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Article de revue

Villégiature et formation des banlieues résidentielles

Paris au XIXe siècle

Pages 63 à 82

Notes

  • [*]
    Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, Centre d’histoire du XIXe siècle-ISOR.
  • [1]
    Alain Faure, « Villégiature populaire et peuplement des banlieues à la fin du XIXe siècle. L’exemple de Montfermeil », dans Alain Plessis, Alain Faure et Jean-Claude Farcy (sous la direction de), La Terre et la Cité : mélanges offerts à Philippe Vigier, Paris, Créaphis, 1994, p. 168. Voir également François Loyer, « Introduction », dans Sophie Cueille, « Le Vésinet, modèle français d’urbanisme paysager, 1858-1930, Paris, Association pour le patrimoine d’Île-de-France, 2002, p. 11 .
  • [2]
    Alain Faure, « Villégiature... », op. cit., p 169.
  • [3]
    Cet article repose sur notre thèse soutenue sous la direction de Jean-Luc Pinol à l’Université de Tours en 1998, Aux origines de la banlieue résidentielle : la villégiature parisienne au XIXe siècle, 2 volumes, 572 p., consultable sur www.academia.edu.
  • [4]
    Alain Corbin (sous la direction de), L’avènement des loisirs, 1850-1960, Paris, Aubier, 1995.
  • [5]
    Nicholas Green, The spectacle of Nature. Landscape and Bourgeois culture in Nineteenth-Century France, Manchester, Manchester University Press, 1990.
  • [6]
    Éric Mension-Rigau, L’enfance au château. L’éducation familiale des élites françaises au vingtième siècle, Paris, Rivages, 1990 ; Claude-Isabelle Brelot, « Itinérances nobles : la noblesse et la maîtrise de l’espace, entre ville et château au XIXe siècle », dans Claude-Isabelle Brelot (sous la direction de), Noblesses et villes (1789-1950). Actes du colloque de Tours, Tours, Maison des Sciences de la ville, 1995, p. 95-105.
  • [7]
    Bernard Toulier (sous la direction de), Villégiature des bords de mer : architecture et urbanisme : XVIIIe-XXesiècle, Paris, Éditions du Patrimoine, Centre des monuments nationaux, 2010.
  • [8]
    D’après le Bottin Mondain qui paraît en 1903 pour la première fois.
  • [9]
    Isabelle Rabault-Mazières, « Les environs de Paris dans les guides touristiques du XIXe siècle », dans Gilles Chabaud, Évelyne Cohen, Natacha Coquery, Jérôme Penez, Les guides imprimés du XVIe au XXe siècle. Villes, paysages, voyages, textes réunis et publiés par Paris, Belin, 2000, p. 317- 327.
  • [10]
    Nous avons procédé à un sondage en relevant systématiquement les inscrits du Tout Paris et du Bottin Mondain en 1909 dont le patronyme commence par la lettre B, qui habitent Paris et mentionnent une maison de campagne en Île-de-France.
  • [11]
    La taxe mobilière ne différencie pas, cependant, l’appartement de la maison individuelle, ce qui tend à minimiser les maisons dans les communes où les immeubles collectifs sont nombreux.
  • [12]
    Pour une étude chronologique plus précise de cette géographie, voir le chapitre 2 de notre thèse.
  • [13]
    Nous avons utilisé les États du montant des rôles généraux des contributions personnelles-mobilières de 1841 , 1881 et 1901 , Archives de Paris (désormais AD75), D3P2, et Archives des Yvelines et de l’ancien département de Seine-et-Oise (désormais AD78), série P, non coté à l’époque.
  • [14]
    Alain Faure, « De l’urbain à l’urbain. Du courant parisien de peuplement en banlieue (1880- 1914), Villes en parallèle, no 15-16 : « Peuplements en banlieue », 1990, p. 152-170.
  • [15]
    Guy de Maupassant, « Propriétaires et lilas », Le Gaulois, 29 avril 1881 .
  • [16]
    Provenant de l’Administration de l’Enregistrement, ces registres consignent chronologiquement (jusqu’en 1865) les déclarations de mutations de propriété (achat, donation ou partage) réalisées dans une commune donnée, en détaillant précisément la nature du bien vendu, le prix, l’identité de l’acquéreur, son adresse et souvent sa profession. Cette source est d’un grand intérêt, comme en témoigne Gérard Jacquemet, Belleville au XIXe siècle, du faubourg à la ville, Paris, Éditions de l’EHESS, 1984, p. 41-56.
  • [17]
    AD78, 9Q 1929, 1930, 1931 et 1938. La Celle-Saint-Cloud, Port-Marly, Rueil et Bougival, Louveciennes, Mareil-Marly, Marly-la-Machine (aujourd’hui Marly-le-Roi) sont les communes concernées par ces registres.
  • [18]
    Le 12 août 1826, un Londonien achète à un habitant de Bar-sur-Seine le « château et bois de Louveciennes, avec bâtiments et dépendances », d’une superficie de 626 mètres carrés ainsi qu’une maison dans le hameau de Voisins, le tout contre la somme de 80 000 francs. Plus modestement, un marchand de nouveautés parisien achète à un autre Parisien, le 28 mai 1855, une « maison de campagne » à La Celle-Saint-Cloud, moyennant 2 900 francs. On le comprend, nous avons préféré éliminer les transactions exceptionnelles des calculs.
  • [19]
    Les prix à l’are sont 1 , 5 fois à 1 , 8 fois plus chers.
  • [20]
    62 % en 1826 et 1826, 60 % en 1854 et 56 % en 1855.
  • [21]
    Les « bourgeois » regroupent cadres supérieurs et professions libérales, industriels et négociants, ainsi que les « sans profession » ; les catégories intermédiaires : « cadres moyens », employés et petits commerçants.
  • [22]
    AD78, 2P 80 , « Répartement et sous-répartement de 1913. Ministère des Finances [...]. Tableau présentant les éléments de répartition de la contribution personnelle mobilière pour l’année 1913 ».
  • [23]
    Pour la typologie précise, voir notre thèse p. 259-281. Précisons que l’étude a porté sur les communes de Seine-et-Oise qui ont été intégrées dans les départements des Yvelines et des Hauts-de-Seine.
  • [24]
    Plus de 400 francs.
  • [25]
    Les actifs industriels représentent en moyenne 55 % des actifs masculins.
  • [26]
    Sophie Cueille, Maisons-Laffitte, parc, paysage et villégiature (1630-1930), Cahiers du Patrimoine no 53, Paris, Association pour le patrimoine en Île-de-France, 1999 ; Élisabeth Wilson, Maisons-sur-Seine : le domaine et le village au XIXe siècle, mémoire de maîtrise soutenu à l’Université Paris X-Nanterre en 1977.
  • [27]
    Sophie Cueille, Le Vésinet. Modèle français d’urbanisme paysager (1858/1930), Cahiers du Patrimoine no 17, Paris, Association pour le patrimoine en Île-de-France, 1989 ; eadem, Enghien-les-Bains architecture et décors, Images du Patrimoine no 255, Paris, Somogy, 2009.
  • [28]
    Voir notre thèse, chapitre 3, pour une vue synthétique.
  • [29]
    Cette inspiration paysagère semble venir d’Angleterre, où dès la fin du XVIIIe siècle, l’alliance de l’esthétique pittoresque et de la villa donne naissance aux premières banlieues londoniennes ; voir Robert Fishman, Bourgeois Utopias, The Rise and Fall of Suburbia, New York, Basic Books, 1987. Mariage entre la ville et la campagne, les lotissements sont composés de villas, entourées d’un jardin, disséminées dans un parc dont une partie est publique. Ce principe se retrouve au Parc Laffitte, ses promoteurs ayant été sensibles à l’exemple anglais ; voir Sophie Cueille, Maisons-Laffitte, op. cit., p. 68-69.
  • [30]
    L’urbanisme paysager se développe également aux États-Unis, sous l’impulsion notable de Frederic Law Olmsted, qui, outre Central Park et Prospect Park à New York, réalise avec Calvert Vaux d’autres lotissements (Buffalo en 1868, Riverside en 1869) dont la parenté avec Le Vésinet est évidente, comme le souligne François Loyer dans Sophie Cueille, Le Vésinet, op. cit., p. 15-16.
  • [31]
    AP, DQ10-1684 (1758), lettre du 23 janvier 1880 de Fléron, propriétaire dans la Grande Jatte, citée dans un rapport au préfet, 18 février 1880.
  • [32]
    Neuilly-Journal, 28 décembre 1902.
  • [33]
    Michel Ménétrier, Neuilly-sur-Seine. Son évolution urbaine, mémoire de fin d’études, IUP, 1948, p. 99.
  • [34]
    Philippe Tournier, Histoire de la formation de la proche banlieue parisienne : l’exemple d’Issy-les-Moulineaux, thèse de 3e cycle sous la direction de Louis Bergeron, EHESS, 1990 , p. 112-126.
  • [35]
    Robert Joly et Élisabeth Campagnac, Racines historiques du lotissement, Paris, GAA, 1976, p. 13.
  • [36]
    Noëlle Gérôme, « Une emprise industrielle hégémonique : la SNECMA à Gennevilliers », Annie Fourcaut (sous la direction de), La ville divisée, les ségrégations urbaines en question, France XVIIIe-XXe siècles, Grâne, Créaphis, 1996, p. 123-135.
  • [37]
    Dont ils faisaient parfois partie d’ailleurs.
  • [38]
    AD75, DQ10-1684 (1758), Avis au directeur des Domaines, 20 juillet 1869.
  • [39]
    Archives municipales de Neuilly (désormais AMN), Délibérations du conseil municipal, séance du 18 mars 1904.
  • [40]
    AMN, CR 363, Pétition adressée au maire et aux conseillers municipaux de la ville.
  • [41]
    Sur le thème de la pollution industrielle et des réactions qu’elle a suscitées, voir Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle : France 1789-1914, Paris, EHESS, 2010, et Thomas Le Roux, Le laboratoire des pollutions industrielles : Paris, 1770-1830, Paris, Albin Michel, 2011 .
  • [42]
    Archives municipales de Saint-Maur (désormais AMSM), Délibérations du conseil municipal, séance du 22 décembre 1890.
  • [43]
    Archives municipales de Maisons-Laffitte (désormais AMML), Délibérations du conseil municipal, séance du 29 mai 1901 .
  • [44]
    AMML, Délibérations du conseil municipal, séance du 13 juin 1913.
  • [45]
    Monique Pinçon-Charlot, « Propriété individuelle et gestion collective. Les lotissements chics », Annales de la Recherche Urbaine, décembre 1994 no 65, p. 34-45.
  • [46]
    Cyril Grange, Les gens du Bottin Mondain (1903-1987) : y être, c’est en être, Paris, Fayard, 1996, 572 p.
  • [47]
    En 1889 (Tout Paris), les « catégories supérieures » choisissent à 56 % la villégiature, alors que 79 % des « catégories intermédiaires » font le choix de la résidence. En 1909, les deux tiers des catégories supérieures du Bottin mondain privilégient la villégiature.
  • [48]
    Les « patrons » y forment le premier groupe socioprofessionnel.
  • [49]
    Ce qu’avait spécifiquement prévu le cahier des charges qui réservait près de la moitié du terrain à la constitution d’un parc public réservé à la promenade des villégiateurs.
  • [50]
    AMML, Lettre des membres délégués de la Chambre syndicale provisoire du Parc « À Monsieur le Maire et à messieurs les membres du conseil municipal de la commune de Maisons-sur-Seine », non datée.
  • [51]
    Émile de Labédollière, Histoire des environs du nouveau Paris, Paris, Gustave Barba éditeur, 1861 , p. 121 .
  • [52]
    83 maisons sont construites entre 1860 et 1876 et 49 entre 1880 et 1889.
  • [53]
    La population du Parc passe ainsi de 450 habitants en 1886 à 1713 en 1911 . Dans les listes mobilières, entre 1875 et 1905, le nombre de villégiateurs augmente de 13 % seulement alors que celui des habitants progresse de 113 %. Le nombre de loueurs de maisons de campagne diminue également à partir des années 1880.
  • [54]
    En 1886, les habitants de la Villa du château forment déjà 10 % des habitants du Parc. Superficie moins grande des lots, maisons souvent plus petites : on a visé d’emblée autant de futurs habitants que de potentiels villégiateurs.
  • [55]
    Jacques Laffitte avait profité des anciennes pistes du comte d’Artois, situées en bordure de Parc, pour organiser en 1834 et 1835 deux journées hippiques afin de faire connaître son lotissement. Quarante ans plus tard, le fondateur des « Paris mutuels » fait l’acquisition du champ de courses et transforme l’hippodrome, inauguré en 1878. L’essor des courses est alors considérable.
  • [56]
    En 1911 , la part des ménages servis par des domestiques s’élève à 42 %, les domestiques représentant 17 % de la population totale contre 15 % en 1886.
  • [57]
    À partir du milieu du siècle, où plus du tiers des chefs de ménage masculins se déclarent « sans profession », le poids des inactifs diminue. En 1886, ils ne représentent plus que 20 % des chefs de ménage masculins (30 % du total si l’on prend en compte les femmes chefs de ménage).
  • [58]
    En 1911 , leur poids reste modeste : 8 % des chefs de ménage non liés aux courses appartiennent aux catégories socioprofessionnelles supérieures. Il faut ajouter à ce groupe les chefs de ménage des catégories intermédiaires, plus importantes, dont une partie se rend également à Paris.
  • [59]
    AMML, Délibérations du Conseil municipal, 19 novembre 1878.
  • [60]
    AMML, 3G 1 à 4. Disponibles à partir de 1875, elles s’échelonnent tous les dix ans et mentionnent, par ordre géographique, tous les individus non indigents se réservant une maison/un logement à usage d’habitation. Lorsque l’inscrit n’est pas un habitant de Maisons, son adresse principale est précisée. La valeur locative du logement figure aussi, et parfois la profession.
  • [61]
    Soit 759 occurrences au total.
  • [62]
    Ces anciens villégiateurs sédentarisés constituent près de 10 % des habitants inscrits avant 1905.
  • [63]
    370,85 francs contre 257,61 francs en 1875, ou 430,10 francs contre 255,70 francs en 1895 par exemple.
  • [64]
    S’agissant de ceux qui travaillent au service des privilégiés ou de l’entretien du Parc, cela va de soi.
  • [65]
    Plus tardives, les ventes ont lieu pour l’essentiel entre 1860 et 1871.
  • [66]
    L’étude repose sur un sondage des ventes : nous avons dépouillé 192 transactions réalisées entre 1861 et 1890 dans l’Étude XIII (AN, Minutier central). Isabelle Rabault-Mazières, « Le lotissement du Parc de Saint-Maur (1859-1911) », Annie Fourcaut (sous la direction de), La ville divisée..., op. cit., p. 269-284.
  • [67]
    Reprenant la même méthode qu’à Maisons-Laffitte, nous avons constitué une base de données à partir des listes mobilières (AMSM, 3G 3), mais en sélectionnant, pour des raisons d’effectifs, quatre rues représentatives du lotissement. Soit 646 individus différents pour 1 027 entrées.
  • [68]
    Alors qu’en 1866 le quartier n’est pas mentionné en tant que tel dans le recensement, il compte 1 554 en 1876, 3 075 en 1891 et 4 954 en 1911 .
  • [69]
    Ce taux est de 29 % pour les nouveaux inscrits villégiateurs de 1895 et 38 % pour ceux de 1905.
  • [70]
    Les 2/3 des nouveaux inscrits acquittent la taxe personnelle en 1875 et 1885 mais le taux s’élève à 80 % en 1895 et 91 % en 1905.
  • [71]
    Pour reprendre le titre de l’ouvrage dirigé par Alain Faure, Les premiers banlieusards. Aux origines des banlieues de Paris (1860-1940), Paris, Créaphis, 1991.

