Notes
-
[1]
Paris, Seuil, 2000, coll. « L’Ordre philosophique », 686 p.
-
[2]
Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1955, 2e éd. augmentée, 1964 ; Temps et récit, Paris, Seuil, 3 vol., 1983-1985, rééd. « Points-Essais », 1991.
-
[3]
Le Magazine littéraire, no 390, septembre 2000, p. 31.
-
[4]
Objectivité et subjectivité en histoire, Histoire et vérité, p. 23-44, passim.
-
[5]
Cf. Louis Althusser, Sur l’objectivité de l’histoire : lettre à Paul Ricœur, Revue de l’enseignement philosophique, no 5-6, 1953, p. 3-15 ; Pierre Vilar, Histoire sociale et philosophie de l’histoire, Une histoire en construction, Paris, Gallimard/Seuil, 1982, p. 363-365.
-
[6]
Cf. la fine analyse de Krzysztof Pomian sur une histoire prenant délibérément le contre-pied d’une mémoire devenue son objet, Sur l’histoire, Paris, Gallimard, 1999, p. 332.
-
[7]
P. Ricœur, L’écriture de l’histoire et la représentation du passé, conférence Marc Bloch, 13 juin 2000, Annales HSS, juillet-août 2000, p. 736.
-
[8]
Interview de Paul Ricœur par François Ewald, Le Magazine littéraire..., op. cit., p. 24.
-
[9]
Annales HSS, op. cit. (n. 7), p. 736.
-
[10]
« L’historiographie est de bout en bout écriture », La mémoire, l’histoire et l’oubli, p. 171.
-
[11]
Ibid., p. 359.
-
[12]
La marque du passé, Revue de métaphysique et de morale, janvier-mars 1998, p. 15.
-
[13]
Histoire et rhétorique, Diogène, no 168, octobre-décembre 1964, p. 25.
-
[14]
Revue de métaphysique et de morale..., op. cit. (n. 12), p. 17.
-
[15]
Cf. Saul Friedlander (ed.), Probing the Limits of Representation : Nazism and the Final Solution, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1992.
-
[16]
Sur Carlo Ginzburg et sa prise de position « Just One Witness », cf. La mémoire, l’histoire et l’oubli, p. 333-334.
-
[17]
Roger Chartier, Philosophie et histoire : un dialogue, in François Bédarida (dir.), L’histoire et le métier d’historien en France, 1945-1995, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1995, p. 163.
-
[18]
L’histoire, la mémoire et l’oubli, p. 1.
-
[19]
Ibid., p. 413-435.
-
[20]
Paul Ricœur, La critique et la conviction, Paris, Calmann-Lévy, 1995.
1À sa parution à l’automne 2000, La mémoire, l’histoire et l’oubli a fait figure d’événement [1]. En effet, ce maître livre, synthèse ample et puissante écrite, sur un ton d’extrême modestie, par le plus en vue des philosophes français – et le plus influent auprès des historiens –, constitue la somme d’une vie entière de réflexion en grande partie consacrée à penser l’historicité et à repenser épistémologiquement l’histoire.
2Dans cette œuvre polyphonique superbement maîtrisée, les historiens se sentiront interpellés de bout en bout, ce qui ne laissera pas, espérons-le, de les inciter à l’autoanalyse, tout en fécondant leur pratique et en les amenant à méditer sur leurs méthodes et sur leurs outils de travail. Sans grande crainte de se tromper, on peut prédire que les acteurs de la discipline historique, à la lumière de ce questionnement exigeant, parfois perturbant, et face au miroir que leur tend l’auteur, se sentiront partagés entre encouragement et appréhension : confortés d’un côté par l’attention méticuleuse portée à leur travail et par la reconnaissance exprimée de manière réitérée de leur haute mission – aussi bien sociale qu’intellectuelle ; d’un autre côté, requis de réviser, afin de mieux les ajuster, leurs procédures de représentation du passé et de construction d’un discours interprétatif porteur de sens.
