons. Étaient passibles d’une telle dédition le légat du peuple qui portait les armes contre un étranger contra ius gentium, pendant une mission de négociation (Liv. 5, 36, 8), ou encore celui qui frappait l’ambassadeur d’une puissance étrangère (Liv. 38, 42, 7). Les juristes de la période classique, suivant une jurisprudence établie dès la fin de la République, tenaient toujours la dédition de l’auteur de telles voies de fait pour la sanction normale de son geste en droit des gens [49]. Était également menacé de la même sanction le chef de guerre qui avait conclu avec l’ennemi un accord que le peuple romain se refusait ensuite à ratifier.

44Ce dernier point est illustré par la relation de deux déditions fameuses : celle des consuls Postumius, Veturius et des autres chefs militaires qui avaient capitulé aux Fourches Caudines en 321, et celle du consul Mancinus après un pacte conclu avec Numance en 136 avant notre ère. Le récit du premier de ces événements a certainement été récrit après le second – et peut-être même a-t-il été totalement inventé. Mais comme c’est lui qui donne la clef de l’interprétation romaine de ce type très particulier de dédition, c’est celui-là qu’il faut suivre d’abord. Après la reddition humiliante de leur armée aux Fourches Caudines, les Romains se montraient fort peu disposés à respecter les clauses de la capitulation. L’auteur principal de celle-ci, le consul Postumius lui-même, fut d’avis d’en faire litière. Tite-Live lui prête à cette occasion un long discours qui prit l’allure d’une consultation de droit fécial. Parmi les accords internationaux, expliquait Postumius, il fallait distinguer le traité proprement dit, le foedus, et un accord en forme simplifiée, la sponsio. Le premier était conclu par des féciaux, préalablement habilités à cette fin par le peuple, et ponctué d’un serment solennel prononcé par eux au moment du sacrifice d’un porc. Un tel traité engageait pleinement par lui-même le peuple romain. En revanche, la sponsio n’était que la parole donnée par le chef militaire, avec l’assistance de cosponsores, mais sans féciaux et sans sacrifice, dans la forme d’une promesse – promesse dont on peut aujourd’hui penser, comme l’indique l’étymologie du terme, qu’elle n’était accompagnée que d’une simple libation. Par elle, le peuple romain n’était pas lié. Seule l’était la personne des sponsores. Si le peuple choisissait de ne pas ratifier la promesse, les promettants, tenus pour responsables de la guerre qui allait s’ensuivre en dépit de leurs engagements personnels, devaient être livrés à l’ennemi de manière à libérer la religio du peuple. C’est pourquoi Postumius s’offrait lui-même à être livré aux Samnites par la main des féciaux. Il le fut en effet, et avec lui tous les chefs de l’armée qui avaient souscrit à la capitulation des Fourches Caudines. Nus et enchaînés, nudi vinctique, ils furent présentés aux Samnites, qui refusèrent cependant de se saisir d’eux [50]. L’épisode se reproduisit de manière identique en 136, lorsque les Romains se refusèrent à ratifier les termes de la capitulation concédée aux Numantins par le consul Mancinus. Le consul fut exposé nu et enchaîné sous les murs de Numance, l’ennemi renonçant dans ce cas aussi à s’emparer de lui [51].

45De la « doctrine Postumius », on pourrait croire qu’elle était d’abord dictée par la mauvaise foi et destinée à justifier le mépris par Rome de traités jugés inopportuns. Telle est bien l’opinion que Tite-Live met dans la bouche du chef samnite Pontius (Liv. 9, 11). Mais on peut penser aussi qu’elle se bornait à pousser jusqu’au bout la logique de quelques grands principes : l’incapacité d’un magistrat, quelque pouvoir que la loi lui accorde, à représenter la cité [52] ; l’engagement total de la personne du jureur dans toute promesse jurée, qu’elle le soit dans la forme d’un serment solennel lié au sacrifice ou dans une forme simplifiée ; enfin, la nécessité de respecter les traités en la forme pour ne pas offenser les dieux qui en avaient été les garants. La dédition du chef de guerre par qui survenait la transgression d’un traité, l’auctor belli (Liv. 9, 1, 6), avait été effectuée par les Samnites en 322 pour reconnaître leurs torts passés et tenter d’amorcer une réconciliation avec l’adversaire. La même opération fut pratiquée par les Romains en 321 et en 136 pour justifier, au contraire, une guerre que l’on entendait reprendre en contravention avec un accord de paix. Dans le premier cas, la dédition apparaît comme une sanction de la violation des traités ; dans les deux autres, comme un détournement de cette sanction. Celle-ci se mue alors en expiation, en piaculum (Liv. 9, 10, 4) concédé pour la reprise des hostilités. Elle ne punit plus le fauteur de guerre mais, si l’on peut renverser la formule, le fauteur de paix, c’est-à-dire l’auteur d’un accord dont la non-ratification compromet la religio du peuple romain. Cependant, dans l’une et l’autre hypothèse, la dédition du chef est bien le prix à payer pour la transgression du traité.

46S’agit-il bien, dans tous ces cas, de proscriptions véritables ? Certes, les sources n’emploient pas dans les récits des termes comme sacer, sacrare, consecrare, qui lèveraient le doute. Mais cela pourrait tenir d’abord à ce que, dans la mémoire collective des Romains, des personnages comme Postumius, Veturius, Mancinus étaient devenus des héros, qui avaient su racheter par leur courage l’infortune de leurs armes. La dédition des généraux malheureux participait de la grandeur de Rome et illustrait l’interprétation romaine du droit international [53]. En outre, la construction rituelle de la dédition et son acceptation par le déditice pouvaient faire estomper dans les mémoires la proscription dont la dédition était l’effet. Mais l’examen de ces extraditions montre qu’elles ne fonctionnaient pas à l’image des déditions ordinaires. Dans les cas recensés, elles n’aboutirent jamais au transfert du déditice sous la sujétion du destinataire. Quand la dédition, demandée par l’ennemi, ne lui est pas refusée (Liv. 5, 36), elle est systématiquement repoussée par lui lorsqu’elle lui est offerte. De plus, il arrive que les biens du chef livré suivent le sort de sa personne. Enfin, la dédition entraînait la déchéance du droit de cité. Le régime de cette déchéance fit même l’objet d’une des premières controverses entre jurisconsultes dont nous ayons gardé la trace. Au retour à Rome de Mancinus, on disputa s’il fallait attribuer au chef de guerre livré à l’ennemi, mais refusé par lui, le bénéfice du postliminium, c’est-à-dire le recouvrement automatique du droit de cité que l’on accordait au captif de guerre lorsqu’il parvenait à regagner Rome. Junius Brutus se prononçait pour l’affirmative, tandis que Publius Mucius Scaevola se déterminait en sens inverse. Ce dernier avis l’emporta, en sorte qu’il fallut une loi spéciale pour rétablir Mancinus dans son droit de cité. C’était très clairement reconnaître que, à l’inverse de ce qui se produisait en cas de captivité, la perte de la cité était ici l’effet d’une sanction infligée par le peuple romain et qui ne se pouvait lever que par un acte contraire, passé dans des formes équivalentes, la loi de réintégration prenant figure d’un rappel de ban [54]. En fait, la solidarité des deux figures couplées de la « sacrosainteté » des traités et de la consecratio du transgresseur fait obstacle à ce que l’on interprète l’extradition du transgresseur autrement que comme un avatar de la proscription. Exposé mort ou vif aux coups de l’adversaire, dans un no man’s land entre les deux armées ou sous les murs de la cité ennemie, n’appartenant plus ni à l’un ni à l’autre des deux camps, le chef désavoué se trouvait bien réduit à cet état de hors-la-loi qui correspond à ce que devait être dès l’origine une proscription de droit fécial.

Des « sacertés » hypothétiques

47Aux données que l’on vient de rappeler se limite, croyons-nous, le dossier documentaire susceptible d’être pris en compte dans le traitement de la question du sacer. Nous nous en sommes tenu aux textes que signale l’emploi du lexique caractéristique (sacer, sacrare, consecrare) et aux cas d’espèce que le contexte permet de rattacher précisément à la proscription. Il n’en est pas moins vraisemblable qu’il a dû exister d’autres cas moins bien éclairés par la documentation. On peut se livrer sur ce point à toute sorte de conjectures, mais en acceptant alors le risque d’entremêler les données du problème et les spéculations sur sa solution. Les historiens de Rome n’y ont pas manqué. L’histoire du droit et de la religion archaïque est trouée de lacunes, truffée d’énigmes. La « sacerté » a beaucoup aidé à combler les unes et à résoudre les autres. Compte tenu de l’ampleur de ces extensions hypothétiques dans la littérature scientifique la plus autorisée, nous ne saurions nous dispenser de les évoquer, sans pour autant prétendre les envisager toutes.

48En gros, les sacertés hypothétiques ont été élaborées par l’historiographie contemporaine autour de deux fils conducteurs : la peine de mort et le serment. Est à rattacher au premier des deux l’interprétation de la disposition de la Loi des XII Tables, qui déclare immunisé l’homicide du voleur surpris la nuit, tenu pour iure caesus, abattu à bon droit (8, 12) ; de celle qui ordonne la « pendaison pour Cérès » de l’auteur d’un vol nocturne de moissons (7, 10) ; de celle qui voue au démembrement un débiteur durablement en défaut (3, 6). On a supposé que, pour bénéficier de l’impunité, la victime du vol devait, avant d’abattre le voleur, prononcer la formule rituelle sacer esto. Que le suspensum Cereri, « pendu à Cérès », était « consacré » à cette déesse. Qu’une sanction aussi terrifiante que le démembrement supposait la sacerté du condamné [55]. Mais ces inférences demeurent conjecturales. Les sources, très elliptiques, n’emploient pas dans ces cas le lexique caractéristique de la consecratio capitis du proscrit. De ce que le meurtre du sacer ait été immunisé, il ne s’ensuit pas que tout homicide immunisé ou ordonné par le droit archaïque ait dû procéder d’une proscription préalable. De ce qu’un rituel de mise à mort ait été placé sous l’égide d’une divinité, il ne s’ensuit pas nécessairement que le condamné ait été perçu comme une victime sacrifiée à cette divinité.

49Plus lourdes de conséquences sont les hypothèses du second type, qui voient dans la sacerté la conséquence d’un serment, plus précisément de cette catégorie de serments que le latin nommait de préférence sacramentum. On sait que, par opposition à iusiurandum, ce terme était surtout réservé à deux catégories d’opérations rituelles, le serment des soldats et un sacramentum de la procédure judiciaire, qui ne se réduit pas à un serment proprement dit. Pour beaucoup, l’acte ainsi désigné comporterait implicitement ou explicitement une sacratio de soi-même, automalédiction et autoproscription conditionnelle, qui ferait de son auteur un sacer en puissance. Ainsi, le soldat, lorsqu’il jure obéissance à ses chefs, accepterait d’être tenu pour sacer en cas de fuite ou de désertion. On renforce cette conviction par la comparaison avec la pratique de la lex sacrata des peuples italiques, déjà citée, qui punissait de proscription le guerrier qui ne répondait pas à la convocation de l’armée [56]. Mais les sources désignent cet usage comme étranger, non romain, et la proscription est dans ce cas l’effet d’une loi, le décret de mobilisation, et non du serment des soldats. Dans le monde romain proprement dit, l’idée que la parole jurée du soldat entraînerait la sacerté conditionnelle ne peut s’appuyer sur aucun indice direct [57].

50Il en va de même du sacramentum de la procédure. On sait que la legis actio per sacramentum était la principale des actions du droit archaïque, appelées actions de la loi. On admet généralement à présent, à la suite des travaux de Wolfgang Kunkel, que cette action a eu à l’origine une vocation générale à régler tous les litiges civils et pénaux. L’action tirait son nom de ce que les Romains nommaient sacramentum et qui était, dans les souvenirs des juristes de l’âge classique, une somme d’argent déposée par les plaideurs entre les mains du juge au début de l’instance. Mais les témoignages de Festus et Varron nous apprennent qu’en des temps plus anciens cette somme était remise aux pontifes et affectée au financement des sacrifices publics. On est conduit à en conclure que le sacramentum a dû être à l’origine la consécration de quelque chose et que cette chose consacrée a été progressivement monétarisée. Elle a conservé dans un premier temps son affectation au sacré, puis elle est passée dans l’espace profane – tout en restant susceptible de multiples fonctions : caution judicatum solvi, dommages-intérêts fixés forfaitairement, amende pour procédure abusive, rémunération du service public de la justice, etc.

51La question est de savoir quel était l’objet de la consécration originelle, à laquelle le sacramentum doit son nom et dont les sources ne disent rien. Les spécialistes les plus autorisés du droit romain archaïque penchent aujourd’hui pour une consecratio ou sacratio de soi-même. Un des deux plaideurs au moins, ou même peut-être chacun d’eux, aurait prononcé au début de l’action une formule fulminant son automalédiction/autoproscription dans le cas où il échouerait dans la procédure [58]. Au fil des publications récentes, cette conviction n’a cessé de se renforcer et elle conduit même à voir la sacerté à l’œuvre dans les autres actions de la loi [59]. Mais, à nouveau, il faut observer que de telles reconstructions sont spéculation pure. On pourrait parfaitement concevoir, à l’ouverture de l’instance, la consécration d’un objet distinct de la personne du plaideur. Une hypothèse de ce type serait d’ailleurs plus compatible avec le processus de monétarisation progressive du sacramentum. L’anthropologie comparée des procédures archaïques fournit, dans cette perspective, des matériaux suggestifs, dont on peut regretter qu’ils n’aient pas encore été pris en compte par les historiens du droit romain [60]. En outre, on nous permettra d’ajouter que la généralisation des sacertés processuelles dans la romanistique récente emmène la recherche dans des voies où l’on peut se demander si elle n’est pas en passe de s’égarer. Ce que l’on sait des procédures judiciaires dans les sociétés archaïques indique que l’action en justice y est toujours conçue comme une technique de pacification : il s’agit d’aplanir les différends, de prévenir l’exacerbation des conflits et les violences qui pourraient s’ensuivre, de recréer la concorde autour d’une composition ou d’un rituel qui efface la lésion subie. Or l’idée d’une autoproscription conditionnelle prononcée au début de l’instance par les adversaires, ou l’un d’eux seulement, inscrirait tout au contraire l’action judiciaire dans une dynamique du pire. On en viendrait à doubler l’enjeu du litige d’un enjeu second autrement grave, puisque l’exclusion, le déshonneur, la confiscation des biens, viendraient sanctionner le perdant par surcroît. Il est difficile d’imaginer ce que serait le fonctionnement d’une pareille procédure – en dehors, bien entendu, des cas que la loi punit précisément de mort ou de proscription.

52Quoi qu’il en soit, il suffit d’observer que, mis à part le mot sacramentum, qui ne prouve rien, il n’y a aucun indice d’un emploi généralisé de la proscription dans les procédures judiciaires ordinaires. En fait, l’association à la « sacerté » des diverses formes du sacramentum résulte de l’amalgame, déjà dénoncé, de la malédiction et de la proscription. Cet amalgame s’alimente en outre de l’interprétation de certains rituels qui, dans l’historiographie relative à la question du sacer, tiennent une place centrale, tant on y a cherché la solution de l’énigme. Il s’agit de la devotio du général en chef et surtout du serment de la legio linteata des Samnites. Les deux rites nous ont été rapportés par Tite-Live, dans des pages qu’il faut relire avec attention.

53La devotio est décrite et commentée par Tite-Live à partir de l’exemple du consul Decius Mus à la bataille de Véséris (340 av. J.-C.). Sentant la partie mal engagée, Decius Mus se « dévoue », entendons qu’il se voue à l’extrême, il se donne entièrement aux dieux de la mort, aux Mânes et à la Terre, en même temps qu’il leur dévoue aussi l’armée ennemie. Puis, ainsi transmuté par le rite, il se jette seul dans les rangs des adversaires afin d’y chercher la mort pour lui et de l’y porter pour eux, les dieux infernaux se déchaînant aveuglément contre leurs proies. L’opération eut dans ce cas les effets escomptés. Le consul trouva la mort, mais sa chevauchée dans les lignes de l’ennemi le terrorisa et l’armée romaine fut victorieuse. Cependant, s’il arrivait, ajoute Tite-Live, que le devotus revînt par miracle de son équipée, il n’en eût pas moins été considéré comme mort, rendu étranger aux vivants par son appartenance à l’autre monde. Magistrat, il était devenu incapable d’accomplir les actes de son office. Pour reprendre place dans l’ordre social, il devait être en quelque sorte ramené à la vie, réintégré par l’enterrement symbolique d’une effigie et un sacrifice expiatoire (Liv., 8, 9, 4-13). Il fallait se réconcilier avec les dieux de la mort, frustrés du don promis. Au vrai, rien dans ce rituel n’évoque la proscription. Le mécanisme n’est pas la sanction d’une norme. Le meurtre du devotus survivant ne serait pas plus immunisé que ses biens ne sont confisqués. Le rite de réintégration n’a rien de commun avec la loi qui rendit à Mancinus la capacité de redevenir magistrat. Mais en forçant un peu le trait, et en tenant le votum ou la devotio pour une consécration différée, on peut tenter par là de résoudre la question du sacer en avançant que le proscrit serait voué non à tous les dieux en général, mais aux dieux de la mort en particulier [61].

