Couverture de RHU_047

Article de revue

Les animaux et la ville

Une histoire sociale, politique et affective à poursuivre

Pages 125 à 129

Notes

  • [*]
    UPEC, Lab’URBA, EA 3482.
  • [1]
    Florence Bourillon, Christophe Degueurce, Jean Estebanez, Histoire Urbaine, « Animaux dans la ville 1 », 44, 2015, et Histoire Urbaine, « Animaux dans la ville 2 », 47, 2016.
  • [2]
    Les travaux historiques transversaux qui existent ne portent pas spécifiquement sur la ville, même si on y trouve des éléments essentiels. On pourra par exemple voir Daniel Roche, La culture équestre de l’Occident, XVIe-XIXe siècle, Paris, Fayard, 2008-2015. On pourra également se référer à Jean-Marc Moriceau, Histoire de méchant loup. 3000 attaques sur l’homme en France, XVe-XXe siècle, Paris, Fayard, 2007. On trouvera également de riches monographies urbaines comme Hannah Velten, Beastly London. A history of Animals in the City, London, Reaktion Books, 2013. On consultera également Peter Atkins (ed.), Animal Cities. Beastly Urban Histories, Farnham, Ashgate, 2012.
  • [3]
    On pourra se référer à l’analyse anthropologique de Frédéric Keck, Un monde grippé, Paris, Flammarion, 2010.
  • [4]
    De ce point de vue, le travail fondamental de Richard Drayton, Nature’s Government : Science, Imperial Britain, and the « Improvement » of the World, New Haven and London, Yale University Press, 2000 porte plus spécifiquement sur la façon dont les plantes participent de l’impérialisme britannique et de la constitution de Londres comme métropole mondiale. Ceux de Nigel Rothfels, Savages and beasts : the birth of the modern zoo, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2002 s’intéressent à l’extension mondiale des réseaux d’approvisionnement des zoos que Karl Hagenbeck alimente en animaux exotisés, à commencer par son propre établissement de Stellingen. Sur cette insertion des villes dans la marchandisation mondialisée de certains animaux on pourra également voir Louise Robbins, Elephant slaves and pampered parrots : exotic animals in eighteenth-century France, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2002.
  • [5]
    Voir par exemple l’introduction de Kathryn Gillespie et Rosemary-Claire Collard, Critical Animal Geographies. Politics, Intersection and Hierarchies in Multispecies World, London and New York, Routledge, 2015.
  • [6]
    Howard Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985 [1963].
  • [7]
    Maurice Agulhon, « Le sang des bêtes. Le problème de la protection des animaux en France au XIXe s. », Romantisme, 11 , 31 , 1981 , p. 81-110 ; voir également Éric Baratay, Bêtes de somme. Des animaux au service des hommes, Paris, Seuil, 2011 .
  • [8]
    Il s’agit des tueurs de chiens.
  • [9]
    Pour une définition voir Vinciane Despret, Que diraient les animaux, si... on leur posait les bonnes questions, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2011 . Voir également Jean Estebanez, Emmanuel Gouabault, Jérôme Michalon, « Où sont les animaux ? Pour une géographie humanimale », Carnets de géographes, 5.
  • [10]
    Voir Donna Haraway, When Species Meet, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008 ; Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux : une utopie pour le XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2011 ; Dominique Lestel, Les origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001 .
  • [11]
    Louise Robbins, Elephant slaves and pampered parrots : exotic animals in eighteenth-century France, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2002. Voir également, dans une perspective anthropologique Jean-Pierre Digard, L’homme et les animaux domestiques. Anthropologie d’une passion, Paris, Fayard, 1990.
English version

1 Au terme de ce second volume sur les animaux dans la ville [1] , explorant de multiples façons dont les humains et les animaux vivent ensemble, en ville, il semble utile de revenir sur quelques enseignements des textes réunis et de proposer des perspectives de recherche, dans un champ désormais bien établi. Un premier élément transversal aux deux volumes est le travail d’objectivation contextualisé de la présence animale et de la façon dont ils transforment, avec les humains qui les accompagnent, la ville. Quand et où les chiens deviennent-ils si nombreux ? Quand deviennent-ils des cibles à éliminer ? Qui sont les animaux admis dans les hospices de Bruxelles ? Quels travaux réalise-t-on pour accueillir les chevaux des mousquetaires ? La présence des animaux n’apparait jamais comme un simple fait descriptif, nous faisant plonger immédiatement dans les enjeux du fonctionnement urbain. Les textes viennent ainsi enrichir et compléter des travaux transversaux sur la présence animale [2], notamment en faisant émerger quelques convergences (l’époque moderne et l’élimination des chiens ; la présence d’un nombre important d’animaux d’espèces peu variées – chevaux, chiens, porcs – ).