3C’est au début des années 1950, il y a un demi-siècle, que Paul Ricœur a commencé à réfléchir sur la notion d’historicité et sur les conditions épistémologiques du travail d’historien. À partir de là, une suite d’études devenues classiques a jalonné son parcours, débutant avec Histoire et vérité et culminant avec les trois tomes de Temps et Récit [2]. Ainsi se sont accumulées les strates successives d’une œuvre irradiée en permanence par la prégnance de l’actualité et par l’interactivité entre philosophie, science et religion. Car, comme l’a observé Charles Taylor, Ricœur tout au long de son itinéraire intellectuel ne s’est jamais senti bridé par la frontière tacite séparant le plus souvent dans le monde académique, sous forme de tabou intériorisé, la philosophie, les sciences humaines et la foi religieuse [3].
4Dans Histoire et vérité, ouvrage articulé autour de deux pôles, l’un méthodologique, l’autre éthique, et dont le premier fragment date de 1952 (sous forme de communication à des Journées pédagogiques entre historiens et philosophes à Sèvres), on relève déjà trois thèmes majeurs que l’on retrouvera, approfondis et élargis, dans La mémoire, l’histoire et l’oubli. Tout d’abord, l’histoire est une recherche (au sens étymologique grec d’istoria) qui a pour tâche de nommer ce qui a changé, ce qui est aboli, ce qui fut autre. À travers elle resurgit la vieille dialectique du même et de l’autre. En sorte que le langage historique est nécessairement équivoque, bien que l’historien s’efforce de « ressaisir en vérité » cette histoire échue.
5D’autre part, l’historien fait partie de l’histoire et « le passé est le passé de son présent ». Mais du fait que l’époque qu’il étudie devient pour lui le présent de référence, l’historien doit se transporter « dans un autre présent » – un présent situé entre un futur fait d’attente et d’ignorance de l’avenir et un passé constitué par la mémoire des hommes d’autrefois.
6En troisième lieu, dans cet entrelacs de subjectivité et d’objectivité qu’est l’histoire, il est capital d’opérer une distinction entre une « bonne » et une « mauvaise » subjectivité. En particulier, à l’encontre de l’esprit du temps, Ricœur mettait en garde contre la fascination d’une histoire prétendument objective où il n’y aurait plus que des structures, des forces et des institutions, et non plus des hommes et des valeurs humaines. Se réclamant ouvertement de Marc Bloch ( « l’histoire science des hommes dans le temps » ), Ricœur concluait : « L’objet de l’histoire, c’est le sujet humain lui-même. » [4] On comprend comment ce rappel à la modestie adressé à des historiens trop affirmatifs dans leur ambition de scientificité, à coup de déterminismes et d’invariants, et cette restauration de la dimension humaine d’une discipline instrument de la communication des consciences n’ont pas été sans déclencher des ripostes, notamment du côté marxiste, sous la plume de Louis Althusser et de Pierre Vilar [5].
7Deux décennies plus tard, dans un paysage intellectuel bien différent, dominé par la remise en question des sciences sociales dans leurs méthodes et leurs objectifs et par l’omnipotence de la linguistique, les trois volumes de Temps et récit se sont attachés à substituer aux analyses structurales synchroniques un temps mobile et une approche diachronique s’exprimant par la voie narrative, non sans souligner toutefois la différence radicale entre discours historique et discours de fiction. Aussi, dans la trinité récit-temps-action, la philosophie de l’agir reste-t-elle première, tandis que le récit tourne vers le réel et donne le sens, ce qui prémunit contre le désarroi, sinon la désespérance du relativisme en vogue. De la sorte, par la mise en intrigue de l’action et des acteurs, est privilégiée dans l’opération historiographique la dimension du récit, l’intrigue servant de « médiateur entre l’événement et l’histoire » et le récit de « gardien du temps ».
8Toutefois, comme P. Ricœur a été le premier à le reconnaître, Temps et récit, en se concentrant sur l’analyse de l’expérience temporelle et sur la narration historique, a négligé la médiation de la mémoire et fait l’impasse sur l’oubli. C’est pourquoi, parallèlement à la composition de Soi-même comme un autre (1990), Ricœur a décidé de reprendre le dossier de la mémoire et du phénomène mnémonique, de la reconnaissance du souvenir et de l’effacement par l’oubli, de la dramaturgie de la reconquête du passé par la démarche historiographique. Tel est l’univers de pensée – où se trouvent convoqués Aristote et Heidegger, Augustin et Bergson, Foucault et de Certeau, Halbwachs et Yerushalmi – qui a abouti à La mémoire, l’histoire et l’oubli : une œuvre patiemment élaborée et constamment ouverte, en alerte et en attente, tournée vers l’avenir comme vers le présent. S’y déploie un paysage aussi varié qu’artistiquement composé, fait de collines et de vallons, de plaines et de forêts profondes, de lignes droites et d’amples courbes. Le tout enveloppe le lecteur en une continuelle conversation, humble, pénétrante, au sein de configurations éclairantes et généreuses.