1 Àlire les monographies d’instituteurs de la fin du XIXe siècle, la villégiature bourgeoise constitue un facteur de peuplement essentiel de la banlieue parisienne, au même titre que l’industrialisation qui stimule dans le même temps la croissance suburbaine. Cette affirmation semble justifiée car la géographie de la villégiature au XIXe siècle et la géographie actuelle de la banlieue résidentielle se superposent largement. Les historiens ne se sont guère interrogés, pourtant, sur cette coïncidence. Peut-on et faut-il en déduire un lien de causalité ? Dans quelle mesure peut-on dire que la banlieue résidentielle de Paris est née de ces villégiatures passées ? La réponse à ces questions n’est pas simple d’autant plus que la continuité des espaces dans le temps ne repose pas nécessairement sur celle des hommes : y a-t-il eu installation à l’année des villégiateurs ou renouvellement des populations ? L’enjeu est sans doute moins de vérifier si ces communes de villégiature se sont transformées en banlieues résidentielles proprement dites que de déterminer le rôle qu’a pu jouer la pratique de la villégiature dans ce processus.

2 C’est de la « transition résidentielle » [1] de ces villégiatures qu’il est donc question dans cet article, au niveau des espaces mais aussi des individus, car l’on ne saurait affirmer sans y regarder de plus près qu’un « processus lent [...] de sédentarisation » fut « à l’origine de la banlieue la plus riche » [2]. Au-delà de la continuité spatiale, la villégiature de banlieue a-t-elle été, au XIXe siècle, une première étape vers l’installation à l’année ? Le nouveau « banlieusard » de la fin du siècle est-il un ancien villégiateur ou bien de nouveaux venus ont-ils pris la place des vacanciers ?

3 L’objet de cet article est d’examiner le devenir de ces villégiatures bourgeoises suburbaines et leur processus de peuplement au XIXe siècle, en prenant Maisons-Laffitte et Saint-Maur-des-Fossés comme points d’ancrage géographique [3].

La villégiature autour de Paris : une empreinte durable

4 On le sait, l’intégration des loisirs au mode de vie citadin [4], le goût renouvelé pour la nature [5] et la permanence du modèle aristocratique de la double résidence [6] ont contribué à renouveler une ancienne pratique sociale : la villégiature, dans un nouveau cadre de vie, la maison de campagne. D’origine aristocratique, la pratique se diffuse dans la bonne bourgeoisie, et d’une certaine manière, les années du Second Empire constituent son âge d’or. À côté des destinations balnéaires ou thermales [7] que le chemin de fer dessert mieux, les environs des grandes villes, et de Paris en premier lieu, sont aussi investis par les maisons de campagne. Ainsi peut-on estimer que l’Île-de-France regroupe en 1904 le quart des maisons de campagne des élites mondaines [8].