54Cela dit, rapprocher la condition du sacer de celle du devotus a été, chez les historiens de Rome, une démarche bien moins fréquente que celle qui l’a fait reconnaître dans le terrible serment que prononcèrent les nobles samnites au début de la campagne de 293. Cette année-là, les Samnites, décidés à en finir avec Rome, adoptèrent des mesures exceptionnelles. « Non seulement, écrit Tite-Live, ils s’apprêtaient à rendre vie à de vieux rites de serment initiatique à l’usage des guerriers, mais ils commencèrent par convoquer l’armée par une loi nouvelle, étendue à tout le Samnium, qui déclarait sacer à l’égard de Jupiter la personne de tout guerrier qui soit ne déférerait pas à la convocation, soit quitterait l’armée sans l’ordre de ses chefs » [62]. Une fois la concentration opérée, ils dressèrent au milieu du camp une enceinte tendue de lin où ils procédèrent à un grand sacrifice. Puis ils introduisirent de jeunes nobles dans l’enceinte, un à un. Là, devant les victimes égorgées et en présence de centurions tenant des épées nues, « ils forçaient le jeune homme à faire serment selon des formules cruelles composées en malédiction de sa propre tête, de sa domesticité et de sa lignée (diro quodam carmine in exsecrationem capitis familiaeque et stirpis composito), pour le cas où il ne marcherait pas au combat ordonné par ses chefs, où il fuirait l’armée et pour le cas aussi où, apercevant un fuyard, il ne l’abattrait pas aussitôt » (Liv. 10, 38, 10). Celui qui refusait de jurer était aussitôt mis à mort et son corps jeté parmi les bêtes égorgées. Quelques-uns, parmi les premiers, subirent ce sort, puis nul n’osa plus refuser. Après la cérémonie, les jeunes nobles assermentés se choisirent des compagnons, qui eux-mêmes en choisirent d’autres, jusqu’à ce que le corps d’élite ainsi formé comprît le quart environ de l’effectif total. On l’appela la legio linteata, « légion de lin ». Les guerriers qui la composaient se signalaient par le port d’une aigrette sur le casque. Mais, en définitive, le recours à ces rites se révéla désastreux. C’est en tout cas le jugement de Tite-Live, qui y voit une cause de leur défaite finale. Dans le camp romain, le consul Papirius, qui avait eu vent du rituel par des transfuges, exhorta ses troupes en se réjouissant que l’ennemi se fût adonné à des cérémonies cruelles que les dieux ne pouvaient que prendre en haine. Quant aux nobles samnites qui avaient juré sous la contrainte, loin de s’en trouver galvanisés, ils furent comme paralysés par la terreur que leur inspiraient tout à la fois l’ennemi, les malédictions proférées et leurs propres compagnons de combat (Liv. 10, 39, 16-17 ; 10, 41). Ils subirent une défaite cinglante.

55Nombre d’historiens ont cru voir dans le serment des guerriers à l’aigrette le prototype même de ce que devait être l’acte générateur d’une sacerté prononcée contre soi-même ou autrui. Aussi le rite samnite est-il devenu une des clefs de l’interprétation des sources romaines relatives au sacer et aux leges sacratae [63]. Il existe pourtant de sérieuses raisons de mettre ce rapprochement en doute. Pour Tite-Live, notre seul témoin, le rite samnite, est barbare à tout point de vue : étranger à Rome et répulsif. Un sacrifice abominable, nefandum sacrum (10, 39, 16). C’est que l’association classique du serment et du sacrifice a ici été dévoyée par ses excès. Excès de la violence, la violence réglée du sacrificateur s’effaçant devant la furie meurtrière de sacri et armati sacerdotes (10, 41, 3), de prêtres qui conjuguent les incompatibles, office du sacré et violence guerrière. Excès du sang répandu, sang des bêtes et sang des hommes mêlés aspergeant les autels (respersae fando nefando sanguine arae). Excès des engagements pris en détestation de soi-même et des siens, selon des formules « cruelles » ou « furieuses » (furiale carmen). Aucun repas en commun, semble-t-il, ne terminait la cérémonie, chaque initié quittant l’enceinte sitôt son serment prononcé. Comment d’ailleurs aurait-on cuisiné des chairs humaines et animales mélangées ? Le sacrifice était comme inachevé, arrêté à sa première partie, substituant la débauche de violence à la commensalité qui aurait dû s’ensuivre. Tite-Live ne relève pas ce dernier trait, mais il souligne, en revanche, que ce sacrifice-là n’était pas public. C’était une cérémonie réservée aux initiés, que l’on voulait tenir secrète (c’était la fonction de l’enceinte de lin) et qui ne fut révélée que par des indiscrétions. Pour l’historien romain, le rite des Samnites transgressait l’ordre normal des relations entre les hommes et les dieux, et cette transgression contribuait à expliquer leur défaite finale. À ses yeux, il eût été impensable qu’un rite aussi manifestement hors norme pût constituer le fondement légitime d’une norme, sanctionnée ou non par la proscription. Au reste, Tite-Live distingue parfaitement la loi de levée des troupes, qui était bien une lex sacrata, imposée à peine de proscription et adressée à la totalité des guerriers samnites, du serment d’initiation de l’élite des linteati, pour lequel il ne dit rien de tel. Au sujet de celui-ci, son langage est celui de la malédiction : l’initié prononce une exsecratio ou une detestatio contre lui-même et les siens, il est dit devotus, mais non sacer [64]. Rien ne permet de confondre la lex sacrata qui proscrit son destinataire et le serment qui maudit son auteur. Qu’une des obligations du serment, celle d’abattre tout déserteur, puisse contribuer à l’application de la loi n’y change rien. En fait, la seule raison de douter serait une phrase dans laquelle Tite-Live déclare que, dans l’enceinte de lin, la noblesse samnite avait été « sacrée » : sacrata nobilitas erat (10, 38, 12). Aussi nous faudra-t-il revenir plus loin sur cette phrase. Mais nous verrons que, rendue au contexte de la description d’un rite sacrificiel dévoyé, elle ne témoigne en rien d’une confusion entre malédiction et proscription, bien au contraire.

56Le vocabulaire de Tite-Live amène aux dernières pièces du dossier historique du sacer, qui tiennent dans le lexique du latin lui-même. Sont en cause surtout la construction du verbe exsecrari ainsi que les valeurs particulières que peut prendre l’adjectif sacer dans certains registres de langage, comme le langage familier et celui de l’invective.

57Le verbe exsecrari est celui qui rend proprement l’idée de « maudire ». Il est en ce sens plus fort que maledicere, qui met l’accent sur l’acte de langage, ou que detestare, dont le sens premier est « désavouer ». Comment comprendre son rapport à sacrare et consecrare, rendre sacer ? On sait que le préfixe ex- peut être ou perfectif ou exclusif. Dans le premier cas, il désigne l’action achevée par opposition à l’action en cours – comme expugnare, « prendre d’assaut », par rapport à pugnare, « combattre ». Dans le second, il retrouve la valeur de la préposition ex, « hors de », et marque une exclusion – comme excusare, « mettre hors de cause », par opposition à accusare, « mettre en cause ». Curieusement, on a parfois compris exsecrari comme une construction du premier type, par analogie avec piare-expiare ( « expier » ) et purgare-expurgare ( « purifier » ), où le préfixe ex- ne donne au verbe composé qu’ « un petit gain sémantique » [65]. L’acte d’exsecrari ne serait donc qu’un degré achevé de l’acte de sacrare, rendre sacer. Malédiction et proscription se rejoindraient à nouveau, la malédiction étant cette fois un degré supérieur de la proscription. Mais, pour admettre cette thèse, il faut oublier que le sens premier et le plus courant de sacrare est « consacrer » et il faut supposer que le dérivé aurait été construit sur son sens second et rare, « proscrire ». La comparaison de piare et expiare, purgare et expurgare, où l’écart sémantique est faible, avec sacrare-consecrare et exsecrari, verbes immédiatement perçus comme antinomiques, suggère plutôt le contraire : qu’à l’acte de « rendre sacer » (soit consacrer, soit proscrire) s’oppose celui de « mettre hors du sacré ». Quoi qu’il en soit, exsecrari n’a rien d’ « ambivalent ». Il est toujours négatif et ne saurait être pris autrement. Le lexique du latin établit entre la consécration et la proscription, d’une part, l’exsécration-malédiction, de l’autre, une distinction plus ferme que ne le fait la pensée des auteurs modernes.

58Contre l’idée qui vient d’être avancée, une dernière objection pourrait être tirée de la valeur particulière de sacer dans certains contextes, en particulier dans le langage de l’invective. On sait que le sens du sacré s’y inverse et que le terme y absorbe les figures et du bandit et du maudit. La littérature latine en fourmille d’exemples : Men criminatust ? Optimest : ego sum malus / Ego sum sacer, scelestus (Est-ce lui qui m’accuse ? C’est fort bien. Oui, je suis un mauvais, un bandit, un criminel) ; Unis istic servos est sacerrimus (il y a là un esclave, un scélérat s’il en est) ; Dei magni, horribilem et sacrum libellum (bons dieux, l’horrible et le maudit petit livre) ; auri sacra fames (maudite fièvre de l’or), etc. [66]. En fait, se conjuguent ici deux phénomènes, que l’on rencontre aussi dans les langues modernes. D’une part, en passant du registre policé au registre familier puis, à un niveau plus bas encore, à celui de l’invective, le sacré est pris par antiphrase et dénote son contraire : c’est le français « sacrer » pour « proférer des jurons » ou « un sacré menteur », etc. D’autre part, les termes nommant le proscrit s’étendent à la désignation du bandit : c’est l’italien bandito, le français forban, l’anglais outlaw, et même déjà, pour ce que nous en savons, le francique latinisé wargus. La seule originalité du latin est que l’un et l’autre déplacements sémantiques viennent se surimposer sur le même terme sacer. Si la langue latine a enregistré un point de fusion entre le sacré, le proscrit et le maudit, c’est bien ici, et ici seulement, qu’il se trouve. Mais il n’y a aucune conclusion à en tirer, et surtout pas que ces usages linguistiques seraient la survivance d’un état originel d’indistinction. Ils s’expliquent à suffisance par la plasticité de la langue parlée dans différents niveaux de langage.

59Le périple un peu long que l’on vient de parcourir à travers le dossier historique du sacer était indispensable pour préciser l’objet du problème. Au moins les termes en ont-ils été clarifiés. Il s’agit bien d’expliquer non le rapport du sacré au maudit, qui se comprend toujours assez bien, mais un rapport entre sacré et proscrit qui est propre au latin et nécessairement plus obscur.

FUGIENS VICTIMA : LA VICTIME DÉSOBÉISSANTE ET LE SACRIFICE INTERROMPU

60Un premier coup d’œil sur la documentation suffit à prendre conscience de l’écart qui sépare, dans la compréhension de ce rapport, les sources grecques des sources latines. Les historiens grecs de Rome, Denys d’Halicarnasse ou Plutarque, s’ingénient à désigner un ou plusieurs dieux particuliers auxquels serait attribué le hors-la-loi. Tantôt le proscrit est voué par eux à la divinité qu’il est supposé avoir directement offensée, comme l’est à Jupiter Terminalis l’auteur du déplacement d’une borne. Tantôt, il l’est aux dieux des enfers ou de la mort, comme le patron ou le client infidèle offert en victime à un Jupiter-Zeus « descendant aux enfers » (katachtonios), ou encore le mari vendeur de sa femme immolé aux dieux infernaux. Il n’est pas difficile de reconnaître dans cette lecture grecque des données romaines le malaise d’un Denys ou d’un Plutarque devant un mécanisme qui leur reste étranger. La langue grecque n’a pas de terme qui rendrait les deux valeurs de sacer, pas plus que la tradition juridique de la Grèce ancienne ne propose d’équivalent manifeste à cette figure de la sanction. Supposer que le proscrit ait été consacré à une divinité ayant une vocation particulière à le punir, c’était donc déjà suggérer à l’énigme romaine du sacer une solution acceptable pour le sens commun. Aussi ne saurait-on s’étonner que certains historiens, surtout parmi ceux que l’ambivalence du sacré laisse sceptiques, emboîtent si volontiers le pas à l’interpretatio graeca [67]. Mais cette opinion ne s’est pas imposée, tant il est manifeste que les sources latines dressent un tableau tout différent. En général, elles disent le proscrit sacer dans l’absolu ou consacré à des divinités indéterminées, sacer alicui deorum, ou sacros esse certis dis [68]. Font exception les dieux de la maison, mentionnés par la loi de Numa qui déclare l’enfant violent sacer a divis parentum, et surtout Jupiter, puisque le proscrit est tenu pour sacer Iovi dans une loi royale au contenu indéterminé ainsi que dans les leges sacratae, celles de l’armée samnite comme celles de la plèbe de Rome. Dans ce dernier cas, la double compétence de Jupiter et de Cérès (au temple de qui sont attribués les biens confisqués du sacer) suffit à montrer qu’une vocation punitive spéciale des dieux concernés n’est pas ici l’essentiel. Il s’agissait plus vraisemblablement d’indiquer le cercle social de référence par rapport auquel devait se comprendre l’exclusion. Elle valait dans la loi de Numa à l’égard de la communuté du culte domestique, dans les lois sacrées à l’égard du culte de Jupiter, donc de la communauté cultuelle de la cité entière. La précision était d’autant plus utile que la proscription n’était décrétée que par les seuls organes de la plèbe. Les plébéiens eux-mêmes l’avaient voulu ainsi en consacrant à Jupiter la montagne où ils avaient fait sécession [69].

61Déclarer quelqu’un sacer, c’est donc prononcer son exclusion d’une communauté qu’identifie un même culte, ce qui d’un point de vue romain signifie que ses membres sacrifient ensemble aux mêmes dieux. Même le traité entre cités, qui se conclut par un sacrifice accompli en commun, crée les conditions d’une communauté sacrificielle au regard de laquelle il est possible de penser la proscription. Mais que peut signifier, lorsqu’il s’agit de garantir la cohésion de cette communauté, l’idée d’une sacralisation du fauteur de troubles ? Chacun songe aussitôt à identifier le proscrit à la victime du sacrifice. C’est la voie d’explication la plus vraisemblable. Mais aussitôt reparaît l’écart entre Grecs et Latins. Pour les premiers, l’identification à la victime est sans nuance : le proscrit est destiné à être immolé soit à Zeus-Jupiter, soit aux dieux infernaux. La sanction prend à leurs yeux figure de sacrifice humain. Les sources latines, en revanche, ne disent rien de tel. Elles laissent la question comme en suspens, comme si le point n’avait besoin d’aucune explication. Et cela jusqu’au temps de l’Empire. Jusqu’au moment où, le langage des vieilles lois n’étant plus compris, des érudits s’interrogent sur le sens de leurs mots. Trois tentatives d’explication alors apparaissent, celles de Festus, de Servius et de Macrobe. Et leurs auteurs tiennent sur les rapports du sacrifice à la proscription des propos autrement embarrassés et embarrassants que ceux des historiens grecs.