9Par sa composition en trois parties, à la manière d’un triptyque, le livre comprend successivement une phénoménologie de la mémoire, une épistémologie de l’histoire, une ontologie de la condition historique.
10L’originalité de Ricœur consiste, contrairement au schéma habituel, à commencer par l’analyse de la mémoire avant celle de l’histoire, en l’abordant sous l’angle de l’eikôn ou image. Celle-ci est considérée à la fois comme processus et comme représentation d’une chose absente. L’énigme du phénomène mnémonique tient en effet à ce qu’il est une représentation présente du passé absent (selon l’expression d’Aristote, « la mémoire est du passé »).
11Ainsi, au lieu d’opposer mémoire et histoire, Paul Ricœur refuse de poser la question en termes d’alternative et présente leur relation comme inséparable, intriquée et par là « indécise ». Il remet donc à plat le duo mémoire/histoire. En ce domaine s’entrecroisent, à la façon d’une énigme, mille liens subtils engendrant les interférences multiples entre discours mémoriel et discours historique. Il y a là une riche matière à réflexion pour les historiens souvent portés à des classifications par trop abruptes et en partie factices, sous l’effet de l’irritant culte de la mémoire dont regorge le Zeitgeist et qui prolifère si outrageusement dans les médias – une tentation que connaissent bien par expérience les spécialistes du contemporain. Ce qui conduit, reconnaissons-le, à une vision trop schématique opposant, d’un côté, un pôle de l’explication historique ayant pour objectif la vérité et reposant sur une démarche scientifique méthodique, et de l’autre côté le pôle de la mémoire, représentation chargée d’humanité et d’authenticité, mais floue, introduisant inévitablement un biais dans le passé [6].
12Selon Ricœur, dans sa recherche rigoureuse de la vérité, l’historien ne peut réduire les traces de la mémoire à des résidus fallacieux ou à des fictions trompeuses. Ni confiner la mémoire sur les terres du psychique, de l’impression, du mouvant. Allant plus loin, il écrit : « La mémoire détient un privilège que l’histoire ne partagera pas, à savoir le petit bonheur de la reconnaissance : c’est bien elle ! c’est bien lui ! Quelle récompense, en dépit des déboires d’une mémoire difficile, ardue ! C’est parce que l’histoire n’a pas ce petit bonheur qu’elle a une problématique spécifique de la représentation et que ses constructions complexes voudraient être des reconstructions, dans le dessein de satisfaire au pacte de vérité avec le lecteur. » [7] C’est pourquoi l’histoire ne parviendra jamais à s’émanciper totalement de la mémoire. Si cette dernière est la matrice de l’histoire, il appartient à la première de la dompter, de la réguler et d’en traduire le sens.
13Ainsi, à l’inverse des notions convenues, Ricœur, dans sa phénoménologie de la mémoire, propose une nouvelle interprétation de la relation mémoire/histoire. À la recherche de l’objet de la mémoire en même temps que de son processus. Il remarque que les Grecs utilisaient deux mots pour la désigner : la mnémè, qui est « affection » (pathos) en tant que souvenir surgi dans la mémoire et reconnu comme passé, et l’anamnésis, ou anamnèse, qui est rappel, remémoration, recherche du souvenir arraché au passé. Dès lors l’histoire est le « moteur de recherche » qui tente indéfiniment de retrouver ce que Michel de Certeau avait appelé l’absent de l’histoire, c’est-à-dire le souvenir reconnu passé. En conséquence, elle construit en vue de reconstruire [8]. Comme avec le temps nous changeons, il faut à la fois garder quelque chose du passé et avoir un horizon de projet de manière à combiner récapitulation de nous-mêmes et volonté de faire sens.