UNE GÉOGRAPHIE ANCIENNE QUI A PEU ÉVOLUÉ

5 Le croisement de plusieurs sources est indispensable pour déterminer la géographie de la villégiature autour de Paris. En même temps que les chemins de fer commencent à desservir la banlieue, les guides se multiplient pour décrire ce nouvel espace qui s’offre au Parisien [9]. Fidèles aux lignes ferroviaires, les descriptions attirent l’attention des voyageurs sur les plus belles maisons de campagne en mentionnant les grandes opérations de lotissement (Le Vésinet, Le Grand Parc de Saint-Maur ou le Parc Laffitte). Les annuaires mondains fournissent un deuxième éclairage que l’on peut confronter à celui des guides, puisque les inscrits prennent la peine de mentionner, entre autres signes de distinction, leurs maisons de campagne ou leur « château » [10]. La contribution personnelle-mobilière permet quant à elle de fournir un point de vue fiscal. Portant sur tout chef de ménage non indigent, pour simplifier, la taxe personnelle était perçue une seule fois, au domicile principal. En revanche, tout individu possédant ou louant un local à usage d’habitation était redevable de la taxe mobilière, qu’il l’habitât ou non en permanence. Autrement dit, un Parisien ayant une maison de campagne dans les environs de Paris n’y acquittait pas de taxe personnelle puisqu’il était imposé à Paris, mais il était néanmoins redevable de la taxe mobilière pour ce bien. La comparaison du nombre de taxes personnelles et mobilières dans chaque commune est donc un bon indice de l’importance des logements non habités en permanence – autrement dit, pour une bonne partie d’entre eux, des maisons de campagne [11] .

6 La géographie des maisons de campagne autour de Paris [12] se caractérise par un tropisme occidental perceptible dès le début du siècle dans les guides et les annuaires mondains : l’ouest de la capitale est la zone de prédilection de la villégiature parisienne. Cinq pôles principaux ressortent. Le premier a pour cœur la deuxième boucle de la Seine : les environs de Saint-Germain-en-Laye, Chatou et la nouvelle commune du Vésinet, Bougival, Le Pecq, Marly-le-Roi et Rueil-Malmaison attirent les maisons de campagne. On peut ajouter à cet ensemble Maisons-Laffitte, plus éloignée, qui s’affirme en bordure de la forêt de Saint-Germain. Coincé entre les fortifications et la Seine, ayant pour centre Neuilly, avec Suresnes ou Asnières, un secteur plus proche de la capitale ressort aussi mais il recule au cours du siècle sous l’effet de l’urbanisation. Au sud-ouest, un troisième centre autour de Meudon, important lieu de villégiature, se prolonge vers Sèvres, Viroflay et Ville-d’Avray à l’ouest, et autour de Fontenay-aux-Roses, Clamart, Sceaux et Châtenay-Malabry ou Bourg-la-Reine à l’est. Au nord, la région de Montmorency attire fortement les maisons de campagne, avec principalement Enghien-les-Bains et Saint-Gratien, mais aussi Montmorency ou Saint-Brice. Seuls secteurs à l’est de la capitale, le bois de Vincennes et la vallée de la Marne concentrent les maisons de campagne : Saint-Mandé, Vincennes, Fontenay-sous-Bois, Nogent ou Saint-Maur-des-Fossés sont attractifs, sauf pour les élites mondaines qui délaissent cette zone, à l’exception de quelques communes comme Saint-Mandé ou Saint-Maur-des-Fossés.

7 Tout en confirmant largement cette géographie, les sources fiscales [13] mettent néanmoins en évidence, à l’est et au sud-est de Paris, un pôle important de résidences secondaires qui ne figure ni dans les guides ni dans les annuaires mondains, et qui se renforce au tournant du siècle. Là, les maisons de campagne, que les guides ne jugent pas dignes d’intérêt, appartiennent à des milieux plus modestes : la mode s’est diffusée dans la société [14], comme le remarquent les contemporains. Ainsi, l’ironie de Maupassant prend-elle pour cible le propriétaire suburbain, « cet être particulier en qui la possession d’un carré de sable improductif et d’une sorte de cabane à lapins en plâtre, le long d’une ligne de chemin de fer, fait percer des boutons de ridicule et s’épanouir des fleurs de niaiserie » ; ces maisons de campagne qui poussent comme des champignons ne lui semblent être que des « boîtes à sudation » [15] !

8 La géographie de la villégiature recoupe ainsi largement la géographie actuelle de la banlieue résidentielle qui privilégie l’ouest et le sud-ouest de Paris. Définie sociologiquement par son peuplement privilégié et fonctionnellement par sa vocation résidentielle, la banlieue résidentielle semble provenir d’une transformation de ces villégiatures en communes résidentielles. De fait, s’il n’y a pas eu d’évolution inéluctable, la villégiature bourgeoise a fortement marqué de son empreinte les territoires où elle s’est implantée et contribué à déterminer leur vocation résidentielle.

L’IMPACT DE LA VILLÉGIATURE

9 Parce qu’elle s’est traduite par la construction de maisons de campagne bourgeoises, la pratique de la villégiature a transformé le parc immobilier et entraîné une augmentation des valeurs locatives dans les communes concernées. En se diffusant dans des villages et des zones rurales, les maisons de campagne, alors même qu’elles n’étaient pas habitées à l’année, ont aussi influé sur le peuplement.

10 En premier lieu, l’arrivée des Parisiens contribuait à renchérir les prix fonciers et immobiliers. Autour de Marly-le-Roi par exemple, le phénomène est flagrant. Des sondages réalisés dans les registres des acquéreurs [16] en 1825-1829 et 1853-1855 nous ont permis de suivre les transactions immobilières dans cette région dont la tradition de villégiature s’affirme très tôt dans le siècle [17]. Dès les années 1820, le marché foncier et immobilier se caractérise par son dualisme entre Parisiens et « autochtones ». Les Parisiens forment alors entre 15 et 20 % des acheteurs et des vendeurs et leur présence s’accentue au début du Second Empire (30 % des acheteurs en 1855 mais seulement 5 % des vendeurs). Fermes, maisons voire grands domaines passent ainsi dans les mains de Parisiens. L’hétérogénéité des propriétés achetées [18] rend difficile la comparaison entre les deux groupes, mais prix et superficies sont systématiquement supérieurs dans les transactions des Parisiens [19]. Deux marchés coexistent en effet. Alors que les non-Parisiens sont agriculteurs dans leur grande majorité [20] et achètent des terres pour les cultiver, les Parisiens font partie des catégories supérieures et leur motivation est essentiellement récréative ou résidentielle. Ils achètent des maisons de campagne ou des terrains pour faire bâtir des villas. Au sein des Parisiens, la part des « bourgeois » [21] se renforce d’ailleurs entre la Restauration et le Second Empire, puisqu’en 1825 ils formaient 50 % des acheteurs parisiens mais dépassent les 80 % en 1855.

11 La mode de la villégiature a donc contribué à renforcer le poids des propriétaires parisiens dans certaines communes et à renchérir le parc immobilier. Il existe une forte corrélation linéaire en Seine-et-Oise entre la valeur locative moyenne par imposé à la taxe personnelle-mobilière (en 1912) [22] et la part, en 1881, des cotes mobilières seules sur le total des cotes mobilières (le coefficient est de 0,77). Le poids des maisons de campagne, plus que les caractéristiques socioprofessionnelles, est discriminant. En Seine-et-Oise [23], quel que soit le type de commune, la valeur locative moyenne augmente lorsque le pourcentage de cotes mobilières seules croît. Certaines communes agricoles (Marnes ou Garches), très prisées par la villégiature (36 et 12 % de cotes mobilières seules en 1881), ont ainsi une valeur locative moyenne très élevée en 1912 [24]. La villégiature parisienne semble s’être accommodée, par ailleurs, de certaines activités artisanales ou industrielles. La valeur locative moyenne est par exemple de 305,5 francs à Vaucresson, 435,3 francs à La Celle-Saint-Cloud et 545,2 francs à Sèvres, communes pourtant industrieuses en 1881 [25] mais qui comptent 24, 14 et 20 % de cotes mobilières seules. Typique du sud-ouest parisien, la blanchisserie, par exemple, ne menace pas l’environnement agréable dans lequel les maisons de campagne s’implantent. En outre, la séparation est souvent nette entre les espaces de villégiature et ceux du travail artisanal. Tandis que les villas s’implantent dans le Parc Laffitte à Maisons-sur-Seine, le vieux village voit s’installer nombre d’ouvriers, d’artisans ou de commerçants. À Meudon, le contraste est grand entre le cachet aristocratique du lotissement de Bellevue et le caractère populaire et industriel du Bas-Meudon. La villégiature, qui a besoin de maçons, de peintres ou de domestiques, stimule les activités artisanales aux alentours.

12 Dans le triangle de Seine-banlieue et Seine-et-Oise compris entre Paris, Versailles et Saint-Germain-en-Laye, la villégiature parisienne a ainsi contribué à définir la géographie socio-économique de la banlieue. Absents la majeure partie de l’année, les propriétaires laissaient derrière eux des villas qui constituaient en un sens des corps étrangers dans les communes mais qui contribuaient à en valoriser le patrimoine immobilier. Ils attiraient une population recherchant du travail : ouvriers du bâtiment, décorateurs, jardiniers et pépiniéristes, domestiques, tout un monde s’affairait autour des villégiatures. Ces riches absents jouèrent donc un rôle paradoxal : ils stimulèrent la vocation résidentielle à long terme des communes tout en suscitant dans un premier temps un peuplement laborieux.