62Chez Festus, le premier par ordre chronologique, tout se passe comme si la comparaison avec la victime du sacrifice n’était évoquée que pour se voir aussitôt écartée : neque fas est eum immolari, sed qui occidit parricidi non damnatur : il n’est pas permis de l’immoler (c’est-à-dire de lui donner la mort selon les rites), mais celui qui le tue n’est pas coupable d’homicide [70]. Du sacer, il est dit précisément le contraire de ce qui paraissait attendu. Dans son cas, le sacrifice n’est pas autorisé quoique le meurtre soit impuni. Il est « tuable mais non sacrifiable », pour reprendre les termes de Giorgio Agamben. Pour Servius, la comparaison s’opère non avec une victime proprement dite, mais avec une victime fugitive : « Il en va des proscrits comme d’une victime en fuite, que l’on tue sans commettre aucune impiété partout où on la trouve » (sacrorum est ut fugiens victima, ubicumque inventa fuit, ne piaculum committatur) [71]. Enfin, le texte de Macrobe est, des trois, le plus intriguant :

63À ce propos, sans nous écarter de notre sujet, nous pouvons parler de la condition de ces hommes que les lois ont consacrés à certains dieux (sacros esse certis dis). Beaucoup de personnes, je ne l’ignore pas, trouvent extraordinaire que la loi divine défende de toucher à un objet sacré alors qu’un homme consacré aux dieux peut être tué légalement. Voici l’explication. Les anciens ne souffraient sur leurs terres aucun animal sacré (veteres nullum animal in finibus suis esse patiebantur), mais ils les envoyaient sur les territoires des dieux (ad fines deorum) auxquels ils étaient consacrés. Mais les âmes des hommes voués aux dieux (sacratorum hominum), que les Grecs appellent zoanas (?), étaient selon eux la propriété des dieux. Donc, pour les animaux consacrés aux dieux, ils n’hésitaient pas à les chasser loin d’eux faute de pouvoir les envoyer aux dieux mêmes ; mais les âmes consacrées aux dieux, ils les délivraient de leurs corps pour les y faire aller le plus tôt possible [72].

64Outre un hapax grec que personne ne comprend, le texte est alourdi par le souci de donner du contraste entre l’intangibilité des animaux sacrés et la vulnérabilité de l’homme sacer une interprétation typiquement néoplatonicienne. Dans le cas des victimes humaines, seule l’âme va aux dieux, et c’est pourquoi il faut séparer l’âme du corps. Les victimes animales, au contraire, ne semblent pas vraiment mourir. Elles accomplissent un voyage mystique ou anagogique depuis les « territoires » des hommes jusqu’à ceux des dieux. Quoi qu’il en soit, c’est pour Macrobe aussi ce qui distingue l’homme sacer de la victime ordinaire, plus que ce qui l’en rapproche, qui est perçu comme pertinent.

65Aucun auteur latin n’a envisagé la comparaison avec la victime du sacrifice pour la pousser jusqu’au bout. Cela n’a pas empêché certains historiens de passer outre à l’objection dirimante de Festus et de déclarer le proscrit sacrifiable. Revenant aux idées simples de Plutarque ou Denys d’Halicarnasse, ils identifient proscription, peine de mort et sacrifice humain. Si la peine de mort trouve son origine dans un sacrifice humain, alors déclarer quelqu’un sacer, c’est le vouer à la mort, un peu comme on condamne par contumace, et la question du sacer est résolue. C’était la position de Mommsen qui écrivait avant la grande vogue de l’ambivalence du sacré. C’est celle à laquelle reviennent aussi, d’une manière ou d’une autre, ceux que cette théorie n’a pas convaincus [73]. Cependant, le développement des recherches récentes, tant sur les rites du sacrifice que sur ceux de la peine de mort, ne lui apporte aucune confirmation. Sacrifice, sacrifice humain et peine de mort sont trois objets d’histoire et d’anthropologie, dont l’étude ne mène pas à conclure qu’ils seraient construits sur une matrice rituelle commune. À Rome même, où l’existence de sacrifices humains est problématique, il est exclu que cette pratique ait été à l’origine de la peine de mort. Tout au plus peut-on noter ici et là quelques convergences ponctuelles entre les rites du sacrifice et ceux de l’exécution capitale, mais qui ne témoignent nullement d’une transposition des premiers aux seconds [74]. Si la comparaison du sacer avec la victime a un sens, ce ne peut être celui-là.

66En fait, il faut accepter de revenir à nos seules sources, Festus, Macrobe et Servius. Leurs témoignages sont moins décourageants et recèlent entre eux moins de contradictions que ne le suggérerait la première lecture. Tous trois ne cherchent dans la comparaison de la proscription et du sacrifice que les signes que ce sacrifice-là n’aurait rien d’un sacrifice ordinaire. Ce serait un sacrifice auquel il manquerait quelque chose, ou dont quelque chose détournerait le cours ou qui se trouverait interrompu. Pour Macrobe, les hommes sacri n’accomplissent pas le voyage tracé pour la victime animale du monde des hommes vers le monde des dieux, mais leur corps est brutalement arraché à l’un pour que leur âme seule parvienne à l’autre. Pour Festus, l’identification du proscrit à la victime n’est pertinente que parce qu’elle fait relever aussitôt ce qu’une telle victime aurait d’incongru : elle serait comme destinée à un sacrifice, mais ce sacrifice ne pourrait être accompli, tandis qu’elle pourrait être abattue impunément par quiconque. C’est l’exact contraire du statut ordinaire d’une victime, vouée à une mort rituelle, mais qu’il est sacrilège de tuer en dehors du rite. C’est donc une sorte d’anti-victime, une image en négatif de la victime normale, dont on aurait inversé les noirs et les blancs. Or la réflexion de Servius suit la même direction. Lui aussi est en quête d’une victime anormale et il en propose la figure qui lui paraît la plus vraisemblable : fugiens victima, la victime échappée, celle qui n’a pas accepté le destin que les hommes avaient tracé pour elle.

67Jusqu’ici, les historiens n’ont su que faire de la victime fugitive de Servius. Peut-être se sont-ils imaginé l’animal sautant une clôture, gambadant autour de son enclos, et se sont-ils demandé quel rapport tout cela pouvait avoir avec la proscription. Il faut pourtant faire retour sur son témoignage et accepter de le prendre au sérieux. Les auteurs de l’Antiquité tardive étaient les témoins de la fin d’un monde. Ils voyaient s’estomper les vieux rites de la religion et du droit, mais ils en avaient encore l’expérience et, lorsqu’ils s’interrogent sur la signification des mots, on peut présumer que cette expérience vécue n’est pas étrangère à leurs conjectures. Il faut savoir les lire comme un ethnologue écoute son informateur, démêler le vrai du fantaisiste sans doute, mais aussi guetter sous l’apparente incongruité du propos le dévoilement d’une vérité enfouie. La victime fugitive prend sens quand on la restitue à l’histoire et à l’anthropologie des rites du sacrifice.

68La liturgie romaine du sacrifice est moins bien connue que beaucoup d’autres, que la grecque en particulier. Nous en saisissons surtout la phase finale, la plus spectaculaire [75]. Les animaux ont été sélectionnés, ils ont fait l’objet d’une probatio, c’est-à-dire qu’ils ont été mis à l’épreuve et agréés selon divers critères comme l’âge, le sexe, la couleur de la robe, qui dépendent de la circonstance et de la divinité à l’honneur. Ils sont décorés de rubans, les cornes des bovins sont ornées de disques, leurs dos de couvertures à franges. On les mène en cortège vers l’autel. Vient alors la praefatio, dans laquelle les sacrifiants font la dédicace aux dieux des rites qu’ils vont accomplir. Elle est suivie de l’immolatio : le sacrifiant répand sur le dos de l’animal une farine salée préparée par les Vestales (mola salsa), il verse du vin sur son front et promène un couteau sur son dos. L’immolation précède immédiatement le sacrifice proprement dit. Un sacrificateur, généralement un esclave qui assiste le sacrifiant, assomme l’animal d’un coup de masse ou de maillet. Puis la bête est égorgée et saignée. Entre l’immolatio et le coup d’assommoir, la victime est censée manifester son consentement à son sort en baissant la tête. Les bas-reliefs romains aiment à figurer le rite à ce moment décisif : l’animal est représenté tête baissée, tandis que le sacrificateur brandit au-dessus de sa tête le maillet qui va frapper. À l’abattage succèdent l’égorgement et la saignée. Le sacrifiant et les devins vérifient alors l’état des viscères, qui manifeste la litatio, c’est-à-dire l’agrément des dieux à l’offrande. On procède ensuite au dépeçage. Les parts destinées à la divinité sont brûlées, après avoir été à nouveau saupoudrées de farine salée et arrosées de vin. Enfin, la séquence se termine par la profanatio : d’un geste de la main, le sacrifiant restitue à l’état profane les chairs qui n’ont pas été consommées par les dieux, il les leur retire pour les rendre aux hommes. La cuisson des viandes pour le repas sacrificiel peut commencer.

69La liturgie indique précisément le moment de la profanatio, où la viande de l’animal cesse d’être sacrée, mais elle laisse dans l’ombre celui à partir duquel l’animal vivant est devenu une res sacra. Il manque à ce rite si formellement défini dans sa séquence une consecratio. Nous avons le choix entre la probatio, par laquelle s’opère la sélection initiale de l’animal voué au sacrifice, ou l’immolatio. On opte en général pour l’immolation sur la base de l’interprétation du rituel et de l’abrégé de Festus par Paul Diacre (immolare est... hostiam perspersam sacrare) [76]. Mais la sélection de la victime répondrait mieux à l’idée d’une affectation aux dieux accomplie au nom du peuple romain. En outre, les rubans et les bandelettes dont on charge l’animal avant de le conduire à l’autel se retrouvent dans les rites de consécration des temples, où ils servent à démarquer l’espace consacré [77]. Lorsqu’elle marche à son destin, la victime enrubannée est déjà séparée du monde profane. Quant à l’aspersion de céréales et de vin, dont des variantes se rencontrent aussi en Grèce, elle « consacre » assurément (lat. sacrare, gr. katarkhesthai), mais on dit aussi qu’elle « purifie », et Servius, à deux reprises, souligne qu’elle reproduit une probatio de l’animal [78]. Tout cela suggère qu’à l’inverse de la profanatio, qui se produit instantanément, le passage à l’état sacré est le fruit des étapes successives d’un processus, processus qui n’a rien d’irréversible puisque l’échec d’une étape déclasserait l’animal pour le ramener au profane. Chaque phase du rituel constitue une probatio supplémentaire, la dernière, l’immolatio, confirmant une sacralité définitive.

70Les pratiques romaines du sacrifice peuvent être éclairées du dehors, par ce que nous savons de la Grèce ancienne d’abord, mais aussi par ce que nous apprend l’anthropologie des sociétés contemporaines où le rite est toujours vivant : en Afrique, en Inde, dans le monde musulman ou même dans la Grèce orthodoxe où l’on célèbre encore en l’honneur des saints des kourbania, cérémonies qui reproduisent trait pour trait le rite des sacrifices antiques. Partout la victime, une fois désignée, jouit d’un statut privilégié. Elle ne peut plus être attelée, il est interdit de la mettre sous le joug, elle n’est même plus confinée à son étable ou à son enclos. Elle est comme « libérée » – aphetos, dit-on en Grèce ancienne, où on la laisse divaguer à travers les rues des villes [79]. C’est probablement à une libre errance de ce genre que fait allusion le passage de Macrobe sur le voyage que l’animal consacré commence en quittant les fines, le territoire ou l’enclos des hommes. En Grèce moderne, la victime destinée aux kourbania peut aller où bon lui semble, pâturer jusqu’aux champs cultivés. La sacralité de la bête la met à part et, en même temps, la protège. Les loups eux-mêmes, pense-t-on, n’osent pas les approcher [80]. En somme, elle est sortie de l’état domestique et, si elle n’a pas pour autant rejoint le monde sauvage, elle le côtoie sans dommage. Pour la mener au sacrifice, on s’abstient de toute violence, on ne peut user avec elle que de douceur. L’animal est l’objet de toutes sortes de sollicitudes et de marques d’affection [81]. Au moment du coup décisif, le geste d’incliner le mufle en signe d’assentiment, si caractéristique des représentations romaines du sacrifice, se retrouve dans toutes les cultures [82]. Il faut partout que la victime paraisse consentir librement à son sort.

71Ces contraintes rituelles expliquent la nécessité de bien éprouver l’animal avant de le choisir. La victime idéale est un sujet docile. La bête rétive, le mâle entier animé d’un tempérament trop vif, font de mauvais candidats. De là sans doute l’utilité de répéter la probatio pour vérifier à chaque phase du processus l’aptitude du sujet à bien jouer son rôle. Un signe de résistance de sa part, au dernier moment surtout, serait perçu comme un très mauvais présage ; il ferait aussitôt retirer l’animal récalcitrant du processus sacrificiel [83]. C’est rendue à ce contexte qu’il faut comprendre la fugiens victima de Servius. Il ne s’agit pas d’un animal qui se serait échappé de son enclos, puisque par hypothèse il en est affranchi. Il s’agit d’une victime qui, à un moment ou à un autre, entre en défense et se soustrait à l’accomplissement harmonieux du rite.

72Qu’arriverait-il si, par la résistance de la victime, le sacrifice était totalement manqué ? Faute que les sources nous en informent, nous pouvons interroger la mémoire de nos villages, dont les tueries rituelles du cochon en novembre ont rythmé la vie pendant tant de siècles [84]. L’abattage du cochon est confié à un « tueur », mot qu’il faut probablement comprendre ici comme « celui qui assomme » (lat. tundere). Un bon tueur n’agit pas autrement qu’un sacrificateur antique. Il s’efforce de mettre la bête en confiance. Il évite de la faire souffrir inutilement. Il tente lui aussi d’obtenir l’inclinaison de l’encolure, car il sait que c’est la meilleure position pour l’efficacité du coup. Mais qu’il manque son affaire et voilà la catastrophe ! Ce sont les hurlements de la bête qui ameutent le village, l’animal effarouché qu’il faut se reprendre à plusieurs fois pour abattre, le dégoût d’une tuerie qui devient sauvage à se prolonger. La fête est gâchée. La viande l’est aussi. Le sang coule noir et non rose. La chair de l’animal abattu dans ces conditions perd sa tendreté. Pour la préparer, il faudra songer à la faire mariner, comme on le ferait d’un gibier forcé.

73Qu’auraient fait les Romains en pareil cas ? La coutume exige que l’on retire la bête du rite. Servius déclare qu’on pourrait la tuer sans impiété. Nous savons en tout cas que la chair d’un animal qui n’a pas été sacrifié selon les règles est tenue pour impropre à la consommation. Elle ne peut être ni offerte au repas des sacrifiants ni vendue ensuite en boucherie. En fait, tout porte à croire qu’à l’égard de l’animal consacré, mais entré en défense, les interdits se sont inversés. La victime a cessé d’être sacrifiable, puisque son sacrifice n’est ni consenti par elle ni agréé par les dieux. Mais elle n’est plus protégée par l’intangibilité de l’être consacré. La voilà tuable, et l’on se demande même ce que l’on pourrait faire d’autre de cette bête, peut-être déjà à demi morte et devenue furieuse. Cette victime-là fournit l’exact paradigme du sacer.

74C’est en tout cas ce que pensait Servius. Son intuition trouve plus d’une résonance dans des textes antérieurs, parmi lesquels on ne s’étonnera pas de rencontrer d’abord celui qui lui avait suggéré sa glose.

75Il s’agit, au second chant de l’Énéide, de l’histoire de Sinon, le guerrier abandonné par les Grecs sous les murs de Troie, en même temps que le cheval, et chargé par eux d’abuser les Troyens pour les amener à ouvrir les portes de leur ville. Pour rendre sa parole crédible, il leur fit un récit mensonger. Il raconta que, après que les Grecs eurent décidé la retraite et construit le cheval, les vents leur restèrent obstinément contraires. Un oracle tomba. Il prononça qu’au sacrifice qui avait permis le départ de la flotte, celui d’Iphigénie, devait répondre un autre sacrifice humain qui en permettrait le retour. Ulysse, qui avait pris Sinon en haine, fit en sorte qu’on le désignât comme victime. On s’affaira aux préparatifs du sacrifice. « Déjà venait le jour maudit : pour moi étaient préparés les instruments sacrés, les farines salées et les bandelettes autour des tempes. Je m’enfuis » (v. 132-133). Sinon a donc accompli la première partie de l’itinéraire sacrificiel. Puis il s’est dérobé. Sans qu’il ait cessé d’être l’ennemi des Troyens, sa fuite a fait de lui l’ennemi des Grecs, qui ne peuvent désirer que sa mort : tel est l’état que Servius a compris comme l’équivalent de la condition du sacer84. Mais, en même temps, elle l’a délié de leurs lois : « Je vous prends à témoin (...) autels et glaives maudits que j’ai fuis, bandelettes des dieux que j’ai portées en victime : il m’est permis de m’affranchir des droits sacrés des Grecs (Fas mihi Graiorum sacrata resolvere iura) ; il m’est permis de les haïr et de révéler tous leurs secrets ; je ne suis plus lié à aucune loi de mon pays (teneor patriae nec legibus ullis) (v. 155-159).