2 Le fonctionnement urbain est ainsi animé par des myriades d’acteurs humains et animaux qui participent de son alimentation, des transports, des institutions, de la fête. Au-delà même des lieux spécifiques pensés pour organiser la vie avec les animaux, depuis les lieux d’abattage jusqu’aux écuries, leur présence oblige à reconsidérer comment, très concrètement, la ville est vivante. On notera à ce propos que les textes reproduisent ici néanmoins un biais classique, valorisant les gros mammifères, tout en ignorant une grande partie du cortège des oiseaux et des insectes urbains. Les perspectives d’élargissement du champ des animaux considérés, rendant mieux compte des ambiances et du fonctionnement urbain, paraissent ainsi encore tout à fait importantes.

3 Questionner la présence animale en ville amène à poser un regard renouvelé sur des objets classiques comme les limites, les réseaux ou les fonctions urbaines. De l’Egypte lagide aux confins de la métropole stambouliote contemporaine, les animaux tissent des liens constants entre les espaces denses, les arrière-pays et d’autres pôles urbains, que ce soit par le biais des circulations pour la consommation, d’échanges marchands ou pour l’évacuation des fumures. Les textes soulignent ainsi la façon dont la ville peut se penser en termes de gradients et de polarités plutôt que de limites.

4 Les circulations autour du vieil Evreux ou celles de cirques et des zoos, à Rouen au XIXe siècle ou encore les modalités de la diffusion de différents épisodes de peste signalent combien une histoire urbaine sensible à la présence animale pourrait relire les zoonoses [3] ou les réseaux commerciaux comme des éléments d’une histoire urbaine de la mondialisation, articulant des individus et des lieux urbains à la constitution de liens d’extension croissante [4]. C’est précisément dans le prolongement de cette insertion de la ville dans des réseaux d’ampleur variable, mais progressivement mondialisés – articulant trajectoires individuelles, biographie animale, circulation et production urbaine – qu’un chantier naissant pourrait être développé.

5 Le deuxième élément transversal qui ressort à la lecture du dossier est la dimension sociale et politique des liens aux animaux, rejoignant en ce sens des propositions de recherche contemporaines des animal studies[5]. Dans l’encadrement de la présence animale, il est souvent question de produire la bonne ville, saine, sûre et belle. Si l’enjeu est bien souvent, avec une réussite variable, de limiter la diffusion des maladies, d’éviter les attaques d’animaux errants, de contrôler les nuisances du sang et des excréments, de faciliter la circulation ou de mettre en valeur des quartiers récemment construits, il apparait surtout qu’on assiste à une véritable mise en ordre de la ville, socialement située.

6 À travers toute une gradation entre des animaux utiles, rentables, tolérables, désirables, sacrés et d’autres insupportables, indésirables, à lapider, à massacrer ou nuisibles, on voit se déployer un ordre public, notamment policé par l’enrôlement de certains animaux (les chevaux de police, certains chiens) et l’exclusion d’autres. Loin de peser de manière égale sur des espèces désormais jugées, dans un contexte spécifique, indésirables, plusieurs articles montrent, notamment à Bruxelles ou à Toulouse, comment les pratiques distinguent, par exemple, des chiens de pauvres de ceux des riches. De la même manière, massacrer des chiens à Mexico, à la fin du XVIIIe siècle, ce n’est pas plonger dans l’irrationalité de la barbarie, ou le signe de l’absence de relations affectives, mais mettre en œuvre une technique politique, « d’ingénierie sociale », dont on espère qu’elle pourra produire des changements dans les sociabilités et les conduites urbaines.