DES LOTISSEMENTS PRIVILÉGIÉS MAIS FRAGILES

13 Si les espaces suburbains privilégiés par la villégiature sont, pour une bonne partie d’entre eux, devenus des espaces résidentiels destinés aux milieux favorisés, c’est que la villégiature a laissé une empreinte urbanistique, architecturale et même juridique durable. Isolées, les maisons de campagne étaient bien fragiles, et orientaient moins la commune vers une vocation résidentielle que lorsqu’elles se regroupaient dans des quartiers homogènes. Le lotissement de villégiature, très souvent qualifié de « colonie », suggérant bien l’implantation dans un terrain « sauvage », a marqué durablement les environs de Paris. Bien connus, notamment grâce aux travaux de l’Inventaire général du patrimoine, les lotissements de villégiature se multiplient à partir des années 1820 : Bellevue (Meudon) en 1824, le Parc Laffitte en 1834 [26] et Le Vésinet (1858) [27] constituent des témoignages encore très vivants de l’ancienne vocation de ces environs. Ces espaces ont parfois peu changé : le tissu urbain s’est certes densifié, l’architecture a évolué, mais cela n’a pas modifié l’ambiance générale de ces quartiers dont la spécificité est toujours intacte au sein des communes. Les lotissements de maisons de campagne ont donné naissance au modèle urbanistique du quartier résidentiel bourgeois de banlieue. Nous n’avons guère le temps ici de développer l’historique et les caractéristiques précises de ces lotissements [28]. Rappelons simplement qu’ils se caractérisent par un urbanisme relevant d’une double inspiration : inspiration paysagère [29] pour le Parc Laffitte et surtout Le Vésinet (véritable lotissement paysager [30]), parc Custine à Saint-Gratien, ou modèle résidentiel citadin, pour le Parc de Neuilly, confisqué en 1848 à Louis-Philippe et loti à partir de 1854. Voirie bien entretenue et bien éclairée, vastes et élégantes propriétés, confort « moderne » (eau à domicile, éclairage au gaz ou plus tard à l’électricité), attention soutenue accordée à l’hygiène et à la salubrité (évacuation des ordures et des eaux usées), tous les équipements témoignent du caractère élitiste des lotissements. Très précis, les cahiers des charges visaient à garantir l’homogénéité du quartier et à éviter une dégradation du cadre en interdisant l’implantation d’ateliers ou même de commerces, en limitant la hauteur des constructions et en prescrivant une distance minimale par rapport à la rue, ou en encore en définissant des normes de clôture.

14 Gardons-nous cependant de conclure hâtivement que la villégiature bourgeoise a systématiquement déterminé la vocation résidentielle des communes. Les quartiers de centre-ville américains, autrefois privilégiés mais devenus des lieux délabrés accueillant les plus pauvres, nous rappellent qu’il n’y a pas de déterminisme urbain. L’entretien de la voirie était le problème majeur autour duquel se cristallisaient les plaintes et les efforts, le respect des servitudes étant une condition indispensable au succès du lotissement et à la pérennité de sa vocation résidentielle. De fait, les lotissements étaient des espaces fragiles. L’Île de la Grande Jatte, qui faisait partie de l’ancien domaine des Orléans et fut lotie à partir de 1861 dans les mêmes conditions, en est un bon exemple. Les riverains déploraient que la voirie soit mal entretenue et que le boulevard circulaire créé soit « devenu un dépôt d’immondices » [31] . Ornières, cloaques, monticules de terre ou de détritus... tel était l’état des voies, régulièrement aggravé par les inondations. Dangereuse même, l’île, déplorait-on encore : l’insalubrité conduisait au péril social. « À la nuit tombante, c’est un coupe-gorge interdit aux plus audacieux [...]. Vienne le soir, l’endroit reste un véritable repaire de bandits, de grinches, d’escarpes et de cambrioleurs qui, par eau, y apportent leur butin pour s’en faire le partage. Un bal, assez fréquenté, y constitue une véritable école de prostitution à l’usage des jeunes ouvrières des fabriques avoisinantes. » [32]

15 Le devenir de ces espaces résidentiels dépendait aussi de leur environnement. À mesure que l’industrie moderne progressait autour de Paris, elle se rapprochait des maisons de campagne dont elle menaçait la tranquillité. Le travail industriel pouvait s’infiltrer, si l’on n’y prenait garde, au cœur des lotissements. Les listes de la patente montrent qu’à Neuilly, la vocation résidentielle n’excluait pas les activités économiques : en 1911 , la grande majorité des négociants du Parc travaillaient dans la commune. Dans l’ancien Parc des Orléans, une manufacture de tapisserie fut même ouverte en 1865 rue Perronet : elle employait une centaine d’ouvriers [33]. Tout dépendait en fin de compte de la nature des activités industrielles et des désagréments qu’elles suscitaient, ainsi que de la vigilance des propriétaires. Certes, les cahiers des charges des lotissements interdisaient toujours l’installation d’industries classées parmi les entreprises incommodes, dangereuses ou polluantes, le lotisseur élargissant souvent l’implantation de toute entreprise de nature à causer quelque trouble et à déranger les voisins, mais encore fallait-il faire respecter les interdits.

16 La présence d’un simple atelier bruyant ou polluant constituait en effet une nuisance susceptible d’éloigner les familles aisées. L’industrie moderne et la villégiature bourgeoise s’excluaient mutuellement. À Issy-les-Moulineaux, le lotissement du Parc par le Comptoir central de Crédit ne réussit pas à attirer la clientèle bourgeoise, et le grignotage industriel de la commune et du lotissement ruina tous les espoirs du lotisseur Naud [34], rendant bien solitaires les quelques villas dissimulées au milieu de leur jardin. À Billancourt, le « hameau fleuri », dont le morcellement débuta en 1840 mais qui se développa surtout dans les années 1860, fut pour un temps formé de villas. L’une d’entre elles, achetée par la famille Renault, allait devenir le berceau de l’entreprise. Après avoir commencé par installer un atelier et un hangar dans son jardin, Louis Renault racheta progressivement tous les terrains. À la place des maisons de campagne s’élevèrent alors les usines de l’île Seguin [35]... Le même processus fut observé sur le quai de Gennevilliers où les ateliers et hangars qui donnèrent naissance à la SNECMA chassèrent peu à peu les maisons de campagne [36].

17 Les propriétaires étaient donc particulièrement soucieux de protéger leur quartier et devaient souvent lutter pour empêcher l’installation d’un atelier ou d’une usine, ou, s’il était trop tard, pour obtenir son déménagement. Ils recevaient régulièrement le soutien des municipalités [37] qui ne voyaient jamais d’un bon œil ce qui pouvait chasser cette population bourgeoise. À Neuilly, l’Administration des Domaines accrut sa vigilance lorsque l’on se fut rendu compte de la dégradation de l’île de la Grande Jatte. Elle refusa ainsi à un restaurateur l’autorisation de créer une guinguette, parce que son restaurant était « fréquenté par une sorte de clientèle susceptible d’éloigner plutôt que d’attirer la population bourgeoise et commerçante » [38]. Soutenant les habitants du Parc, la municipalité s’opposa également aux projets successifs d’un entrepreneur qui souhaitait installer dans l’île du Pont un chantier de combustibles, et faire construire un pont sur le petit bras de la Seine pour le relier au boulevard Bourdon. L’enquête publique menée en février 1904 révéla l’hostilité irréductible des habitants du Parc de Neuilly. « Les déposants font valoir que ce projet détruirait le bel aspect de ce quartier de Neuilly et aurait pour inconvénient de couvrir de poussière noire les habitations du boulevard Bourdon en façade sur la Seine dès que le vent d’ouest soufflerait avec une certaine intensité. » [39] Une pétition contre ce projet fut même déposée [40].

18 Le problème ne se posait pas seulement au niveau municipal. Une usine située à la limite extérieure de la commune pouvait être tout aussi gênante. Les municipalités surveillaient donc les communes environnantes et accordaient une attention particulière à celles qui se tournaient vers l’industrie [41] . Ainsi, le conseil municipal de Maisons-Laffitte protesta-t-il souvent contre l’installation d’entreprises polluantes dans les communes voisines. En 1890, il s’opposa au projet de dépotoirs des fosses d’aisances à Montesson [42]. En 1901 , une fabrique d’engrais devait être établie sur les bords de la Seine, à Sartrouville, en face du champ de courses de Maisons-Laffitte. Le conseil municipal demanda au préfet de Seine-et-Oise de ne pas accorder son autorisation, « considérant que l’installation, en cet endroit, d’une industrie répandant au loin une odeur infecte, causerait inévitablement la ruine de Maisons-Laffitte qui est un pays de villégiature et dont la réputation de salubrité serait à tout jamais perdue » [43]. En 1913, c’est un dépôt de peaux fraîches, d’os frais et de chiffons, à Sartrouville encore, qui suscita les vives réactions du conseil [44].

19 Que les cahiers des charges interdisent les entrepôts, les ateliers ou les usines dans le lotissement ne garantissait donc pas la pérennité de la vocation résidentielle, qu’elle soit saisonnière ou annuelle. Le rôle des associations syndicales de propriétaires et des municipalités était essentiel [45].