76Sinon est devenu un hors-la-loi. Son abandon sur le rivage de Troie évoque de près le sort des proscrits de droit fécial, le Samnite Brutulus Papius, les consuls Postumius, Veturius, Mancinus, exposés morts ou vifs sous les murs de la cité ennemie et déchus du droit de cité. Préciser qu’était rompu à l’égard du proscrit le lien de iura sacrata, c’était en outre, pour un contemporain de Virgile, faire une allusion transparente à la catégorie des normes auxquelles on réservait cette qualification, les leges sacratae, à la fois « sacrées » et « sacrantes », intangibles et sanctionnées par la proscription. Or l’épopée inscrit ici la double sacralité, de la loi et du hors-la-loi, dans un système symbolique que définissent ses rapports avec le rite sacrificiel. Autant il est permis de présumer que les normes sacrées deviennent telles par l’accomplissement du rite, autant le récit de l’Énéide rend explicite que la sortie de la norme s’opère, à l’inverse, par un rituel inaccompli. L’identification du hors-la-loi à la victime, qui le fait nommer sacer, ne prend sens que parce qu’elle est le point de départ d’un itinéraire sacrificiel inachevé. Il est remarquable que le personnage de Sinon et sa légende n’apparaissent que dans la littérature latine, l’un et l’autre étant pratiquement inconnus de la littérature grecque inspirée par la guerre de Troie. Dans le récit du second chant de l’Énéide, le lecteur romain de Virgile pouvait retrouver les racines de la construction symbolique qui avait fait déclarer sacrés et certaines normes et les exclus de ces normes, par référence au même processus rituel du sacrifice, tantôt accompli selon les règles, tantôt pensé comme déviant et inachevé.

77Là où les sources romaines font apparaître l’assimilation du proscrit à la victime, ce n’est jamais d’un rite accompli et régulier qu’il s’agit. En 473, les consuls Furius et Manlius, mis en accusation par les plébéiens à la sortie de leur charge, déplorent l’abus des procès de ce genre qui dégrade la magistrature : « Les faisceaux des consuls, la prétexte, le siège curule ne sont à leurs yeux qu’un attirail funéraire : ceux qui portent ces insignes illustres sont comme des individus chargés de bandelettes que l’on vouerait à la mort. » [85] L’intention était clairement de dénoncer la menace de la proscription, alors systématiquement brandie par les plébéiens. Comparaison fut faite avec la victime, mais avec une victime saisie au début de son itinéraire sacrificiel. Le sacer se reconnaissait dans la destination au sacrifice, non dans le sacrifice accompli. C’est dans la même perspective qu’il nous faut à présent revenir sur le rituel d’initiation des nobles samnites de 293, pour relire la seule phrase de Tite-Live qui, dans ce récit, évoque une proscription : « Cette légion fut appelée légion de lin en raison de l’étoffe de l’enceinte où la noblesse avait été sacrata » (Ea legio linteata ab integumento consaepti in quo sacrata nobilitas erat appellata est : 10, 38, 12).

78La phrase est, à dire vrai, chargée d’ambiguïté. Dans un autre contexte, il est arrivé à Tite-Live de placer dans la bouche d’un consul la formule milicia solemnis et sacrata pour désigner l’ordre militaire réglé par la discipline (comprenons : la discipline du serment), par opposition à la confusion d’une troupe désordonnée (Liv. 9, 34, 10). C’est pourquoi on ne saurait tout à fait exclure que le terme soit pris ici dans un sens affaibli et qu’il soit seulement question de la tente « où la noblesse a juré ». Si l’on entend, au contraire, donner au sacrata erat un sens plus fort et un contenu plus précis, deux possibilités sont ouvertes. On comprend en général que, dans l’enceinte de lin, la noblesse a été « sacrée » une fois pour toutes et qu’elle l’est dès lors restée indéfiniment, comme lorsqu’on dit d’un roi qu’il est sacré. Mais le récit de Tite-Live ne revient plus par la suite sur ce que serait une « sacralité » du corps d’élite. Ce corps est dit légion de lin, non légion sacrée, et autant l’exsecratio prononcée contre eux-mêmes par les guerriers initiés reparaît dans le récit comme un ressort majeur des événements, puisqu’elle annonce la défaite finale, autant une éventuelle sacralité de la légion semble oubliée. C’est pourquoi on peut comprendre aussi bien que le participe sacrata ne qualifie que l’état dans lequel se trouvait la noblesse tant qu’elle était dans l’enceinte, mais qui ne se serait pas prolongé au-delà. La phrase en question suit immédiatement la description du rituel. Reprenons-en le fil. Avant l’initiation, les jeunes nobles samnites ignorent ce qui se passe derrière les tentures de lin, puisque la cérémonie est secrète. Ils sont appelés à tour de rôle. Chacun entre dans l’enceinte « plus comme une victime que comme le participant à un sacrifice » (magis ut victima quam ut sacri particeps : 10, 38, 5). Mais l’initié n’en a pas encore conscience. Il ne s’en avise qu’une fois passé de l’autre côté du rideau, lorsqu’il découvre la vraie nature du rite, les bêtes égorgées et parmi elles les corps de ceux de leurs compagnons qui ont refusé de jurer, les centurions aux épées nues qui assistent d’étranges prêtres en armes. Si la noblesse samnite a été tuable mais non sacrifiable, c’est bien à cet instant. De cet état, le guerrier ne peut sortir que par la mort ou le serment. Son parcours initiatique calque l’itinéraire sacrificiel, mais c’est un sacrifice déviant. Ce sacrifice-là permet de définir symboliquement un état de suspension absolue de la norme, de non-droit, dont l’initié ne peut s’extraire que par la parole jurée qui le ramène à la qualité de sujet. Si cette interprétation est exacte, et si le participe sacrata fait bien écho à la condition du sacer, la noblesse samnite a subi une « consécration » non pas à la suite et par l’effet de son terrible serment, mais à l’instant qui l’a immédiatement précédé. Et la distinction est restée parfaitement nette entre le statut du sacer, assimilé à la victime d’un sacrifice dévoyé, et l’exsecratio, automalédiction très explicite dans ce cas, qui résultait du serment prononcé.

79Le sacrifice a été dans l’histoire culturelle de Rome une usine à concepts – « l’atelier conceptuel, écrit John Scheid, dont sont sortis ses principaux étalons de valeur ». Considérable est le nombre de mots qu’il a laissés à la langue latine et donc aussi le nombre de rapports sociaux qu’il a servi à penser et à nommer [86]. Mais faut-il croire que seul le sacrifice accompli aurait eu cette fortune ? Pourquoi le sacrifice manqué ou dévoyé n’aurait-il pu fournir lui aussi des instruments « bons à penser » ? Tite-Live, qui croyait utile d’expliquer à son lecteur ce qu’était une devotio, ne se sentait nullement en devoir d’en faire autant pour l’étrange sacralité qu’était celle du proscrit. Ses contemporains n’en disent pas davantage et Virgile a su exploiter sur le plan littéraire une symbolique du sacrifice inaccompli, qui était probablement encore comprise. En outre, il est vraisemblable que des symboliques de ce genre se retrouvent dans d’autres cultures antiques. On peut hésiter à évoquer ici le cas du pharmakos grec, qui a peut-être lui aussi certains traits d’une victime sacrificielle qui ne serait pas sacrifiée, que l’on a souvent rapproché du sacer latin, mais qui s’inscrit dans un contexte cultuel spécifique bien différent [87]. En revanche, il n’est pas inopportun de revenir sur le bouc émissaire des Hébreux.

[Aaron] recevra de la communauté des enfants d’Israël deux boucs destinés à un sacrifice pour le péché (...). Aaron prendra ces deux boucs et les placera devant Yahvé à l’entrée de la Tente de Réunion. Il tirera les sorts pour les deux boucs, attribuant un sort à Yahvé et l’autre à Azazel. Aaron offrira le bouc sur lequel est tombé le sort « à Yahvé » et en fera un sacrifice pour le péché. Quant au bouc sur lequel est tombé le sort « à Azazel », on le placera vivant devant Yahvé pour faire sur lui le rite d’expiation, pour l’envoyer à Azazel dans le désert (Lv. 16, 5-10).

80Des habitudes de langage invétérées font ordinairement confondre bouc émissaire et victime du sacrifice. En usant et en abusant de l’expression « victime émissaire », René Girard a d’ailleurs placé au centre de son système une construction intellectuelle qui occulte le contenu même des versets bibliques auxquels elle doit son nom, puisque ceux-ci posent précisément les qualités de victime et d’émissaire comme incompatibles. Il y a en fait deux animaux, dont l’un est victime mais non émissaire, l’autre émissaire mais non victime. L’un et l’autre ont bien été sélectionnés pour le sacrifice, mais leur itinéraire diverge. Le premier assume la trajectoire ordinaire, qui est de servir l’alliance de Dieu et des hommes. Le second est, comme la fugiens victima de Servius, même si c’est pour d’autres raisons, une anti-victime. Sélectionné en même temps que son double honorable, sa route dévie pour s’opposer. Il n’est plus sacrifiable – pourrait-on sacrifier à Azazel ? On ne tente plus de le faire obéir. Son sort est d’être expulsé vers le monde sauvage, le désert, au lieu de sanctifier l’alliance. Le symbolisme est, dans sa structure, identique à celui que nous proposons de voir à la racine du sacer romain. Il est seulement mobilisé à d’autres fins. L’animal émissaire ne sert plus de paradigme à l’exclusion d’un individu à l’égard de la communauté sacrifiante, il emporte avec sa propre expulsion celle des fautes que s’avoue cette communauté. Mais, dans les deux cas, le sacrifice interrompu dénote la volonté d’exclure, par opposition aux liens que fonde, du monde des dieux à la société des hommes, le sacrifice accompli.

L’ANIMALITÉ DU HORS-LA-LOI OU LA PROSCRIPTION COMME EXPOSITION

81Pour qu’une construction symbolique soit pleinement comprise, il ne suffit pas de produire l’explication satisfaisante d’un seul de ses éléments, parût-il le principal. Encore faut-il en saisir toutes les implications, même dans ses aspects qui peuvent à première vue sembler secondaires ou dérivés. Déclarer le proscrit sacer, c’était définir sa condition en l’assimilant au statut d’un animal. C’était aussi, on l’a dit, le placer symboliquement au centre de l’ordre social, au point de jonction de la communication des hommes et des dieux, alors que l’on se serait attendu, au contraire, à une éjection au-dehors. Or ces deux traits, animalité et centralité paradoxale, se rencontrent également dans la symbolique des cultures médiévales. Au Moyen Âge aussi, le hors-la-loi fut volontiers affublé de traits animaux, tandis qu’à l’occasion les mots et les signes qui dénotaient sa condition évoquaient non une expulsion par-delà les limites, mais un retour au centre même de l’espace social d’où il était exclu. Avant de conclure, ces deux points nous retiendront un moment. Le parallélisme des systèmes symboliques antiques et médiévaux est riche d’enseignements pour l’intelligence des uns et des autres.

82L’assimilation du proscrit à un animal est commune à nombre de droits coutumiers du Moyen Âge. S’y révèle en particulier une préférence affirmée pour le loup. On a longtemps pensé que ce pouvait être le sens du wargus de la Loi salique, un mot formé sur la racine warg- qui a donné la désignation du loup dans les langues scandinaves. Si cette hypothèse paraît aujourd’hui controuvée (nous allons y revenir), n’en restent pas moins les textes médiévaux d’Allemagne qui déclarent loup le proscrit et, surtout, la riche symbolique de l’outlaw d’Angleterre à la fin de la période anglo-saxonne et au début de la période normande. En Angleterre, on dit du hors-la-loi qu’il porte une tête de loup (wolveshedded). Pour son meurtre, on verse à l’exécutant la même prime d’abattage que l’on paierait au chasseur pour une tête de loup. Parallèlement à la question romaine du sacer, l’assimilation du proscrit « germanique » à un loup a fait elle aussi l’objet de nombreuses spéculations et de rudes controverses [88]. La critique ayant passé, on renonce en général aujourd’hui à rapprocher la condition du hors-la-loi des lycanthropies extatiques ou de lycanthropies rituelles, comme celle des célèbres berserker scandinaves, hommes-loups ou hommes-ours [89]. On s’avise que, pour représenter le proscrit, le bestiaire médiéval ne s’est pas arrêté au loup. D’autres animaux y ont eu leur place, l’oiseau par exemple. En Allemagne, le banni est à l’occasion déclaré vogelfrei, « libre comme l’oiseau », et, dans l’iconographie du Miroir des Saxons, au début du XIVe siècle, la femme bannie est représentée portant un oiseau sur le dos. À la fin du Moyen Âge, d’archaïques formules allemandes de bannissement vouent encore le proscrit « aux oiseaux dans l’air, aux bêtes dans la forêt et aux poissons dans l’eau ». En fait, dans tous ces cas, le hors-la-loi ne fait pas l’objet d’une identification totale à l’animal. Il est plutôt placé dans une position d’altérité parfaite tant à l’égard d’un monde qu’à l’égard de l’autre, loup pour les hommes, homme pour les loups. Arraché à la société des hommes, il n’est pas pour autant entré dans celle des bêtes, mais il est expulsé dans un espace intermédiaire qui le met à la merci de la vindicte des uns et des autres. C’est ce que les historiens allemands nomment la Preisgebung, « l’exposition en proie » [90]. Le banni est livré aux loups, aux oiseaux et aux poissons, tandis que les hommes le traitent comme ils le feraient d’un loup, d’un oiseau ou d’un poisson. Tel est bien le sens de la prime d’abattage que les lois anglo-saxonnes faisaient verser indifféremment au tueur d’outlaws et au tueur de loups.

83Pour se figurer le proscrit, la société romaine est passée par la victime du sacrifice et donc, elle aussi, par le monde animal. Bien entendu, nul ne pouvait s’abuser sur la prétendue animalité du sacer. Imaginer un homme chargé des bandelettes rituelles, comme l’a fait Virgile pour Sinon ou les consuls Furius et Manlius pour eux-mêmes, c’était envisager un processus incongru, où la désobéissance de la victime était l’issue prévisible. Un sacrifice par nature dévoyé. C’est sans doute pourquoi, pendant longtemps, tant que restaient vivants les usages anciens du sacrifice, le mot sacer appliqué à un homme ne nécessita aucune explication. Mais c’est cette incongruité même qui faisait sens. Pas plus que dans les cultures médiévales, le proscrit n’était devenu un animal, mais c’est bien le transfert sur sa personne d’un statut d’animal qui déterminait la singularité de sa condition. Cependant, tandis que les hommes du Moyen Âge cherchaient leurs comparaisons du côté du monde sauvage, les Romains se sont tournés vers l’animal domestique. À y regarder de plus près, les uns et les autres ne s’en efforçaient pas moins, par des systèmes symboliques différents, de définir à l’intention du hors-la-loi le même genre d’espace. La société des hommes est celle de la parole et de la culture. En retrancher le proscrit, c’est l’expédier vers le monde sauvage, mais sans qu’il puisse pleinement s’incorporer à ce monde. Car les animaux, quoique privés de la parole, ont aussi leurs lois, auxquelles le proscrit restera par nature étranger. Le non-droit (anglais outlawry, moyen-allemand unrecht), c’est proprement ce lieu intermédiaire entre culture et sauvagerie, irréductible à l’une comme à l’autre, qui expose sans défense aux coups portés des deux côtés. Les sociétés médiévales ont rendu l’idée par l’image de l’hybride, homme-loup, femme-oiseau. Si la culture romaine s’est tournée, elle, vers la victime du sacrifice, c’est parce que, dans le temps qui suit la sélection de l’animal et qui précède l’accomplissement du rite, la victime se trouve dans un univers symboliquement défini dans les mêmes termes. Sortie de la domesticité, affranchie du joug des hommes, elle n’est pas pour autant passée à la sauvagerie, quoiqu’elle la côtoie sans dommage. Les loups, croit-on en Grèce, n’agressent pas une telle bête. Elle aussi est à sa manière vogelfrei, comme suspendue en son exceptionnelle liberté qui est aussi une exceptionnelle inviolabilité. Mais qu’elle entre en déviance, que s’interrompe le cheminement normal du rite sacrificiel, et l’inviolabilité disparaît. La victime demeure alors là où elle est, dans un lieu intermédiaire désormais devenu zone d’exposition maximale, puisqu’aucune sacralité ne la protège plus des loups tandis que les hommes ne peuvent que l’y abattre.

LA CENTRALITé PARADOXALE DU HORS-LA-LOI OU LA PROSCRIPTION COMME RéGRESSION

84Dans le même mouvement, le proscrit, déclaré sacer, semble venir prendre place au cœur même de la cité qui l’exclut. Les mots et les signes de la proscription se chargent alors de lourdes équivoques. Il fallait une certaine attention pour s’aviser que, dans tel contexte, le sacer Iovi était le hors-la-loi arraché à la communauté de ceux qui sacrifient à Jupiter, tandis que, dans tel autre, le sacer Cereri était le prêtre de Cérès.