14Cependant, dans l’exercice de la mémoire, Ricœur est aussi attentif à ses abus qu’à ses us. Sur ce plan, il distingue trois catégories de malfaçons : la mémoire empêchée, la mémoire manipulée, la mémoire obligée. La première, que l’auteur éclaire par les analyses de Freud, se heurte aux résistances des blessures et traumatismes passés. La perte n’a pas été définitivement intériorisée. Par suite d’un déficit de critique et faute d’un travail de deuil, on n’accède pas au stade de la remémoration. La mémoire manipulée, pour sa part, découle du croisement entre la problématique de la mémoire et celle de l’identité tant collective que personnelle. Elle est façonnée et déformée par les idéologies, par les commémorations, par les remémorations forcées. Quant à la mémoire obligée – ou imposée –, c’est une mémoire instrumentalisée, dans laquelle obligation est faite de se souvenir de ceci et pas de cela. Très sensible au danger de revendication de la mémoire contre l’histoire, Ricœur affirme sans ambages : « Le devoir de mémoire est aujourd’hui volontiers convoqué dans le dessein de court-circuiter le travail critique de l’historien, au risque de refermer telle mémoire de telle communauté historique sur son malheur singulier, [...] de la déraciner du sens de la justice et de l’équité. » [9]
15Dans le deuxième grand ensemble intitulé « Histoire/Épistémologie », P. Ricœur s’applique à déchiffrer l’énigme – qui est un chapelet d’énigmes – du passé : un passé qui a été, mais qui n’est plus, tout en demeurant présent. Qu’en est-il de cette « image qui se donne comme présence d’une chose absente, marquée du sceau de l’antérieur » ? Si Marc Bloch a pu définir l’histoire « une science par traces », c’est que la trace est une empreinte offerte au déchiffrage. Mais la construction historique, en dépit de son réseau complexe de règles et de contraintes, conserve une irréductible fragilité dans ses assignations causales.
16Reprenant le terme d’ « opération historiographique » créé par Michel de Certeau pour désigner l’activité consistant à faire de l’histoire, Paul Ricœur distingue trois phases successives dans cette praxis : ce sont les conditions épistémologiques du travail historique. D’abord vient la phase documentaire : le témoignage et l’archive, substrats de la preuve documentaire. La connaissance historique dépend, en effet, d’une mémoire à plusieurs, cette mémoire plurielle et publique alimentant le travail d’histoire. De là le statut privilégié du témoignage, car c’est de la possibilité de confronter divers témoignages les uns aux autres que dépendent la crédibilité et la validité du récit historique. Puis se situe la phase d’explication/compréhension – sans qu’il y ait ici un ordre ni une hiérarchie entre les deux processus. Enfin, la troisième phase, la représentation historienne, est une phase de représentation scripturaire et littéraire. On ne saurait la réduire à l’écriture, puisque l’histoire est écriture de part en part, dit Ricœur, depuis les archives jusqu’aux livres publiés par l’historien [10]. C’est à ce stade qu’interviennent de pair la configuration narrative et la dimension rhétorique. Néanmoins, à l’encontre des thèses propagées par le linguistic turn, Ricœur maintient très fermement le verrou de la distinction entre histoire et fiction.
17En vue d’établir la capacité du discours historique à représenter le passé, Ricœur a élaboré la notion clef de « représentance » (parfois appelée « lieutenance »). Ce néologisme, qui figurait déjà dans Temps et récit (où il était défini comme le « rapport entre les constructions de l’histoire et leur vis-à-vis, à savoir un passé tout à la fois aboli et préservé dans ses traces ») est longuement développé dans La mémoire, l’histoire et l’oubli, où il désigne, en liaison avec ce qu’on appelle par ailleurs l’intention ou l’intentionnalité historienne, « l’attente attachée à la connaissance historique des constructions constituant les reconstructions du cours passé des événements » [11]. À une autre occasion Ricœur précise : « La représentance exprime le mélange opaque du souvenir et de la fiction dans la reconstruction du passé. » [12]
18Très attaché à la fonction référentielle de l’histoire sur laquelle il revient à maintes reprises, Ricœur a aussi insisté sur l’appartenance des historiens et des agents historiques du passé au même champ de la praxis. « C’est d’abord comme héritiers que les historiens se placent à l’égard du passé avant de se poser en maîtres artisans des récits qu’ils font du passé. Cette notion d’héritage présuppose que d’une certaine façon le passé se perpétue dans le présent et ainsi l’affecte. » Et de poursuivre : « C’est cette dimension passive de l’héritage reçu qui est plus précisément exprimée par l’idée de dette. Nous sommes endettés à l’égard des hommes d’autrefois qui ont contribué à nous faire ce que nous sommes, avant que nous formions le projet de nous re-présenter le passé. Avant la représentation vient l’être affecté par le passé. » [13] De là une division du travail : à la mémoire revient de reconnaître par le souvenir l’événement d’histoire survenu, à l’histoire revient la connaissance, par le traitement critique et équitable des témoignages et des souvenirs.