20 Si, grâce à la ténacité des propriétaires et des municipalités, les villégiatures réussissaient à préserver leur environnement privilégié, comment se peuplaient-elles ? Selon quelle chronologie ? Pour répondre à ces questions et observer les processus à l’œuvre, changer d’échelle, de niveau d’analyse et de méthode est indispensable. La mode de la villégiature a alimenté nombre d’articles de journaux ou de romans, mais les témoignages qui évoquent précisément une installation en banlieue sont très ponctuels. À défaut de pouvoir suivre des itinéraires familiaux, des biographies comparées de lotissements de villégiature nous permettront d’apporter quelques éléments de réponse.

Trajectoires résidentielles et peuplement suburbain

DÉTOUR DANS LES ANNUAIRES MONDAINS

21 Les annuaires mondains vont permettre dans un premier temps d’examiner les choix résidentiels d’une fraction des élites [46] et d’en tirer une hypothèse à vérifier sur le terrain. Dans les milieux mondains, l’engouement pour la villégiature ne faiblit pas en fin de siècle. D’après notre sondage, 94 % des inscrits du Tout Paris qui en 1909 ont une maison de campagne en banlieue et étaient déjà inscrits en 1889, en ont fait l’acquisition après cette date.

22 L’analyse précise des trajectoires individuelles suggère cependant qu’en règle générale le villégiateur ne s’installe pas dans sa maison de campagne. Les deux tiers des « banlieusards » de 1909 que nous avons pu suivre dans les listes mobilières et les recensements se sont installés après 1900, et parmi eux quatre individus seulement ont d’abord été villégiateurs. Le choix entre maison de campagne et résidence permanente semble dépendre des occupations. Certaines professions sont mieux représentées chez les villégiateurs (agents de change, architectes, magistrats, milieux d’affaires et membres des professions juridiques) alors que les habitants de banlieue sont surtout professeurs, hommes politiques, artistes ou hommes de lettres (45 % des professions). Logiquement, les activités des premiers rendent leur présence quotidienne à Paris nécessaire, tandis que les seconds, moins contraints, peuvent plus facilement s’ils le souhaitent choisir de vivre en banlieue.

23 En regroupant les professions mentionnées entre « catégories supérieures » et « moyennes », un autre clivage apparaît : les premières font majoritairement le choix de la villégiature, en 1889 comme en 1909, alors que les catégories « moyennes » privilégient l’installation à l’année [47]. Plus on s’élève dans la hiérarchie sociale et plus le mode de vie semble associer la résidence parisienne et la pratique de la villégiature, en banlieue ou dans les stations balnéaires d’ailleurs. Au niveau « intermédiaire » des élites mondaines, en revanche, la banlieue est tout autant lieu de résidence que de retraite estivale.

24 Cette première approche nous suggère donc que les élites mondaines, avant la Première Guerre mondiale, ne considèrent pas la banlieue comme une option résidentielle, à l’exception notable de Neuilly où résident 43 % des « banlieusards » du Bottin Mondain. Or, la majorité d’entre eux y vit en appartement : Neuilly est plus une extension des beaux quartiers de l’Ouest parisien qu’un lieu de villégiature converti en banlieue résidentielle à la fin du XIXe siècle. Fort prisée, la villégiature mondaine menait rarement à l’installation à demeure. Seules les catégories « intermédiaires » des annuaires mondains ont vu en la banlieue un espace résidentiel acceptable et pour une minorité d’entre elles seulement, la villégiature a pu être le prélude à la sédentarisation.

25 Reposant sur l’analyse d’un groupe très privilégié, cette conclusion doit être vérifiée sur le terrain : qui s’est installé dans les villégiatures suburbaines ? Quelles populations ont choisi de quitter la capitale pour s’installer autour de Paris ? C’est en nous rendant dans les lotissements de villégiature que nous pourrons examiner précisément les modalités et les acteurs du peuplement. À l’ouest de Paris, le Parc Laffitte illustre la diversité des itinéraires individuels dans une commune emblématique de la villégiature bourgeoise, tandis qu’à l’est, à Saint-Maur-des-Fossés, banlieue « bourgeoise » dès 1891 [48], l’analyse du lotissement du Grand Parc mettra en évidence le rôle que la villégiature a pu jouer.

VILLÉGIATURE CHERCHE HABITANTS : LA « COLONIE LAFFITTE »

26 Au milieu du siècle, la « colonie Laffitte » vit ses belles heures. Vingt ans après les débuts du lotissement, le Parc est un espace largement « champêtre », peu construit et peu peuplé. En 1855, d’après le cadastre, terres, prés et bois occupent 45 % du lotissement [49] et les jardins s’étendent sur 20 %. En 1841 , les habitants ne sont que 141 et en 1861 , le tiers seulement des propriétaires, pour la plupart inactifs, réside à l’année. Au cœur du Second Empire, le Parc est une villégiature très prisée par les riches Parisiens. Vers 1860 , aux 400 sédentaires se seraient ajoutés entre mai et septembre 1 600 villégiateurs [50]. Tous les témoignages soulignent l’élitisme du lieu. « Les dames ne se promènent point dans les avenues, ne se montrent pas à leur porte, sans avoir mis tous les soins possibles à leur toilette. Le négligé même y est recherché. C’est en robe de soie que les châtelaines vont fouler le sable des allées ou l’herbe des prairies [51] ». L’élitisme se lit aussi dans l’importance de la domesticité : en 1861 , 37 % des ménages résidant dans le Parc emploient du personnel de service, et 22 % des « chefs de ménages » recensés, jardiniers, gardes ou domestiques, sont au service des absents. Alors même que le vieux village connaît une forte croissance démographique, la physionomie du Parc se fige jusqu’à la fin des années 1880. La population stagne entre 1866 et 1886 autour de 400 habitants. Le nombre de villas augmente sensiblement mais la construction est principalement destinée à la villégiature parisienne [52].

27 La fin des années 1880 et les années 1890 constituent un tournant dans l’histoire du Parc qui entame alors sa mutation résidentielle. Désormais, la courbe des constructions nouvelles et celle des nouvelles maisons habitées sont liées, comme si l’on construisait pour s’installer. Les contemporains commencent d’ailleurs à déplorer le déclin de la villégiature qui semble reculer alors que le peuplement s’accélère [53]. À partir de 1901, le nombre de nouvelles maisons recensées est même supérieur à celui des constructions nouvelles, indice des progrès du peuplement. Deux facteurs conjuguent leurs effets. En premier lieu, au sein du Parc, le lotissement de l’ancien domaine réservé de Jacques Laffitte, en deux temps, au début des années 1880 et après 1905, entraîne une accélération de la croissance [54]. En second lieu, la « colonie » devient le dortoir doré de l’hippodrome [55]. Entre 1886 et 1911 , une foule d’entraîneurs, de lads et de jockeys élit domicile dans le Parc et en 1911 , 20 % des chefs de ménage masculins travaillent pour l’hippodrome. Vivre dans le Parc, c’est désormais côtoyer le monde des courses.

28 L’essor des courses, qui contribue fortement au peuplement du Parc, puisque d’après les recensements près de 30 % de la population totale en vit, tend à masquer une autre évolution, plus discrète mais néanmoins sensible. Alors que le caractère privilégié du Parc se renforce [56], les structures professionnelles de la population aisée qui l’habite commencent à se transformer : on assiste à une diminution de la part des inactifs au profit des actifs [57]. Lieu de vie pour les riches « propriétaires », le Parc devient aussi un espace résidentiel pour nombre d’avocats, de médecins ou d’ingénieurs. Des « bourgeois » actifs qui se rendent régulièrement sinon quotidiennement à Paris commencent à y demeurer [58].

29 Les délibérations du conseil municipal reflètent cette évolution : la gare de Maisons est ouverte en 1843 sur la ligne Paris-Rouen, reliant Maisons à la gare Saint-Lazare en une demi-heure, mais il faut attendre 1878 pour que le conseil municipal se préoccupe des relations ferroviaires avec la capitale et émette le vœu que le train quittant Paris pour Maisons-Laffitte à 18 h 05 soit maintenu toute l’année, « car en hiver, après le train de 5 heures 25, il faut attendre 7 heures 10 pour rentrer dans la commune ». Cela « donnerait satisfaction à un grand nombre de personnes voyageant journellement tout en étant un avantage pour la Compagnie qui retiendrait ainsi un certain nombre de personnes qui rentrent à Paris l’hiver par suite de manque de trains vers 6 heures » [59]. En déplorant l’insuffisance de la desserte hivernale, le conseil révèle l’accroissement des liens de travail entre la commune et la capitale, et à partir des années 1880, l’intensification du service ferroviaire est une requête régulière des conseillers municipaux.

30 D’espace presque exclusivement consacré à la villégiature, la colonie Laffitte commence à se transformer lentement en banlieue résidentielle, et à en croire les délibérations du conseil municipal, son peuplement dépend largement de la conversion du villégiateur en habitant permanent. Rien ne dit pourtant que ceux qui s’installent à l’année soient d’anciens vacanciers. Sans doute ces derniers ont-ils pu apprécier le charme estival du Parc mais quitter les beaux quartiers parisiens pour un lotissement très champêtre, dans une petite commune encore mal desservie par les trains, est un changement de vie radical. Le bien-fondé de cette conviction mérite donc un examen approfondi que les matrices nominatives de la contribution personnelle-mobilière [60] permettent de mener.