85Or, à nouveau, il faut noter que ces équivoques ne sont pas sans équivalents dans les cultures médiévales. Le ban, c’est d’abord la parole publique impérieuse, celle qui fait norme. C’est pourquoi l’ancien français banir, le latin médiéval bannire, ont encore aux XIIe-XIIIe siècles le sens de « faire la loi » à côté du sens dérivé d’ « exclure de la loi », où ils viennent concurrencer exbannire, forbannire, plus attendus. Le mot ban lui-même désigne déjà à la fois la loi et la mise hors la loi. Il en va de même du moyen-allemand acht, à la fois « garde » ou sauvegarde, d’une part, et « bannissement », c’est-à-dire exclusion au rapport de ladite garde, d’autre part. Ces mots-là assumaient la double désignation de la norme et de l’espace proprement défini comme hors norme, de l’acte de dire la loi et de dire l’exclusion de la loi. Au Moyen Âge aussi, il fallait être attentif au contexte pour comprendre qu’un terme comme bannitus désignait tantôt celui qui était sommé de faire telle ou telle chose, donc assujetti à la parole impérieuse du ban, tantôt le banni, donc celui à qui la qualité de sujet de la parole en question était expressément déniée.

86En outre, les ambiguïtés du lexique se prolongeaient dans la symbolique – entendons, dans les rites du bannissement et dans les codes qui commandaient la construction des représentations du banni dans l’iconographie. Tantôt, cette symbolique est nettement dominée par des figures de disjonction : le banni, tout comme le fou dont le rapprochait l’image médiévale, est expulsé de la ville par un « chemin de honte », sous les huées de la foule et au son de la cloche banale ; ou encore on lui tire la langue pour marquer à son égard la coupure de la communication par la parole ; ou on lui coupe les oreilles pour lui dénier la capacité d’écoute de cette parole impérieuse qu’il a enfreinte [91]. Mais, tantôt, l’exclu est, à l’inverse, comme chargé des signes mêmes de ce pouvoir qui l’a répudié. Ainsi, le chapeau caractéristique de la folie, le « coqueluchon », est fait d’une crète de coq et de grelots, allusion limpide au symbolisme du clocher, à la voix des cloches et à celle du prédicateur. Fous et bannis portent des épées, des caricatures de sceptres, des faisceaux de verges. L’outlaw « porte sur lui son propre jugement », disait-on en Angleterre [92]. Tout se passe comme si cet homme condamné à l’errance emportait avec lui les figures de la norme qui en a fait un exclu. La symbolique de la disjonction s’efface alors au profit d’une conjonction paradoxale de l’exclu et du foyer d’émission de la norme à l’égard de laquelle il est proscrit.

87En fait, nous peinons à déchiffrer ce genre de systèmes symboliques parce que nous sommes spontanément portés à ne les saisir que dans leur dimension spatiale. C’est oublier que la communication par la parole s’inscrit aussi dans le temps. Et même, pour mieux dire, dans une pluralité de temps, temps des mythes d’origine, temps de la norme, temps de l’individu, qui s’articulent. Un des apports les plus précieux de l’anthropologie de la parole est d’avoir montré que, dans les cultures de l’oralité, la réflexion sur la parole est d’abord une réflexion sur sa genèse : genèse de la première parole au temps des origines du monde et des hommes ; genèse des paroles sensées, qu’il faut écouter, et des mauvaises paroles, déréglées, qu’il faut écarter ; genèse de la parole dans le corps humain à travers une suite d’organes – poumons, gorge, bouche, langue, dents – auxquels la pensée symbolique attribue des fonctions complémentaires [93]. Or ces processus de genèse ne sont pas irréversibles. Dans le grand livre qu’elle a consacré à l’anthropologie de la folie dans les cultures occidentales, Giordana Charuty a montré que folie et normalité se définissent par opposition l’une à l’autre sous le rapport du processus d’acquisition de la communication par le verbe. L’individu normal est celui qui a parcouru une série d’étapes ponctuées par le rituel, depuis sa naissance, lorsque la sage-femme coupe le filet de la langue et enduit sa bouche de miel, depuis son baptême, quand sonnent pour lui pour la première fois les cloches, jusqu’aux initiations de l’adolescence. Ces étapes visent à lui faire acquérir la voix bien posée et la parole droite. La folie, maladie de l’âme, signale la faillite de ce processus. Elle est pensée comme la perte de la parole qui fait sens. Le fou est celui qui n’est pas sorti de l’âge d’avant la parole sensée ou qui y est retombé. C’est pourquoi la guérison passe par la redécouverte du chemin initiatique qui mène à la parole réglée [94]. Que l’on rapproche à nouveau du fou le hors-la-loi, et l’ensemble de ces données invite à conclure que l’exclusion de l’un et de l’autre a été pensée comme une régression. Là où le fou « retombe en enfance », comme dit encore le langage familier, le proscrit accomplit lui aussi un parcours régressif. Lui aussi est ramené vers les sources de la parole qui fait norme et même, en-deçà de ces sources, à l’état d’avant la parole qui est aussi celui d’une sauvagerie que le langage des hommes n’a pas encore policée.

88Avant de retrouver le sacer, revenons une dernière fois sur le wargus des textes juridiques mérovingiens dont on l’a si souvent rapproché. Le mot n’est en fait connu que par deux occurrences. La première est celle de la Loi salique et du texte dérivé de la Loi des Ripuaires, qui déclarent le violateur de sépulture wargus – hoc est expulsus, précise une glose. La seconde figure dans une lettre de Sidoine Apollinaire des environs de 470 où il est question d’une attaque de « brigands originaires du pays, que l’on nomme wargi » [95]. Le mot désigne donc le banni et le bandit. Les germanistes l’ont longtemps compris et traduit comme « l’homme-loup », idée suggérée, on l’a dit, par la désignation du loup dans les langues scandinaves et dont on ne s’est pas encore tout-à-fait débarrassé. Cependant, l’enquête approfondie qu’a menée Michael Jacoby sur l’histoire du lexique des langues germaniques mène à conclure qu’une telle lecture est très improbable. L’étude systématique des termes formés sur la racine warg- montre que l’association de ces termes avec le loup est tardive. Elle n’est pas attestée avant le XIIe siècle, c’est-à-dire après et non avant les premiers textes juridiques, anglais en particulier, qui ont fait du proscrit un loup ou une tête de loup. Dans les langues scandinaves, le mot qui désignait le loup était ulfr, de la racine indo-européenne dont proviennent aussi l’allemand Wolf, l’anglais wolf, le latin lupus. Il ne s’est effacé devant wargr qu’à partir du XIIIe siècle. Avant ce seuil chronologique, les composés de warg- dans les différents idiomes germaniques ne renvoient en fait qu’à la gorge – comme s’en souviennent l’allemand Gurgel, l’espagnol garganta, etc. Il s’agit, par exemple, de substantifs désignant une maladie qui étreint la gorge, comme la diphtérie, ou des opérations qui se rapportent à la gorge comme l’action d’étouffer ou d’étrangler – ce qui correspond encore aux deux sens de l’allemand moderne würgen [96]. Le mot qui nomme en vieil-anglais le gibet, warhtreo, doit se comprendre comme l’arbre à étrangleurs ou l’arbre à étrangler, non comme un hypothétique arbre à loups. Reste que les composés de la racine warg- en sont venus de bonne heure à désigner des êtres monstrueux et malfaisants, le diable et le dragon d’abord, puis plus tard le loup. En fait, tout cela devrait conduire en logique à réexaminer entièrement la question de l’évolution sémantique à partir de la symbolique de la gorge, première, et non plus de celles du diable, du dragon ou du loup, dérivées.

89Dans l’iconographie médiévale du banni, la thématique de la gorge est omniprésente. Le proscrit est représenté saisi à la gorge par toute sorte de moyens, étranglé, égorgé, la gorge percée de part en part par une épée [97]. La gorge est le lieu d’émergence d’une voix encore inarticulée et primitive, animale puisqu’elle n’a pas connu la modulation de la langue et des lèvres. Une voix dangereuse aussi : la mauvaise parole, porteuse de dérèglement, est toujours supposée venir de la gorge et non de la bouche. « Tu en as menti par ta gargate », ou « par ta sanglante gorge », disait-on au Moyen Âge pour démentir celui qui avait proféré des paroles insultantes [98]. Le français médiéval « goule », la gorge, est devenu aujourd’hui la « gueule ». Il est resté la désignation propre de la bouche animale, mais aussi, rapporté à un être humain et dans un langage vert, la source de paroles insanes qu’il faut faire cesser. Tout indique que le wargus de la Loi salique relevait déjà de ce champ sémantique de la pensée symbolique. Parmi les dérivés que le francique warg a probablement laissés à la langue française figurent « garou » et « gargouille ». L’histoire de ces mots mériterait d’être entièrement reprise. Ils témoignent de la permanence d’un sens premier « guttural, inarticulé », de l’évocation de sons vides de sens. Mais ils indiquent aussi la sortie du monde proprement humain de la parole sensée vers une sauvagerie plus ou moins monstrueuse, qui confine au monde des dragons ou des loups, sans pour autant s’identifier nécessairement à lui [99].

90Tout cela amène à conclure que, dans le langage des Francs, la parole impérieuse et l’exclusion de cette parole se sont exprimées par un binôme ban/warg, dans lequel le premier terme dénote la parole policée et poliçante du pouvoir, tandis que le second renvoie au monde rauque de l’inarticulé et du sauvage, un monde où bannis et bandits côtoient les monstres et les loups. Quand il n’est pas déclaré wargus, le banni est mis par la Loi salique extra sermonem [regis], il est exclu de la parole du roi. C’est à notre sens le même système symbolique qui sous-tend l’une et l’autre façons de dire. Le banni est censé accomplir en sens inverse le chemin de la parole. Il est expulsé du ban royal, du champ de la parole d’ordre, pour se voir refoulé vers la béance d’une voix primitive et animale. Que ce parcours régressif ait été aussi celui du sacer, c’est ce qui invite à reconsidérer, en conclusion, les articulations du sacré et du juridique, telles qu’elles se dessinaient à Rome, tout comme les aptitudes du sacré à penser le lieu du non-droit.

PERSPECTIVES : LA PAROLE JURÉE, LA NORME JURIDIQUE ET LA TYPOLOGIE DES SANCTIONS

91Dans la Rome comme dans la Grèce antiques, le serment le plus solennel est celui que l’on prononçait au moment du sacrifice. C’est pourquoi le rite sacrificiel a donné tant de termes au lexique de la parole jurée. À Rome, « conclure un traité » se disait foedus ferire, littéralement le « frapper », en raison du geste accompli par les représentants des peuples alliés lors du sacrifice rituel du porc. Pour rendre l’idée de « jurer », le grec dit fréquemment horkia temnein, littéralement « découper (partager) les victimes (ou les chairs de la victime) ». C’est dans cette association symbolique si fréquente de la parole qui fait la norme et du rite du sacrifice que nous avons proposé de chercher les origines du mot latin ius. Il s’est formé, croyons-nous, sur cet autre ius qui désignait les jus de cuisson des viandes [100]. Iurare, « jurer », c’était à la fois faire jaillir les sucs et la parole impérieuse homologue aux sucs – tout comme spondere, « promettre », c’était créer par le rite un lien d’homologie entre sa parole donnée et le versement d’une libation.

92Aux sources de ce que les Romains nommaient ius doit donc se trouver le rituel du serment associé au sacrifice. Les formes archaïques du ius sont, on le sait, le ius fetiale et le ius quiritium. Le premier procède clairement et en substance des serments qui concluaient les traités : le rite en a été conservé et nous allons y revenir. Des serments originaires du ius quiritium, en revanche, nous ne pouvons observer au mieux que des traces, mais ces traces existent et elles font conjecturer un serment collectif, que reproduisaient les grands sacrifices civiques et par lequel les quirites se promettaient mutuellement la garantie de leurs droits absolus, propriété, liberté, puissance paternelle [101]. Si ces conclusions sont avérées, c’est dans le rite du serment-sacrifice qu’il faut chercher les clefs de l’articulation du juridique et du sacré. Celles qui permettent de comprendre comment le sacré fournissait à la fois au juridique la caution des dieux et les premières figures du pénal. En fait, le serment-sacrifice contient déjà en même temps l’énoncé de la parole qui fait norme et, dans le rituel qu’il déploie autour d’elle, le projet des dispositifs destinés à lui assurer l’obéissance. Des dispositifs que nous nommons indifféremment sanction, mais pour lesquels les Romains disposaient d’un vocabulaire plus riche. Ils y reconnaissaient au moins trois registres distincts qu’ils nommaient respectivement ultio, sanctio, consecratio.

931 / Les dieux sont par nature garants des serments. Les Romains tenaient la punition divine du parjure pour une forme de la vengeance, ultio. La jurisprudence de l’âge classique ne reconnaissait d’ailleurs plus au serment que cette sanction-là : religio iurisiurandi satis habet deum ultorem (C. 4, 1, 2). Sauf rare exception, le serment n’avait alors plus d’effet au regard du ius civile, tandis que, réciproquement, les actes juridiques se passaient du recours aux dieux. Mais tel n’avait pas été l’état du droit romain archaïque. Le fait que iurare soit le verbe dénominatif de ius suffirait, à lui seul, à en témoigner. Dans le champ du ius fetiale, subsista longtemps la conscience que la norme juridique était d’abord une norme jurée, dont les transgresseurs étaient voués au châtiment des dieux. L’histoire officielle de Rome, cette tradition annalistique qui a inspiré tous les historiens anciens, est remplie de l’idée que les dieux invoqués dans les traités se déchaînent contre les peuples qui les enfreignent ; que l’intervention divine se lit dans le sort des guerres ; que celles qui sont perdues le sont fatalement lorsqu’elles ont été déclenchées contra foedera. Bien entendu, une punition de ce genre n’appartient qu’aux dieux seuls. Sur elle les hommes n’ont pas de prise, si ce n’est celle de leur propre parole : l’appel à la vengeance divine, la malédiction contre le transgresseur ou celle, conditionnelle, que l’on prononce contre soi-même en faisant serment. De la malédiction, c’est ici la seule place.

942 / Mais, de bonne heure, les hommes ont trouvé expédient de ne pas attendre l’intervention divine et de se charger eux-mêmes du châtiment du contrevenant. Le moment est venu de reconsidérer le rite du célèbre serment des féciaux, tel que nous l’a conservé Tite-Live.

« Le fécial était Marcus Valerius. Il investit comme père patrat Spurius Fusius en lui touchant de son rameau la tête et les cheveux. Le père patrat (pater patratus) est celui qui est chargé de prêter le serment par lequel le traité reçoit la sanction (ad ius iurandum patrandum, id est sanciendum fit foedus). Il prononce de nombreuses paroles, dont il n’est pas utile de rappeler le long formulaire. Puis, après avoir récité les dispositions (leges) du traité : « Écoute, dit-il, Jupiter ; écoute, père patrat du peuple albain ; écoute, toi, peuple albain. Qu’à ces clauses (leges), telles qu’elles ont été lues à haute voix d’un bout à l’autre d’après ces tables de cire, sans mauvaise tromperie (sine dolo malo), et telles qu’elles ont été en ce jour correctement comprises, le peuple romain ne soit jamais le premier à manquer. S’il y manque le premier, par décision publique et mauvaise tromperie, alors, ce jour-là, toi, Jupiter, frappe le peuple romain comme moi, maintenant, je vais frapper ce porc ici et en ce jour. Et frappe d’autant plus fort que tu auras plus de force et de puissance. À ces mots, il assomma le porc d’une pierre de silex. Puis les Albains prêtèrent le même serment par leur dictateur et leurs prêtres selon les mêmes formules » (Liv. 1, 24, 6-9).