19Le pacte de vérité, on le voit, est ainsi intégralement maintenu et clairement affirmé, mais en gardant mesure et modestie, car « la vérité en histoire reste en suspens, plausible, probable, contestable, bref toujours en cours de ré-écriture » [14]. Cependant, la position de P. Ricœur dans le grand débat sur le discours de la représentation du passé est sans équivoque. S’il a toujours rendu hommage à la contribution originale de Hayden White à l’exploration des ressources proprement rhétoriques de cette représentation, notamment sous la forme d’une poétique faisant appel à l’imagination historique, il considère que derrière cette approche postmoderne il s’agit en réalité d’abord et avant tout d’une théorie du style. En sorte qu’il pointe l’impasse dans laquelle Hayden White s’est enfermé en traitant les opérations de mise en intrigue sans se préoccuper des procédures historiques établissant le savoir scientifique.
20C’est pourquoi, une fois le défi porté sur le terrain des « limites de la représentation » (selon le terme choisi par Saul Friedlander) dans le cas de la Shoah [15], Paul Ricœur montre avec force l’inadéquation radicale d’une représentation restreinte aux seules formes narratives et aux seules figures rhétoriques, qui invalide toute l’entreprise d’écriture de l’histoire, comme le prouve la contribution écartelée et peu convaincante de Hayden White au livre de S. Friedlander. Sur ce plan, et contre le danger du relativisme, Ricœur se retrouve aux côtés d’historiens tels que Carlo Ginzburg, défenseur intransigeant de la réalité historique et avocat passionné de l’objectivité et de la vérité [16], ou bien Roger Chartier qui objecte de façon analogue à Hayden White : « Considérer à juste titre que l’écriture de l’histoire appartient à la classe des récits n’est pas, pour autant, tenir pour illusoire son intention de vérité, d’une vérité entendue comme représentation adéquate de ce qui fut. » [17]
21L’horizon final de l’ouvrage, c’est l’oubli et le pardon. Chacun de ces concepts relève d’une problématique distincte : pour l’oubli, celle de la mémoire et de la fidélité au passé ; pour le pardon, celle de la culpabilité et de la réconciliation avec le passé. L’idéal serait de créer un ars oblivionis comme il y a un ars memoriae. En effet, l’oubli peut à la fois tout enfouir ou tout effacer. À la jointure de l’épistémologie et de l’éthique, Ricœur conclut par une réflexion intellectuelle et spirituelle sur le « pardon difficile », car, selon lui, si le pardon n’est pas facile il n’est pas impossible.
22Incontestablement le livre s’inscrit au cœur de l’actualité – cette actualité à laquelle P. Ricœur déclare avoir toujours été très sensible dans son itinéraire de pensée. Quoi de plus enraciné, en effet, dans le débat intellectuel et social d’aujourd’hui que l’association du travail de mémoire à la recomposition historienne du passé ? N’appartenons-nous pas à une société obsédée de mémoire qui révère hautement (en même temps qu’elle ne cesse de le questionner) l’instrument de connaissance du passé qu’est l’histoire ? D’entrée de jeu, P. Ricœur se dit « troublé par l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire – et d’oubli » [18].