31 Nous avons constitué une base de données des « usagers » du Parc à partir de 1875 et établi les parcours individuels des 552 inscrits [61] , en distinguant villégiateurs et habitants permanents. En 1875, 57 % des inscrits sont des villégiateurs, les habitants devenant majoritaires à partir de 1895 seulement. La conversion du lotissement de villégiature en espace résidentiel se dessine donc au tournant du siècle, mais il faut souligner la lenteur de cette mutation : en 1911 , les habitants forment seulement 58 % des inscrits, une partie d’entre eux étant liée au monde des courses. Les listes mobilières mettent aussi en évidence l’importance du renouvellement des « usagers » du Parc : tous les dix ans, les « nouveaux » forment les deux tiers des individus recensés dans la matrice. Particulièrement fort chez les villégiateurs, surtout en début de période, ce renouvellement suggère que ceux qui disparaissent en moins de dix ans ne se sont jamais installés. C’est d’autant plus probable que la volatilité est fortement corrélée au statut d’occupation : 87 % des locataires ont disparu en moins de dix ans, alors que la moitié des propriétaires est toujours là. La plupart de ceux qui disparaissent en moins de dix ans louaient donc leur villa. Pour aller plus loin, nous avons estimé la sédentarisation des villégiateurs de longue durée, majoritairement propriétaires. Considérons les nouveaux villégiateurs inscrits en 1875, 1885 et 1895. Les deux tiers d’entre eux ne restent pas dix ans dans le Parc : le renouvellement est important, nous l’avons vu. Mais parmi ceux qui sont restés, le quart, majoritairement propriétaires, s’est installé.

32 La sédentarisation d’une partie des villégiateurs est donc une réalité de l’histoire du Parc, mais elle joue un rôle mineur dans le peuplement [62]. Habitants et villégiateurs ont en effet des profils différents, comme le suggère la valeur locative moyenne des villégiatures, toujours supérieure à celle des habitations annuelles [63]. Les professions déclarées dans les matrices reflètent également ce contraste : 58 % des villégiateurs font partie des catégories professionnelles « supérieures », « rentiers inclus », mais les employés, « cadres » moyens et commerçants ne représentent que 31 % des inscrits. Le rapport s’inverse en revanche quand on considère les professions des habitants inscrits sur ces listes. Alors que les catégories socioprofessionnelles supérieures privilégient la villégiature, les catégories intermédiaires s’installent proportionnellement davantage, surtout au tournant du siècle.

33 Ainsi, tout en conservant jusqu’à la Première Guerre mondiale ses traits de villégiature, le Parc Laffitte se transforme peu à peu en espace résidentiel, sans que ce processus ne s’identifie à l’installation massive des villégiateurs dont le turnover est très important. Ce parcours individuel existe, mais pour la majorité des habitants, l’installation n’a pas eu pour préalable une phase de villégiature [64]. Au sein du Parc, des pratiques différenciées coexistent. Parmi les plus fortunés, certains, inactifs, ont choisi de s’installer à l’année dès les premières années du lotissement. D’autres ont préféré passer leurs étés seulement dans le Parc, et privilégient encore à la fin du siècle la villégiature. D’autres encore ont fini par s’installer, mais ces bourgeois actifs qui se rendent régulièrement à Paris sont minoritaires parmi les privilégiés. Si leur poids se renforce au cours du siècle, à la veille de la Première Guerre mondiale, les deux tiers au moins des privilégiés du Parc n’exercent, ou du moins ne déclarent, aucune profession. À cette date, le processus qui transforme insensiblement la villégiature bourgeoise en banlieue résidentielle est entamé, mais c’est un processus lent, complexe et inachevé.

LE GRAND PARC DE SAINT-MAUR : LE RÔLE INITIATIQUE DE LA VILLÉGIATURE

34 De l’autre côté de Paris, le Grand Parc de Saint-Maur-des-Fossés, loti par la Compagnie des chemins de Fer de l’Est à partir de 1859 [65], propose une autre voie conduisant à la banlieue résidentielle. C’est un lotissement nettement moins élitiste : ainsi, la moyenne des terrains vendus est de 1 162 mètres carrés et 50 % des acheteurs se rendent acquéreurs d’une superficie inférieure à 1 000 mètres carrés, alors qu’à Maisons-Laffitte, en 1855, 14 % seulement des propriétaires possèdent moins de 1 000 mètres carrés. La sociologie des acheteurs confirme cette plus grande modestie : 17 % des acheteurs de terrain sont des inactifs, 18 % des négociants, « cadres supérieurs » et surtout entrepreneurs, et 12 % des employés, originaires de l’Est parisien autour de la Bastille [66]. Enfin, d’après le recensement de 1891 , 28 % des chefs de ménage masculin sont des « travailleurs manuels », alors qu’ils forment 5 % à peine des chefs de ménage du parc Laffitte. Le poids des catégories intermédiaires est en revanche plus fort à Saint-Maur (18 % contre 9 % des chefs de ménage masculins non liés au monde des courses en 1886 à Maisons-Laffitte). Sans être élitiste, le Grand Parc de Saint-Maur est néanmoins privilégié : plus de 25 % des chefs de ménage masculin sont inactifs, retraités et surtout « propriétaires » ou rentiers, et 23 % des familles du Grand Parc de Saint-Maur emploient des domestiques. Mais en 1911 , ce sont plus de 40 % des familles du Parc Laffitte qui emploient des domestiques, rappelons-le.

35 Au-delà de ces contrastes, les deux lotissements diffèrent par les parcours individuels des acheteurs. Pour 87 % des acheteurs de lots retrouvés dans les listes mobilières, l’acquisition du terrain correspond à un projet individuel ou familial. L’installation, permanente ou saisonnière, est consécutive à l’achat du terrain et à la construction d’une maison. En 1875, près de 80 % des imposés à la contribution mobilière sont propriétaires de leur maison. La part des locataires se renforce nettement par la suite, mais le Parc reste néanmoins un havre pour petits propriétaires, ce qui se traduit par un relatif enracinement de la population. Plus de la moitié des propriétaires inscrits de 1875, les deux tiers de ceux de 1895 et 60 % de ceux de 1900 figurent toujours dans les listes dix ans plus tard.

36 Les maisons de campagne sont nombreuses, mais bien plus précocement qu’à Maisons-Laffitte le Grand Parc se transforme en un lotissement résidentiel où s’installe la petite bourgeoisie besogneuse de l’Est parisien. En 1875 [67], les villégiateurs ne représentent plus que 35 % des usagers du Parc et leur poids tombe en dessous de 20 % à partir de 1895. À la veille de la guerre, la villégiature est devenue marginale (15 % des usagers seulement) mais très souvent la maison de campagne a été une étape dans un parcours résidentiel qui conduit en banlieue. Premier indice, habitants et villégiateurs sont très proches socialement, comme en témoignent le faible écart entre les valeurs locatives des uns et des autres, et la proximité socioprofessionnelle en 1891. Sur les 89 acquéreurs de lots bordant les quatre rues choisies, 38 ont été retrouvés dans les listes mobilières à partir de 1875. Un tiers d’entre eux sont d’abord mentionnés comme villégiateurs, et ceux qui figurent encore dans la liste de 1885 se sont tous installés à l’année. C’est une estimation minimale de la sédentarisation car nous ne pouvons pas connaître précisément le nombre de premiers acheteurs qui habitent le lotissement en 1875 après avoir fréquenté le Parc en été pendant quelques années.

37 Aux débuts du lotissement, une maison de campagne qui reste longtemps dans les mêmes mains se transforme donc généralement en résidence permanente, et un propriétaire villégiateur qui conserve longtemps sa villa se mue un jour ou l’autre en habitant. Pour bon nombre de premiers acheteurs, la villégiature mène clairement à l’installation en banlieue. Les listes mobilières confirment ces itinéraires. 62 % de tous les villégiateurs de 1875 encore inscrits en 1885 finissent par s’installer et 57 % des nouveaux inscrits de 1885 sont dans ce cas. La conversion de la maison de campagne en résidence principale est donc une réalité majeure de l’histoire du lotissement, même si elle n’explique sans doute pas la forte croissance du quartier [68].

38 À partir de 1890 en effet, l’installation dans le Parc semble se dissocier de la pratique de la villégiature. D’une part le taux de sédentarisation des villégiateurs diminue [69] et d’autre part l’installation « directe » semble augmenter [70]. La fin du siècle est une période de maturation pour le Grand Parc. Alors que les villégiateurs des années 1870 ou 1880 finissent par s’installer, que les amateurs de campagne se font plus rares dans un lotissement qui acquiert de plus en plus un caractère suburbain, les nouveaux venus, plus fréquemment locataires d’ailleurs, s’installent sans avoir goûté aux joies de la retraite estivale. Le contexte immobilier parisien difficile et la qualité de la desserte ferroviaire facilitent ce choix.

39 La villégiature a donc joué un rôle initiatique à Saint-Maur. À l’origine du lotissement, elle définit sa forme urbanistique, et c’est elle qui explique à ses débuts le peuplement du Parc. À partir des années 1890, la fonction résidentielle commence cependant à se dissocier de la vocation de villégiature et le lotissement achève sa mutation résidentielle. Si le Grand Parc conserve çà et là des maisons de campagne dont les volets ne s’ouvrent qu’à la belle saison, un jour habitées par la veuve du propriétaire ou vendues par ses héritiers, elles finiront toutes par accueillir à l’année les « premiers banlieusards » [71] .