95Ce texte limpide dévoile les origines de la sanctio, dans la double acception du terme. Le sacrifice du porc consomme la ratification du traité par un acte formel, il le « sanctionne » – au propre même, il le sanctifie, sancit, il le rend sanctum. Mais, en même temps, cette sanctification fournit en elle-même l’image de la punition du transgresseur, également nommée sanctio. Le coup de merlin porté à la victime est le geste décisif qui confère à la norme conventionnelle le sceau d’un rapport au sacré et incarne en même temps la menace adressée à l’éventuel transgresseur. Certes, la divinité est encore présente dans le formulaire. C’est à Jupiter que l’on demande d’imiter contre le peuple infidèle au traité le coup du sacrificateur sur la victime. La pierre de silex, pierre de foudre, rappelle l’instrument de la colère divine. Mais il est facile d’imaginer que les hommes puissent en cela devancer Jupiter ; que cette sanction-là, dont le paradigme est un coup porté de main d’homme, puisse être elle aussi administrée de main d’homme. On a pu rapprocher le commandement donné par le sacrifiant au sacrificateur age, qui déclenche précisément le coup de merlin en question, de cet autre commandement, lege age, par lequel le magistrat ordonne au licteur d’exécuter une condamnation à mort [102]. Le verbe agere, dont le sens premier est « pousser devant soi » (en parlant d’un animal), peut se comprendre ici comme signifiant « faire obéir », au besoin par des coups. En ce sens, l’actio en justice, instrument qui vise à ramener l’autre à l’obéissance à la norme, est l’exact prolongement de la sanctio. Comme l’est aussi en droit fécial le rituel de la déclaration de guerre, l’indictio belli. On sait que cette procédure n’était d’usage que lorsqu’on envisageait de faire la guerre à un peuple lié à Rome par un traité. À l’égard des autres, la guerre n’avait pas à être déclarée. C’était en quelque sorte l’état normal où l’on se trouvait chaque fois que l’on rencontrait un barbare, un homme à l’égard de qui Rome n’avait instauré nul lien de la parole et que le terme même de « barbare » désignait d’ailleurs comme incapable d’articuler une parole qui fît sens. On a pu rapprocher les rites de l’indictio belli de ceux de l’actio en justice. Les uns et les autres puisent au même répertoire symbolique, sont placés sous le même patronage du dieu Quirinus, de sa festuca ou, dans la déclaration de guerre, de sa lance [103]. C’est que les uns et les autres se concevaient en référence à un pacte rompu qu’ils avaient tâche de rétablir. Ils entendaient imposer le respect de la norme commune au partenaire, à celui à qui on était lié par la parole donnée, le sacrifice accompli en commun et la commensalité rituelle.

963 / Mais il arrive que l’arsenal de la sanctio et de l’actio ne soit plus disponible ou qu’il soit mis en échec. C’est ce qui ouvre la voie de la consecratio. Il est remarquable que les sources romaines n’aient conservé ce troisième registre de la sanction que dans le cadre de rapports sociaux où l’action des magistrats, de leurs licteurs, de leurs auxiliaires ou de leurs troupes était impuissante, suspendue ou refusée. C’étaient, dans l’ordre interne, le statut de la plèbe, les rapports entre patrons et clients, les violences intrafamiliales, peut-être même l’arrachage des bornes si, comme on peut le supposer, la loi royale qui le réprimait avait en vue les champs extérieurs aux limites primitives de l’urbs et, donc, de la lex publica. C’étaient, dans l’ordre externe, les transgressions du droit des traités commises non par un peuple et à la suite d’une décision publique (consilio publico, Liv. 1, 24, 8), ce dont la conséquence attendue eût été une déclaration de guerre accomplie selon les formes, mais par l’action isolée d’un individu, dès lors voué à la vindicte commune de tous les peuples alliés. À l’opération réglée d’une force publique, qui est l’essence de la sanctio, la consecratio substituait l’affrontement de tous contre un [104].

97À ce stade, il n’est plus question de ramener le contrevenant dans l’obéissance à la norme, mais il faut déclarer dissous à son égard le lien de la norme. Le partenaire infidèle au pacte a cessé d’être comparable à la victime ordinaire du sacrifice, que le coup de maillet de la sanctio suffit à rappeler à l’ordre. Le voici semblable à une bête si rétive, dont la désobéissance aurait atteint un degré tel qu’elle serait supposée avoir compromis la genèse même du pacte. Le « consacrer », le dire sacer, c’est prendre acte de cette faillite. C’est lui dénier rétrospectivement la qualité de partenaire à la communauté sacrificielle, annuler à son endroit les effets du serment-sacrifice, le reporter en arrière au temps d’avant la naissance de la norme. C’est ce que réalise sur le plan symbolique l’identification à une victime destinée au sacrifice mais dont le sacrifice n’aurait pas été accompli. Ainsi, le rite sacrificiel se trouve confirmé dans son statut de matrice conceptuelle de l’ordre politique et juridique. Les formes de la violence que l’on emploie au service de la norme sont elles aussi pensées, classées et nommées en relation avec les états successifs de la victime, selon que celle-ci est seulement consacrée, et donc encore extérieure à l’ordre que le serment-sacrifice a vocation à fonder, ou qu’un degré suffisant de soumission l’a conduite à accomplir cet ordre, à lui conférer la sanctio qui le confirme tout en procurant le paradigme de la sanctio qui le garantit en punissant.

98Il s’ensuit que l’anomie qui caractérise la condition du hors-la-loi n’est pas pensée comme un espace de non-droit qui serait extérieur à celui de la norme, mais comme un retour au temps qui l’a précédée. Cette conception de la proscription comme régression a laissé dans les annales de l’histoire romaine des traces qui méritent d’être notées. Elles apparaissent en particulier dans les débats laborieux, longuement relatés et commentés par Tite-Live, qui mirent aux prises Romains et Samnites lors de l’affaire des Fourches Caudines. On a déjà dit que, pour le consul Postumius, les clauses de la capitulation n’engageaient pas le peuple entier, mais seulement la personne des chefs militaires qui les avaient promises. En conséquence, la dédition des chefs libérait la religio du peuple sans violer la foi due aux traités. Mais certains adversaires romains de Postumius lui opposèrent une argumentation quelque peu déroutante, que les Samnites allaient reprendre à leur compte lorsqu’ils refusèrent la dédition. Le peuple romain, affirmaient les tenants de cette thèse, était bien lié par le traité. Sans doute pouvait-il encore s’en libérer, mais, pour le faire valablement, il ne lui suffisait pas de livrer ses chefs, il lui fallait « tout annuler » (omnia irrita [facere]), c’est-à-dire revenir aux conditions qui avaient immédiatement précédé la conclusion du traité, donc récupérer les armes livrées aux Samnites lors de la reddition et ramener l’armée dans le fameux défilé où elle avait été prise au piège. Là, de nouvelles décisions pourraient être prises par les adversaires, soit pour rallumer la guerre, soit pour renégocier la paix sur de nouvelles bases (Liv. 9, 8, 14 ; 9, 11, 1-4). En fait, Romains et Samnites disputaient de ce que nous nommerions aujourd’hui la nullité d’un acte juridique, laquelle opère, comme on le sait, avec effet rétroactif. Mais là où la technique juridique contemporaine distingue un temps du droit, où la nullité est immédiatement efficace et pleinement rétroactive, d’un temps des faits, où il faut s’accomoder des événements qui ont fait suite à l’acte annulé et où l’on ne peut procéder que par fictions, les Romains et les Samnites, qui ne possédaient pas ces outils conceptuels, situaient le débat dans des temps historique et symbolique. Pour les Samnites, la seule manière d’annuler le traité était de remonter le cours de l’histoire en reconstituant matériellement la situation de blocage que le traité avait dénouée. Pour les Romains, l’extradition des chefs, seuls engagés, suffisait. En fait, les uns et les autres étaient en accord sur l’idée que la suppression légitime du traité consistait en un retour à l’état qui avait précédé sa conclusion. Ils divergeaient seulement sur les conditions auxquelles ce retour devrait s’opérer. À la thèse samnite d’une marche arrière de l’histoire s’opposait une thèse de Postumius, qui ne peut se comprendre que parce que l’extradition du chef désavoué est censée réaliser sur le plan symbolique une régression du même ordre. Déclarer le traité nul (irritus), c’était alors remonter non plus le cours des événements, mais celui du rituel, pour revenir à sa phase initiale et postuler une condition qui rendît impossible l’accomplissement des phases ultérieures. C’est ce qui permit aux Romains d’utiliser la dédition de leurs magistrats, comme ils allaient le faire un siècle et demi plus tard de Mancinus devant Numance, non plus pour assurer le respect d’un traité mais pour l’annuler. Pour ce faire, il leur avait fallu oublier la fonction de la proscription, qui est de garantir l’effectivité d’une norme, pour n’en plus retenir que le mécanisme symbolique, qui tient à une remontée du temps de la norme jusqu’au retour à celui qui l’a précédé.

99Dire un homme sacer, c’était l’assimiler à une victime paradoxale parce qu’humaine. Une victime par nécessité comprise comme vouée à la désobéissance, objet d’un sacrifice inabouti, parce qu’il fallait que la parole impérieuse, « sanctionnée » par l’acte sacrificiel, non seulement fût dissoute à l’égard du proscrit, mais qu’elle fût à son égard supposée n’avoir jamais existé. Le mot sacer ici ne fait pas sens en ce qu’il désigne par ailleurs le sacré, mais en ce qu’il représente le moment d’anomie antérieur au temps du ius. L’opposition romaine du sacer et du ius est analogue à celle que le langage des Francs instaurait entre le warg, gorge inarticulée et sauvage, et le ban, parole d’ordre. Mais là où les Francs construisirent leur système symbolique en raison du cheminement de la parole à travers le corps, les Romains pensèrent le leur à partir de la genèse rituelle d’une parole sociale. Dans le contexte d’une culture que le sacrifice a totalement imprégnée, la parole impérieuse se constitue en s’extrayant de l’informe par homologie avec le sort de la victime, successivement redevenue quasi sauvage, puis doucement amenée à l’obéissance à son destin, puis dépecée, cuisinée, offerte enfin au repas des dieux et des hommes. En dernière analyse, l’antithèse sacer/ius s’est construite sur l’axe paradigmatique fondamental de l’anthropologie que détermine l’opposition du cru et du cuit.