7 Les chantres de l’hygiénisme, de l’utilité économique, du bien public ou de l’honneur de la ville s’avèrent ainsi également être des faiseurs d’ordre voire des entrepreneurs de morale [6]. Le capitoul de Toulouse souligne par exemple l’inconséquence des pauvres qui conservent des chiens alors qu’ils n’arrivent pas eux-mêmes à se nourrir. Si l’évacuation des animaux indésirables accompagne parfois celle des mauvais pauvres ou des mendiants, d’autres races s’affirment au contraire comme des compagnons de distinction sociale, soulignant bien que ce n’est pas dans la nature de l’espèce qu’il faut chercher les raisons de la mise à l’écart, mais dans la nature sociale des liens entre les animaux et leurs propriétaires. Les animaux participent ainsi de la qualification et de la disqualification de certains lieux urbains – d’où on cherche parfois à les chasser, pour en laver le stigmate – mais aussi de groupes sociaux – qui vont leur être associés – ou de types de métiers urbains.

8 Ce chantier passionnant d’une histoire sociale et politique de la ville, sensible à la façon dont les animaux vivants – et non leurs seules représentations – sont engagés dans des rapports de pouvoirs touchant aux qualités urbaines légitimes des lieux et des citadins, en sont encore à des prémisses prometteuses qu’on ne peut qu’encourager à approfondir. Ce faisant, il apparaitra que les animaux ne sont pas d’abord définis par des lois immuables de la nature, mais qu’ils sont pris dans des rapports sociaux dissymétriques dont ils participent.

9 Un dernier point, moins transversal mais néanmoins central, relève de la dimension affective des relations entre citadins et animaux urbains que notent, à des degrés divers, les auteurs.

10 Les qualifications des animaux, des vermines aux compagnons, sont structurées par des goûts et des dégoûts, socialement construits mais qui traduisent bien un investissement subjectif fort. Les animaux ne restent pas indifférents aux citadins. Cette affectivité, plus ou moins aisée à faire surgir des sources, apparait nettement à Toulouse, à la fin de l’époque moderne. Jean-Luc Laffont signale que l’augmentation du nombre de chiens y est à mettre en regard du nombre de déracinés, souvent durablement seuls, lié à l’exode rural et qui voient dans ces animaux de véritables compagnons. Leur nombre participe alors de l’émergence – ou plutôt de l’élargissement – d’une nouvelle catégorie de chiens urbains domestiques. Cette dimension affective de la présence animale permet de ne pas totalement couper les liens avec les vivants qui accompagnaient jusqu’alors le quotidien de très nombreux néo-urbains. L’affectivité est aussi une dimension centrale de la lutte pour le maintien ou l’expulsion des animaux familiers dans les hospices de Bruxelles à la fin du XIXe siècle. Si ces animaux sont réputés inutiles pour l’administration, qui disqualifie l’attachement des propriétaires comme déraisonnable, marque d’une faiblesse féminine, ou source de nuisance, les pensionnaires y trouvent des compagnons essentiels. Les enjeux autour de l’affectivité et de la façon dont elle est décrite s’inscrivent clairement dans des questionnements de classe mais aussi de genre.

11 Si la violence – qui est souvent, du reste, une marque certaine d’affectivité – envers les animaux en ville est bien documentée [7], la plupart des textes interrogeant les tentatives d’expulsion ou d’éradication d’animaux devenus indésirables, notent que les opérations se soldent par des échecs répétés. À Mexico, à la fin du XVIIIe siècle, les chiens apprennent à reconnaitre les serenos[8] et leurs techniques, soulignant leurs compétences cognitives et leur ajustement aux pratiques des humains. Un premier élément, tout à fait significatif, est donc la capacité d’action autonome des animaux, qui s’exprime ici dans leur résistance à la capture. Sans bien sûr qu’elle ne bouleverse radicalement les rapports de pouvoir dissymétriques entre les chiens et leurs chasseurs, elle permet de complexifier à la fois la compréhension du fonctionnement urbain mais aussi les raisons pour lesquelles les ordonnances semblent peu efficaces et doivent être répétées à de nombreuses reprises. Cette agentivité [9] animale, qui est un des chantiers actuels de la recherche, affleure donc dans certaines sources historiques pour peu qu’elles soient mobilisées en ce sens.