40 Le Grand Parc de Saint-Maur et le Parc Laffitte sont ainsi deux exemples contrastés de lotissements de villégiature qui se sont peu à peu transformés en espaces résidentiels. Leur comparaison est riche d’enseignements. En premier lieu, les années 1890 constituent un tournant dans leur histoire, comme probablement pour de nombreux lotissements de maisons de campagne autour de Paris. La villégiature commence à reculer à Maisons-Laffitte et le peuplement s’accélère, et à Saint-Maur, plus proche de Paris, les nouveaux venus ne viennent plus chercher une retraite estivale. Seulement entamée à Maisons-Laffitte, la mutation résidentielle est presque achevée à Saint-Maur où la fonction résidentielle s’est dissociée d’une tradition de villégiature en voie de disparition.

41 En deuxième lieu, si la villégiature a donné naissance à la banlieue résidentielle, c’est plus au niveau de la géographie et des espaces qu’au niveau des parcours biographiques qu’on le vérifie. La conversion du villégiateur en « banlieusard » est marginale dans le peuplement du Parc Laffitte avant la Première Guerre mondiale. À Saint-Maur, où les plus anciens villégiateurs finissent par vivre dans leur maison de campagne, les nouveaux venus s’installent de plus en plus souvent directement et ce sont eux qui contribuent à la forte croissance démographique. À partir des années 1890 , la villégiature n’est plus que rarement une étape dans le parcours résidentiel qui mène en banlieue.

42 Enfin, une composante sociale s’est profilée derrière ces pratiques et usages différenciés au sein même des lotissements. À Maisons-Laffitte, le villégiateur appartenait à un milieu social très privilégié et n’envisageait en général pas l’installation à demeure à moins de vivre de ses rentes. Les plus fortunés, pour qui la villégiature satisfaisait tout autant le souci de tenir leur rang que leur désir de se retrouver l’été en famille dans un cadre naturel agréable, privilégiaient la villégiature, comme les annuaires mondains nous l’ont clairement montré. Certains quittèrent la capitale pour les villas de Maisons-Laffitte ou du Vésinet, mais ils restaient dans l’ensemble attachés aux beaux quartiers. Bien qu’elle soit à l’origine des premiers espaces privilégiés hors les murs et qu’elle ait contribué à forger leur vocation résidentielle à long terme, la villégiature n’a donc pas conduit les élites à adopter un modèle résidentiel suburbain au XIXe siècle. En revanche, pour la petite bourgeoisie du Grand Parc de Saint-Maur et pour les classes moyennes, la maison de campagne du milieu du siècle se convertissait bien plus fréquemment en résidence permanente. Pour ces estivants plus modestes, la perspective de posséder un logement était sans doute déterminante et l’installation dans un environnement agréable bien relié à Paris, un vrai projet. Plus que les élites bourgeoises qui en ont défini les caractéristiques urbanistiques, ce sont ces couches moyennes qui ont « inventé » à la fin du siècle la banlieue résidentielle de Paris.