Mots-clés éditeurs : anthropologie de la parole, hors-la-loi, sacer, Rome, droit

Date de mise en ligne : 01/01/2008

https://doi.org/10.3917/rhis.063.0523

Notes

  • [1]
    Sur l’immunité de l’homicide : Liv. 3, 55, 5 ; Festus, De verborum significatione, Wallace M. Lindsay (éd.), p. 424 ; Cicéron, Pro Tullio, 20, 47 ; Macrobe, Saturnales, 3, 7, 5 ; Denys d’Halicarnasse, 2, 10, 3 et 2, 74, 3 ; Plutarque, Publicola, 12, 1-2 ; pour les autres aspects de la peine, voir les textes qui seront commentés ci-dessous, notamment n. 27, 31, 32, 41, 43, 54 ; exposés généraux du statut du sacer dans Théodore Mommsen, Le droit pénal romain, trad. franç., Paris, 1907, III, p. 233 s., et, dans la littérature scientifique la plus récente : Roberto Fiori, « Homo sacer ». Dinamica politico-costituzionale di una sanzione giuridico-religiosa, Naples, Jovene, 1996 ; Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort sous la République romaine (509-149 av. J.-C.), Paris, De Boccard, 1999, p. 13-64.
  • [2]
    Proscribere est dignum morte condemnare, écrit un commentaire médiéval, cité par Hanna Zaremska, Les bannis au Moyen Âge, trad. franç., Paris, 1996, p. 86 ; parmi une abondante bibliographie : Rudolf His, Das Strafrecht des deutschen Mittelalters, I. Das Verbrechen und ihre Folgen im allgemeinen, Leipzig, 1920, p. 410 s. ; Heinrich Siuts, Bann und Acht und ihre Grundlagen im Totenglauben, Berlin, 1959, p. 127 s. ; sur le rapprochement du wargus franc et du sacer romain, classique depuis Ihering : ci-dessous, p. 574 s. et n. 88.
  • [3]
    Théodore Mommsen, Le droit pénal romain, op. cit., III, p. 309 s. Parallèlement, la confiscation des biens s’est transformée, la propriété passant du temple au trésor public : Francesco Salerno, Della « consecratio » alla « publicatio bonorum ». Forme giuridiche e uso politico delle origini a Cesare, Naples, Jovene, 1990.
  • [4]
    Cf. e.a. Rudolf His, Das Strafrecht..., op. cit., p. 432-444, 461 s. ; Jean-Marie Carbasse, Introduction historique au droit pénal, Paris, PUF, 1990, p. 223-225 ; Jacques Chiffoleau, Les justices du pape. Délinquance et criminalité dans la région d’Avignon au XIVe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1984, p. 232 s. ; Georges Espinas, La vie urbaine à Douai, Paris, 1913, II, p. 740 s., etc.
  • [5]
    Il est entendu que le terme « proscription » est ici retenu en raison du sens général qu’il a en français et qu’il ne fait pas écho à la proscriptio romaine, ce qui constituerait une nouvelle source d’équivoque.
  • [6]
    Pactus Legis Salicae, 56, 5, éd. Karl August Eckhardt, Gottingen-Berlin-Francfort, Musterschmidt, 1955, p. 326.
  • [7]
    Cum caetera sacra violari nefas sit, hominem sacrum ius fuerit occidi : Sat. 3, 7, 5.
  • [8]
    Cf. Henri Hubert et Marcel Mauss, Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, L’Année sociologique, 2, 1898, p. 98 s. ; Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie (1912), Paris, PUF, 1985, p. 584-592 ; cf. aussi les auteurs cités ci-dessous, n. 9-10. Pour une histoire de la formation et de la diffusion de l’idée : Giorgio Agamben, « Homo sacer ». Le pouvoir souverain et la vie nue (1995), trad. franç., Paris, Le Seuil, 1997, p. 85-90 ; discussion du problème et état de la question dans la littérature anthropologique : Alain Testart, Des mythes et des croyances, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1991, p. 255 ; sur la pénétration du concept anthropologique dans les études latines : Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré dans la langue latine, Paris, Les Belles Lettres, 1963, p. 238-241.
  • [9]
    Joseph Chelhod, Les structures du sacré chez les Arabes, Paris, Maisonneuve & Larose, 1965, p. 35-52. En fait, l’arabe comporte deux oppositions nettement distinctes, haram-halal (interdit-permis) et tahir-rijs (pur-impur). C’est cependant dans le champ des études orientalistes et à partir de l’ « ambiguïté » de l’interdit (arabe haram, hébreu qadoch, polynésien tabou, assimilés les uns aux autres) que l’idée de l’ambivalence du sacré est apparue en premier lieu : William Robertson Smith, Lectures on the Religion of the Semites. The Fundamental Institutions (1894), New York, Ktav, 1969, p. 152 s. et 446 s.
  • [10]
    Sigmund Freud, Totem et tabou (1913), trad. franç., Paris, Payot, 1979, p. 29 s. ; Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions (1964), I, 6, éd. Paris, Payot, 1979, p. 26 s. ; Roger Caillois, L’homme et le sacré (1939), Paris, Payot, 1950, p. 46 ; René Girard, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982, p. 29 (malgré les critiques ardentes constamment élevées par l’auteur contre les autres théories de l’ambivalence, il est clair que le « système Girard » dans son entier s’inscrit dans la même approche du sacré), etc.
  • [11]
    Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, II, Paris, Éd. de Minuit, 1969, p. 179 s.
  • [12]
    « Sacer désigne celui ou ce qui ne peut être touché sans être souillé ou sans souiller ; de là le double sens de “sacré” ou “maudit” (à peu près) » : Alfred Ernout et Antoine Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, 1931, v? sacer ; position suivie par Émile Benveniste, op. cit. (n. 11) ; cf. André Magdelain, Essai sur les origines de la « sponsio », Paris, 1943, p. 141 ; Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit. (n. 1), p. 47 ( « au stade le plus ancien, l’homo sacer devient tabou par la simple perpétration du délit » ), 48 ( « le violateur d’un tabou devient tabou lui-même » ), etc. On évoquera plus loin les principales opinions divergentes, qui sont aujourd’hui celles d’Huguette Fugier (p. 564 et n. 73), Giorgio Agamben (p. 530 et n. 14) et Roberto Fiori (p. 530, 564 et n. 15, 73).
  • [13]
    Macrobe, Sat., 3, 7, 5 (ci-dessus, n. 7) ; Festus, éd. Lindsay, p. 424.
  • [14]
    G. Agamben, Homo sacer..., op. cit. (n. 9). À s’en tenir, dans cet essai, aux développements qui se rapportent aux données romaines et médiévales, on notera que l’auteur définit le concept « vie nue » comme la vie « tuable mais non sacrifiable », selon des termes empruntés à Festus (texte cité ci-dessous, p. 563 et n. 70), mais qu’il explique mal pourquoi, pour rendre cette idée, le latin serait passé par un adjectif qui, au premier abord, dénote l’idée opposée : sacrifiable par définition. Le paradoxe du sacer est déplacé, mais non résolu.
  • [15]
    R. Fiori, « Homo sacer ». Dinamica politico-costituzionale di una sanzione giuridico-religiosa, op. cit. (n. 1). Pour une critique systématique de cette thèse : Eva Cantarella, La sacertà nel sistema originario delle pene. Considerazioni su una recente ipotesi, dans Mélanges de droit romain et d’histoire ancienne. Hommage à la mémoire d’André Magdelain, Michel Humbert et Yan Thomas (éd.), Paris, LGDJ, 1998, p. 47-71 ; critique que nous prolongeons ci-dessous, n. 42, p. 546, n. 65, p. 559, n. 73, p. 564, n. 88, p. 574, n. 104, p. 585.
  • [16]
    Aux auteurs déjà cités (Alfred Ernout et Antoine Meillet, Émile Benveniste, Claire Lovisi, etc.), y compris Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré..., op. cit., p. 235 ; Robero Fiori, Homo sacer..., op. cit., p. 214 s., on peut ajouter entre autres Jean Bayet, Appendice à l’édition de Tite-Live, III, Paris, Les Belles Lettres, 1969, p. 147-148 ; John Scheid, La religion des Romains, Paris, Armand Colin, 1998, p. 25 ; Claude Nicolet, Le métier de citoyen dans la Rome républicaine, Paris, Gallimard, 1976, p. 141 ; Wolfgang Kunkel, Untersuchungen zur Entwicklung des römischen Kriminalverfahrens in vorsullanischer Zeit, Munich, Bayerische Akademie der Wissenschaften, 1962, p. 108 (assimilation de la Sazertät à une Selbstverfluchung). Mais il faudrait pour ainsi dire citer tout le monde, la distinction de la malédiction et de la proscription ne s’étant jamais imposée nettement dès qu’était abordée la question du sacer.
  • [17]
    Robert Jacob, Bannissement et rite de la langue tirée. Du lien des lois et de la façon de le défaire, Annales HSS, 2000, p. 1039-1079 ; Id., Le faisceau et les grelots. Figures du banni et du fou dans l’imaginaire médiéval, Droit et cultures, 41, 2001, p. 97-131.
  • [18]
    Robert Jacob, Jus ou la cuisine romaine de la norme, Droit et cultures, 48, 2, 2004, p. 11-62.
  • [19]
    John Scheid, La religion des Romains, op. cit., p. 24.
  • [20]
    Reproduit par Édouard Cuq, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, v????????? iusiurandum, p. 751.
  • [21]
    Michael Crawford, Roman Republican Coinage, Londres, Cambridge University Press, 1974, no 234 (137 av. J.-C.) ; Julius Friedländer, Die oskischen Münzen, Leipzig, 1850, pl. II, 10, IV, 2, IX, 9, 10, 12, X, 19 ; H.-Ferdinand Bompois, Les types monétaires de la guerre sociale, Paris, 1873, pl. I, no?1 à 5 ; cf. Carol Humphrey Vivian Sutherland et Robert Andrew Glindinning Garson, The Roman Imperial Coinage, I2, Londres, Spink & Son, 1984, no 363-364 (traitement différent de la même scène, dans laquelle le porc est figuré au-dessus d’un autel fumant, tandis que chacune des puissances contractantes est représentée par un fécial voilé).
  • [22]
    Sur cette question, cf. e.a. Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré..., op. cit., p. 109 s.
  • [23]
    Sur tout cela, cf. Yan Thomas, De la « sanction » et de la « sainteté » des lois à Rome. Remarques sur l’institution juridique de l’inviolabilité, Droits, 18, 1993, p. 135-151.
  • [24]
    Virgile, Énéide, 6, 484 et 9, 768 ; Pétrone, Satyricon, 89, 1 : Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré..., op. cit., p. 21.
  • [25]
    Tribunis vetere iure iurando plebis cum primum eam potestatem creavit, sacrosanctos esse : Liv. 3, 55, 10 ; cf. Id., 2, 3, 33 ; Nam lex tribunicia prima cavetur « si quis eum qui eo plebei scito sacer sit, occiderit, parrricida ne sit » : Festus, éd. Lindsay, p. 422 ; Cicéron, Pro Tullio, 20, 49, et De officiis, 3, 31, 111, etc. Pour un aperçu complet des sources et de l’historiographie : Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 28-36 ; sur la construction de l’adjectif sacrosanctus : ibid., p. 30, n. 136, et Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré..., op. cit., p. 230.
  • [26]
    Cicéron, Pro P. Sestio, 37 (79) ; Denys d’Halicarnasse, 7, 17.
  • [27]
    Sanciendo ut sui tribunis plebis, aedilibus, iudicibus decemviris nocuisset, eius caput Iovi sacrum esset, familia ad aedem Cereris Liberi Liberaeque venum iret : Liv. 3, 55, 7. Il faut probablement rapprocher cette disposition d’une autre lex Valeria Horatia de même date, qui, au rapport de Tite-Live (3, 55, 5), immunisait le meurtre de celui qui tenterait de créer une magistrature dont les décisions auraient été irrévocables.
  • [28]
    Liv. 3, 32, 7 et 7, 41, 4 ; Jochen Bleicken, « Lex publica ». Gesetz und Recht in der römischen Republik, Berlin-New York, W. de Gruyter, 1975, p. 88-96 ; André Magdelain, La loi à Rome. Histoire d’un concept, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 58 s. ; Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 29.
  • [29]
    Sources et historiographie, dans Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 35-36.
  • [30]
    Tous hierous propheromenos nomous : Denys d’Halicarnasse, 10, 32.
  • [31]
    Denys d’Halicarnasse, 10, 40-42.
  • [32]
    Sacratae leges sunt quibus sanctum est qui[c]quid adversus eas fecerit, sacer alicui deorum sicut familia pecuniaque : Festus, éd. Lindsay, p. 422 ; cf. Liv. 4, 26, 3 (à propos d’une loi italique) ; Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré..., op. cit., p. 232 s.
  • [33]
    Ce que note Tite-Live à propos de la loi de lotissement de l’Aventin : ne lex Icilia de Aventino aliaeque sacratae leges abrogarentur (3, 32, 7) ; cf. Valerius Probus, 3, 13 ; André Magdelain, La loi à Rome..., op. cit., p. 57-61.
  • [34]
    Tribunos... quos foedere icto cum plebe sacrosanctos accepissent : Liv. 4, 6, 7, tradition reprise par Diodore de Sicile, 12, 24-25, et Denys d’Halicarnasse, 6, 89.
  • [35]
    Sur les diverses hypothèses proposées : Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 31-34.
  • [36]
    Contre l’opinion traditionnelle, qui fait du patriciat le noyau originel du populus et que suit encore Jean-Claude Richard, Les origines de la plèbe romaine. Essai sur la formation du dualisme patricio-plébéien, Rome, 1978, p. 226 s., voir André Magdelain, Remarques sur la société romaine archaïque, dans « Jus Imperium Auctoritas ». Études de droit romain, Rome, 1990, p. 429-451 ; Id., Le suffrage universel à Rome, ibid., p. 457 s. et surtout, du même auteur, La plèbe et la noblesse dans la Rome archaïque, ibid., p. 471-495 (« Le populus est identifié avec la plèbe... Le mot plebs à l’époque monarchique n’appartient pas encore au vocabulaire officiel, où il ne pénètre que sous la République avec les tribuni et le concilium plebis », p. 473).
  • [37]
    L’histoire de la constitution d’une force publique et son rôle dans l’évolution de la procédure judiciaire est un des domaines les plus fâcheusement délaissés de l’historiographie juridique : Robert Jacob, Le procès, la contrainte et le jugement. Questions d’histoire comparée, Droit et cultures, 47, 2004-1, p. 13-34 ; Id., Licteurs, sergents et gendarmes. Pour une histoire de la main-forte, dans Entre justice et justiciables : les auxiliaires de la justice du Moyen Âge au XXe siècle, Claire Dolan (éd.), Québec, Presses de l’Université Laval, 2005, p. 37-54.
  • [38]
    Théodore Mommsen, Le droit public romain, trad. franç., 1892, I, p. 162 s. ; II, p. 12 ; III, p. 323 s. Tout en relevant en outre (I, p. 165 s.) que les tribuns de la plèbe n’ont pas la vocatio, c’est-à-dire la faculté d’adresser des ordres par l’intermédiaire d’exécutants, donc qu’il leur faut communiquer en personne avec le destinataire de leur injonction, Mommsen sous-estime encore à notre avis (notamment, I, p. 19 s.) la différence des formes de la coercition qui relèvent respectivement de l’imperium des magistrats patriciens et de la potestas des tribuns.
  • [39]
    Plutarque, Caius Gracchus, 3.
  • [40]
    Dion Cassius, 53, 17, 9.
  • [41]
    Liv. 2, 8, 2 ; cf. Ibid., 2, 2 et Plutarque, Publicola, 12, 1.
  • [42]
    Pour le dossier documentaire et l’état de l’historiographie : Claire Lovisi, Contribution à l’histoire de la peine de mort..., op. cit., p. 26 s., 54 s. ; en faveur de la falsification : Jochen Bleicken, Lex publica..., op. cit., p. 89-90 ; André Magdelain, De la royauté et du droit de Romulus à Sabinus, Rome, L’Erma di Bretschneider, 1995, p. 127 ; contra : l’opinion isolée de Roberto Fiori, Homo sacer..., op. cit., p. 340-361, favorable à l’authenticité, tout en concédant, ce dont chacun convient, qu’aucune certitude absolue n’est possible. Malgré le long chapitre consacré par Roberto Fiori à l’affectatio regni (p. 325-478), chapitre central de sa thèse puisque destiné à montrer que la « sacerté » sanctionne la maiestas populi, force est de constater que la documentation relative à tous ceux qui, dans l’histoire romaine, furent accusés de prétentions monarchiques comporte assez peu d’indications qui évoquent précisément une proscription proprement dite. Toutes les données susceptibles d’étayer cette hypothèse ont été mentionnées ci-dessus.
  • [43]
    Les sources principales sont respectivement Plutarque, Romulus, 22, 3 ; Festus, éd. Lindsay, p. 260 et 505 ; Denys d’Halicarnasse, 2, 74, 3 ; sur l’ensemble de ces textes, la critique historique et l’état de l’historiographie : Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 14-23 ; Roberto Fiori, Homo sacer..., op. cit., p. 179 s.
  • [44]
    Renvoyons de nouveau à l’état de la question établi par Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 16 et 23-24.
  • [45]
    Lege sacrata quae maxima apud eos vis cogendae militiae erat dilecto habitu... : Liv. 4, 26, 2 ; Etrusci lege sacrata coacto exercitu... : Liv. 9, 39, 5 ; pour les Samnites en 293 av. J.-C., voir le texte cité ci-dessous, n. 61.
  • [46]
    Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré..., op. cit., p. 108 s.
  • [47]
    Primum enim sacrosanctum esse nihil potest nisi quod populus plebesve sanxit, deinde sanctiones sacrandae sunt aut genere ipso aut obtestatione et consecratione legis aut poenae, cum caput eius qui contra fecerit consecratur : Cicéron, Pro Balbo, 33.
  • [48]
    La réserve Si quid sacri sancti est, quod non iure sit rogatum, eius hac lege nihil rogatur (Valerius Probus, 3,13) se retrouve par exemple dans la loi latine de Bantia (Dinu Adamesteanu et Mario Torelli, Il nuovo frammento delle Tabula Bantina, Archeologia Classica, 21, 1969, p. 4, 132-117 av. J.-C.), et dans la lex Gabinia de Delo insula (CIL, I2, 2500, 58 av. J.-C.) ; cf. André Magdelain, La loi à Rome..., op. cit., p. 60 s.
  • [49]
    Pomponius, 37 ad Quintum Mucium, D. 50, 7, 18.
  • [50]
    Sur la capitulation des Fourches Caudines : Liv. 9, 4-9. Le récit des événements a certainement été très altéré. Michael Crawford, Foedus and Sponsio, Papers of the British School at Rome, 41, 1973, p. 1-7, le déclare entièrement falsifié ; contra : André Magdelain, Essai sur les origines de la « sponsio », op. cit., p. 71 s. Tite-Live (9, 5) reconnaît qu’une autre tradition allègue l’existence d’un véritable foedus de capitulation que les Romains n’auraient pas respecté. Dans les écoles de rhétorique, au temps de Cicéron, on présentait le traité avec les Samnites comme passé sous le serment accompagné du sacrifice du porc (De inventione, 2, 91). Tout cela est de nature à relativiser la distinction entre foedus et sponsio, au moins quant à la forme.
  • [51]
    La source principale est Appien, Iber., 80-83 ; cf. Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 25-26.
  • [52]
    Cf. Yan Thomas, L’institution civile de la cité, Le Débat, 74, 1993, p. 25-44.
  • [53]
    Cf. e.a. Cicéron, De officiis, 3, 109.
  • [54]
    Voir les témoignages convergents et complémentaires de Pomponius, D. 50, 7, 18 ; Modestin, D. 49, 15, 4 ; Cicéron, Topiques, 8, 37 ; Pro Caecina, 98, et De oratore, 1, 40, 180.
  • [55]