12 Il apparaît, par ailleurs, que l’hostilité profonde d’une grande partie de la population pour les tueurs d’animaux limite l’efficacité de leur tâche. Les opérations engagées à Toulouse à la même époque rencontrent des difficultés du même ordre, soulignant bien qu’il est impossible de ne considérer les animaux que de manière fonctionnelle (comme source d’alimentation, moyen de transport ou outils de police ou de défense). En tant qu’être vivants qui accompagnent les humains depuis des millénaires, les animaux participent de liens affectifs et sans doute subjectifs irréductibles, qui participent de notre humanisation [10] et donc de la production de la société.

13 De ce point de vue, un chantier complexe, partiellement engagé [11] , pourrait essayer de montrer comment le compagnonnage, entre les humains et les animaux, dans sa dimension affective et son investissement subjectif, se transforme avec le progressif déploiement des espaces urbains.

Notes

  • [*]
    UPEC, Lab’URBA, EA 3482.
  • [1]
    Florence Bourillon, Christophe Degueurce, Jean Estebanez, Histoire Urbaine, « Animaux dans la ville 1 », 44, 2015, et Histoire Urbaine, « Animaux dans la ville 2 », 47, 2016.
  • [2]
    Les travaux historiques transversaux qui existent ne portent pas spécifiquement sur la ville, même si on y trouve des éléments essentiels. On pourra par exemple voir Daniel Roche, La culture équestre de l’Occident, XVIe-XIXe siècle, Paris, Fayard, 2008-2015. On pourra également se référer à Jean-Marc Moriceau, Histoire de méchant loup. 3000 attaques sur l’homme en France, XVe-XXe siècle, Paris, Fayard, 2007. On trouvera également de riches monographies urbaines comme Hannah Velten, Beastly London. A history of Animals in the City, London, Reaktion Books, 2013. On consultera également Peter Atkins (ed.), Animal Cities. Beastly Urban Histories, Farnham, Ashgate, 2012.
  • [3]
    On pourra se référer à l’analyse anthropologique de Frédéric Keck, Un monde grippé, Paris, Flammarion, 2010.
  • [4]
    De ce point de vue, le travail fondamental de Richard Drayton, Nature’s Government : Science, Imperial Britain, and the « Improvement » of the World, New Haven and London, Yale University Press, 2000 porte plus spécifiquement sur la façon dont les plantes participent de l’impérialisme britannique et de la constitution de Londres comme métropole mondiale. Ceux de Nigel Rothfels, Savages and beasts : the birth of the modern zoo, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2002 s’intéressent à l’extension mondiale des réseaux d’approvisionnement des zoos que Karl Hagenbeck alimente en animaux exotisés, à commencer par son propre établissement de Stellingen. Sur cette insertion des villes dans la marchandisation mondialisée de certains animaux on pourra également voir Louise Robbins, Elephant slaves and pampered parrots : exotic animals in eighteenth-century France, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2002.
  • [5]
    Voir par exemple l’introduction de Kathryn Gillespie et Rosemary-Claire Collard, Critical Animal Geographies. Politics, Intersection and Hierarchies in Multispecies World, London and New York, Routledge, 2015.
  • [6]
    Howard Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985 [1963].
  • [7]
    Maurice Agulhon, « Le sang des bêtes. Le problème de la protection des animaux en France au XIXe s. », Romantisme, 11 , 31 , 1981 , p. 81-110 ; voir également Éric Baratay, Bêtes de somme. Des animaux au service des hommes, Paris, Seuil, 2011 .
  • [8]
    Il s’agit des tueurs de chiens.
  • [9]
    Pour une définition voir Vinciane Despret, Que diraient les animaux, si... on leur posait les bonnes questions, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2011 . Voir également Jean Estebanez, Emmanuel Gouabault, Jérôme Michalon, « Où sont les animaux ? Pour une géographie humanimale », Carnets de géographes, 5.
  • [10]
    Voir Donna Haraway, When Species Meet, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008 ; Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux : une utopie pour le XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2011 ; Dominique Lestel, Les origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001 .
  • [11]
    Louise Robbins, Elephant slaves and pampered parrots : exotic animals in eighteenth-century France, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2002. Voir également, dans une perspective anthropologique Jean-Pierre Digard, L’homme et les animaux domestiques. Anthropologie d’une passion, Paris, Fayard, 1990.
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