Notes

  • [*]
    Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, Centre d’histoire du XIXe siècle-ISOR.
  • [1]
    Alain Faure, « Villégiature populaire et peuplement des banlieues à la fin du XIXe siècle. L’exemple de Montfermeil », dans Alain Plessis, Alain Faure et Jean-Claude Farcy (sous la direction de), La Terre et la Cité : mélanges offerts à Philippe Vigier, Paris, Créaphis, 1994, p. 168. Voir également François Loyer, « Introduction », dans Sophie Cueille, « Le Vésinet, modèle français d’urbanisme paysager, 1858-1930, Paris, Association pour le patrimoine d’Île-de-France, 2002, p. 11 .
  • [2]
    Alain Faure, « Villégiature... », op. cit., p 169.
  • [3]
    Cet article repose sur notre thèse soutenue sous la direction de Jean-Luc Pinol à l’Université de Tours en 1998, Aux origines de la banlieue résidentielle : la villégiature parisienne au XIXe siècle, 2 volumes, 572 p., consultable sur www.academia.edu.
  • [4]
    Alain Corbin (sous la direction de), L’avènement des loisirs, 1850-1960, Paris, Aubier, 1995.
  • [5]
    Nicholas Green, The spectacle of Nature. Landscape and Bourgeois culture in Nineteenth-Century France, Manchester, Manchester University Press, 1990.
  • [6]
    Éric Mension-Rigau, L’enfance au château. L’éducation familiale des élites françaises au vingtième siècle, Paris, Rivages, 1990 ; Claude-Isabelle Brelot, « Itinérances nobles : la noblesse et la maîtrise de l’espace, entre ville et château au XIXe siècle », dans Claude-Isabelle Brelot (sous la direction de), Noblesses et villes (1789-1950). Actes du colloque de Tours, Tours, Maison des Sciences de la ville, 1995, p. 95-105.
  • [7]
    Bernard Toulier (sous la direction de), Villégiature des bords de mer : architecture et urbanisme : XVIIIe-XXesiècle, Paris, Éditions du Patrimoine, Centre des monuments nationaux, 2010.
  • [8]
    D’après le Bottin Mondain qui paraît en 1903 pour la première fois.
  • [9]
    Isabelle Rabault-Mazières, « Les environs de Paris dans les guides touristiques du XIXe siècle », dans Gilles Chabaud, Évelyne Cohen, Natacha Coquery, Jérôme Penez, Les guides imprimés du XVIe au XXe siècle. Villes, paysages, voyages, textes réunis et publiés par Paris, Belin, 2000, p. 317- 327.
  • [10]
    Nous avons procédé à un sondage en relevant systématiquement les inscrits du Tout Paris et du Bottin Mondain en 1909 dont le patronyme commence par la lettre B, qui habitent Paris et mentionnent une maison de campagne en Île-de-France.
  • [11]
    La taxe mobilière ne différencie pas, cependant, l’appartement de la maison individuelle, ce qui tend à minimiser les maisons dans les communes où les immeubles collectifs sont nombreux.
  • [12]
    Pour une étude chronologique plus précise de cette géographie, voir le chapitre 2 de notre thèse.
  • [13]
    Nous avons utilisé les États du montant des rôles généraux des contributions personnelles-mobilières de 1841 , 1881 et 1901 , Archives de Paris (désormais AD75), D3P2, et Archives des Yvelines et de l’ancien département de Seine-et-Oise (désormais AD78), série P, non coté à l’époque.
  • [14]
    Alain Faure, « De l’urbain à l’urbain. Du courant parisien de peuplement en banlieue (1880- 1914), Villes en parallèle, no 15-16 : « Peuplements en banlieue », 1990, p. 152-170.
  • [15]
    Guy de Maupassant, « Propriétaires et lilas », Le Gaulois, 29 avril 1881 .
  • [16]
    Provenant de l’Administration de l’Enregistrement, ces registres consignent chronologiquement (jusqu’en 1865) les déclarations de mutations de propriété (achat, donation ou partage) réalisées dans une commune donnée, en détaillant précisément la nature du bien vendu, le prix, l’identité de l’acquéreur, son adresse et souvent sa profession. Cette source est d’un grand intérêt, comme en témoigne Gérard Jacquemet, Belleville au XIXe siècle, du faubourg à la ville, Paris, Éditions de l’EHESS, 1984, p. 41-56.
  • [17]
    AD78, 9Q 1929, 1930, 1931 et 1938. La Celle-Saint-Cloud, Port-Marly, Rueil et Bougival, Louveciennes, Mareil-Marly, Marly-la-Machine (aujourd’hui Marly-le-Roi) sont les communes concernées par ces registres.
  • [18]
    Le 12 août 1826, un Londonien achète à un habitant de Bar-sur-Seine le « château et bois de Louveciennes, avec bâtiments et dépendances », d’une superficie de 626 mètres carrés ainsi qu’une maison dans le hameau de Voisins, le tout contre la somme de 80 000 francs. Plus modestement, un marchand de nouveautés parisien achète à un autre Parisien, le 28 mai 1855, une « maison de campagne » à La Celle-Saint-Cloud, moyennant 2 900 francs. On le comprend, nous avons préféré éliminer les transactions exceptionnelles des calculs.
  • [19]
    Les prix à l’are sont 1 , 5 fois à 1 , 8 fois plus chers.
  • [20]
    62 % en 1826 et 1826, 60 % en 1854 et 56 % en 1855.
  • [21]
    Les « bourgeois » regroupent cadres supérieurs et professions libérales, industriels et négociants, ainsi que les « sans profession » ; les catégories intermédiaires : « cadres moyens », employés et petits commerçants.
  • [22]
    AD78, 2P 80 , « Répartement et sous-répartement de 1913. Ministère des Finances [...]. Tableau présentant les éléments de répartition de la contribution personnelle mobilière pour l’année 1913 ».
  • [23]
    Pour la typologie précise, voir notre thèse p. 259-281. Précisons que l’étude a porté sur les communes de Seine-et-Oise qui ont été intégrées dans les départements des Yvelines et des Hauts-de-Seine.
  • [24]
    Plus de 400 francs.
  • [25]
    Les actifs industriels représentent en moyenne 55 % des actifs masculins.
  • [26]
    Sophie Cueille, Maisons-Laffitte, parc, paysage et villégiature (1630-1930), Cahiers du Patrimoine no 53, Paris, Association pour le patrimoine en Île-de-France, 1999 ; Élisabeth Wilson, Maisons-sur-Seine : le domaine et le village au XIXe siècle, mémoire de maîtrise soutenu à l’Université Paris X-Nanterre en 1977.
  • [27]
    Sophie Cueille, Le Vésinet. Modèle français d’urbanisme paysager (1858/1930), Cahiers du Patrimoine no 17, Paris, Association pour le patrimoine en Île-de-France, 1989 ; eadem, Enghien-les-Bains architecture et décors, Images du Patrimoine no 255, Paris, Somogy, 2009.
  • [28]
    Voir notre thèse, chapitre 3, pour une vue synthétique.
  • [29]
    Cette inspiration paysagère semble venir d’Angleterre, où dès la fin du XVIIIe siècle, l’alliance de l’esthétique pittoresque et de la villa donne naissance aux premières banlieues londoniennes ; voir Robert Fishman, Bourgeois Utopias, The Rise and Fall of Suburbia, New York, Basic Books, 1987. Mariage entre la ville et la campagne, les lotissements sont composés de villas, entourées d’un jardin, disséminées dans un parc dont une partie est publique. Ce principe se retrouve au Parc Laffitte, ses promoteurs ayant été sensibles à l’exemple anglais ; voir Sophie Cueille, Maisons-Laffitte, op. cit., p. 68-69.
  • [30]
    L’urbanisme paysager se développe également aux États-Unis, sous l’impulsion notable de Frederic Law Olmsted, qui, outre Central Park et Prospect Park à New York, réalise avec Calvert Vaux d’autres lotissements (Buffalo en 1868, Riverside en 1869) dont la parenté avec Le Vésinet est évidente, comme le souligne François Loyer dans Sophie Cueille, Le Vésinet, op. cit., p. 15-16.
  • [31]
    AP, DQ10-1684 (1758), lettre du 23 janvier 1880 de Fléron, propriétaire dans la Grande Jatte, citée dans un rapport au préfet, 18 février 1880.
  • [32]
    Neuilly-Journal, 28 décembre 1902.
  • [33]
    Michel Ménétrier, Neuilly-sur-Seine. Son évolution urbaine, mémoire de fin d’études, IUP, 1948, p. 99.
  • [34]
    Philippe Tournier, Histoire de la formation de la proche banlieue parisienne : l’exemple d’Issy-les-Moulineaux, thèse de 3e cycle sous la direction de Louis Bergeron, EHESS, 1990 , p. 112-126.
  • [35]
    Robert Joly et Élisabeth Campagnac, Racines historiques du lotissement, Paris, GAA, 1976, p. 13.
  • [36]
    Noëlle Gérôme, « Une emprise industrielle hégémonique : la SNECMA à Gennevilliers », Annie Fourcaut (sous la direction de), La ville divisée, les ségrégations urbaines en question, France XVIIIe-XXe siècles, Grâne, Créaphis, 1996, p. 123-135.
  • [37]
    Dont ils faisaient parfois partie d’ailleurs.
  • [38]
    AD75, DQ10-1684 (1758), Avis au directeur des Domaines, 20 juillet 1869.
  • [39]
    Archives municipales de Neuilly (désormais AMN), Délibérations du conseil municipal, séance du 18 mars 1904.
  • [40]
    AMN, CR 363, Pétition adressée au maire et aux conseillers municipaux de la ville.
  • [41]
    Sur le thème de la pollution industrielle et des réactions qu’elle a suscitées, voir Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle : France 1789-1914, Paris, EHESS, 2010, et Thomas Le Roux, Le laboratoire des pollutions industrielles : Paris, 1770-1830, Paris, Albin Michel, 2011 .
  • [42]
    Archives municipales de Saint-Maur (désormais AMSM), Délibérations du conseil municipal, séance du 22 décembre 1890.
  • [43]
    Archives municipales de Maisons-Laffitte (désormais AMML), Délibérations du conseil municipal, séance du 29 mai 1901 .
  • [44]
    AMML, Délibérations du conseil municipal, séance du 13 juin 1913.
  • [45]
    Monique Pinçon-Charlot, « Propriété individuelle et gestion collective. Les lotissements chics », Annales de la Recherche Urbaine, décembre 1994 no 65, p. 34-45.
  • [46]
    Cyril Grange, Les gens du Bottin Mondain (1903-1987) : y être, c’est en être, Paris, Fayard, 1996, 572 p.
  • [47]
    En 1889 (Tout Paris), les « catégories supérieures » choisissent à 56 % la villégiature, alors que 79 % des « catégories intermédiaires » font le choix de la résidence. En 1909, les deux tiers des catégories supérieures du Bottin mondain privilégient la villégiature.
  • [48]
    Les « patrons » y forment le premier groupe socioprofessionnel.
  • [49]
    Ce qu’avait spécifiquement prévu le cahier des charges qui réservait près de la moitié du terrain à la constitution d’un parc public réservé à la promenade des villégiateurs.
  • [50]
    AMML, Lettre des membres délégués de la Chambre syndicale provisoire du Parc « À Monsieur le Maire et à messieurs les membres du conseil municipal de la commune de Maisons-sur-Seine », non datée.
  • [51]
    Émile de Labédollière, Histoire des environs du nouveau Paris, Paris, Gustave Barba éditeur, 1861 , p. 121 .
  • [52]
    83 maisons sont construites entre 1860 et 1876 et 49 entre 1880 et 1889.
  • [53]
    La population du Parc passe ainsi de 450 habitants en 1886 à 1713 en 1911 . Dans les listes mobilières, entre 1875 et 1905, le nombre de villégiateurs augmente de 13 % seulement alors que celui des habitants progresse de 113 %. Le nombre de loueurs de maisons de campagne diminue également à partir des années 1880.
  • [54]
    En 1886, les habitants de la Villa du château forment déjà 10 % des habitants du Parc. Superficie moins grande des lots, maisons souvent plus petites : on a visé d’emblée autant de futurs habitants que de potentiels villégiateurs.
  • [55]
    Jacques Laffitte avait profité des anciennes pistes du comte d’Artois, situées en bordure de Parc, pour organiser en 1834 et 1835 deux journées hippiques afin de faire connaître son lotissement. Quarante ans plus tard, le fondateur des « Paris mutuels » fait l’acquisition du champ de courses et transforme l’hippodrome, inauguré en 1878. L’essor des courses est alors considérable.
  • [56]
    En 1911 , la part des ménages servis par des domestiques s’élève à 42 %, les domestiques représentant 17 % de la population totale contre 15 % en 1886.
  • [57]
    À partir du milieu du siècle, où plus du tiers des chefs de ménage masculins se déclarent « sans profession », le poids des inactifs diminue. En 1886, ils ne représentent plus que 20 % des chefs de ménage masculins (30 % du total si l’on prend en compte les femmes chefs de ménage).
  • [58]
    En 1911 , leur poids reste modeste : 8 % des chefs de ménage non liés aux courses appartiennent aux catégories socioprofessionnelles supérieures. Il faut ajouter à ce groupe les chefs de ménage des catégories intermédiaires, plus importantes, dont une partie se rend également à Paris.
  • [59]
    AMML, Délibérations du Conseil municipal, 19 novembre 1878.
  • [60]
    AMML, 3G 1 à 4. Disponibles à partir de 1875, elles s’échelonnent tous les dix ans et mentionnent, par ordre géographique, tous les individus non indigents se réservant une maison/un logement à usage d’habitation. Lorsque l’inscrit n’est pas un habitant de Maisons, son adresse principale est précisée. La valeur locative du logement figure aussi, et parfois la profession.
  • [61]
    Soit 759 occurrences au total.
  • [62]
    Ces anciens villégiateurs sédentarisés constituent près de 10 % des habitants inscrits avant 1905.
  • [63]
    370,85 francs contre 257,61 francs en 1875, ou 430,10 francs contre 255,70 francs en 1895 par exemple.
  • [64]
    S’agissant de ceux qui travaillent au service des privilégiés ou de l’entretien du Parc, cela va de soi.
  • [65]
    Plus tardives, les ventes ont lieu pour l’essentiel entre 1860 et 1871.
  • [66]
    L’étude repose sur un sondage des ventes : nous avons dépouillé 192 transactions réalisées entre 1861 et 1890 dans l’Étude XIII (AN, Minutier central). Isabelle Rabault-Mazières, « Le lotissement du Parc de Saint-Maur (1859-1911) », Annie Fourcaut (sous la direction de), La ville divisée..., op. cit., p. 269-284.
  • [67]
    Reprenant la même méthode qu’à Maisons-Laffitte, nous avons constitué une base de données à partir des listes mobilières (AMSM, 3G 3), mais en sélectionnant, pour des raisons d’effectifs, quatre rues représentatives du lotissement. Soit 646 individus différents pour 1 027 entrées.
  • [68]
    Alors qu’en 1866 le quartier n’est pas mentionné en tant que tel dans le recensement, il compte 1 554 en 1876, 3 075 en 1891 et 4 954 en 1911 .
  • [69]
    Ce taux est de 29 % pour les nouveaux inscrits villégiateurs de 1895 et 38 % pour ceux de 1905.
  • [70]
    Les 2/3 des nouveaux inscrits acquittent la taxe personnelle en 1875 et 1885 mais le taux s’élève à 80 % en 1895 et 91 % en 1905.
  • [71]
    Pour reprendre le titre de l’ouvrage dirigé par Alain Faure, Les premiers banlieusards. Aux origines des banlieues de Paris (1860-1940), Paris, Créaphis, 1991.
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