    Cf. e.a., sur le voleur surpris la nuit : André Magdelain, De la royauté et du droit..., op. cit., p. 85-86, Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 60 ; sur le suspensum Cereri : Huguette Fugier, Recherches sur le vocabulaire du sacré..., p. 245-246, A. Magdelain, Le ius archaïque, op. cit., p. 62 ; sur le démembrement du débiteur : A. Magdelain, Le ius archaïque, ibid., p. 18 ; Id., De la royauté et du droit..., op. cit., p. 123, 128 ; C. Lovisi, Contribution à la peine de mort..., op. cit., p. 90 s. ; « dans l’ancien droit un privatus ne peut en tuer un autre que s’il est sacer », écrit A. Magdelain, Royauté, p. 86, affirmation reproduite pratiquement dans les mêmes termes par C. Lovisi, p. 69 et 80.
  • [56]
    Édouard Cuq, art. Sacramentum ” du Dictionnaire des antiquités grecques et romaines ; Salvatore Tondo, Il sacramentum militiae nell’ambiente culturale romano-italico, Studia et Documenta Historiae et Iuris, 29, 1963, p. 1-123 ; Claude Nicolet, Le métier de citoyen dans la République romaine, op. cit., p. 141 ; écho de cette thèse dans André Magdelain, De la royauté et du droit..., op. cit., p. 86 ; ibid., p. 104 (assimilation du parjure au sacer).
  • [57]
    Voir en ce sens la mise au point de Dominique Briquel, Sur les aspects militaires du dieu Ombrien Fisus Sancius, Mélanges de l’École française de Rome. Antiquité, 90-1, 1978, p. 146 s.
  • [58]
    La thèse, avancée par Wolfgang Kunkel, Untersuchungen..., op. cit. (n. 16), p. 108 s., a été à sa suite systématisée : André Magdelain, Esquisse de la justice civile au cours du premier âge républicain, Revue internationale des droits de l’Antiquité, 37, 1990, p. 197-246, reproduit dans De la royauté et du droit..., op. cit., p. 114-145 ; Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 68 s. Tantôt ces auteurs limitent la sacratio de soi-même au sacramentum pénal, tantôt ils l’étendent aussi à la procédure civile (en ce sens, A. Magdelain, op. cit.). Tantôt seul l’accusateur serait ainsi « consacré » (W. Kunkel, Untersuchungen..., op. cit., p. 110 s.), tantôt seul le défendeur (C. Lovisi, op. cit., p. 25, 79-81). A. Magdelain semble hésiter entre une autoproscription imposée au seul défendeur (Esquisse de la justice civile..., op. cit., p. 217, 226) et une sacerté qui atteindrait la partie perdante quelle qu’elle soit (ibid., p. 212 s., 219).
  • [59]
    Ainsi, par exemple, pour la manus iniectio : André Magdelain, La manus iniectio chez les Étrusques et chez Virgile, dans Jus Imperium Auctoritas, op. cit., p. 653-657.
  • [60]
    Ainsi, dans la scène judiciaire filmée par Raymond Verdier en juillet 1995 dans les montagnes du Togo – voir son film La justice divine chez les Kabyé : une épreuve d’ordalie dans l’Afrique contemporaine (Togo) –, les plaideurs, lorsqu’ils énoncent leurs thèses respectives au début de l’instance, tiennent dans les mains une poule blanche destinée au sacrifice. Sitôt leur prétention articulée, ils remettent l’animal au ministre du rite, en même temps qu’ils lui versent une somme de 2 000 F CFA. On a donc ici une parole contentieuse, publique et formelle, nouant l’instance, laquelle est associée et à une chose consacrée (la victime du sacrifice) et au versement d’une somme d’argent. L’un et l’autre concourent à « cautionner » la parole. Autant d’éléments réunis dont on peut se demander s’ils ne fourniraient pas pour la compréhension du sacramentum romain une hypothèse alternative qui mériterait d’être explorée.
  • [61]
    En ce sens, Robert Schilling, Sacrum et profanum. Essai d’interprétation, Latomus, 30, 1971, p. 956 ; Giorgio Agamben, Homo sacer..., op. cit., p. 106-110.
  • [62]
    ... Ritu quodam sacramenti vetusto velut initiatis militibus, dilectu per omne Samnium habito nova lege, ut qui iuniorum non convenisset ad imperatorum edictum quique iniussu abisset eius caput Iovi sacraretur : Liv. 10, 38, 2-3.
  • [63]
    Salvatore Tondo, Il sacramentum militiae..., op. cit., p. 70-71 ; Franz Altheim, « Lex sacrata ». Die Anfänge der plebeischen Organisation, Amsterdam, 1940, voyait dans le serment des Samnites le type même du serment prêté par les plébéiens sur le Mont Sacré ; il est suivi par Jean-Claude Richard, Les origines de la plèbe romaine..., op. cit., p. 549, 551 ; André Magdelain, De la royauté et du droit..., p. 120 s. ; Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 24, 34-35. « Tite-Live a eu le tort d’ajouter des couleurs dramatiques à un rituel assez simple qu’il a rendu suspect », écrit A. Magdelain (De la royauté et du droit..., op. cit., p. 121).
  • [64]
    In exsecrationem (10, 38, 10) ; ea detestatione obstrictis (10, 38, 12) ; deum irae devotus (10, 39, 16) ; exsecrationes (10, 39, 17) ; dira exsecratio... detestandae familiae stirpique (10, 41, 3).
  • [65]
    Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré..., op. cit., p. 235 et 336-340. L’auteur, qui consacre un long développement à expiare et expurgare, règle le sort d’exsecrari par analogie avec les précédents, très brièvement et sans examen approfondi. Dans le même sens : Roberto Fiori, Homo sacer..., op. cit., p. 214 s. (l’exsecratio est aux yeux de l’auteur une variante de la sacratio).
  • [66]
    Respectivement Plaute, Bacchides, v. 783-784 ; Id., Mostellaria, v. 983 ; Catulle, 14, 12 ; Virgile, Énéide, 3, 157 ; parmi de nombreux autres exemples. Après avoir défini le sacer, Festus ajoute : ex quo quivis homo malus atque improbus sacer appellari solet (éd. Lindsay, p. 424).
  • [67]
    Ci-dessous, p. 564 et n. 73-74.
  • [68]
    Respectivement Festus, éd. Lindsay, p. 422 ; Macrobe, Saturnales, 3, 7, 3.
  • [69]
    Cf. en ce sens l’analyse de Georges Dumézil, La religion romaine archaïque, Paris, Payot, 1974, p. 205-206.
  • [70]
    Éd. Lindsay, p. 424.
  • [71]
    Ad Aen. 2, 104, éd. Oxford, 1946, t. I, p. 348.
  • [72]
    Saturnales, 3, 7, 3, trad. Henri Bornecque, Paris, Garnier, 1938, p. 330-331.
  • [73]
    Théodore Mommsen, Le droit pénal romain, trad. franç., Paris, 1907, p. 233 s. ; l’historiographie allemande du XIXe siècle a reproduit le même schéma dans l’histoire du droit germanique : Heinrich Brunner, Deutsche Rechtsgeschichte, Berlin, 1906, p. 232-251. Sur la postérité de Mommsen chez les romanistes : Roberto Fiori, Homo sacer..., op. cit., p. 12-16 (qui admet lui-même que la peine capitale fut à l’origine un sacrifice humain, tout en séparant le sacer esto et le supplicium : p. 23). D’autres auteurs comprennent la « sacerté » comme la consecratio à la divinité offensée, tout en évitant de se prononcer sur le caractère sacrificiel ou non de la mise à mort : Huguette Fugier, Recherches sur l’expression du sacré..., op. cit., p. 245 s. ; Michel Humbert, La peine en droit romain, Recueils de la Société Jean-Bodin, 55-1 ; La peine. Antiquité, Bruxelles, De Boeck, 1991, p. 137-139.
  • [74]
    En ce sens, voir le débat historiographique et sa conclusion dans Claire Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort..., op. cit., p. 162 s. ; cf. aussi Eva Cantarella, La sacertà nel sistema originario delle pene..., op. cit. (n. 15), p. 48 s.
  • [75]
    Cf. John Scheid, La religion des Romains, op. cit. (n. 16), p. 72-75 ; Id., Quand faire, c’est croire. Les rites sacrificiels des Romains, Paris, Aubier, 2005, p. 44 s.
  • [76]
    Cf. John Scheid, Quand faire c’est croire..., op. cit., p. 50-55 (avec l’état de la documentation et des opinions divergentes).
  • [77]
    Tacite, Hist., 4, 53 ; cité par John Scheid, La religion des Romains, op. cit., p. 58.
  • [78]
    Ad Aen., 12, 173 (Dant fruges manibus salsas far et sal, quibus rebus et cultri aspergantur et victimae. Erant autem istae probationes, utrum aptum esset animal sacrificio), et Ad Aen. 4, 60 (à propos de Didon versant le vin entre les cornes de la vache : media inter cornua fundit non ad sacrificium, sed hostiae exploratio, utrum apta sit), cité par John Scheid, Quand faire, c’est croire..., op. cit., p. 51.
  • [79]
    Marcel Detienne, Pratiques culinaires et esprit de sacrifice, dans Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant (éd.), La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard, 1979, p. 19.
  • [80]
    Stella Georgoudi, L’égorgement sanctifié en Grèce moderne. Les Kourbania des saints, dans La cuisine du sacrifice en pays grec, op. cit., p. 282.
  • [81]
    François Hartog, Le bœuf autocuiseur et les boissons d’Arès, dans La cuisine du sacrifice en pays grec, op. cit., p. 257 (à propos du rite des Scythes) ; Luc de Heusch, Le sacrifice dans les religions africaines, Paris, Gallimard, 1986, p. 87 ; Charles Malamoud, Féminité de la parole. Études sur l’Inde ancienne, Paris, Albin Michel, 2005, p. 241-260.
  • [82]
    Marcel Detienne, Pratiques culinaires..., op. cit., p. 19 ; François Hartog, Le bœuf autocuiseur..., op. cit., p. 257 ; Stella Georgoudi, L’égorgement sanctifié..., op. cit., p. 284 (la tête de l’animal est tournée vers le levant).
  • [83]
    Observatum est a sacrificantibus ut, si hostia quae ad aras duceretur fuisset vehementius reluctata ostendissetque invitam altaribus admoveri, amoveretur, quia invito deo offerri eam putabant : Macrobe, Sat. 3, 5, 8 ; cf. John Scheid, La religion des Romains, op. cit., p. 75.
  • [84]
    ... Iamdudum sumite poenas / Hoc Ithacus velit et magno mercentur Atridas (v. 103-104) ; le commentaire de Servius Fugiens victima, glose le verbe mercentur.
  • [85]
    Consulares vero fasces, praetextam, curulemque sellam nihil aliud quam pompam funeris putent : claris insignibus velut infulis velatos ad mortem destinari : Liv. 2, 54, 4.
  • [86]
    John Scheid, La spartizione a Roma, Studi Storici. Rivista Trimestrale dell’Istituto Gramsci, 25, 1984, p. 945-956 ; Id., Quand faire, c’est croire..., op. cit., p. 264-274.
  • [87]
    Le pharmakos est un personnage que la cité nourrit à ses frais un certain temps, avant de l’expulser rituellement de la ville à l’occasion d’une fête (à Athènes aux Thargélies, à la veille des récoltes de céréales). L’expulsion, la fustigation et peut-être (ce point est discuté) la mise à mort du pharmakos étaient comprises par les Grecs comme une opération de purification destinée à préserver la cité des maladies et de la famine. Cf. l’état des données et la bibliographie dans les articles « Pharmakos » et « Thargelia » de la Realenzyklopädie der Altertumswissenschaft et de l’Ausfürhliches Lexikon der griechischen und römischen Mythologie. Le rapport éventuel entre le rite du pharmakos et celui du sacrifice reste problématique.
  • [88]
    Le rapprochement entre le sacer romain et le warg germanique est fait pour la première fois par Rudolf von Ihering, L’esprit du droit romain, trad. franç., Paris, 1877, p. 282 s. ; il se poursuit de nos jours à travers Giorgio Agamben, Homo sacer..., op. cit., p. 115 s. (qui y voit « la vie nue de l’homo sacer et du wargus, une zone d’indifférence et de transition continuelle entre l’homme et la bête », p. 120) et Roberto Fiori, Homo sacer..., op. cit., p. 85-100, qui développe la thèse d’un archétype indo-européen du banni homme-loup. Cette dernière thèse s’enracine dans un courant de l’historiographie juridique allemande, dont les productions, fort abondantes, sont commentées et critiquées dans Robert Jacob, Le faisceau et les grelots..., op. cit. (n. 17), p. 75 s. (où l’on trouvera l’état des sources et la bibliographie).
  • [89]
    À l’égard des thèses anciennes d’Otto Höfler, Kultische Geheimbünde der Germanen, Berlin, 1934, p. 55-68 ; Stig Wikander, Der arische Männerbund. Studien zur indo-iranischen Sprach- und Religionsgeschichte, Lund, 1938 ; Adalbert Erler, Friedlosigkeit und Werwolfsglaube, Paideuma, 1, 1940, p. 303-317, qui rapprochaient tous trois le proscrit des lycanthropies rituelles, on peut admettre, schématiquement, que la critique commence avec Michael Jacoby, Wargus, vargr, « Verbrecher », « Wolf ». Eine sprach- und rechtsgeschichtliche Untersuchung, Uppsala, Almquist och Wiksell, 1974, et qu’elle se radicalise avec Carlo Ginzburg, Mythologie germanique et nazisme, dans Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, 1989, p. 185 s. ; cf. Robert Jacob, Le faisceau et les grelots..., op. cit.
  • [90]
    Ruth Schmidt-Wiegand, Frei wie ein Vogel in der Luft. Jacob Grimm als Etymologe, Jahrbuch der Brüder-Grimm-Gesellschaft, 2, 1992, p. 189-195, et art. « Vogelfrei du Handwörterbuch der deutschen Rechtsgeschichte ; R. Jacob, Le faisceau et les grelots..., op. cit., p. 79-81.
  • [91]
    Nicole Gonthier, Délinquance, justice et société dans le Lyonnais médiéval de la fin du XIIIe siècle au début du XVIe siècle, Paris, Arguments, 1993, p. 245 ; Hanna Zaremska, Les bannis..., op. cit. (n. 2), p. 82 s., 144-146 ; Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, rééd. Paris, Gallimard, « Tel », 1972, p. 19-24 ; Philippe Ménard, Les fous dans la société médiévale. Le témoignage de la littérature aux XIIe et XIIIe siècles, Romania, 98, 1977, p. 448-450 ; Robert Jacob, Bannissement et rite de la langue tirée, op. cit. (n. 17) ; cf., sur l’essorillement, Id., Le faisceau et les grelots..., op. cit. (n. 17), p. 68-73.
  • [92]
    Sur tout cela, nous renvoyons à Robert Jacob, Le faisceau et les grelots..., passim.
  • [93]
    Parmi les classiques de l’anthropologie de la parole, et pour ne citer que quelques titres : Geneviève Calame-Griaule, Ethnologie et langage. La parole chez les Dogon, Paris, Gallimard, 1964, p. 48-57, 75-80 ; Dominique Zahan, La dialectique du verbe chez les Bambara, thèse complémentaire, Paris, dactyl., 1960, passim ; Marcel Detienne, Gilbert Hanovic et al., La déesse Parole. Quatre figures de la langue des dieux, Paris, Flammarion, 1995, p. 6, 67, 89-90, 103 ; Ch. Malamoud, Féminité de la parole..., op. cit. (n. 81).
  • [94]
    Giordana Charuty, Folie, mariage et mort. Pratiques chrétiennes de la folie en Europe occidentale, Paris, Le Seuil, 1997.
  • [95]
    Pactus Legis Salicae, 55, 4, Karl August Eckhardt (éd.), op. cit. (n. 6), p. 322 ; Lex Ribuaria, 88 (85), 2, Franz Beyerle et Rudolf Buchner (éd.), Hanovre, 1954, p. 132 ; « ... unam feminam... quam forte vargorum (hoc enim indigenas latrunculos nuncupant) superventus abstraxerat » (Sidoine Apollinaire, Epistolae, 6, 4, M. G. H. Auctores Antiquissimi, VIII, p. 97).
  • [96]
    Michael Jacoby, Wargus, vargr, Verbrecher, Wolf..., op. cit. (n. 90), p. 12-13 et 94 s.
  • [97]
    Robert Jacob, Le faisceau et les grelots..., op. cit., en particulier p. 74-81.
  • [98]
    Claude Gauvard, « De grace especial ». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, p. 717.
  • [99]
    Rappelons que la Gargouille est à Rouen (comme la Grand’Goule à Poitiers) le nom propre d’un dragon légendaire, celui dont saint Romain avait libéré la ville et dont l’effigie sortait aux Rogations ; « gargouille » est par ailleurs le nom commun des dégorgeoirs typiques de l’architecture médiévale, qui ont la forme d’hybrides ou de dragons – à comparer aux dérivés de la racine warg- qui désignent le dragon dans les langues germaniques : Michael Jacoby, Wargus..., op. cit., p. 12, 100. Quant à « garou », les dictionnaires étymologiques du français, suivant les germanistes, le font encore dériver de werwolf (wer : homme ; wolf : loup). Une formation sur warg- serait plus vraisemblable. Dans la littérature médiévale, le terme désigne un homme retourné à la sauvagerie, dangereux et malfaisant (Garval ceo est beste savage /Tant cum il est en cele rage /Humes devure, grand mal fait /Es granz forez converse et vait : Marie de France), qui commence à se rapprocher du loup (De ces warous et de ces leus : Gautier de Coinci), en sorte que notre « loup-garou » se dessine au début du XIIIe siècle (leu waroul chez Gautier de Coinci), mais il ne semble pas attesté avant cette date : cf. Tobler-Lommatzsch, Altfranzösisches Wörterbuch, IV, 1960, vo garol. La construction de « loup-garou » est à comparer à celle du nordique vargulfr, similaire (M. Jacoby, op. cit., p. 92). Elle suggère que, au Moyen Âge central, l’homme qui est dit garou n’est pas encore tout à fait un homme-loup. En fait, les dérivés de la racine warg- semblent suivre une histoire parallèle en français et dans le monde germanique : l’assimilation de l’homme redevenu sauvage à l’homme-loup ne s’affirme nettement qu’à partir du XIIIe siècle.
  • [100]
    Robert Jacob, Jus ou la cuisine romaine de la norme, op. cit. (n. 18).
  • [101]
    Cf. en ce sens l’interprétation que nous proposons du rituel des comices testamentaires (Jus ou la cuisine romaine de la norme, op. cit., p. 35) et des formules de la legis actio per sacramentum (ibid., p. 59-62).
  • [102]
    Burkhard Gladigow, Die sakralen Funktionen der Liktoren. Zum Problem vom institutionneller Macht und sakraler Präsentation, dans Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, I, Berlin, 1972, p. 307 s. ; Annette Ruelle, Sacrifice, énonciation et actes de langage en droit romain archaïque (« agone ? », lege agere, cum populo agere), Revue internationale des droits de l’Antiquité, 49, 2002, p. 215 s.
  • [103]
    André Magdelain, Quirinus et le droit (spolia opima, ius fetiale, ius Quiritium), dans Ius Imperium Auctoritas, op. cit., p. 229-269.
  • [104]
    Pour formuler la problématique du livre qu’il a consacré au sacer, Roberto Fiori énonce l’interrogation suivante : « Pour quel motif, alors qu’il était possible de condamner à mort le coupable et de le tuer par le supplicium, recourait-on à une sanction qui autorisait quiconque à le mettre à mort et surtout qui interdisait de le sacrifier (...) ? » (Homo sacer..., op. cit., p. 23). Une telle question est, à notre sens, mal posée. Elle repose sur le préjugé, fréquent chez les historiens du droit et des institutions, que, dès lors qu’une « institution » est reconnue exister, il faut lui supposer les moyens d’exécuter ses impératifs sans qu’il y ait lieu de s’interroger sur la provenance de ces moyens. C’est là escamoter la nécessaire histoire de l’exécution et des exécutants (cf. les remarques et les études citées ci-dessus, n. 36-37). En fait, lorsque apparaît la logique du tous contre un inhérente aux formes archaïques de la proscription, elle n’est nullement l’effet d’un choix qui aurait fait écarter la voie du supplicium ou la sanctio, supposée ouverte par ailleurs. Elle est au contraire imposée par les contraintes qui résultent précisément de l’absence des moyens du supplicium ou de la sanctio, ou de l’incapacité de les employer.

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