23Très méfiant envers la notion de « devoir de mémoire », notion passe-partout et signe de commandement moralisateur, il estime – et on ne peut que le rejoindre – que l’impératif de mémoire doit en fait être équilibré par le « travail de mémoire », concept qu’il a heureusement réussi à imposer sur le plan de la réflexion, même si le grand public n’a pas encore été touché par cette mutation bienvenue du langage. (Notons que ce travail de mémoire, loin d’être l’apanage du seul historien, appartient à tout le monde et repose sur une éthique de la discussion.) À l’encontre d’une menaçante judiciarisation de l’histoire (le tribunal de la justice n’est-il pas en train de supplanter le tribunal de l’histoire ?), Ricœur expose son ambition mi-philosophique mi-civique d’une « politique de la juste mémoire » et explique lumineusement comment il importe, tout en croisant les interrogations du présent, de pratiquer les distinctions nécessaires entre justice et histoire, entre le travail de l’historien et celui du juge [19].
24Ainsi, Paul Ricœur, philosophe et citoyen si présent à l’histoire, homme de critique et de conviction selon le titre d’un de ses livres [20], illumine les enjeux majeurs de l’ambition historiographique. Pour lui, à la visée de fidélité de la mémoire l’histoire répond par un projet de vérité. Cependant, la compétition entre la mémoire et l’histoire, entre la fidélité de l’une et la vérité de l’autre, ne peut être tranchée au plan épistémologique. C’est devant le lecteur de l’histoire que le débat peut et doit être arbitré. À lui de faire la balance entre l’histoire et la mémoire. À lui d’être juste, c’est-à-dire d’établir, à la lumière de la mémoire et de l’histoire, un rapport équitable au passé.
Notes
-
[1]
Paris, Seuil, 2000, coll. « L’Ordre philosophique », 686 p.
-
[2]
Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1955, 2e éd. augmentée, 1964 ; Temps et récit, Paris, Seuil, 3 vol., 1983-1985, rééd. « Points-Essais », 1991.
-
[3]
Le Magazine littéraire, no 390, septembre 2000, p. 31.
-
[4]
Objectivité et subjectivité en histoire, Histoire et vérité, p. 23-44, passim.
-
[5]
Cf. Louis Althusser, Sur l’objectivité de l’histoire : lettre à Paul Ricœur, Revue de l’enseignement philosophique, no 5-6, 1953, p. 3-15 ; Pierre Vilar, Histoire sociale et philosophie de l’histoire, Une histoire en construction, Paris, Gallimard/Seuil, 1982, p. 363-365.
-
[6]
Cf. la fine analyse de Krzysztof Pomian sur une histoire prenant délibérément le contre-pied d’une mémoire devenue son objet, Sur l’histoire, Paris, Gallimard, 1999, p. 332.
-
[7]
P. Ricœur, L’écriture de l’histoire et la représentation du passé, conférence Marc Bloch, 13 juin 2000, Annales HSS, juillet-août 2000, p. 736.
-
[8]
Interview de Paul Ricœur par François Ewald, Le Magazine littéraire..., op. cit., p. 24.
-
[9]
Annales HSS, op. cit. (n. 7), p. 736.
-
[10]
« L’historiographie est de bout en bout écriture », La mémoire, l’histoire et l’oubli, p. 171.
-
[11]
Ibid., p. 359.
-
[12]
La marque du passé, Revue de métaphysique et de morale, janvier-mars 1998, p. 15.
-
[13]
Histoire et rhétorique, Diogène, no 168, octobre-décembre 1964, p. 25.
-
[14]
Revue de métaphysique et de morale..., op. cit. (n. 12), p. 17.
-
[15]
Cf. Saul Friedlander (ed.), Probing the Limits of Representation : Nazism and the Final Solution, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1992.
-
[16]
Sur Carlo Ginzburg et sa prise de position « Just One Witness », cf. La mémoire, l’histoire et l’oubli, p. 333-334.
-
[17]
Roger Chartier, Philosophie et histoire : un dialogue, in François Bédarida (dir.), L’histoire et le métier d’historien en France, 1945-1995, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1995, p. 163.
-
[18]
L’histoire, la mémoire et l’oubli, p. 1.
-
[19]
Ibid., p. 413-435.
-
[20]
Paul Ricœur, La critique et la conviction, Paris, Calmann-Lévy, 1995.